Où va le Parti communiste cubain?
Par Guillermo Almeyra le Dimanche, 09 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

Cuba s’enfonce actuellement dans une crise économique profonde dont les principaux paramètres sont: les errements de la gestion bureaucratique, l’embargo des Etats-Unis, la suppression de l’aide soviétique depuis une vingtaine d’années et les répercussions de la crise économique mondiale. Ainsi, tandis que les cours du nickel (un quart de ses exportations) ont progressé nettement durant la décennie écoulée, cette manne n’a pas compensé le désastre endémique de l’agriculture et la faiblesse globale du secteur industriel. Les importations de denrées alimentaires, de vêtements, de produits énergétiques et de biens d’équipement ne sont pas financées, et de loin, par les recettes d’exportation de biens et de services, les revenus du tourisme et les transferts de fonds des familles à l’étranger.

C’est dans ces conditions, le 14 septembre dernier, que la Centrale des travailleurs de Cuba (CTC) a annoncé le licenciement d’un demi-million de salarié·e·s du secteur étatique, prenant ainsi la responsabilité d’endosser une décision gouvernementale qu’elle aurait dû pour le moins interroger, en tant que syndicat. Le 26 octobre, les autorités ont aussi rendu public un important train de réformes économiques qui mettent fin à l’emploi garanti pour toutes et tous. Après des décennies d’étatisation volontariste, le modèle économique cubain perd pied et cherche à se créer un secteur privé. Certains commentateurs comparent ce tournant à la Nouvelle économie politique (NEP) de Lénine, au sortir de la guerre civile, en 1921. Mais peut-on vraiment comparer la situation d’un pays continent de la taille de l’URSS à celle d’un petit Etat insulaire? Et surtout, Cuba n’offre-t-elle pas aujourd’hui de bien meilleures conditions pour une large discussion démocratique?

Comment justifier un changement de cap d’une telle portée en l’absence d’un débat populaire sur ses enjeux, ses conséquences sociales et son pilotage politique. En effet, le 6e Congrès du Parti communiste cubain, convoqué pour avril prochain, sera mis devant le fait accompli, sans parler de l’ensemble de la société cubaine. Que vont devenir les 500.000 travailleurs·euses du secteur d’Etat licenciés, transférés au secteur coopératif ou poussés vers la petite entreprise familiale, sans crédit ni équipements appropriés? Ne risquent-ils pas de végéter dans la misère ou de tomber rapidement sous la coupe de capitaux extérieurs?

Enfin, si Cuba paraît largement tributaire des rapports de force sociaux et politiques à l’échelle de toute l’Amérique latine, notamment dans le cadre de son bras de fer avec les Etats-Unis, les mouvements sociaux du sous-continent regardent eux aussi vers La Havane. Ne mène-t-elle pas une lutte courageuse contre l’impérialisme depuis plus de cinquante ans – pour l’indépendance politique et la souveraineté économique – dont l’issue n’est toujours pas tranchée. C’est pourquoi l’annonce de cette nouvelle donne mérite mieux qu’une information de presse des autorités, même si elle doit être sanctionnée dans quatre mois par un congrès du Parti communiste (PCC). Pour en discuter l’évaluation, en solidarité avec le peuple cubain, nous reproduisons ici l’analyse qu’en faisait récemment Guillermo Almeyra depuis le Mexique.

Jean Batou, journal « SolidaritéS » (Suisse) n°180, décembre 2010

Le Parti communiste cubain (PCC) prépare son 6e congrès, prévu en avril 2011. A cette occasion, il a publié un document socioéconomique qui nourrit de sérieuses inquiétudes parmi les amis de la révolution cubaine et constitue un coup brutal et démoralisant pour la population de l’île.

Tandis que ses ennemis se réjouissent des difficultés du processus révolutionaire cubain, peu d’analystes amis s’intéressent à son évolution actuelle, pourtant décisive pour la libération de toute l’Amérique latine. C’est pourquoi, dans les limites d’un bref article, je me limiterai d’abord à quelques considérations générales, pour m’intéresser ensuite aux aspects les plus dangereux du document du PCC et, naturellement, aux alternatives envisageables. Premièrement, je considère que c’est le droit et le devoir de tout socialiste, mais aussi de tout Latino-Américain·e qui lutte pour l’indépendance de nos pays, ainsi que pour la libération nationale et sociale de notre continent, de suivre attentivement et passionnément ce qui se passe et pourrait se passer à Cuba. En effet, le sort de Cuba est une affaire trop importante et trop grave pour n’être débattue que par les Cubains.

La base populaire du Parti a-t-elle son mot à dire?

Par ailleurs, si le Congrès convoqué en avril 2011 est une instance de consultation et de discussion, il n’est pas légitime de commencer à appliquer, cette année déjà, des mesures fondamentales et irréversibles dans de nombreux champs de l’activité économique, en mettant tout le monde devant le fait accompli et en réduisant le congrès lui-même à la triste fonction d’approuver et de légitimer des résolutions adoptées par quelques personnes au sein de l’appareil d’Etat. La déplorable fusion entre le parti communiste et l’Etat subordonne le premier au second et l’amène à faire siennes la logique et les nécessités de l’Etat, annulant ainsi le rôle de contrôle, de critique et de vigilance qui incombe aux membres du Parti, pour ne pas parler de leur rôle indirect de porte-parole des opinions et des besoins des travailleurs.

Or, comme le rappelait Lénine, l’Etat est un instrument de classe. Il est, même après la révolution, l’expression de la subsistance du marché capitaliste mondial et des valeurs et méthodes bourgeoises de domination: cela oblige le parti (et les syndicats) à défendre les droits particuliers des travailleurs, y compris contre «leur» Etat, et donc à ne pas se soumettre à ce dernier.1 Le programme socioéconomique que nous analysons ici est un programme bureaucratique-étatique qui vise, selon ses propres termes, à renforcer l’institutionnalisation de l’Etat et du gouvernement en les réformant. Cela montre derechef la soumission du Parti à cette logique. En effet, si l’institutionnalisation entend mettre un terme à l’arbitraire et au volontarisme qui désorganisent l’économie et sont cause de gaspillage, d’incurie et de manque de contrôle, ouvrant la porte à la corruption et à la bureaucratisation, on ne peut donc négliger que l’Etat est non seulement un appareil bureaucratico-administratif ou répressif, mais encore un rapport de forces social.

Par conséquent, la réforme de l’Etat doit accorder beaucoup plus de poids aux organes de démocratie directe, aux travailleurs, femmes et hommes, qui sont à la fois consommateurs, producteurs et constructeurs du socialisme. Ils·elles ne peuvent être ni les simples sujets ni les objets passifs de résolutions imposées par en haut. De plus, par définition, la révolution n’est pas un processus d’institutionnalisation, mais de rénovation et de démocratisation profonde (totale) des structures du pouvoir: celles-ci doivent permettre l’expression des divergences qui travaillent ce double pouvoir toujours latent entre la révolution (les travailleurs·euses, au sens le plus large du terme) et les permanences significatives du capitalisme (comme l’appareil d’Etat, qui entend commander avec ses vieilles recettes).

Ce que le programme ne dit pas

A mon avis, il est très grave que le document rédigé pour le prochain congrès du Parti, bien qu’il soit centré sur la restructuration économique, ne mentionne pas les travailleurs-euses (ni même les syndicats qui sont la courroie de transmission de l’appareil d’Etat bureaucratisé). D’autre part, dans ce texte de tente-deux pages, le mot «socialisme» n’apparaît que trois fois; il ne fait aucune mention de la bureaucratie, de son extension et de ses divisions (que tout Cubain·e considère comme un problème grave); il ne fait aucune mention de la démocratie des producteurs-trices, pas même pour expliquer qui choisira celles et ceux qui seront déclarés «disponibles», alors qu’ils représentent pas moins de 20% de la population active [1 million d’emplois d’Etat devraient à terme disparaître, NDT]. Quant aux organes populaires, démocratiques, de contrôle et de planification, ils brillent tout simplement par leur absence.

Autre élément grave: ce document ne s’accompagne pas d’une réflexion du Parti sur la phase actuelle de l’économie mondiale, sur la société cubaine, de même que sur les périls sociaux et politiques d’une beaucoup plus grande ouverture au marché mondial et au libre-échange dans l’île. Il ne revient pas sur les causes qui ont imposé des mesures drastiques au pays, une véritable économie de guerre, en critiquant aussi les erreurs du parti et du gouvernement, de congrès en congrès, au cours des quarante années écoulées. Cela ne prépare pas le Parti et les travailleurs·euses aux périls qui découleront nécessairement du renforcement des secteurs bourgeois et des valeurs capitalistes, ni ne leur fixe des perspectives. Il ne fait aucun doute que la brutalité de l’agression impérialiste et de la crise mondiale peut obliger Cuba à abandonner des conquêtes et à accepter des reculs. Mais rien n’oblige à dissimuler ces reculs, voire pire, à peindre en noir les progrès vers l’égalité auxquels il faut renoncer sous la pression du marché mondial.

Que dit le document élaboré par la bureaucratie (technocratie) d’Etat et qui est soumis au 6e Congrès du Parti communiste cubain, prévu en avril 2011? Je vais tenter de résumer brièvement les trente-deux pages de ce texte.

Vers la libéralisation économique

Le point 17 affirme que l’on va tenter de se débarrasser d’un fonctionnement économique régi par le budget. Le point 19 prévoit que les revenus des travailleurs·euses du secteur d’Etat dépendront des résultats de leurs entreprises respectives (c’est-à-dire de la compétence ou de l’incompétence des dirigeants et des ministères intéressés, ainsi que du bénéfice marchand de leur activité). Le point 23 établit que chaque entreprise fixera les prix de ses produits et de ses services et pourra offrir des rabais (ce qui ouvre la voie à une compétition féroce entre elles et entre les régions, ainsi qu’à différentes formes de favoritisme et de clientélisme). Le point 35 propose la décentralisation municipale de la production, qui sera soumise aux Conseils administratifs municipaux (mais il ne fixe pas les modes d’élection et de contrôle de ceux-ci). Le point 44 dit qu’il faut réduire l’expansion des services, qui dépendra désormais de la marche générale de l’économie ; le point 45 note qu’il faudra réduire l’importation d’intrants et de produits pour l’industrie, qui dépendra des devises disponibles.

Parmi les principales décisions économiques, il est dit que le problème vital de la circulation de deux monnaies (le peso cubain et le peso convertible – CUC) fera l’objet d’une étude et qu’une décision sera prise lorsque la marche de l’économie le permettra (rappelons que l’économie cubaine est en crise depuis 30 ans). Il est prévu également que les subventions et la gratuité ne soient plus la norme, visant ainsi les politiques de soutien à la consommation et aux secteurs les plus pauvres de la population (qui ne reçoivent pas de dollars de l’extérieur et ne peuvent en obtenir – légalement ou illégalement – à Cuba). La nécessité et l’espoir de faciliter le crédit bancaire et l’épargne sont formulés de manière très vague, de même que l’objectif de faire payer par les pays bénéficiaires de l’aide solidaire cubaine au moins l’équivalent du coût réel de celle-ci (ce qui transforme la solidarité en service payant, mais dépasse les possibilités des nations qui, comme Haïti, souffrent de désastres naturels ou sanitaire de grande ampleur).

Des Zones spéciales de développement seront créées: ceux qui s’y installeront jouiront certainement de réductions ou d’exemptions d’impôts et d’autres privilèges. Le point 65 annonce que le pays paiera strictement sa dette (pour conquérir la confiance des investisseurs et obtenir des prêts, ce qui laisse supposer que cette confiance – et non le soutien de l’économie interne et du niveau de vie des Cubains – sera la priorité des finances de l’Etat). A ce propos, il est prévu de réduire ou d’éliminer les «dépenses excessives» de la sphère officielle (en laissant la définition de ce qui est « excessif » à l’arbitraire des administrateurs). En outre, le nombre des universitaires sera déterminé par la situation économique et les universités formeront surtout des techniciens et des professionnels pour les branches productives en lien avec le marché.

Mise en cause des droits sociaux

Le point 142 établit que les périodes permettant aux travailleurs·euses d’étudier «devront être prises sur leur temps libre et reposer sur leur effort personnel» (c’est-à-dire sans bourses, congés, stimulants ou facilités). Le point 158 propose d’étendre les services fournis par des indépendants «travaillant à leur propre compte» (sans spécifier comment faciliter l’accès à ce type d’activité – obtention de locaux compte tenu de la crise du logement ou acquisition de produits et d’outils). Le point 159 ajoute que «l’on développera des processus de mise en disponibilité de la main-d’œuvre» (c’est-à-dire de réduction drastique des effectifs). Même si le document ne le prdit pas, des résolutions complémentaires prévoient à ce propos qu’un·e travailleur·euse avec 30 ans d’ancienneté dans l’entreprise recevra 60% de son salaire pendant les cinq mois qui suivent son licenciement (cette indemnité est plus faible après 20 ans, 10 ans, etc.). Le point 161 parle de la nécessité de réduire les «gratuités indues et les subsides personnels excessifs» (qui fixera ce qui est indu et excessif?).

Le point 162 parle de l’«élimination ordonnée» du carnet de rationnement (qui serait utilisé aussi par celles et ceux qui n’en ont pas besoin et «suscite le marché noir»). Le point 164 établit que les cantines ouvrières tableront désormais sur des prix non subventionnés (sans aucune compensation salariale). Le point 169 rend les diverses formes de coopératives (agricoles) indépendantes de l’intermédiation et du contrôle étatiques. Le point 177 stipule que la formation des prix de la majorité des produits ne dépendra plus que de l’offre et de la demande. Le point 184 prévoit que les investissements se concentreront sur «les producteurs les plus efficients» (et non sur les secteurs socialement les plus utiles). Le point 230 annonce la révision à la hausse des tarifs d’électricité. Ni les travailleurs·euses indépendants ni les coopératives ne seront subventionnés. Le point 248 appelle à prendre des mesures pour réduire la consommation d’eau pour le tourisme en raison de la sécheresse (ce qui contraste avec l’encouragement d’un tourisme friand de piscines, de jardins arrosés et de douches pour lutter contre la chaleur, sans parler de la décision de créer de grands terrains de golfe à 18 trous).

Aucun article ne prévoit de réduire les dépenses militaires et celles des cercles dirigeants de la bureaucratie. Les projets écologiques (culture organique, développement des énergies alternatives) dépendent de la seule responsabilité de l’Etat. Ils ne prévoient donc pas d’étendre la participation populaire à l’aménagement du territoire et de dépasser le type de consommation et de production suscité par le capitalisme, au lieu de mettre à profit la crise pour expérimenter une production et une consommation alternatives.

Aucun bilan des erreurs passées

Je crois que le texte ainsi résumé parle de lui-même. Je me limiterai donc à quelques conclusions générales en tentant de lui opposer une alternative possible, réaliste, démocratique et socialiste.

Il est certain que le document tente de soumettre l’économie cubaine au pricipe de réalité en éliminant des charges insupportables, dans la situation actuelle, et de corriger les graves erreurs volontaristes du passé. Mais il le fait selon une conception étroitement locale, nationaliste, étrangère à toute perspective politique mondiale. Il le fait d’une manière brutale, bureaucratique et non-démocratique, subite et extrêmement tardive, sous la contrainte de la crise et non volontairement, arrogante et sans la moindre autocritique.

Le texte nie aussi les conséquences sociales, politiques et morales des mesures proposées et la nécessité de les comprendre et de les expliquer en étabissant clairement qu’on a conscience de leurs effets. De plus, il renforce les privilèges bureaucratiques et prépare les conditions de base pour une rapide polarisation sociale et pour la transformation d’une partie de la bureaucratie cubaine en germe de bourgeoisie locale, y compris par les liens tissés entre ce secteur et le marché mondial (et l’impérialisme). Ce n’est pas par hasard que le texte ne traite en rien des appareils répressifs et de la presse du parti – si déficiente et coupée de la réalité –, c’est-à-dire des principaux instruments de domination.

Durant 20 ans, pour vivre (et survivre) au blocus, Cuba a dépensé plus que ce qu’elle produisait et a vécu sous perfusion de l’économie soviétique, qui compensait ses manques. Fidel et Raúl Castro, ainsi que la majorité des dirigeant·e·s cubains, ont fait de nécessité vertu, parce qu’ils étaient convaincus que l’Union Soviétique stalinisée serait éternelle. Le coût moral et politique de cela a été immense: Cuba a appuyé l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968; Fidel a loué Brejnev comme un grand marxiste; les importations en provenance de l’Union soviétique ne se sont pas limitées aux armes et à la technologie, elles se sont aussi étendues à la formation des cadres, à l’émulation idéologique, à l’imitation du mode de vie et de gestion d’une bureaucratie inefficace, autoritaire et corrompue qui a noyé les «pays socialistes» et discrédité le socialisme.

Cuba a certes pu élever considérablement son niveau de culture et de santé, mais en raison de cette dépendance, il n’a pas développé une base industrielle et une technologie de pointe, sauf dans le domaine médical. Le volontarisme de la direction a provoqué des gaspillages sans fin et maintenu le plein emploi en dissimulant une large couche de travailleurs·euses improductifs et en réduisant le salaire réel, la force de travail étant toujours une marchandise. Maintenant, lorsqu’il sont contraints d’affronter la réalité de l’économie, les responsables du désastre, non seulement ne font pas d’autocritique, mais ils s’accrochent à la barre et laissent les naufragés se débrouiller tout seuls.

La participation populaire est indispensable

Mais qui empêcherait donc les collectifs de travailleurs·euses de réduire les coûts de la production, de la rationaliser, et même de décider où se feront les réductions de personnel et de salaires? Pourquoi laisser le marché décider des salaires en fonction des profits dégagés par l’activité économique en question, de sorte qu’un travailleur·euse de l’hôtellerie gagne beaucoup plus qu’un infirmier·ère ou qu’un enseignant·e, parce que, par définition, les services essentiels sont un droit, et non des prestations qu’il faut payer? Pourquoi ne pas réduire les salaires et les privilèges des hauts fonctionnaires de l’appareil d’Etat civil et militaire? S’il n’est pas possible de maintenir les places de travail de millions de personnes improductives ou peu productives (en dépit de rétributions dérisoires qui ne leur permettent pas de consommer dignement), cela ne devrait-il pas s’appliquer aussi aux couches supérieures de la bureaucratie, aussi nombreuse qu’improductive? Pourquoi ne pas permettre aux comités de quartiers, d’habitant·e·s locaux, de contrôler les privilèges, la corruption, les gaspillages, la contrebande? Pourquoi ne pas ouvrir la presse à la dénonciation des abus et de l’inefficacité bureaucratiques, ainsi qu’à la discussion sur la meilleure façon de distribuer les denrées rares plus efficacement et à moindre prix?

La participation populaire est indispensable. En effet, avec l’exode d’El Mariel [port dont sont partis vers la Floride quelques 125.000 Cubain·e·s, avec l’autorisation des autorités, entre avril et octobre 1980, NDT], la majorité de la bourgeoisie cubaine a fini de quitter l’île. Or maintenant, ces nouvelles mesures vont faire surgir cette couche que Lénine avait appelé les sovietbourges durant la NEP [libéralisation relative de l’économie soviétique entre 1921 et 1929, NDT]. Comme la bolibourgeoisie au Venezuela, elle sera comme les radis: rouges à l’extérieur, blancs à l’intérieur et capable de bien dissimuler sa fortune. Seuls les comités de base, les organismes de contrôle populaire, les conseils ouvriers, l’autogestion sociale généralisée peuvent combattre efficacement la crise et le développement des inégalités sociales. Car ces inégalités vont prendre appui sur l’inévitable renforcement de l’autoritarisme, lequel découle certes du blocus, mais aussi de la nécessité de suppléer au consensus qu’est en train de perdre le gouvernement avec l’espoir de la construction du socialisme qui pouvait mobiliser la jeunesse.

Quiconque s’oppose à la démocratie ne veut pas le socialisme, car celui-ci est impossible sans la démocratie. Quiconque écarte l’autogestion, la démocratie ouvrière et sociale, le contrôle populaire, suscite le pouvoir démoralisateur et désagrégateur de la bureaucratie et de la technocratie, guidées par les valeurs propres du capitalisme, non par celles du socialisme. L’étatisation du petit commerce et de l’artisanat a été une très grave erreur. Même tardivement, on peut y remédier en suscitant la création de coopératives, soutenues par des crédits et des appuis techniques. Mais pour lier les secteurs d’Etat aux secteurs indépendants, orientés vers et par le marché, et éviter d’en faire surgir une bourgeoisie, il faut leur offrir un appui technique, susciter une campagne culturelle solidaire, renforcer la démocratie directe, éliminer ou réduire au maximum le rôle des appareils et des chefs.

Le peuple cubain se sauvera lui-même. Il n’a pas besoin de sauveurs suprêmes, que ce soit sur terre ou dans les cieux. Le 6e congrès doit préparer une large discussion dans tous les secteurs sur les problèmes, les urgences, les priorités, les ressources disponibles et les solutions possibles dans le cadre de la démocratie et du socialisme. Sans que les Cubains prennent conscience de la position de leur pays dans le monde et de ses perspectives immédiates, sans un bilan autocritique du passé de l’île et du «socialisme réel», et sans une pleine liberté d’opinion et de critique, il ne sera pas possible de reconstruire l’économie et de rétablir la confiance populaire.

Guillermo Almeyra

Guillermo Almeyra est éditorialiste au principal quotidien mexicain de gauche, « La Jornada », et enseignant des sciences politiques à l’Université nationale autonome de Mexico. Marxiste-révolutionnaire argentin, exilé politique d’abord en Italie puis au Mexique, il a notamment publié, « Etica y rebelión » (Ethique et rébellion, 1998), « Che Guevara : el pensamiento rebelde » (Che Guevara : la pensée rebelle, 1992, réédité par les Ediciones Continente, 2004) et « Polonia : obreros, burócratas, socialismo » (Pologne : ouvriers, bureaucrates, socialisme, 1981).

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