Dossier élections présidentielles aux USA: Obama, et puis quoi?
Par Lance Selfa, Lee Sustar et Simon Marceau le Dimanche, 02 Novembre 2008 PDF Imprimer Envoyer

Le sénateur démocrate Barack Obama sera probablement élu et il sera le premier président afro-américain des Etats-Unis, pays fondé sur l’esclavage des Africains. Cette perspective attise les espoirs de millions de personnes. Cependant, malgré sa réthorique sur le «changement», Obama est un politicien on ne peut plus conventionnel.

Obama annule la lune de miel avant le mariage…

Avec l’investiture à la candidature présidentielle du Parti démocrate dans la poche, Obama a tellement évolué rapidement vers la droite que même le très conservateur « Wall Street Journal » l’a souligné en publiant un éditorial intitulé « Le troisième mandat de Bush »…

« Nous sommes en train de commencer à comprendre pourquoi Barack Obama proteste si énergiquement contre la possibilité d’un troisième mandat de Bush » lit-on dans cet éditorial. « Sans doute est-il préoccupé par le fait que quelqu’un remarque que c’est lui-même qui incarne ce troisième mandat ».

Mais l’irruption d’une grave crise économique, qui menace les emplois, les fonds de pensions et le logement de millions d’étatsuniens, a changé les règles du jeu. Aujourd’hui, malgré ce virage à droite, l’élection présidentielle s’est transformée en un référendum contre le projet néolibéral des Républicains. Dans ce cadre nouveau, ces derniers ne peuvent plus gagner. Les gens en ont assez de ce gouvernement corrompu et incompétent qui combine les violations des libertés démocratiques avec la cruauté et l’incompétence sociales.

Cette situation peut amener une écrasante victoire dans les urnes pour les Démocrates en novembre prochain. Obama dispose de tout l’espace politique nécessaire afin de présenter des propositions audacieuses afin de stimuler l’économie, en finir avec la guerre, etc. Mais il a choisi une autre voie; celle de poursuivre la même stratégie que Bill Clinton a utilisé – flirter avec la droite afin de capter son électorat en assumant le fait que, faute d’alternative, l’électorat de gauche le suivra quand même. Après avoir élevé les espoirs de ses partisans pendant les élections primaires au cours d’énormes meetings, Barack Obama les rabaisse consciemment aujourd’hui.

Cette attitude ne trouve pas son origine dans les déficiences personnelles d’Obama, elle provient directement de la nature même d’un système politique dominé par deux partis capitalistes qui s’alternent au pouvoir afin de gouverner en faveur des intérêts du grand patronat. Ce qui divise les Démocrates et les Républicains ne pèse pas lourd en comparaison des points d’accords fondamentaux qu’ils partagent. Certes, s’il n’y avait aucune différence du tout, il n’y aurait aucune justification pour un système bipartiste. Cependant, pour les patrons des grandes entreprises, ce système bipartiste joue un rôle essentiel. Si l’un des deux partis tombe en disgrâce, il peut être remplacé par l’autre, aux postures tout aussi prévisibles.

Cela explique l’énorme soutien économique que les secteurs patronaux ont apporté à Obama et aux Démocrates. Lorsque le campagne présidentielle a démarré entre Obama et le sénateur John MC Cain, le candidat républicain avait presque le double de fonds que le candidat Démocrate. D’après un centre de recherches, le Center for Responsive Politics (Centre pour des politiques responsables), Obama a reçu bien plus de dons – plusieurs dizaines de millions de dollars de plus – que Mc Cain, presque tous provenant des entreprises, y compris du secteur financier de Wall Street.

En conséquence, il n’est pas surprenant qu’Obama ait soutenu le plan de Bush et des Démocrates au Congrès afin de sauver les banques et les entreprises financières en leur offrant 700 milliards de dollars publics. Cette gigantesque dépense va pourtant considérablement restreindre la marge de manœuvre d’Obama lorsque, une fois élu, il devra affronter d’autres crises, celles de la monté en flèche de la pauvreté et de l’absence de soins de santé pour la population.

Obama a soutenu le sauvetage financier afin d'adresser un signal clair à l’establishment politique et économique; son administration ne va mener aucun programme qui puisse mettre à mal des décennies de politiques conservatrices et néolibérales.

Pendant les primaires démocrates, Obama avait pourtant laissé entendre que son administration allait s’affronter à ces politiques, il évoquait les mouvements sociaux et promettait des changements profonds. Aujourd’hui, il est le premier à déclarer qu’il faut faire des sacrifices afin d’améliorer la situation économique.

Bill Clinton avait tout de même attendu d’être élu avant d’abandonner ses promesses électorales. Il semble qu’Obama annule la lune de miel avant le mariage lui-même…

Lance Selfa et Lee Sustar

Socialist Worker, journal de l’International Socialist Organisation (ISO) des Etats-Unis, octobre-novembre 2008. Traduction : Ataulfo Riera pour www.lcr-lagauche.be

http://socialistworker.org/


Barack Obama: Du mythe à la réalité

De Chicago, par Simon Marceau

On peut aujourd’hui tirer le bilan de la phase de la campagne présidentielle américaine qui s’est déroulée entre la fin du processus d’élections primaires et les conventions nationales des deux grands partis. Cette phase n’a pas fait disparaître les contradictions des campagnes de Barack Obama et de John McCain, pas plus que celles de la société, mais elle a vu les candidats préciser leur discours politique.

Glissement à gauche de la société, glissement à droite d’Obama après les primaires, remontée de McCain dans les sondages, retournement de cette tendance il y a quelques jours… Difficile de tirer des conclusions dans une société aussi vaste, divisée et peu structurée par le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux. Comme cette campagne a peut-être dépassé toutes les autres dans son utilisation des symboles et des mythes, il faut revenir aux éléments les plus tangibles.

Changement en trompe-l’œil

Parmi les rares initiatives visant à faire de la campagne démocrate une campagne de « progrès », il existe un appel intitulé « Progressives for Obama » (« Les progressistes pour Obama »1), rassemblant des personnalités syndicales, militantes, intellectuelles et politiques. Ce groupe dénonce certaines illusions sur Obama, accusé d’être souvent « centriste ». Il revendique son indépendance et sa volonté d’organiser un « pôle » progressiste « par en bas ». Cependant, son point de départ est le soutien à Obama, et non la nécessité de mobiliser sur les revendications des « progressistes », d’ailleurs mal définies.

Un mythe est bien mort en tout cas, celui d’une candidature portée par un mouvement populaire. Certes, la popularité semble rester forte, même dans cette phase où l’on manque d’indices clairs, et la participation au vote promet d’être importante. Mais il n’y a pas, derrière lui, un mouvement populaire organisé. Les mobilisations sociales faiblissent, comme il est d’usage l’année de l’élection, et les actions collectives liées aux élections n’ont rien d’extraordinaire. Certains signataires le reconnaissent, tout en prétendant encore construire un mouvement sur ces bases, très mal définies.

Il est révélateur que leur blog contenant l’appel mette en avant une photo d’Obama lors d’une manifestation antiguerre de 2002 et son discours ce jour-là. Tout cela remonte avant son élection au Sénat, qui a clarifié pour de bon son attachement aux intérêts de l’impé-rialisme. Concernant l’Irak, son impérialisme « pragmatique » et ses louvoiements sur des questions de détails concernant la présence des forces américaines ont fait de lui le candidat idéal pour sauver la stratégie des États-Unis dans le monde, que la classe dirigeante peine à définir. Après s’être prononcé contre la guerre en Irak en 2002, il va aujourd’hui jusqu’à déclarer, à un chroniqueur ultraréactionnaire de Fox News, que l’envoi de troupes supplémentaires en Irak, décidé par Bush et toléré par les démocrates après leur victoire aux élections intermédiaires de 2006, était un succès – qu’il a aussitôt qualifié de surprenant, pour faire bonne mesure avec ses doutes exprimés à l’époque.

Soutenir Obama et chercher à le tirer vers la gauche est chose plus difficile que jamais. Mi-août, Obama et McCain étaient invités par Saddleback, l’une des plus célèbres Églises évangéliques. Le discours d’Obama, devant une foule très conservatrice, a été l’occasion de se vanter de toutes les occasions où il a voté comme les républicains et d’étaler ses propositions réactionnaires (comme le salaire au mérite pour les professeurs). Un tel positionnement à droite ne l’empêche pas de brandir l’étendard du changement. Il est capable de moduler son discours au fil du temps et en fonction du public qui l’écoute ; le changement consiste, aux États-Unis, à savoir trouver des compromis avec l’autre parti ou les adversaires quand c’est nécessaire.

Retour de flamme

Le mythe du changement est de ceux qui renaissent de leurs cendres et la bourgeoisie en a bien besoin en ce moment. Dès 2006, elle paraissait déjà en mal de stratégie politique, notamment extérieure. Aujourd’hui, avec la crise économique, son désarroi est global, à l’heure où l’ancien directeur de la Banque fédérale des États-Unis affirme que la crise financière est un événement comme il n’y en a qu’une fois par siècle. Mais le bon vieux slogan du changement ne suffira pas à faire illusion longtemps, même si la situation actuelle est trop confuse pour pronostiquer si la victoire d’Obama sera large ou, au contraire, si le mythe Obama est en train de mourir pour ceux qui l’ont soutenu jusqu’ici. La crise pourrait renforcer l’insatisfaction vis-à-vis du bilan de George W. Bush, dont John McCain et sa colistière Sarah Palin vont avoir du mal à se détacher.

Sarah Palin s’est quasiment ridiculisée en montrant son ignorance de la doctrine Bush lors d’une interview télévisée, ce qui est, en un sens, un point commun de plus entre cette ultraréactionnaire et Bush lui-même, qui a parfois revendiqué une certaine méconnaissance du monde et de la politique étrangère. Pour connaître les points communs de McCain avec Bush, il suffit de constater qu’il a voté dans 90 % des cas en faveur de sa politique. Auprès d’un certain électorat, c’est un gage de patriotisme et de proximité avec les « vrais Américains ». Sur tous les points politiques d’actualité, égaux à eux-mêmes, les démocrates tempèrent souvent leurs critiques, avec cette année le soutien majoritaire des capitalistes.

Comme la crise économique, d’autres phénomènes vont revenir sur le devant de la scène après l’élection, voire avant. Parmi eux, l’immigration, dossier qui divise les politiciens comme la société et sur lequel la crise économique aura des retombées. Le racisme, lié à l’immigration mais concernant aussi les Noirs, reviendra aussi, malgré les efforts d’Obama et d’une large part de ses soutiens. Les républicains redoublent d’ailleurs d’allusions racistes, parfois calquées sur certaines déclarations d’Hillary Clinton. Le candidat démocrate n’est pas plus offensif sur ce dossier que sur les autres, face à la droite radicale, et il craint même de susciter trop d’espérances qu’il ne pourrait que décevoir.

Il ne s’agit pas ici de minimiser l’événement que serait l’élection du premier président noir, mais bien de démystifier la victoire possible d’Obama. Le mythe le plus tenace chez les travailleurs des États-Unis est qu’« une fois élu, Obama va troquer son masque centriste pour une politique en notre faveur ». Aujourd’hui, la configuration électorale n’offre pas vraiment d’antidote à cette illusion, mais il est déterminant d’organiser les solidarités et les mobilisations, pour que le président, quel qu’il soit, n’ait pas les mains libres. Sinon, le retour de flamme raciste et conservateur n’en sera que plus violent.


L'incertaine contestation

La crise économique et sociale, ainsi que la candidature de Barack Obama, contribuent à donner une certaine place au sort des travailleurs américains dans la campagne présidentielle. Mais cette campagne se déroule en l’absence de mobilisations larges, historiquement difficiles, mais plus que jamais nécessaires.

La crise économique s’est imposée comme une donnée déterminante pour le mandat du prochain président des États-Unis. Elle pose des problèmes indéniables aux élites, même si celles-ci restent en mesure de manipuler politiquement le choc qu’elle suscite. La campagne Obama rassemble probablement la majorité de ces élites aujourd’hui, comme le montrent les dons de campagne qu’il reçoit et le rôle qu’ont joué les démocrates dans l’adoption du plan Paulson, refusé par de nombreux républicains. Aujourd’hui, cette campagne entreprend d’expliquer que ses propositions sur la couverture santé et le changement climatique, pourtant très limitées, sont difficiles à maintenir dans le nouveau contexte de la crise. Il n’est pas question, en revanche, de remettre en cause les subventions aux entreprises et la politique impérialiste globale.

Barack Obama et John McCain essayent de convaincre qu’ils proposent des politiques d’intérêt général, qu’ils défendent les gens « ordinaires » et « moyens », comme le fameux « Joe le plombier » qui, disent-ils, veulent surtout voir baisser leurs impôts et rendent ceux qui ont perdu leur logement responsables de leur sort.

Le choix de cet angle de campagne et l’espoir placé en Obama par certaines catégories populaires sont le signe de la remontée de questions liées aux travailleurs et aux classes populaires. La situation peut cependant renforcer les divisions et transformer, demain, les attentes déçues en résignation et en haine entre groupes ouvriers. Le racisme de certains amis de McCain est si violent qu’il a dû le tempérer, après l’avoir habilement encouragé. Les faiblesses du mouvement ouvrier sur cette question et son manque de revendications d’ensemble face à la crise sont des données cruciales du problème. Les promesses demeurent donc vagues et limitées, et il paraît illusoire d’espérer des victoires nationales dans l’immédiat, d’autant que les luttes syndicales en ont peu connu aux États-Unis.

Acquis fragiles

L’histoire syndicale des États-Unis permet d’éclairer la situation présente. Les premières luttes ouvrières se mènent dans un cadre para ou extra-syndical. Elles sont marquées par des victoires très locales et par la tension entre la défense des travailleurs qualifiés et celle de la classe ouvrière au sens large. La première grande confédération, les Knights of Labor (« Chevaliers du travail »), cherche à organiser toutes celles et tous ceux qui participent à la production, y compris les Noirs, mais aussi certains employeurs, dans des luttes parfois politiques et pas toujours centrées sur l’action collective.

Ils déclinent et sont remplacés, dans les années 1880, d’une part, par l’American Federation of Labor (AFL), une fédération d’hommes blancs qualifiés, regroupés sur la base de leur métier, et, d’autre part, par un syndicalisme radical, très souvent lié à l’anarchisme, violemment réprimé (comme, par exemple, le 1er mai 1886, jour d’arrêt de travail où des travailleurs ont été massacrés au Haymarket, à Chicago). Ce syndicalisme radical donne naissance, en 1905, aux Industrial Workers of the World (IWW). Ils cherchent à construire « un grand syndicat », organisé par branches, sans distinction de sexe ni de « race », avec pour perspective la démocratie, au travail et dans l’économie, et l’abolition du salariat. Leur nombre atteint 150 000, avant de reculer, dans les années 1920, après des années d’extrême répression. L’AFL, pour sa part, étend son modèle, soutient les restrictions à l’immigration et obtient des progrès pour ses seuls syndiqués, contribuant à la stratification sociale et à la faiblesse des acquis généraux (protection sociale, droit de grève, etc.).

Démocratiser les syndicats

Dans les années 1930, la combativité et la montée du communisme transforment les structures syndicales. Le Congress of Industrial Organizations (CIO), né d’une scission dans l’AFL, défend le syndicalisme de branche. C’est l’époque de la Grande Dépression et l’État encadre le syndicalisme à l’aide d’organes de médiation. S’enracine alors un fonctionnement de « syndicat unique », contrôlant parfois le recrutement et imposant que tout recruté soit automatiquement syndiqué (prélèvement de cotisation syndicale à la source). Cette institutionnalisation du syndicalisme accroît sa légitimité, mais contribue à renforcer la bureaucratie. Puis, le rapport de force se dégrade, pendant et après la guerre. Les syndicats effectuent des purges anticommunistes et préparent la fusion AFL-CIO. Les lois se durcissent pour rendre les grèves larges très difficiles et l’AFL-CIO est tristement réduite, jusqu’à aujourd’hui, à défendre le cadre institutionnel comme seul rempart contre le recul syndical.

D’autres mobilisations, celles des Noirs d’abord, puis de certains descendants d’immigrés, des femmes, ou encore des opposants à la guerre du Viêt-nam, marquent les années 1950 à 1970. Alors que la politisation est forte, le mouvement syndical traditionnel n’est pas de nature à s’y rallier et les expériences alternatives (comme celle du Dodge Revolutionary Union Movement, parmi les travailleurs noirs de l’automobile) restent limitées. Puis, viennent le reflux, les attaques de l’ère Reagan et les différents traités internationaux de libéralisation, qui ouvrent une période de restructuration économique et politique mondiale.

La baisse du nombre d’établissements syndiqués contraint les dirigeants à chercher des stratégies de coalition avec d’autres types d’organisations, profitant de la forte institutionnalisation des mouvements sociaux en général, de leurs liens avec des fonds privés comme avec le Parti démocrate. Ces tentatives ne font donc pas sortir le mouvement syndical de ses carcans, et elles relèvent parfois de luttes de pouvoir au sein de la bureaucratie. Mais, parfois, les syndiqués s’organisent afin de démocratiser les syndicats (comme les camionneurs du Teamsters for a Democratic Union) avec des initiatives comme celles qui ont contribué à la naissance de la publication Labor Notes et au retour de la question de la stratégie du mouvement ouvrier, portée notamment par des militants politisés de la gauche radicale.

Batailles collectives

La situation générale des syndicats et des mouvements sociaux reste donc difficile. La grève chez Boeing, commencée début septembre, sur les salaires, les délocalisations et les suppressions d’emplois, sera très difficile à gagner, dans le contexte de crise économique et syndicale. Le mouvement syndical n’est d’ailleurs pas exempt du racisme que cette élection fait parfois apparaître. Le clan Clinton et certains démocrates avaient tenté de l’utiliser, Obama et ses soutiens hésitent à l’affronter, de même que de nombreux syndicalistes. L’effacement des vrais enjeux par les dirigeants syndicaux ne vaut pas que pour les rapports Noirs-Blancs. En cette période d’élection, ils s’en tiennent à une discipline de vote pour les « partenaires » démocrates et se contentent de centrer le débat sur les vagues ou infimes différences économiques et sociales entre les programmes d’Obama et de McCain.

Le verrouillage institutionnel s’ajoute à la situation sociale pour empêcher que d’autres campagnes soient popularisées, alors qu’elles peuvent défendre, dans une certaine mesure, les travailleurs. Les prises de position des candidates du Green Party (deux femmes non Blanches, une première) ou de l’indépendant Ralph Nader ne sont pas sans intérêt, surtout quand elles sont précises et mettent en rapport les 700 milliards de dollars injectés dans l’économie et le rejet de la couverture santé unifiée pour tous ou l’absence d’un réel plan pour l’emploi et les salaires. Mais elles restent inaudibles, après l’occasion manquée de la campagne Nader de 2000, qui avait rassemblé beaucoup de déçus des années Clinton. La victoire de Bush a été volée à Al Gore, mais aussi à cette modeste expression d’une autre gauche, qui ne parvient plus à sortir de cette relégation, se divise ou peut se tourner vers des alliés de circonstance dangereux, comme Ron Paul [1]. Ces candidats n’insistent pas assez sur le point le plus important : toutes les personnes qui souhaitent un vrai changement devront se battre collectivement pour l’obtenir.

Notes:

[1] Ancien candidat républicain à l’élection présidentielle, défendant la non-intervention de l’État. Au nom des « libertés individuelles », il s’est opposé au Patriot Act ou aux interventions militaires américaines.


L'esclavage et la place des Noirs

La première colonisation de l’Amérique du Nord est économique. Assez vite, la partie asservie de la main-d’œuvre européenne se distingue par l’accès à l’émancipation des esclaves transportés depuis l’Afrique. L’économie du sud des États-Unis s’est fondée sur l’esclavage jusqu’à la guerre de Sécession.

La colonisation des terres de l’Ouest, avec la mythologie du « front pionnier », s’est transformée en un génocide des premiers habitants de l’Amérique, et elle a servi de « soupape » au mécontentement des travailleurs blancs qui ont pu s’approprier des terres.

Les divisions de la classe ouvrière en formation sont donc, dès le départ, profondes. Le modèle économique du Nord, consacré par la victoire de la guerre de Sécession, a transformé les esclaves émancipés en un groupe à part, subissant une exploitation et un déni de droit plus violents que les autres. La ségrégation, inscrite un temps dans la loi, existe toujours dans les rapports sociaux, parfois très violents, jusqu’à aujourd’hui. D’où la nécessité de luttes pour l’émancipation et l’égalité, mais aussi pour l’auto-organisation des Noirs, car leur victoire n’a pas été complète dans les années 1950 à 1970. Les Noirs soutiennent majoritairement les démocrates, malgré les contradictions historiques immenses de ce parti sur leur place dans la société.


Le rôle des immigrés

Fondés par des colons affluant de nombreux pays différents, les États-Unis connaissent un tournant vers la fin du xixe siècle. Avec la fin de l’esclavage et de la colonisation à l’Ouest, la révolution industrielle et la montée du mouvement ouvrier, il a fallu, pour les capitalistes, diviser et isoler les nouveaux venus à l’aide d’institutions de contrôle. La violence xénophobe et les lois qui l’accompagnent, sans traiter à l’identique les immigrés et les Noirs, consolident une classe ouvrière blanche en partie liée à la bourgeoisie. Les protestants venus d’Europe y sont, au début, parfois associés puis, longtemps plus tard, certains descendants d’Irlandais ou d’Italiens. D’autres populations immigrées leur succèdent et la ségrégation, moins intense que pour les Noirs, persiste jusqu’à aujourd’hui.

La contribution de la main-d’œuvre issue de l’immigration aux luttes sociales est importante. Celles-ci ont souvent été animées, de la fin du xixe siècle à aujourd’hui, par des immigrés issus de sociétés marquées par le mouvement ouvrier, par ses luttes et ses courants révolutionnaires, en Europe puis en Amérique.

L’immigration a aussi contribué, même si les rapports sont plus contradictoires, aux courants syndicaux bureaucratiques qui persistent aujourd’hui et, dans un même mouvement, au Parti démocrate. Le grand mouvement immigré de 2006, dont certains éléments subsistent, peut se lire comme une série de grèves nationales et politiques, dont la répression se poursuit encore aujourd’hui, sans que les syndicats aient une attitude claire et engagée.


État et bipartisme

Le bipartisme est presque inscrit dans le régime né à la fin du XVIIIe siècle et il permet aux démocrates et aux républicains de dominer depuis 150 ans. Dans un pays-continent, où la méfiance envers l’État, la ségrégation et les inégalités sont parfois extrêmes, cette constance est paradoxale. Elle s’explique justement par la nature spécifique de l’État et des partis, façonnés par la référence permanente au dépassement des intérêts « partisans » au nom de la patrie, et à l’initiative privée.

Ce mode de régulation, fondé sur de solides obstacles à la conscience de classe, est très statique et rend les partis difficiles à définir politiquement, puisqu’ils réunissent des secteurs de l’électorat par ailleurs très divisés.

L’État s’appuie beaucoup sur des entités marquées par le privé (financement et budget, mise en concurrence…), à commencer par les partis, les multiples agences de défense militaire, les lobbies ou les organisations de base (« community organizations »). Ces dernières ne peuvent pas vraiment être appelées associations, car elles sont financées par des fondations qui salarient leurs principaux animateurs. Le mot recouvre une certaine diversité, entre vraies luttes locales et pures prestations de service. Leur liens avec des fondations et leur localisme sont des limites importantes quand, depuis la crise syndicale et la montée des luttes d’immigrés, certains militants et syndicats y cherchent un point d’appui.

Syndicats et obstacles aux luttes

Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement syndical tend à organiser les travailleurs qualifiés par métier et de façon bureaucratique (American Federation of Labor). L’esclavage puis la ségrégation, le racisme, la conquête de l’Ouest façonnent les divisions de la société. Des luttes fortes et parfois révolutionnaires marquent le début du siècle (Industrial Workers of the World) puis les années 1930, déclenchant la formation du Congress of Industrial Organizations (CIO). Elles refluent dans les années 1940-1950 : mobilisations affaiblies, purges anticommunistes dans le CIO, loi Taft-Hartley de 1947 qui restreint considérablement les libertés syndicales, fusion AFL-CIO. Le mouvement syndical est muselé : pour se syndiquer et négocier collectivement, il faut un vote à plus de 50 % sur le lieu de travail, face à une forte répression. Les gains matériels peuvent être nets mais restent locaux, la bureaucratie limite les gains démocratiques et de lutte (cotisation prise sur la feuille de paye, absence de pratiques unifiantes dans l’entreprise ou la branche...). L’inspection du travail est quasi-inexistante, le système judiciaire est fédéral et extrêmement lourd.

L’AFL-CIO se lie alors plus que jamais au Parti démocrate, à l’impérialisme et aux politiques anti-immigrés, et il se trouve en porte-à-faux dans le contexte de lutte des années 1960-1970. La baisse des effectifs syndicaux crée ensuite de fortes tensions dans la bureaucratie. La confédération Change to Win naît d’une scission tactique face à ce problème.

S.M. Articles parus dans « Rouge » n° 2267, 25/09/2008 et n° 2271, 23/10/2008.


La gauche radicale aux Etats-Unis

Au contraire de ce qui s’est passé en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, aux États-Unis le mouvement ouvrier n’est jamais parvenu à se doter d’une représentation politique indépendante. L’extrême gauche états-unienne est donc d’autant plus marginale qu’elle ne peut s’adosser à une tradition d’indépendance politique de la classe ouvrière. Petite, elle est dominée par la tradition trotskiste — qu’elle soit " orthodoxe " ou issue de la mouvance shachtmaniste (1) —, même si des organisations maoïstes y sont apparues au cours des années 1960. Et le trotskisme a été longtemps assimilé aux États-Unis au Socialist Workers Party (Parti socialiste ouvrier, SWP), une des organisations fondatrices de la IVe Internationale en 1938 et principale organisation d’extrême gauche aux États-Unis jusqu’aux années 1980.

Affaibli par la répression maccarthyste, le SWP a réussi à survivre, fut-ce au prix d’un isolement et d’une attitude de " forteresse assiégée ". Il a participé en 1963 à la réunification de la IVe Internationale et s’est développé dans le mouvement contre la guerre du Vietnam. A la fin des années 1970 et au cours des années 1980, avec une nouvelle direction issue du mouvement étudiant, il a progressivement commencé à remettre en cause les acquis théoriques trotskistes (la théorie de révolution permanente en particulier) tout en adoptant un régime intérieur de moins en moins compatible avec les traditions de libre débat et du droit de former tendances et fractions qui caractérisent la IVe Internationale.
La longue crise du SWP états-unien qui s’en est suivie, a notamment débouché à partir de 1982 sur des expulsions de tous les militants minoritaires et finalement sur sa rupture avec la IVe Internationale en juin 1990 (2). Le SWP des États-Unis d’aujourd’hui est une organisation marginale — sectaire, tournée vers elle-même, sans coopération avec les autres organisations de la gauche ou avec les mouvements sociaux.

Les militants exclus du SWP ont tenté de se regrouper, non sans mal, ce qui a finalement donné naissance à deux nouveaux groupes qui maintiennent des rapports fraternels avec la IVe Internationale (la législation des États-Unis interdit aux partis politiques d’adhérer à une Internationale):

- Socialist Action fondé en 1983, qui publie un mensuel du même nom, est une petite organisation de quelques dizaines de militants, s’efforce de porter l’héritage du SWP sur tous les terrains et est notamment active dans le soutien à Mumia Abu-Jamal.

- Solidarity est un regroupement plus large, d’environ 350 militants, dans lequel interviennent des camarades s’identifiant à la IVe Internationale aux côtés de militants issus de International Socialists (Socialistes internationaux, IS). Fondé en 1986, ce regroupement fonctionne essentiellement comme un réseau de militants révolutionnaires investis dans les mouvements sociaux, notamment dans les syndicats, ne se considérant pas comme " le noyau " du futur parti révolutionnaire et ayant en conséquence adopté une forme d’organisation appropriée. C’est aux États-Unis le seul groupe d’origine trotskiste qui considère que les divergences théoriques concernant la nature de la société soviétique ne constituent pas en soit une raison pour former des organisations séparées. Solidarity publie le bimestriel Against the Current.

- La principale organisation révolutionnaire aux États-Unis, International Socialist Organisation (Organisation socialiste internationale, ISO) compte un millier de militants. Fondée en 1977 par des militants en rupture avec l’organisation International Socialists et sa politique de "prolétarisation" (établissement des militants étudiants dans les usines, alors généralisée dans l’extrême gauche états-unienne), ISO avait fait partie de la Tendancela IVe Internationale. socialiste internationale (dont le SWP britannique est l’organisation la plus connue) jusqu’en 2001. Elle est active sur la plupart des terrains de lutte, et centre sa construction sur une large diffusion militante de son hebdomadaire Socialist Worker et de sa revue bimestrielle International Socialist Review. ISO participé en tant qu’invitée aux réunions du Comité international de

Une volonté récente de coopération des forces révolutionnaires se manifeste aussi aux États-Unis. Parfois, comme à New York ou à San Francisco, ISO et Solidarity participent à un réseau de discussions plus large, qui inclut également des organisations de gauche plus proches du Parti Démocrate. Solidarity et ISO se sont également retrouvées dans des campagnes électorales, comme la campagne de Nader en 2000 ou certaines campagnes du Parti Vert. Socialist Action n’a pas souhaité participer à ces campagnes, dont l’orientation ne relève pas selon elle de la rupture avec la bourgeoisie.

D’autres petites organisations ont également une certaine influence, au moins ponctuelle. La principale est le Workers World Party (WWP), issu d’une scission du SWP en 1957. Ce groupe — assez proche du stalinisme (il a par exemple explicitement soutenu Milosevic) — anime la coalition ANSWER, un des deux réseaux nationaux anti-guerre (l’autre réseau national — " United for Peace and Justice " — est une coalition des forces progressistes, du PC, des Commitee of Correspondance, etc.). Le WWP vient de scisionner donnant naissance à deux groupes. Il faudrait également citer les maoïstes du Revolutionnary Communist Party, très actifs dans la lutte contre les brutalités policières, et animateurs du réseau " Not In Our Name " (Pas en notre nom), qui a joué un certain rôle dans les débuts du mouvement anti-guerre. Enfin, le Committee of Correspondance for Democracy and Socialism, fondé en 1991, est issu d’une scission du PC de type "eurocommuniste". Ses militants sont peu nombreux et très tournés vers le Parti Démocrate, mais il conserve dans ses rangs certaines personnalités reconnues de la gauche états-unienne.

Le Green Party (Parti Vert) constitue un cas à part : c’est une organisation beaucoup plus large que toutes celles qui viennent d’être citées, mais aussi politiquement et organisationnellement beaucoup moins homogène. Les Verts jouent toutefois un rôle important sur le terrain électoral, notamment dans certains États comme la Californie.

(1) Du nom de Max Shachtman, un des dirigeants historiques du trotskisme américain, qui a rompu en 1940 avec le SWP (Parti socialiste ouvrier, section états-unienne de la IVe Internationale) à la suite de désaccords sur la caractérisation de l’URSS, en fondant le Workers Party (Parti ouvrier). Schachtman considérait que l’URSS représentait une nouvelle forme de société de classe, le " collectivisme bureaucratique ", dont il craignait l’extension mondiale, ce qui l’a conduit à soutenir l’intervention américaine dans la Baie des Cochons à Cuba en 1961 et la guerre du Vietnam. Des militants issus de cette tradition théorique qui ont refusé cette dérive ont fondé International Socialists (IS), une organisation qui s’est développée dans le cadre de la radicalisation de la jeunesse au cours des années 1960. Cf. l’importante étude de notre camarade Peter Drucker, Max Schachtman and His Left, Atlantic Highlands, NJ, 1994.

(2) Cf. Livio Maitan, Braulio Chavez, IVe Internationale, Départ du SWP, Inprecor n° 313 du 13 au 26 juillet 1990.

D’après un article d'Inprecor, juin 2004

Voir ci-dessus