Elections législatives aux Etats-Unis: le prix de la désillusion
Par Socialist Worker, Denis Lacorne le Vendredi, 29 Octobre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Tandis que l'extrême droite connaît une montée inquiétante avec le succès du mouvement « Tea Party », qui se renforce au sein du Parti Républicain, les conséquences de la désillusion populaire face au bilan de l'administration Obama risquent de faire perdre aux Démocrates leur majorité au sein du Congrès lors des élections législatives du 2 novembre, dites de mi-mandat. Nous publions ci dessous un éditorial du « Socialist Worker », journal de l'International Socialist Organisation (ISO) des États-Unis, ainsi qu'une analyse du mouvement « Tea Party » (LCR-Web)

Depuis plus d'un an, il est évident que les Démocrates vont subir une déroute aux élections législatives de mi-mandat. La majorité des sondages démontrent que les candidats républicains l'emportent face à leurs adversaires démocrates. En outre, la cote de popularité du président Obama est au plus bas.

L'expert électoral Charles Cook prédit une « vague » qui va emporter la majorité démocrate dans la Chambre des représentants. Bien que cela soit moins probable, les Républicains peuvent également l'emporter au Sénat également. Si l'une de ces deux options, ou les deux, se réalise, cela marquerait l'un plus importants retournement électoral de ces dernières décennies.

Les sondages illustrent également qu'il existe une vaste « brèche d'enthousiasme » entre ceux qui vont voter pour les Républicains et ceux qui vont voter pour les Démocrates. En effet, la droite est bien plus enthousiaste pour ces élections que ceux qui, en 2008, avaient voté pour Obama et le Parti Démocrate, ce qui indique que la base de ce dernier est démoralisée, démobilisée et apparemment indifférente aux résultats des élections de novembre.

À peine un an après que la crise économique a dégonflé tous les mythes néolibéraux et conservateurs sur le « libre-marché », donnant ainsi à l'administration démocrate une opportunnité historique pour changer de cap, il semble au contraire que rien n'a changé. Au lieu d'assister à l'émergence d'un mouvement qui exige que les banquiers et les patrons payent pour la crise qu'ils ont provoquée, c'est au contraire un mouvement d'une toute autre nature qui a émergé avec le Tea Party, qui se prononce pour approfondir les mêmes politiques qui sont à la source de la crise. Les partisans d'Obama sont passé ainsi de l'espérance à la frustration.

Après leur triomphe plus que probable, les Républicains diront que les Étatsuniens rejettent le programme « socialiste » d'Obama. Mais l'explication réelle est bien moins idéologique, elle commence, bien entendu, avec l'état catastrophique dans laquelle se trouve l'économie US. N'importe quel parti au pouvoir, avec 10% des travailleurs au chômage, ne peut espérer gagner les faveurs électorales des millions de personnes qui souffrent des conséquences sociales de la crise.

Commme le souligne Steve Karnacki, sur Salon.com: « L'énorme agenda qu'Obama poursuit offre pas mal de cibles pour ses ennemis. Mais je ne crois pas que son indice de popularité aurait été très différent s'il avait cherché d'autres, ou moins d'objectifs dans son agenda. C'est l'état de l'économie qui fait que les électeurs, dont les opinons sont disposées à changer, évaluent de manière négative l'action du président… Une économie en bonne santé renverserait ce phénomène ».

Bien que correcte dans son essence, cette analyse n'en est pas moins limitée. Pour comprendre réellement pourquoi les Démocrates se dirigent vers une déroute aux élections de novembre, il faut également tenir compte de la démoralisation de leurs partisans au cours de ces deux dernières années.

Des millions de personnes, dans la base sociale des Démocrates, estiment qu'Obama n'a pas mené à bien les réformes promises et qu'il a, au contraire, adopté les politiques de Bush qu'ils haïssent le plus comme la « guerre contre le terrorisme » et la guerre d'Afghanistan.

Le Parti Démocrate tente de ranimer sa base en agitant la menace représentée par les hordes du mouvement Tea Party et leur consolidation après le 2 novembre en cas de succès républicain. Mais les Démocrates ne peuvent absolument pas convaincre leurs partisans que l'administration Obama a été à la hauteur de sa réthorique d' « espoir » et de « changement ». Et ce sont eux et Obama qui sont les seuls et uniques coupables pour cela.

Au cours de ces deux dernières années, les Démocrates ont eu la majorité dans les deux chambres du Congrès, ils ont disposés pendant un temps de 60 votes au Sénat, soit une majorité capable d'empêcher toute forme de blocage de la part de la droite. Ils ont eu l'opportunnité de changer la trajectoire politique pour toute une génération.

Cependant, avec Obama à leur tête, ils ont préféré assumer le rôle de rédempteurs d'un système économique qui a ruiné la classe ouvrière et qui était il y a deux ans à peine au bord de l'abîme. Il est vrai que c'est Bush qui a conçu le plan de sauvetage économique massif de Wall Street, mais c'est Obama qui l'a mis en pratique.

L'administration Obama s'est consacrée à répondre aux critiques venant de la droite, mais tout en dédaignant ses plus fervents partisans. Obama a déçu les écologistes lorsque, à peine deux semaines avant la catastrophe du Golfe du Mexique, il a annoncé son soutien à la perforation pétrolière des fonds marins. L'administration Obama avait déclaré aux sans-papiers et à leurs sympathisants qu'elle favoriserait une « réforme migratoire intégrale »: dans la pratique, cette réforme a été sans cesse postposée, et le nombre d'arrestations et d'expulsions de sans-papiers a atteint un niveau record. Malgré un appui écrasant de l'opinion publique et, y compris, d'officiers de haut rang, afin d'en finir avec les mesures anti-LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres) dans l'armée, Obama n'a rien fait sur ce terrain. En plus de tout cela, le gouvernement a pratiqué l'escalade guerrière en Afghanistan et s'est engagé à maintenir, malgré un supposé retrait, une présence militaire considérable en Irak.

Si Obama et ses principaux conseillers cherchent à savoir pourquoi leurs partisans ne sont plus aussi enthousiastes, ils n'ont qu'à se regarder dans un miroir.

Le fait que le gouvernement a sauvé le système financier de la crise constitue une bien maigre consolation pour la majorité des Étatsuniens qui souffrent du chômage, de la perte de leur épargne-pension et de la perte de leur logement. Obama et les Démocrates ont légitimé des dépenses publiques massives en faveur du secteur financier, mais sans modifier d'un iota la nature néolibérale de ce système.

Comme l'a souligné l'économiste critique Paul Krugman, le plan de relance d'Obama a été trop faible que pour sortir l'économie d'une récession aussi grave. De plus, le gouvernement l'a réduit encore plus afin de tenter, inutilement, d'obtenir l'appui des Républicains en sa faveur. Ainsi, le chômage n'a pas cessé de croître sous Obama, alimentant la perception dans l'opinion publique que le « gouvernement » et les « dépenses publiques » sont inefficaces. Si la crise de 2008 a discrédité les recettes néolibérales, la crise de 2009-2010 semble discréditer les solutions libérales (dans le sens anglo-saxon du terme, càd plus à « gauche », NDT), celles du « grand gouvernement » (le « Big government » despotique et dépensier décrié par la droite, NDT).

Aujourd'hui, l'administration Obama se prononce en faveur de la « réduction du déficit », de « réformes des dépenses » (réduction des dépenses au Plan Medicare et à la Sécurité sociale), et promeut l'austérité. Mais, bien que la Maison Blanche affirme qu'elle ne fait que répondre à la préoccupation de l'opinion publique vis-à-vis du déficit du budget fédéral, ces mesures ne font en réalité que répondre à l'agenda des grandes entreprises.

Selon certains experts de l'opinion publique, les préoccupation vis-à-vis de la dette, du déficit ou du chômage, reflètent en réalité une inquiétude face à la crise économique en général et le sentiment que personne, que ce soit à Washington ou ailleurs, ne se soucie vraiment des souffrances de la population. Les Démocrates, qui semblaient hier encore « du côté du peuple », apparaissent aujourd'hui incapables de répondre aux attentes des gens. Il est scandaleux que les Républicains ont bloqué l'extension des indemnités de chômage pour une période supplémentaire de deux mois, plongeant ainsi des millions de personnes dans la misère. Mais il est encore plus scandaleux que les Démocrates n'ont pas fait ce qu'il fallait pour les en empêcher ou pour leur faire payer politiquement le prix de ce blocage.

Au lieu d'utiliser une réthorique combative et de classe, les Démocrates pensent que la chose la plus « responsable » à faire est de « résoudre les problèmes » de l'Amérique des grandes entreprises. Mais ce type de pragmatisme – tout comme l'adoption de mesures de « sécurité des frontières » comme partie intégrante de la réforme migratoire – ne fait que permettre aux Républicains de placer le débat politique sans cesse plus vers la droite, c'est à dire sur leur propre terrain. Le soutien des Démocrates en faveur d'une sécurité des frontières renforcée n'ouvre pas seulement la porte à une répression plus grande encore des migrants, mais elle créé en outre un atmosphère dans laquelle la droite peut légitimer des politiques plus extrêmes encore, comme le refus de la citoyenneté étatsunienne aux enfants d'immigrés sans-papiers nés aux États-Unis.

Jusqu'à présent, l'élément le plus absent a été un mouvement populaire qui fasse pression afin de mettre à l'agenda les intérêts de la classe ouvrière et pour contrebalancer les politiques en faveur des banquiers et des riches capitalistes. Pendant une grande partie du mandat d'Obama, les principales organisations « libérales » – comme l'AFL-CIO, la NAACP et la Campagne pour les Droits Humains – ont joué un rôle de « bons petits soldats » pour la Maison Blanche. Résultat : il n'y a eu aucun effort soutenu au niveau national afin de hausser le ton face à la déterioration des conditions de vie pour des millions de personnes.

Malgré la grande déception causée par Obama et son administration, les gens de gauche et une grande partie de la base démocrate ira voter à contre-cœur pour le Parti Démocrate aux élections de novembre, même si ce n'est que par crainte du Parti Républicain. Cependant, ratifier le status quo politique n'est pas la meilleure manière de lutter contre la droite. C'est le statu quo lui-même qu'il faut remettre en cause.

Tant qu'on ne construira pas des organisations capables de lutter efficacement pour nos revendications, nous resterons coincés dans la même voie sans issue entre un mal (le Parti Républicain) et un moindre mal (les Démocrates). Seule une alternative politique à la gauche du Parti Démocrate offrira aux partisans de la justice sociale une forme adéquate de s'affranchir de ce dilemme pourri. Il est temps de construire l'alternative que nous voulons!

Socialist Worker, octobre 2010

http://socialistworker.org/

Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be . À lire également sur la crise économique et sociale aux États-Unis, l'étude très intéressante de Philippe Légé publiée sur le site de la revue ContreTemps: http://www.contretemps.eu/interventions/etats-unis-plus-longue-sera-crise


 

Tea Party, une vague de fond

Par Denis Lacorne

L’origine du mouvement ultraconservateur de la Tea Party est surprenante parce que improvisée : Rick Santelli, journaliste spécialisé dans l’analyse de l’évolution des cours de la Bourse de Chicago sur la chaîne de télévision CNBC, exprimait sa colère, le 19 février 2009, contre les profiteurs des politiques fédérales.

Ceux-ci, assurait-il, achetaient des maisons grâce à des crédits immobiliers subventionnés par l’Etat ; ils abusaient du système sans subir la moindre sanction, au détriment des citoyens honnêtes qui payaient leurs impôts et remboursaient à temps leurs prêts hypothécaires. Il était donc temps de réagir de la façon la plus vigoureuse contre le président américain, Barack Obama, et sa politique d’accès facile à la propriété. Pourquoi, alors, ne pas organiser, à Chicago, une protestation du style de la Tea Party au mois de juillet ?

Les mots étaient lâchés : Rick Santelli proposait de faire revivre, au XXIe siècle, une émeute comparable à celle qu’avaient organisée les révolutionnaires américains, en 1773, pour protester contre les taxes imposées par la monarchie anglaise sur les exportations de thé destinées aux colonies d’Amérique du Nord. Cette émeute, appelée ironiquement Tea Party, consistait, alors, à vider, dans le port de Boston, des sacs de thé saisis par les insurgés américains sur des navires britanniques.

Rébellion patriotique

L’appel à la Tea Party symbolisait, en 2010, une rébellion patriotique contre les excès de l’Etat fédéral, contre le « Big Government », la réincarnation moderne d’une monarchie abusive et dépensière.

Ce rappel farfelu de l’histoire américaine, cette réappropriation d’un passé lointain lancée à tout hasard par un journaliste passablement énervé, fut habilement saisi par des militants conservateurs, proches du Parti républicain, qui décidèrent d’utiliser le label de la Tea Party pour signaler leur colère contre l’establishment washingtonien. Très décentralisé, privé de ténors politiques, composé d’amateurs qui voulaient faire de la politique autrement, le mouvement apparaissait éphémère et voué à l’échec à cause de ses incohérences.

Pourtant, en six mois, cette organisation a acquis une légitimité, fondée sur de surprenants succès électoraux dans six Etats, lors des primaires sénatoriales, en août. La crédibilité du mouvement fut renforcée par le ralliement de personnalités conservatrices comme Sarah Palin, l’ex-gouverneure de l’Alaska, ou Jim DeMint, le sénateur républicain de la Caroline du Sud, qui ont cru se reconnaître dans un courant qui leur était au départ étranger.

« Sortez les sortants » ; « Affamez la bête », tels sont les slogans clés d’une révolte qui s’inscrit plus directement encore dans la tradition historique de l’« antifédéralisme » - tradition défendue par les adversaires du projet de Constitution fédérale, rédigé à Philadelphie, en 1787. La crainte des antifédéralistes était qu’un Etat central trop puissant ne porte atteinte aux libertés individuelles des citoyens, menacés de ruine par de nouveaux impôts fédéraux destinés à maintenir au pouvoir des parasites, imbus de grandeur et dévorés de prétentions aristocratiques.

« Ce nouveau pouvoir fédéral, écrivait »Brutus« , le pseudonyme de l’un des leaders du mouvement antifédéraliste, s’introduira dans tous les coins de la ville et de la société... et son langage sera toujours le même, quelle que soit la classe d’hommes ou les circonstances. Il leur dira »PAYER, PAYER« » (27 décembre 1787).

Les militants de la Tea Party, comme leurs ancêtres antifédéralistes et les partisans de Ronald Reagan, dans les années 1980, ou ceux de Ross Perot (le candidat indépendant à l’élection présidentielle de 1992), veulent moins d’Etat, moins d’impôts et le retour à l’équilibre budgétaire. Ils dénoncent le coûteux plan de sauvetage des banques, le plan de relance de l’économie de 787 milliards de dollars (556,7 milliards d’euros), les dépenses induites par le programme de réforme de l’assurance-maladie, les hausses d’impôts prévues pour les plus riches, dont les revenus dépassent 250 000 dollars par an. Le programme politique des « insurgés » est manifestement démagogique et contradictoire, car il prône en même temps la baisse des impôts, l’abolition des droits de succession et la réduction du déficit budgétaire, tout en préservant un seuil élevé de dépenses militaires et les principaux acquis sociaux.

Les plus extrémistes prônent la privatisation du retrait des aides aux chômeurs, la suppression de toute progressivité fiscale, l’abandon du plan de relance voté par le Congrès, la fermeture des ministères de l’éducation et de l’énergie, bref, un chacun pour soi généralisé, sans la moindre considération pour les sujets les plus vulnérables de la société : les enfants, les chômeurs, les malades, les personnes âgées, les nouveaux immigrés... Reagan dénonçait jadis les « welfare queens », ces « reines de l’aide sociale » qui abusaient des subventions de l’Etat dans les ghettos noirs en conduisant, prétendait-il, des Cadillac.

Les militants de la Tea Party s’imaginent entourés de « welfare queens » partout et tout le temps ; ils vivent dans la hantise d’un « Big Government » omniprésent qui ruinera bientôt l’Amérique. Mais ils n’offrent pas de modèle de sortie de crise, bien au contraire : freiner brutalement les dépenses de l’Etat, dès cet automne, serait le meilleur moyen de prolonger la récession.

Les candidats de la Tea Party sont des amateurs qui ignorent tout de la langue de bois, à leurs risques et périls. Quelques exemples significatifs : Christine O’Donnell, du Delaware, qui l’emporta dans les primaires sénatoriales républicaines contre un homme chevronné de la politique, Mike Castle, soutenu par les modérés du parti de l’éléphant (animal emblème des républicains).

Opinions délirantes

Christine O’Donnell, comme Sarah Palin, s’exprime avec spontanéité sur tout et n’importe quoi, sans faire preuve du moindre recul critique. D’où ces affirmations recueillies par la presse : il faut interdire la masturbation parce que c’est une forme d’adultère ; la preuve que Darwin a tort : on ne voit pas de singes se transformer en êtres humains ; les préservatifs sont inutiles : ils ne protègent pas contre les maladies sexuellement transmissibles ; des scientifiques ont créé des souris qui fonctionnent avec des cerveaux humains...

A force de trop en dire ou de démentir des propos réellement tenus dans le passé, Mme O’Donnell devient la risée des médias, ce qui diminue ses chances de succès lors des élections de novembre. Sharron Angle, la candidate victorieuse de la Tea Party lors des primaires sénatoriales du Nevada, espère l’emporter contre Harry Reid, le leader de la majorité démocrate au Sénat.

Comme Mme O’Donnell, c’est une néophyte de la politique. Féroce critique de l’establishment républicain « aussi dépensier que le camp démocrate », elle souhaite abolir la plupart des régimes d’assistance sociale. Elle s’oppose aussi à toute couverture médicale obligatoire pour les enfants autistes ou les femmes enceintes au prétexte que ces conditions ne sont pas des maladies. Enfin, elle est convaincue qu’Obama est un dangereux « socialiste », dont le seul objectif est d’instaurer un Etat-providence de style européen.

Bien sûr, les héros de la Tea Party ne défendent pas tous des opinions aussi délirantes. Des candidats très conservateurs au poste de gouverneur comme Joe Miller, en Alaska, Rand Paul, dans le Kentucky, Marco Rubio, en Floride, et Rob Portman, dans l’Ohio, ont de bonnes chances de réussir. En fait, la vague de fond du mouvement de la Tea Party est si forte que les républicains peuvent espérer emporter la majorité des sièges à la Chambre des représentants, d’après les derniers sondages du mois d’octobre. Une telle victoire conduirait à une complète paralysie législative, et elle compromettrait les chances de réélection de Barack Obama, en 2012.

Certains journalistes influents utilisent le flambeau de la Tea Party pour donner une nouvelle légitimité à leurs conceptions pour le moins bizarres de l’histoire des Etats-Unis. Le plus visible aujourd’hui est Glenn Beck, un collaborateur de Fox News, qui anime notamment une émission didactique intitulée les « Vendredi des fondateurs ». Lors de ces émissions, Glenn Beck reconstruit, de façon hystérique, l’histoire des Etats-Unis en utilisant tous les rapprochements possibles et imaginables pour « détruire » ses adversaires politiques.

Barack Obama est ainsi décrit comme le traître par excellence, celui qui a rompu avec les Pères fondateurs. Ses origines, disait Glenn Beck, le 28 août sur Fox News, sont celles de tous les progressistes de gauche : « C’est 1848, Karl Marx, le socialisme ! » Sinistre Coluche, Glenn Beck laissait entendre, en 2009, d’après l’enquête menée par Dana Milbank pour le Washington Post, le 3 octobre, qu’Obama était un partisan de l’eugénisme, comme Woodrow Wilson et comme Hitler, puisqu’il était prêt à mettre en place, avec sa réforme du système d’assurance-maladie, des « tribunaux de la mort » : des médecins bureaucrates qui décideraient du droit de vie et de mort en fonction des fonds disponibles.

Le même Glenn Beck se réappropriait la grande marche sur Washington de Martin Luther King, pour en faire, quarante-sept ans plus tard, le 28 août, une manifestation dédiée aux militaires, aux patriotes et à tous les conservateurs de la Tea Party. Cette parodie du mouvement des droits civiques avait pour titre : « Restaurer l’honneur de l’Amérique ».

Le grand discours de King, « I have a dream », devenait, dans le remake de Beck, un discours insipide consacré « aux bonnes choses qui ont été réalisées en Amérique ». Pas question d’évoquer les « blessures de l’histoire », précisait Glenn Beck ; il fallait se concentrer sur l’avenir, sur « l’histoire de l’Amérique qui est l’histoire de l’humanité » tout entière. Et surtout, expliquait-il, évitons de transformer nos enfants en « esclaves des dettes de l’Etat fédéral ». On ne pouvait mieux travestir la pensée de Martin Luther King.

Ultraconservatisme

Quel a été l’effet du mouvement de la Tea Party sur le Parti républicain ? Les stratèges du Grand Old Party pouvaient craindre la scission d’un parti entre une aile modérée, composée de la majorité des sortants, et une faction radicale dominée par les tea partiers (partisans de la Tea Party). Il n’en est rien, parce que les élites du parti et leurs conseillers ont su coopter l’énergie du mouvement en l’insérant dans des réseaux militants et financiers préexistants.

Les militants de la Tea Party sont ainsi incités à se former à la bonne gestion des campagnes électorales dans des milliers de séminaires de cadres, organisés par des fondations privées comme Citizens for a Private Economy, Americans for Tax Reform, Regular Folks United, Americans for Prosperity ou FreedomWorks.

Ces fondations, financées par des partisans de l’ultralibéralisme - comme les milliardaires du Kansas, les frères David et Charles Koch -, utilisent tout le savoir-faire de vieux professionnels de la politique. FreedomWorks, la plus influente de ces fondations, est ainsi dirigée par Dick Armey, l’ancien chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants. Mais l’intégration réussie des militants de la Tea Party au sein du Grand Old Party a un coût : la droitisation de l’idéologie républicaine et la marginalisation des candidats les plus modérés, obligés d’adopter un discours répressif pour rester dans la course, ou de quitter un parti qui a cessé de les apprécier.

A terme, la droitisation du Parti républicain aura un effet probable sur les candidatures déjà officieusement annoncées pour l’élection présidentielle de 2012. Un modéré comme Mitt Romney sera sérieusement concurrencé par des candidats qui recevront l’aval ou revendiqueront l’appui du mouvement de la Tea Party. Les plus conservateurs, Newt Gingrich, Mike Huckabee et Sarah Palin, sont désormais les « étoiles montantes » du Parti républicain.

L’issue des élections du 2 novembre dépendra, en bonne partie, du degré de mobilisation des électeurs les plus motivés du Parti démocrate : les jeunes, les Hispaniques, les Afro-Américains. Seront-ils plus nombreux à voter que les tea partiers, estimés à plus du tiers des électeurs du Parti républicain ?

Les partisans de l’Etat-providence l’emporteront-ils contre les nouveaux anti-fédéralistes ? L’enjeu est de taille, car il s’agit de savoir si la majorité des électeurs américains sera capable de surmonter cette maladie infantile de l’ultraconservatisme que le grand historien Richard Hofstadter qualifiait jadis de « style paranoïaque en politique américaine ».

Tribune libre parue dans le journal « Le Monde », édition du 19.10.10

Denis Lacorne, né en 1945, est historien et spécialiste d’histoire américaine, directeur de recherches au Centre d’études des relations internationales (CERI-Sciences Po). Il a dirigé l’ouvrage « Les Etats-Unis » (Fayard, 2006). Il est l’auteur de nombreux livres, dont « La Crise de l’identité américaine. Du melting-pot au multiculturalisme » (Gallimard, 2003), et « De la religion en Amérique » (Gallimard, 2007).

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