Dossier: Crise, dette publique et lutte des classes dans l'Union européenne
Par Henri Wilno, François Chesnais, Nicolas Beniès le Vendredi, 28 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

Sommet du G20, divergences d’orientation au sommet de l’État américain, situation européenne: les évènements survenus en novembre et décembre marquent une nouvelle étape de la crise mondiale. Loin d’être en voie de résorption, celle-ci a connu de nouveaux développements qu’illustrent les menaces de guerre des monnaies, les contradictions qui marquent la conduite de la politique économique des États-Unis ainsi que les tentatives velléitaires de coordination des politiques des pays européens. De cette situation chaotique, une seule constante émerge: la volonté des classes dominantes d’utiliser la crise pour démanteler les acquis sociaux

En 2008-2009, les gouvernements ont agi par des aides massives au système bancaire et par des mesures de soutien de la demande: aides aux entreprises, investissements publics et quelques mesures sociales, en général limitées. Cette action, coordonnée tant bien que mal, a permis d’éviter l’effondrement du système financier et mis fin à la contraction de la production. Alors est venu le temps de l’autosatisfaction des dirigeants, se congratulant d’avoir gagné sur les forces maléfiques, ce qui allait permettre aux affaires de reprendre - «business as usual» - dans un système non réformé, tandis que travailleurs et chômeurs allaient continuer de payer la note.

Une forte instabilité potentielle demeure

Mais cette phase de sérénité n’a eu qu’un temps. L’arrière-plan qui a entraîné la crise financière de 2008 et la récession de 2009 reste sensiblement le même.

Les capacités de production demeurent sous-employées: le taux d’utilisation des capacités de production dans l’industrie reste bas dans les pays de l’OCDE et aux États-Unis, en Espagne, en Irlande, des centaines de milliers de logements restent inoccupés.

Des incertitudes majeures continuent de peser sur le système bancaire: les grandes banques ont, pour la plupart, satisfait aux «stress tests» organisés en juin et juillet derniers. Mais le cas des banques irlandaises montre qu’en fait, de nombreux cadavres restent dans les placards. La demande des ménages est toujours affaiblie par le chômage et les restrictions de revenus.

Et, par ailleurs, les finances publiques se sont dégradées dans bon nombre de pays, du fait des conséquences de la crise sur les recettes, des charges liées au soutien aux banques mais aussi des cadeaux fiscaux faits depuis des années aux entreprises et aux ménages aisés. L’augmentation des dettes publiques réduit les marges de manœuvre des États et, par contre, élargit les perspectives de gains et de spéculation des banques qui jouent un rôle d’intermédiaire dans le placement de la dette publique et en détiennent directement d’énormes quantités.

Tout cela contraste avec la capacité des financiers et des grandes firmes à maintenir des profits élevés. Ils le font en déplaçant l’impact de la crise vers les salariés (limitation des salaires, pertes d’emploi), les ménages (ceux-ci, notamment aux USA, se sont endettés pour acheter un logement ou ont des retraites dépendant de fonds de pension) et, dans un certain nombre de cas, les sous-traitants de l’industrie ou du BTP qui, eux-mêmes, tentent de reporter le plus possible les conséquences sur leurs propres salariés.

Cet arrière-plan, potentiellement instable, laisse au mieux augurer une croissance faible en Europe et aux États-Unis, avec la persistance d’un chômage élevé. Même cet horizon peu enthousiasmant est affecté de fortes incertitudes, surtout en Europe (1). En effet, une situation économique ne peut jamais être analysée indépendamment des capacités des dominants à mener une politique cohérente. Et l’on constate que des contradictions majeures marquent désormais les politiques économiques sur trois points: la régulation des changes au niveau international, la conduite de la politique économique américaine et la coordination économique au sein de l’Union européenne.

Le spectre de la guerre des monnaies

Le taux de change constitue un sujet de discorde entre les États-Unis et la Chine depuis plusieurs années. Les États-Unis incriminent la sous-évaluation du yuan chinois dans le creusement de leur déficit commercial, alors qu’il renvoie aussi à des causes internes comme l’importance de la consommation des ménages. Certes, le taux de change extérieur du yuan est largement contrôlé par le gouvernement chinois. Mais, dernière la compétitivité des marchandises chinoises, il y a avant tout l’exploitation des salariés par les entreprises chinoises – souvent sous-traitantes de firmes occidentales – et étrangères implantées en Chine. Et celles-ci n’entendent pas laisser ébrécher les profits qui en résultent: ainsi, en 2006-2007, les chambres de commerce européennes et américaine en Chine se sont directement mêlées de la discussion sur la réforme de la loi concernant le contrat de travail, exprimant leur refus de dispositions qui auraient «trop protégé» les salariés.

La Chine est donc soumise à de fortes pressions pour laisser monter le taux de change du yuan par rapport au dollar. Elle y résiste, non seulement parce que le gouvernement chinois est, pour une part, le fondé de pouvoir des entreprises capitalistes, chinoises ou non, opérant sur le territoire chinois, mais aussi parce qu’il craint que des difficultés à l’exportation n’entraînent une montée du chômage et de l’instabilité sociale.

Lors de la réunion du G20 qui s’est tenue à Séoul les 11 et 12 novembre, une proposition alternative a été mise sur la table à l’initiative de Washington: les pays réalisant des excédents ou des déficits extérieurs excessifs (égaux ou supérieurs à 4% du produit intérieur brut) devraient prendre des mesures de rééquilibrage. Cet habillage des propositions américaines permettait de ne pas viser uniquement la Chine. Aucune décision concrète d’importance n’est finalement sortie de la conférence en raison des contradictions entre les différentes puissances. La «guerre des monnaies» va donc continuer, accentuant l’incertitude de la conjoncture internationale et favorisant les menées spéculatives.

L’incertitude des changes affecte aussi d’autres monnaies: le yen japonais, le réal brésilien et l’euro. En fait, si cela doit continuer, les G20 portant sur l’économie vont commencer à ressembler, avec un langage plus policé, aux conférences sur le climat (Copenhague, Cancun): beaucoup de paroles et de projets, mais pas de décisions.

États-Unis: y a-t-il un pilote dans l’avion?

Depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2008, Obama a mené une politique limitée de soutien à l’économie. Celle-ci a été qualifiée de timorée, notamment par le prix Nobel d’économie Paul Krugman qui a mis en cause à la fois les limites quantitatives des mesures de soutien et leur composition: une partie des sommes était consacrée à des allègements d’impôt peu efficaces pour contenir le chômage. Dans le même sens, ont été critiqués la faiblesse des mesures de régulation bancaire, les limites de la réforme de la santé et le manque de protection des ménages victimes des saisies immobilières. Certes, la croissance est repartie depuis le 4e trimestre 2009, mais son rythme est insuffisant pour faire baisser le taux de chômage. Celui-ci a même recommencé à augmenter et s’est établi à 9, 8% en novembre 2010.

La crise a entraîné une forte progression du déficit budgétaire américain: 9, 1% du PIB en 2010. Ce déficit a été un des principaux axes de campagne des républicains qui n’ont toujours pas digéré l’élection d’Obama à la présidence. Dans le même temps, Obama s’est avéré incapable de mobiliser une partie des couches populaires et des jeunes qui l’avaient soutenu, il y a deux ans. Les élections du 2 novembre dernier ont donc été marquées par une victoire des républicains parmi lesquels les éléments les plus à droite sont à l’offensive.

Le résultat est un curieux découplage entre la Fed (la Banque centrale américaine) et les autorités politiques. Le président de la Fed, Ben Bernanke, multiplie les déclarations sur la fragilité de la situation et la nécessité de lutter contre le chômage. Le 2 novembre dernier, la Fed a décidé de racheter pour 600 milliards de bons du Trésor émis par l’État américain. Cela équivaut à créer de la monnaie et à faciliter la distribution de crédit à un taux modéré aux entreprises et ménages américains. Le problème est qu’il n’est pas certain que les Américains vont se remettre à consommer et investir. Et ces dollars supplémentaires peuvent très bien alimenter la spéculation tout en faisant baisser le dollar.

Mais, du moins la Fed, avec les instruments qui sont les siens, veut apporter un soutien à la conjoncture. Par contre, le résultat des élections de novembre empêche toute action gouvernementale cohérente. Les républicains sont revenus avec un mot d’ordre central: réduire le déficit budgétaire tout en maintenant les mesures de baisses d’impôt en faveur des contribuables les plus riches. On reconnaît là une parenté certaine avec la démarche de Sarkozy en France... Obama a fait des concessions majeures: d’abord, le blocage des salaires des fonctionnaires pour deux ans; puis l’acceptation de la prolongation intégrale des réductions d’impôt de Bush et l’étude d’une mesure d’allègement de l’impôt sur les successions. En échange de ces deux dernières mesures, le président a obtenu la reprise du versement des allocations chômage bloquées depuis fin novembre. Ce «compromis», qui mécontente une large partie des démocrates, a été conclu le 6 décembre. Dès le lendemain, l’agence de notation Moody’s s’inquiétait de l’impact de la perpétuation des baisses d’impôt sur le déficit budgétaire US!

Europe: payer la dette jusqu’à quand?

La crise grecque du premier semestre 2010 a montré que l’ère des troubles n’était pas finie sur le continent européen. Mais la tentation était forte de présenter cela comme une affaire de « mangeurs d’olives» qui avaient maquillé leurs déficits, selon l’expression élégante d’un ministre allemand. L’opération de soutien aux banques qui détenaient des titres de la dette grecque a été présentée comme une action de sauvetage de la Grèce.

Avec l’Irlande, c’est autre chose. Le «tigre celtique» était jusqu’à présent vanté comme un modèle. Dès l’automne 2008, il avait mis en œuvre des politiques d’austérité. Simplement, le gouvernement irlandais avait aussi décidé d’accorder sa garantie totale aux engagements des banques. L’idée était de rassurer les «marchés». Mais cette décision est revenue comme un boomerang quand la fragilité des banques irlandaises –qui s’étaient lancées dans des opérations hasardeuses dans l’immobilier et à l’étranger, sans que les autorités se préoccupent de les contrôler– a éclaté au grand jour. Au point que la garantie accordée a transformé le déficit budgétaire en abîme: 34% du PIB en 2010!

Fin novembre, la violence de la spéculation contre l’Irlande a été attisée par des déclarations de la chancelière allemande, Angela Merkel, qui avait laissé entendre qu’il serait juste que, lors de prochaines éventuelles interventions pour faire face à une crise de type grecque, les créanciers privés soient également mis à contribution. Angela Merkel ne peut être soupçonnée du moindre anticapitalisme: son problème, ce sont les électeurs allemands. Mais elle avait ouvert la porte à l’hypothèse que les dettes publiques européennes n’étaient pas garanties à 100% pour les banquiers qui avaient gagné des sommes conséquentes en acquérant des titres d’État porteurs d’intérêts. Immédiatement, la spéculation s’est déchaînée et le gouvernement irlandais a été sommé de mettre en place une rigueur accrue – ce qu’il a fait en réduisant les dépenses sociales… mais en maintenant un taux dérisoire pour l’impôt sur les sociétés – en échange d’une «aide» européenne. Aide qui va, en fait, bénéficier aux banques irlandaises et aux banques étrangères détenant des titres irlandais. Quant aux suggestions de Madame Merkel, leur application éventuelle a été repoussée à un horizon lointain. Les «marchés» ont gagné. Mais la renégociation des dettes publiques et des engagements des banques est désormais une hypothèse ouverte en Europe.

Le sommet européen des 16 et 17 décembre a décidé de pérenniser un Fonds européen de stabilité financière, ce qui nécessitera une modification du traité de Lisbonne – qui se fera sans doute par une procédure simplifiée sans consultation populaire – et l’augmentation du capital de la Banque centrale européenne, qui va continuer à aider les banques. Le 18 décembre, les dirigeants français, allemands et anglais ont demandé un gel du budget européen jusqu’en 2020. Au total: tout pour la monnaie, le soutien aux banques et la rigueur pour les politiques de soutien à l’économie et d’aide aux pays pauvres de l’Union.

Le Portugal et l’Espagne – dotés, comme la Grèce, de gouvernements «socialistes» – se sont à leur tour lancés dans la mise en œuvre de mesures d’austérité. Ces différents pays sont la démonstration que l’appartenance à la zone euro n’est pas la protection contre les désordres économiques, mise en avant lors de l’adoption du traité de Maastricht. À l’intérieur de la zone euro, les crises monétaires sont remplacées par des crises du crédit.

L’austérité est de mise dans toute l’Union européenne à l’image de Fillon assurant dans son discours de politique générale du 25novembre qu’il n’y aurait «plus de dépenses publiques supplémentaires pour relancer la croissance». L’heure est à la compression des dépenses sociales, à la remise en cause des systèmes de retraite et de protection sociale, à la baisse des salaires des fonctionnaires. La généralisation de ces politiques dans l’Union européenne ne peut manquer de casser la croissance, de rendre plus lourde la charge de la dette et, donc, d’inquiéter les «marchés» qui exigeront de nouvelles mesures d’austérité. Ainsi, le 17décembre, la «note» de l’Irlande a été baissée…

La «stratégie du choc»

Le risque de guerre des monnaies, l’incohérence du pilotage de l’économie américaine, les interrogations sur les dettes des États européens sont un signe de la profondeur de la crise. Et cette impuissance des bourgeoisies à définir des solutions cohérentes est, en retour, un facteur d’aggravation de la situation.

Mais, au-delà des aveuglements idéologiques néolibéraux, on ne peut exclure que, en Europe notamment, certaines bourgeoisies –ainsi que les gouvernements de droite ou de «gauche» qui en sont les émanations– jouent, sciemment, la «stratégie du choc»: utiliser les crises grecque, irlandaise, … pour faire mettre en œuvre des mesures qui ne passeraient pas en d’autres circonstances et tenter ainsi de remettre définitivement en cause des pans entiers des systèmes de garantie sociale hérités de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Qu’importe, après tout, aux classes dominantes, une période de désordre monétaire, une nouvelle récession et quelques millions de chômeurs en plus si cet objectif est atteint ?

Henri Wilno

Publié dans : Revue Tout est à nous ! 17 (janvier 2011)


Dette publique et lutte des classes en Europe

Le champ de la crise économique et financière mondiale est un système planétaire très hiérarchisé et fortement différencié. Depuis son début en août 2007, le déroulement de cette crise ne s’est pas fait au même rythme d’un continent à l’autre, ni même entre pays voisins. Elle n’a pas toujours frappé les mêmes secteurs de l’économie et elle a pris des formes spécifiques qui ont varié d’un ensemble de pays à l’autre.

Dans le cas de l’Europe, l’une de ses expressions majeures est celle de crises bancaires, présentées comme crises d’endettement des États. Ce serait aux citoyen·ne·s ordinaires de chaque pays d’en payer la facture en acceptant des politiques d’austérité qui sont autant d’agressions majeures contre les conditions de travail et d’existence des salariés, des retraités et des jeunes, femmes et hommes.

Aucun pays en Europe n’échappe au processus de centralisation de l’affrontement social et de clarification des termes de son enjeu. Partout le binôme banques-gouvernement s’auto-désigne malgré lui comme l’ennemi auquel les salarié·e·s et les jeunes sont confrontés. Sous le titre, «Crise de la dette: la zone euro n’est pas l’Amérique latine»(1), l’économiste Daniel Cohen esquisse les contours d’une situation où «[…] la médecine (les plans d’austérité) [imposés par les marchés serait] trop amère et rejetée par les populations». En augmentant sans cesse leurs taux d’intérêt, [ils pourraient finir] par pousser un pays de la zone euro au défaut de paiement, [ce qui] «créerait une onde de choc très importante, un risque systémique pour toute la zone. Le système bancaire et financier en serait ébranlé». En un mot, on se retrouverait dans une situation du type de celle de la faillite de Lehmann en septembre 2008, mais avec la Banque centrale européenne (BCE) et non la Fed à la manœuvre, et avec beaucoup de cartouches brûlées.

Avec des formes de mobilisation particulières et sous l’impulsion initiale de secteurs qui différent de pays à pays, on commence à voir des affrontements d’un type qu’on n’avait pas vu depuis un certain temps. Partout une réflexion politique nouvelle débute. L’un des enjeux est que les militant·e·s contribuent à la nourrir d’une perspective unificatrice qui casse le cadre national dans lequel les luttes, et une bonne partie des débats, sont enfermés. Le caractère proprement européen de la crise des banques et de la dette, le rôle joué par la BCE et la désagrégation politique de «l’Europe» créent l’obligation pour celles et ceux qui ont défendu la perspective des États-Unis socialistes et démocratiques d’Europe de commencer à en ré-expliciter l’actualité.

Les banques et le capital fictif dans cette crise

La crise est entrée dans sa quatrième année. Sa progression a pris le plus souvent la forme particulière de soubresauts dans la sphère financière, ainsi que de crises sur les marchés des biens alimentaires ou des matières premières provoquées par la spéculation. La crise mondiale a connu, entre septembre 2008 et juin 2009, une phase de diffusion internationale rapide, marquée par des processus d’homogénéisation opérant tant par les canaux de la mondialisation financière que par le biais du commerce mondial, qui a reculé fortement pendant plusieurs mois.

La phase passagère de coordination politique et financière entre banques centrales et entre gouvernements, qui a eu lieu au cours de cette période, a eu comme principal objectif de contrecarrer la menace pressante de crise financière systémique. Le mot d’ordre des fondés de pouvoir de l’ordre capitaliste mondial a été «sauvons les banques». Pour que les enjeux soient pleinement compris, rappelons qu’aujourd’hui que celles-ci sont d’immenses conglomérats financiers dans lesquels les activités de guichet et le crédit commercial sont une très petite partie des activités et sources de profit, et dans le cas du crédit aux petites et moyennes entreprises (qui n’ont pas accès aux marchés de capitaux) une partie à très faible rentabilité qui les intéresse peu.

Pour l’instant, les gouvernements et les banques centrales paraissent avoir atteint cet objectif. […] À cette étape, la crise n’a pas réduit le pouvoir social et politique des conglomérats financiers et des fonds de placement. Bien au contraire. Dans la mesure limitée où il y a eu une destruction de capital fictif, […], celle-ci s’est faite surtout aux dépens des salarié·e·s. Dans les pays anglo-saxons qui ont des systèmes de retraite par capitalisation (faits de sommes qui proviennent majoritairement d’une épargne salariale, car les entreprises ont mis fin aux systèmes dans lesquels les employeurs cotisaient) (2), les travailleurs·euses en ont subi le poids en qualité de retraité·e·s. Ils l’ont subi aussi comme propriétaires hypothéqués, expulsés de leur maison. Dans ces pays, notamment aux États-Unis, le capital et l’État leur ont infligé une double, voire une triple peine: le licenciement, la fonte de leurs droits à pension et la perte de leur logement (c’est ce que de bons films ont montré, Cleveland contre Wall Street, et maintenant Inside Job).

Pour le capital et l’État, la tâche maintenant est de tenter de faire un pas de plus et de faire peser le poids de la crise partout par le biais de la dette publique. C’est en tant que « citoyen·ne·s » qu’ils veulent frapper les travailleurs·euses, des citoyen·ne·s qu’on voudrait passifs, des contribuables incapables d’échapper à l’impôt, des salarié·e·s bénéficiant encore dans des pays importants de systèmes de protection sociale, en partie des usager·e·s de services publics, même si on les transforme à vitesse grand V en «client·e·s». […]

L’action pro-cyclique de la finance aux Etats-Unis et en Europe

Passé le bref choc de septembre-octobre 2008, et une fois assurés de bénéficier de l’appui absolu des gouvernements, les conglomérats financiers ont voulu renouer le plus vite possible avec les profits. […] Chaque groupe qui le pouvait a cherché à dévier les pertes les plus graves sur les plus faibles, ou tout simplement les plus vulnérables, les plus exposés à des problèmes de liquidité à un moment critique. C’est le jeu auquel les Goldmann Sachs et autres Stanley Morgan excellent, où plus on a d’hommes à soi au cœur du pouvoir d’État, mieux on se porte (c’est l’une des pistes explorées avec un grand succès par le film Inside Job). Mais l’essentiel a été la mise en œuvre, à l’égard des débiteurs, de politiques que les économistes désignent comme « pro-cycliques » […].

Aux États-Unis, l’action pro-­cyclique des conglomérats financiers a pris la forme du refus de rééchelonner les dettes hypothécaires et de positionner les lobbies de Wall Street au Congrès de façon à ce que l’État fédéral ne puisse pas agir (sauver les banques, oui; sauver les propriétaires hypothéqués, non). Par l’intermédiaire de leurs filiales ou de banques hypothécaires satellites, ils ont mené des saisies immobilières à vaste échelle. Ces saisies ont eu comme résultat de faire chuter les prix immobiliers encore plus […]. Les effets pro-cycliques sont devenus si apparents, que tout récemment, les banques, talonnées aussi par des procédures judiciaires pour rédaction imprécise des contrats de prêt, ont décidé de ralentir le rythme des saisies. […]

Au premier rang des moyens mis en œuvre pour contrecarrer ces processus par les États-Unis, il y a le […] recours à la planche à billets, dont les conditions sine qua non sont le dollar comme «monnaie du monde» et le «seigneuriage monétaire» planétaire exercé par les États-Unis. […] Le dollar est […] branlant et la politique monétaire américaine ne fait que l’affaiblir, mais c’est une monnaie qui tient toujours pour l’instant, permettant aux États-Unis de mener une politique unique. Rien de tel pour l’euro qui n’a jamais atteint le statut de monnaie de réserve internationale, qui subit sans moyen de réaction les contrecoups des politiques de change des autres détenteurs de monnaies importantes, et dont la capacité à servir même de moyen de circulation entre les pays membres de la zone euro est devenue problématique.

Les salariés européens face au binôme banques/gouvernement

En Europe et en particulier dans la zone euro (l’Euroland du jargon financier), les grandes banques dites «universelles» (qui sont la forme de conglomérat financier propre à l’Europe continentale) ont suivi une voie différente pour retrouver de hauts niveaux de rentabilité. Les effets en sont encore plus fortement pro-cycliques, d’autant qu’ils s’exercent sans le contrepoids que représentent, aux États-Unis, l’existence d’un gouvernement fédéral, d’une banque centrale au mandat aussi large et aux moyens aussi importants que la Fed, et le dollar.

La voie européenne de retour aux profits financiers des banques combine la spéculation sur les marchés des titres de la dette publique, la pression sur certains gouvernements (l’Irlande depuis deux ans, et à un degré pour l’instant moindre, l’Espagne) pour qu’ils garantissent les dettes privées et les inscrivent au passif de l’État, la pression enfin sur tous les gouvernements de l’UE pour qu’ils «réduisent la dette» au moyen de fortes coupes budgétaires et qu’ils accélèrent la destruction des systèmes de protection sociale.

[…] La finance est contrainte de montrer que c’est elle qui oriente les politiques gouvernementales quand elle ne les dicte pas dans le détail, par l’intermédiaire de la BCE et du FMI, hier à Athènes, aujourd’hui à Dublin. La présence maintenant quasi permanente du FMI en Europe n’est pas une question secondaire. Elle annonce que les citoyen·ne·s des pays européens vont subir le même traitement que ceux des pays d’Amérique latine. […] Nous sommes entrés de nouveau dans une phase de la lutte des classes où l’attention et la réflexion des salarié·e·s et de parties de la jeunesse doivent obligatoirement se focaliser sur le binôme gouvernements/banques.

De longues années d’euphorie financière ont ôté toute retenue à la haute bourgeoisie et à tous les parvenus de la finance et de la politique sur le plan de l’exposition de la richesse et de la corruption. […] Ce que les journalistes ont maintenant décidé de révéler à propos de l’Irlande montre que cela vaut aussi pour beaucoup d’autres pays européens. Même dans les pays où les salarié·e·s, les lycéen·ne·s et les étudiant·e·s n’ont encore ni engagé le combat directement comme ils l’ont fait en Grèce, ni encore commencé à préparer les conditions de l’affrontement, comme en France, mais aussi sous des formes spécifiques, en Allemagne et au Royaume-Uni, cette situation est grosse de révolte sociale et de crise politique, d’autant que le système financier européen a de grandes vulnérabilités propres. […]

De la Grèce à l’Irlande

S’agissant de la Grèce, en mai et juin dernier, tout a été fait pour cacher le fond de l’affaire, à savoir que ce qui était en jeu était la situation de surexposition de banques, notamment françaises et allemandes, c’est-à-dire la détention dans leurs portefeuilles de bons du Trésor grecs en grande quantité. La possession de ces titres donnait lieu à un flux d’intérêt important en raison du taux de plus en plus élevé que la Grèce a été contrainte de payer, à mesure que la spéculation s’est accrue et que les ratings des agences de notation se sont dégradés. L’inconvénient était que plus les taux augmentaient, plus la capacité effective de l’État grec à assurer le service de sa dette publique devenait problématique(3).

Il a donc fallu monter un scénario pour obliger le gouvernement grec à mettre en œuvre une politique d’austérité draconienne, destinée à éloigner le spectre d’une situation où le service de la dette ne pourrait plus être assuré (situation de défaillance publique). Il s’avère aujourd’hui que la potion administrée à la population grecque par le BCE, le FMI et les instances de l’Union européenne a eu pour effet une si forte chute de l’emploi, de la demande et de l’activité économique, que le service de la dette publique sera encore difficile à assurer dans les mois et années à venir.

Le cas de l’Irlande est différent. Une dette très élevée des banques locales a été transformée en dette publique. Il y a quatre ans, on parlait du «Tigre celtique»: le pays a connu une croissance très élevée, fondée sur sa position de plateforme d’assemblage et de vente vers le marché unique de l’UE pour les multinationales états-uniennes et japonaises. Afin d’obtenir le succès du oui au référendum¸ l’UE a accordé à l’Irlande le droit de continuer à interdire l’avortement et à imposer les entreprises au taux de 12,5%, c’est-à-dire de pratiquer le dumping fiscal en toute légalité.

Cette prospérité factice a impulsé une croissance domestique fondée sur l’immobilier et le tourisme, avec un financement basé sur la titrisation des créances et des lignes de refinancement auprès des banques hors du pays. Le bond spectaculaire du déficit budgétaire (d’un excédent de 2,9% en 2006 à un déficit de 32% en 2010) est dû presque entièrement à des interventions publiques, sur le modèle américain, pour sauver de la faillite les trois principales banques, et transformer un endettement dont elles sont les seules responsables en dette publique.

Impossible dans le cas irlandais de cacher qu’on a affaire à un sauvetage de banques, sans fard et à grande échelle, et que c’est pour tenter de les garder à flot qu’on a imposé des coupes sombres dans le budget et la baisse des salaires des fonctionnaires. Nous en sommes au second acte de la crise, celui où c’est l’État irlandais qui est proche du défaut de paiement, le sauvetage de ses banques s’avérant être au-dessus de ses moyens. […]

L’euro, une monnaie incomplète

La seconde source de très grande vulnérabilité du système financier européen résulte des déficiences criantes de la «construction européenne» née de l’Acte unique de 1986, du traité de Maastricht et des traités qui ont suivi. Ce sont des déficiences délibérées résultant de la volonté de chaque bourgeoisie de garder le maximum de cartes en main et de faire de l’Union européenne, avant tout, un instrument commun de libéralisation et de déréglementation, ainsi qu’un pivot du néo-corporatisme et d’une intégration profonde des syndicats au fonctionnement du capitalisme. La gestion de crise de la BCE dans le cadre fixé par Maastricht et la menace d’éclatement de la zone euro en sont les conséquences.

Il faut revenir sur la question de la monnaie. Jusqu’à la fin du régime monétaire de l’étalon-or, celui-ci était une monnaie «complète». Il était mesure de valeur des marchandises, moyen de circulation et de paiement de celles-ci, instrument de thésaurisation, c’est-à-dire de placement financier. Par là même, en synthétisant ces trois attributs, il était «monnaie du monde».(4)

On a parlé du dollar plus haut. Il reste la mesure de valeur du monde (toutes les statistiques des organisations internationales sont en dollars). Il continue à être l’un des principaux véhicules de circulation des marchandises. À un degré bien plus élevé, en raison de la dimension des marchés financiers états-uniens, il est un instrument de placement financier. Il réunit encore peu ou prou ces attributs, même si l’efficacité en est détruite du fait de la politique monétaire des États-Unis.

L’euro n’a pas vraiment acquis l’attribut de mesure de valeur (beaucoup de citoyen·ne·s des pays membres continuent à penser dans leur monnaie nationale antérieure, et à l’extérieur tout le monde fait la conversion en dollar). Il est moyen de circulation et de paiement dans l’espace des pays membres, mais pour le pétrole, les armes et beaucoup d’autres marchandises clés, il faut payer en dollars, donc être tributaire du taux de change. C’est aussi dans l’espace intérieur réduit de la zone que l’euro est instrument de thésaurisation et de placement financier.

La raison de ce degré élevé d’incomplétude est tout simplement que l’euro n’est pas adossé à un État fédéral, et que les gouvernements membres de l’euro n’ont même pas une autonomie de décision sur la monnaie commune. Ils sont tributaires en permanence de la Commission et du Conseil des ministres de l’UE d’un côté, et de la BCE avec son statut «d’indépendance» de l’autre. L’absence totale de contrôle des mouvements de capitaux ou de régulation financière fait de la zone euro un espace où la spéculation peut se déchaîner à tout moment […].

Ainsi que l’écrit Jacques Sapir, «l’euro ne pourrait fonctionner comme monnaie unique que si une volonté forte et légitime s’exprimait au niveau politique, et que s’il existait la possibilité d’opérer des flux de transferts importants entre pays membres (entre 6% et 10% du PIB de la zone), comme c’est le cas des États-Unis où des économies régionales hétérogènes sont ainsi intégrées dans un seul ensemble économique». Or «[…] faute d’une unité politique, qui ne peut être acquise aujourd’hui qu’à minima, […] l’avenir de la zone euro est désormais très compromis».(5)

Fragilité de l’UE face à la spéculation

Cette appréciation est partagée par un nombre croissant d’économistes […]. La première raison [découle] […] du montant et de l’imbrication en juin 2010 des dettes privées et publiques accumulées dans le bilan des banques européennes sous la forme d’actifs, sinon douteux ou toxiques, en tous les cas de plus en plus vulnérables en cas d’aggravation des conditions macroéconomiques en Europe, ou même simplement de durée prolongée de ce qui est nommé pudiquement une croissance «molle», même très «molle».

La seconde raison tient à la poursuite des attaques spéculatives, en dépit du plan d’aide à l’Irlande. Les fonds de placement spéculatifs considèrent toujours, qu’à un moment donné, l’Irlande ne parviendra pas à assurer le service de la dette. Ils s’inquiètent de sa stabilité politique. Ils savent que les déposants étrangers procèdent à une lente ruée bancaire en fermant leurs comptes dans les banques irlandaises(6). Ils ont pris bonne note aussi du succès de la grève générale au Portugal. Le taux d’intérêt sur la dette du Portugal continue à monter et l’attention se déplace de nouveau, comme en juin, vers l’Espagne, dont l’endettement total correspond à peu près à celui de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal ensemble. […]

La troisième raison a trait aux moyens limités dont la BCE et l’UE disposent au regard de la dimension de la «bombe de la dette» privée et publique de l’Europe. Commençons par la BCE. En 2009 celle-ci a créé des dispositifs dits «non-conventionnels», parce que ne figurant pas dans les dispositions du traité de Maastricht, notamment des prêts directs aux banques. […] L’autre mesure «non-conventionnelle» a été, depuis la crise grecque, l’achat de titres de la dette publique lorsque les taux d’intérêt grimpent trop. Seule la Grèce y a recouru pour l’instant.

Au moment où la crise irlandaise s’est aggravée, la ministre française de l’économie, Christine Lagarde, a affirmé que «la différence avec la Grèce est que l’UE et la zone euro ont cette fois un mécanisme d’aide à disposition». Ce sont les mécanismes créés début juin 2010, lors de la crise grecque qui permettent de prêter jusqu’à 750 milliards d’euros. Il s’agit d’un Fonds européen de stabilité financière (FESF), prévu pour une durée de trois ans, doté de 440 milliards d’euros de garanties apportées par les États de la zone euro, auxquels s’ajoutent 250 milliards d’euros de prêts du FMI et 60 milliards de prêts de l’Union européenne. […]

Le plan d’aide de la Grèce a été de 110 milliards d’euros et celui de l’Irlande se monte à 85 milliards. Il est devenu à peu près certain qu’à un moment le Portugal nécessitera une aide […] du même ordre que pour les deux pays précédents, donc encore supportable. En sera-t-il de même pour l’Espagne? Alors que son taux de chômage est passé de 11% à 20% en un peu plus de deux ans, elle doit refinancer, fin 2010, 150 milliards de titres publics arrivant à maturité. Si elle devait faire face à une nouvelle montée des taux et avoir à demander à bénéficier du mécanisme d’aide mis en place pour la Grèce, celui-ci éclaterait. […]

La répudiation des dettes publiques, mot d’ordre transitoire européen

La répudiation de la dette publique(7) est le principal, sinon le seul terrain que les militant·e·s doivent occuper; ils n’ont rien à faire sur le terrain du débat lancé par les souverainistes de gauche […] qui se demandent s’il faut que tel ou tel pays, dont la France, sorte ou non de l’euro. Si il doit y avoir éclatement de l’euro, il faut que ce soit le résultat du combat politique des salarié·e·s et de la jeunesse contre la dette, pour sa répudiation. […]

L’endettement public a sa source dans le bas niveau et la faible progressivité de la fiscalité directe (impôts sur le revenu, le capital et le profit des entreprises), ainsi que dans l’évasion fiscale. Le mécanisme en est simple: les gouvernements commencent par emprunter à ceux qu’ils renoncent à taxer, avant de les protéger ouvertement de l’impôt. Le service des intérêts opère ensuite un transfert de richesse au bénéfice des détenteurs des titres de la dette et renforce chaque fois plus leur pouvoir économique et politique. […]

En s’appropriant le mot d’ordre de répudiation, en le popularisant, les militant·e·s qui ont contribué à donner au mouvement contre les retraites [en France] sa grande force aideraient les salarié·e·s, les retraité·e·s, la jeunesse à avancer dans la brèche ouverte, fin septembre-début octobre 2010. […] Sa défense conséquente et soutenue serait aussi le soutien internationaliste le plus efficace que les militant·e·s français pourraient apporter aujourd’hui aux salarié·e·s et à la jeunesse de Grèce, du Portugal, d’Irlande. Mais le mieux serait qu’il devienne le mot d’ordre unificateur des anticapitalistes et des révolutionnaires dans toute l’Europe et qu’il serve de pont dans le combat pour une «Europe des travailleurs·euses».

Le processus d’intégration des pays membres de l’UE sur plusieurs décennies a eu des conséquences irréversibles, dont l’affaiblissement des travailleurs-euses, non pas face à leurs propres bourgeoisies, mais face au capital comme force mondiale (dont le régime bureaucratique-capitaliste de Chine est devenu l’un des principaux pôles). Il s’agirait de transformer [cette nouvelle donne] en point d’appui dans une lutte commune des salarié·e·s et des jeunes en Europe. Lutte commune contre le capital et contre les institutions qui le protègent (appareils d’État nationaux et institutions européennes); pour créer le seul cadre dans lequel le combat pour le socialisme au sens du mouvement ouvrier international formé au 19e siècle, et même pour un «anticapitalisme conséquent», puisse être mené.

Le retrait à l’intérieur des frontières nationales est impossible. C’est désormais seulement à l’échelle de l’Europe que peuvent être construits en commun, par les travailleurs·euses, le tissu industriel et les bases technologiques nécessaires pour répondre aux besoins des citoyen·ne·s des États européens, faire ce qui peut encore être fait pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et essayer de s’assurer que la réponse au changement climatique ne se fasse pas aux dépens des plus pauvres et des plus vulnérables. […]

Quels buts assigner à une Europe des travailleurs·euses?»:

1 Mettre fin au chômage est l’urgence nº1. Il représente une condamnation à l’exclusion et à la mort sociale lente, prononcée par le capitalisme à l’égard de dizaines de millions de femmes et d’hommes. La question du logement est également devenue cruciale, et celle de la santé est en passe de le devenir, avec l’aggravation de la précarité et le jeu des lois sécuritaires.

2 Prendre des mesures qui soient à la hauteur de la gravité de la crise écologique mondiale, en particulier de la crise climatique, mais aussi de la raréfaction et/ou de la destruction rapide des réserves de ressources naturelles, même en Europe.

3 Mettre fortement l’accent sur le combat contre le racisme et la xénophobie, et faire de l’Europe un point d’appui décisif dans la lutte contre l’impérialisme et le militarisme, ainsi que dans le combat des peuples opprimés contre la famine, la maladie et la misère. […]

François Chesnais

Economiste marxiste, professeur associé à l’Université de Paris-13, membre du NPA en France, auteur de nombreux livres et articles, dont La Finance mondialisée, Paris, La Découverte, 2004. La version intégrale de cet article a été publiée en novembre 2010 par la revue Carré Rouge. Nous en reprenons ici une version largement abrégée (y compris son titre et ses intertitres), d’abord pour des raisons éditoriales, mais aussi pour en faciliter l’accès et en permettre une plus large diffusion. Nous incitons cependant nos lecteurs-trices à consulter le texte original en ligne (www.carre-rouge.org). Il s’agit en effet de l’une des analyses les plus convaincantes des mécanismes de la crise actuelle du capitalisme, et des réponses que le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux européens devraient tenter de lui apporter.

Publié dans la revue SolidaritéS (Suisse) Numéro 181, janvier 2011

Notes:

1 Le Monde, 25 nov. 2010, page 17.

2 Voir à ce sujet le chapitre du livre de Catherine Sauviat et Laurence Lizé, La crise du modèle social américain, Presses universitaires de Rennes, 2010.

3 En raison de la nature des dépenses publiques [qui sont] à l'origine de la dette grecque (notamment des dépenses militaires très élevées) et des relations politiques extérieures du pays, celle-ci avait (et a toujours) des traits qui la rapprochent de la dette de pas mal de pays du tiers monde.

4 Suzanne de Brunhoff, La monnaie chez Marx, Éditions sociales, Paris, 1967.

5 Jacques Sapir, «Vers une crise terminale de la zone euro?», 24 nov. 2010,

www.medelu.org.

6 «Plugging the Hole», The Economist, 27 nov. 2010, p. 75.

7 François Chesnais, «Répudiation des dettes publiques européennes!», Contretemps, nº7, août 2010.


Crise financière, acte II

La Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande (Eire), l’Italie… sont en crise. La spéculation bat son plein sur la dette des Etats. Elle signe l’acte 2 de la crise financière, commencée en août 2007 et longtemps niée par les gouvernements. Ses causes se trouvent dans les modalités de la solution mise en œuvre par les Etats pour «sauver» le système financier.

L’entrée dans la crise systémique en août 2007

Rappelons que la crise d’août 2007 1 s’était traduite par la baisse brutale des cours des titres sur toutes les places financières, avec comme facteur déclencheur, les subprimes, les dettes des ménages américains titrisées et «structurées» dans des produits financiers spécifiques dont l’innovation revenait aux banques. Ces produits structurés dits SIV (Structured Investment Vehicle) avaient comme objectif de diffuser le risque pour le neutraliser. Dans un premier temps ces modèles mathématiques ont fonctionné. Mais la diffusion du risque a révélé des effets non prévus: elle organise une sorte de solidarité entre tous les acteurs financiers, qui subissent les contre-coups de cet effondrement.

Les banques avaient, dans le contexte de la dérèglementation financière des années 1980, changé de métier. Elles n’étaient plus l’intermédiaire financier obligé: toutes les opérations financières ne passaient plus par elles, mais par les marchés financiers. Du coup, elles sont devenues les conseillers des grandes entreprises pour l’introduction de leurs titres sur les marchés financiers, cautionnant l’émission de ces mêmes titres.

Lorsque les ménages américains ont été dans l’incapacité de payer les intérêts de leur dette, toute cette construction financière s’est écroulée, et les banques se sont trouvées en première ligne. L’obligation légale leur a été faite de mettre dans leur bilan – alors que toutes les opérations de conseil sont «hors bilan» – les titres en question au prix du marché, soit dévalorisés. Certains de ces titres ont été considérés comme «illiquides», autrement dit d’une valeur égale ou proche de zéro. Mises dans l’incapacité d’absorber tous ces titres, elles ont affiché des pertes gigantesques.

Face à cette situation, le «chacun pour soi» s’imposait. Chaque banque, considérant que sa voisine pouvait faire faillite, et ignorant à quel niveau chacune était engagée sur le marché des subprimes, refusait de prêter. Or, le système bancaire fonctionne au jour le jour suivant un système de compensation: la banque qui a des liquidités prête à celle qui en a besoin pour faire face à ses échéances. Le «gel» de la compensation devait entraîner les faillites des banques dans l’incapacité d’honorer leurs dettes au jour le jour. Les Banques centrales – la FED comme la BCE – sont venues, dans un premier temps, au secours des banquiers en prenant la place du système de compensation défaillant. Elles ont dégagé des «lignes de crédit» pour éviter la vague de faillites qui s’annonçait.

Dans le même temps, les gouvernements des pays anglo-saxons – Grande-Bretagne, Etats-Unis –, pourtant considérés comme les plus libéraux, sont massivement intervenus pour sauver chaque banque, y compris au prix de la nationalisation, comme ce fut le cas pour la Northern Rock au Royaume-Uni ou Fannie Mae et Freddie Mac aux Etats-Unis: ironie d’une histoire économique qui pourtant n’en manque pas! L’explication est à chercher dans la dépendance, croissante, de l’économie à l’endettement. Pour donner un point de référence: les ménages britanniques sont endettés à hauteur de 173%, les américains de 130%, et les français de 73%. Pour éviter l’effondrement, il fallait donc, et rapidement, sauver le système financier.

Le 15 septembre 2008 a marqué une étape importante à la fois dans la réalité de la crise et dans sa prise de conscience. Il existe un avant et un après la faillite de Lehman Brothers, grande banque américaine que le gouvernement étasunien a refusé de secourir, sans doute pour une multitude de raisons dont l’une fut vraisemblablement de faire un test grandeur nature. La réussite fut totale: un tsunami financier et économique mondial. La banque était présente dans la plupart des pays, dans des secteurs industriels – c’est elle qui gérait le Fonds de réserve des retraites en France – et bien sûr dans la finance mondialisée. Le choc brutal a nécessité une intervention quantitativement plus importante des Etats pour éviter les effets en chaîne de cette faillite.

La réaction s’est effectuée dans un cadre national. Après des années de négation de la place et du rôle de l’Etat-Nation, celui-ci effectuait un retour pour aider ses capitalistes, y compris contre les capitalistes des autres nations. Un certain bluff idéologique accompagnant la «mondialisation» avait vécu. On en avait appelé à cette dernière pour justifier les politiques de régression sociale pays par pays, avec leur cortège de dérèglementation, de privatisation, d’ouverture des frontières. La concurrence libre et non faussée, vulgate du libéralisme économique, se présentait comme le dogme sur lequel reposait toute cette construction au service de l’efficience des marchés. Le prix de marché devait indiquer l’avenir, construire les orientations du futur. Ladite ouverture des frontières devait assurer – c’était la base idéologique de la création de l’OMC le 1er janvier 1995 – le développement de tous les pays et le bonheur de tous. Cette idéologie s’est brisée sur les rochers de la crise systémique du capitalisme. Cette crise de légitimité de l’idéologie libérale n’est pas la moindre de celles que vit le capitalisme.

Aux Etats-Unis, la réflexion est engagée visant à reconstruire une théorie économique déterminant d’autres bases que l’efficience des marchés. Cette critique – même venant du Prix Nobel Joseph Stiglitz –, jusque à la faillite de Lehman Brothers, était inaudible. Aujourd’hui, elle est largement partagée. De manière logique elle provoque une sorte de «retour de Marx», même si les économistes américains tournent plutôt leur regard du côté de Darwin ou des neurosciences. Cette crise idéologique ouvre largement le champ des possibles et oblige à un débat renouvelé, d’une part sur les concepts et la méthode de l’économie politique, et d’autre part sur les politiques économiques elles-mêmes. Pour comprendre le monde et avoir une chance de le transformer, il est nécessaire d’aborder l’économie en lien avec toutes les autres sciences sociales: le fait politique est la synthèse de toutes les sciences sociales.

La crise systémique – incluant des crises plurielles – fait la démonstration que l’Etat-Nation, malgré la transnationalisation des firmes et les changements dans la division internationale du travail, reste la forme d’organisation des capitalistes. Marx le soulignait déjà: le «chacun pour soi» est une réaction habituelle dans les situations de crise ouverte. Le retour de l’Etat-Nation a libéré un espace pour une nouvelle dimension de la crise systémique, jusque-là latente, celle de l’euro et en conséquence celle de la construction européenne.

Des solutions provisoires facteurs de crise

Après le 15 septembre 2008, pour répondre à l’approfondissement de la crise financière, les Etats sont donc intervenus, dégageant des sommes fabuleuses pour venir en aide à leurs banquiers, assureurs, industriels. Pour le seul système financier, il s'agit de sommes de l’ordre de 20% du PIB, de la création de richesses. Le gouvernement américain a décidé de sauver de la faillite le premier assureur mondial, AIG, pour éviter les effets, en plus grand, de la faillite de Lehman Brothers. Plus d’une centaine de milliers de dollars ont été déversés dans ce tonneau des Danaïdes. Partout ces mesures ont été présentées comme des plans de relance, alors qu’elles ne changeaient en rien la donne macroéconomique, mais permettaient aux institutions financières de continuer à exercer leur nouveau métier – celui de spéculateur sur les marchés financiers (via les traders de belle réputation) –, sans renouer avec leur métier traditionnel, seul changement qui aurait pu jouer un rôle positif pour le retour de la croissance économique. Ces aides, comme les crédits alloués par les banques centrales à des taux d’intérêt peu élevés – 1% pour la zone euro, vraisemblablement moins aux Etats-Unis –, ont permis de lutter contre le risque de faillite à court terme. Mais la crise financière n’était pas une crise de liquidités, mais une conséquence de la crise de solvabilité et de profitabilité. Si les banques ne se prêtaient plus les unes aux autres, ce n’était pas par manque de liquidités – elles existaient – mais à cause du doute sur la solvabilité. Si ces mêmes banques ont refusé de prêter globalement aux entreprises – ce que leur demandaient tous les ministres de l’Economie et des Finances –, c’était également à cause d’un doute sur la profitabilité à venir (si les pertes sont au rendez-vous, comment les capitalistes industriels pourront-ils payer les intérêts de la dette?). Enfin, pourquoi prêter davantage aux ménages – déjà endettés – si personne ne prévoit que le pouvoir d’achat pourrait augmenter? L’augmentation rapide du chômage est venue aussi accentuer cette perte de confiance dans la capacité des ménages à faire face au service de leur dette. Les encours de crédits bancaires ont ainsi logiquement diminué pendant l’année 2009.

Les Etats ont refusé la voie de la réglementation, seule à même de changer la donne. Le contexte ne changeant pas, les agents économiques subissent le poids de la même logique, qui est celle du système. Dans son discours du 22 octobre 2008, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, avait préconisé «la moralisation du capitalisme financier», avec comme mesure phare la suppression des agences de notation: excellente idée qui n’a pas trouvé la voie de sa réalisation! Ainsi le système en crise a poursuivi sa route, en accéléré, vers… une crise plus profonde encore.

Que pouvaient faire les banques de leurs liquidités? Spéculer sur les marchés financiers pour augmenter leur bénéfice à court terme! Et ce avec toutes les conséquences négatives sur l’économie. Ainsi les «solutions» – les «aides» individualisées aux banquiers, aux assureurs, toute cette intervention micro économique –, ont réussi à reporter le risque de faillite des banques. De ce point de vue ces plans ont semblé répondre à la crise. En fait, ils ont permis un sursis. Tout en ouvrant la porte au deuxième round de cette crise, portant sur la dette souveraine. La Grèce, apparaissant comme le maillon faible, s’est trouvée au centre de la spéculation.

Un monde incertain et en sursis

Pour s’épargner ce deuxième round, il aurait fallu changer totalement la donne, «remettre la finance à sa place» 2, c’est-à-dire au service de l’industrie 3. Faute d’interventions des Etats sur la structure de l’économie, les banquiers, ni nationalisés ni mis au pas, ont laissé libre cours à leurs habitudes malgré tous les scandales, celui de Madoff comme celui de la Société Générale (plus que du seul Kerviel).

Comme tous les opérateurs financiers – les fonds d’investissement, les fonds de pension, les hedge funds pour citer les sociétés uniquement financières –, elles ont spéculé sur la dette souveraine, celle des Etats, seul domaine qui permettait d’engranger des bénéfices spéculatifs. Dette des Etats provenant en partie de l’aide apportée aux banques pour éviter leur faillite. Le reste est issu des besoins de financements 4 au jour le jour. La réponse aurait pu être – comme ce fut le cas pendant les Trente Glorieuses, ou récemment en Grande-Bretagne – la «monétisation» des déficits. La banque centrale, institut d’émission, peut créer de la monnaie – la fameuse «planche à billets» – pour couvrir ces besoins de financement. C’est une alternative aux emprunts sur les marchés financiers: la création de moyens pour faire baisser le niveau d’endettement sans recourir aux politiques d’austérité drastique, qui ont comme effets évidents d’approfondir la récession, et même de la programmer. L’autre moyen pour diminuer la dette est de la «restructurer», soit en français de l’annuler. Les Etats, s’ils sont solidaires – dans le cadre de la zone euro par exemple –, sont en capacité de le faire. C’est une solution qui est de plus en plus évoquée, effrayant les banques qui se trouveraient prises dans la spirale d’une spéculation à la baisse les menaçant directement et pouvant conduire à leur faillite.

Pour l’heure, il n’en est pas encore réellement question. C’est une arme de chantage que le gouvernement grec a déjà utilisée, tout en mettant en œuvre une politique d’austérité sous l’égide à la fois de l’Union européenne et du FMI.

Tous, ou quasiment tous les économistes mettent en garde les gouvernements sur l’imbécillité de ces politiques déflationnistes dans un environnement marqué par la déflation, la baisse des prix due à la récession elle-même, présente dans toutes les économies capitalistes développées. La faible reprise, aux Etats-Unis, en Allemagne, en France et dans quelques autres pays, ne saurait faire illusion. Un titre de La Tribune (30 juin 2010) résume bien la situation: «La reprise s’essouffle avant même les plans d’austérité», et de lister la stagnation de la confiance des industriels, la chute du moral des consommateurs américains… On pourrait y ajouter l’augmentation du chômage, de la précarité, la baisse du pouvoir d’achat, la dégradation des conditions de travail et la montée de l’incertitude généralisée…

Le gouvernement français a présenté son plan d’austérité – le nom est tabou, il ne faut même pas parler de «rigueur» – comme un «geste vers les marchés financiers», pour conserver ces fameux trois A – AAA – décernés par les agences de notation qui jugent à la fois les entreprises, les Etats et les produits financiers. Leur rôle de régulation leur a été octroyé par les Etats lors de la vague libérale de déréglementation des années 1980, et il ne leur a pas été repris depuis l'entrée dans la crise, malgré toutes les critiques formulées contre ces agences qui sont payées par ceux-là mêmes qu’elles doivent noter (un système qui appelle la corruption).

Les trois A se traduisent par des taux d’intérêt faibles sur les marchés financiers, condition pour ne pas augmenter le service de la dette. Ces taux, pour l’Allemagne et la France en ce qui concerne la zone euro, sont aux alentours de 3%, avec une légère dégradation de la note de la France au milieu de l’année 2010 qui laisse penser que la spéculation sur les dettes souveraines ne fait que commencer. La spéculation s’est attaquée, après la Grèce, aux autres PIIGS – acronyme utilisé par les opérateurs sur les marchés financiers pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne – afin de faire monter la prime de risque, augmentant de ce fait les taux d’intérêt pour ces pays. Le poids du service de la dette devient trop lourd, obligeant à un refinancement rapide et à une augmentation des intérêts versés aux souscripteurs de ces obligations d’Etat, normalement sans risque.

Un Etat ne peut faire faillite, même si la chancelière allemande pense le contraire en prônant une législation pour déclarer un Etat en faillite. Quel tribunal pourrait se charger de cette tâche? Il faudrait créer une juridiction internationale de tribunaux de commerce. On voit toute la dimension de démagogie – et de mépris vis-à-vis des pays du Sud de l’Europe – que charrient ces propositions. Une «faillite» économique pourrait exister, comme ce fut le cas pour les pays d’Asie du Sud-Est – ou, auparavant, le Mexique en 1982 –, si un pays se trouvait dans l’incapacité d’honorer sa dette, à la fois privée et publique, faute de nouveaux capitaux. Il est question de «quasi-faillite» en fonction des réactions qui s’organisent au niveau mondial pour éviter l’explosion du système financier. De ce fait même ladite faillite – la disparition, le dépôt de bilan – est un chiffon rouge agité pour diaboliser la dette et en faire la seule question de l’heure, en dissimulant les enjeux sociaux.

Il est possible, en revanche, à un Etat ou à plusieurs de refuser de payer la dette, en la restructurant, solution qui accroît la méfiance réciproque des banques. La BRI – Banque des règlements internationaux – note qu’«à la fin décembre 2009, les banques situées dans la zone euro détenaient 62% des créances bancaires sur l’Espagne, la Grèce, l’Irlande et le Portugal, et les banques françaises et allemandes sont les plus engagées 5».

Les agences de notation 6 ont dégradé les notes de la Grèce à BB– faisant accéder ses obligations au rang peu enviable de junk bond, d’obligations pourries obligeant, de par la loi, les compagnies d’assurance-vie à se séparer de ces titres. Elles les ont donc vendus, renforçant la méfiance à l’égard de la dette grecque. Puis ont suivi l’Espagne, en proie à une crise profonde, à la fois financière et immobilière mais aussi économique, le Portugal…

Le résultat: un éclatement de la zone euro. Les taux d’intérêt à dix ans connaissent une variation qui va de moins de 3% à plus de 10% dans les moments de tension, en passant par 5% pour d’autres. Plus aucune politique monétaire unique n’est possible dans cette zone, et la BCE est dans l’incapacité d’en mettre une en œuvre. Du coup, elle ne change pas ses taux d'intérêt et se cantonne en une prudente réserve, tout en intervenant aux marges du Traité de Lisbonne en rachetant les obligations grecques sur la marché secondaire, une sorte de financement indirect. Elle ne finance pas la dette grecque. Si elle le faisait, il faudrait qu’elle achète des obligations qui viennent d’être émises sur le marché primaire. Elle joue donc un rôle de soutien du marché obligataire, afin d’éviter une baisse trop importante des obligations émises pour financer la dette précédente.

C’est une des contradictions de la spéculation sur la dette souveraine. En faisant augmenter les taux d’intérêt 7 pour les obligations nouvellement émises, on fait baisser le cours des obligations précédentes. Pour prendre un exemple: si les obligations précédentes étaient émises au taux d’intérêt de 4% et que les nouvelles le sont à 10%, le possesseur de l’obligation à 4% a intérêt à la vendre pour acheter celle à 10%. Comme tout le monde fait logiquement la même chose, cette opération microéconomique peut provoquer une baisse générale et un krach obligataire.

La deuxième contradiction de cette spéculation tient à la position des banques. Dans le même temps elles bénéficient de la spéculation et sont très engagées dans le financement de la dette grecque et des autres Etats de la zone euro. De ce fait les banques françaises, allemandes ou américaines (Goldman Sachs en particulier, qui gère les émissions des obligations souveraines grecques) peuvent se trouver menacées. Une défaillance, soit de la dette publique, soit – on l’oublie dans les commentaires – de la dette privée, et c’est la faillite faute de possibilité de se refinancer.

On retrouve, dans ce deuxième round, les caractéristiques du premier. Les banques, ne sachant pas à quel niveau chacune d’entre elles est engagée dans la dette grecque – publique et privée –, ne se font plus confiance et le système de compensation au jour le jour est en passe d’être «gelé». Le risque de faillite renaît. Pour éviter ce risque, les Etats sont intervenus, soi-disant pour «aider la Grèce» et sauver l’euro, en fait pour éviter cet effet de panique. Pour la même raison, la BCE a alloué, début juillet 2010, 131, 9 milliards aux banques de la zone euro pour qu’elles puissent rembourser le prêt précédent de la BCE de 442 milliards d’euros alloué aux 1121 banques, à un taux d’intérêt de 1%. Et l’euro continue sur sa tendance baissière. Cette baisse ne peut pas avoir d’effets positifs. Les exportations et les importations sont principalement destinées aux autres pays de la zone ou de l’Union européenne. Seule l’économie allemande pourrait en bénéficier.

Début d’éclatement de l’Union européenne

Devant la crise de la dette souveraine qui secoue la zone euro, la réponse de l’UE – et de l’Allemagne, donc de la droite au pouvoir, puissance économique dominante de la zone – a été, contre toute attente, le durcissement des critères du Pacte de stabilité devenu le guide unique de toutes les politiques économiques. Les ratios des déficits publics et de la dette publique rapportés au PIB ne doivent pas dépasser 3% et 60% respectivement. En 2010, aucun Etat, y compris l’Allemagne, ne respecte ces critères. Ils sont en eux-mêmes porteurs de tendances centrifuges. Apparemment, tous les gouvernements mènent la même politique – l’austérité renforcée passant par la baisse de la 8 dépense publique –, mais chacun chez soi, sans définition d’une politique commune. Le «chacun pour soi» est désormais imposé par la chancelière allemande et sa coalition de droite libérale, qui défend son intérêt et celui de ses capitalistes et, doutant de l’avenir de l’UE, joue cavalier seul. Les sondages indiquent au sein de l’opinion un mouvement vers le retour au mark devant l’échec de la monnaie unique et des sommes astronomiques dépensées soi-disant pour aider les pays «faibles». Il faut rappeler que 110 milliards d’euros ont été débloqués au plus fort de la crise de la Grèce et un fonds européen de 750 milliards a été créé pour répondre à la spéculation. Toutes ces mesures ne répondent en rien à la dimension de la crise actuelle.

En effet personne n’est dupe. L’attaque sur les dettes souveraines exprime une crise de la monnaie unique. Les rédacteurs du Traité de Maastricht – repris par le Traité de Lisbonne – avaient conçu la monnaie unique comme le pas supplémentaire pour le Marché unique, qui devait exister comme le résultat des 300 propositions du Livre blanc de la Commission européenne, présidée à l’époque par Jacques Delors, connu sous le nom d’Acte unique et voté comme tel par les parlements nationaux. Au 1er janvier 1993, date de fin de la mise en œuvre des 300 propositions, il manquait 20% de réalisations portant, et ce n’est pas anodin, sur l’harmonisation des fiscalités, indirectes en particulier. Aucun bilan n’a été tiré. La fuite en avant supposait d’aller à marche forcée vers la monnaie unique. Il était possible, la proposition en avait été faite, de commencer par une monnaie commune faisant cohabiter pendant un temps euro et monnaies nationales, pour se donner le temps d’une véritable construction politique appelant des élections démocratiques et un modèle social de référence afin d’éviter la mise en concurrence des systèmes sociaux et donner une légitimité à cette nouvelle entité supra étatique.

En lieu et place, la monnaie unique a été gérée par une BCE indépendante de tout pouvoir politique, antidémocratique par définition, et incapable, de par le traité même, de répondre aux situations de crise. Son seul objectif étant la stabilité des prix, dogme issu en ligne directe de l’idéologie libérale la plus éculée qui fait de la monnaie un simple voile posé sur les échanges. Sans l’avouer clairement et en louvoyant, Jean-Claude Trichet, le président de la BCE, s’est trouvé contraint de créer de la monnaie pour sauver les banques et les assureurs, puis de racheter des obligations de l’Etat grec. Cette intervention a suscité une controverse en Allemagne, pointant la nationalité de Trichet. Des journaux allemands ont cru voir un complot porté par la France: Trichet, Strauss-Kahn (directeur du FMI), Lamy (directeur de l’OMC) seraient d’accord pour organiser une cabale contre l’Allemagne… Situation qui témoigne du degré de cohésion de cette UE!

La crise de l’euro était inscrite dans son statut de monnaie sans Etat. Depuis le cours forcé des monnaies et la disparition des métaux précieux comme monnaie de référence, la force d’une monnaie dépend de la puissance de son Etat. Sans Etat, la monnaie perd sa légitimité. Jusqu’à présent le système fonctionnait sur l’assimilation euro et Allemagne, la force de la monnaie dépendant à la fois du dollar et de la puissance de l’économie allemande. Depuis la crise dite de la dette souveraine le gouvernement allemand ne fait qu’exprimer des doutes sur l’euro, et demande que les pays défaillants soient exclus de la zone euro.

La création d’un «gouvernement économique» de la zone ou de l’ensemble de l’UE est un débat qui, tel le phénix, ne cesse de renaître sans trouver de concrétisation. Et pour cause. Il n’est pas en prise avec les traités.

Les défenseurs du Traité de Lisbonne – adopté de manière antidémocratique – devraient s’interroger sur son échec. Comment construire des solidarités avec un tel traité qui fait des critères du Pacte de stabilité le nec plus ultra de l’intervention politique? Comment lutter contre la crise en pratiquant une austérité renforcée, facteur en elle-même et par elle-même de forces centrifuges aggravées?

Le débat sur la politique économique à suivre sépare les grandes puissances. Les Etats-Unis de Barak Obama, bénéficiant de leur statut de superpuissance, prônent une politique de relance et font la leçon aux Européens, tandis que l’Allemagne d’Angela Merkel défend à la fois une politique d’austérité renforcée et la réglementation des banques et des marchés financiers internationalisés, avec le souci de défendre les intérêts de ses capitalistes industriels. L’Allemagne – comme le Japon – a toujours eu un temps de retard, en fonction de son histoire, quant à la dérèglementation financière. Dans la crise actuelle, ce retard est un avantage. Ce conflit explique l’échec du G20 de fin juin 2010.

La logique économique est du côté d’Obama. Pour combattre la récession, il faut une vraie politique de relance qui passe par l’augmentation des salaires et le retour du plein emploi, et par la réduction du temps de travail. Dans cette optique, plutôt que de déstructurer le système de retraites, il faudrait augmenter les pensions pour alimenter le marché final tout en haussant les dépenses de l’Etat pour financer les services publics qui permettent la satisfaction des besoins collectifs sans passer par la valorisation d’un capital.

Du côté de la crise financière, laisser les banquiers décider individuellement de leur intervention, c’est ouvrir la porte à la poursuite de cette crise. De plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la nationalisation des banques, seul moyen d’asseoir une réglementation réelle. Cette nationalisation devrait donner naissance à un pôle financier public fonctionnant comme un service public 9.

De telles mesures ouvriraient la voie à un début de solution de la crise écologique profonde dans laquelle le monde s’enfonce. Elles financeraient un service public de l’environnement, d’abord national puis européen.

Ces solutions s’inscrivent dans la nouvelle donne mondiale en voie de se mettre en place. Le processus de mondialisation connaît une inversion depuis l’entrée dans la crise. Il est possible, comme le fait Patrick Artus 10, de parler de «déglobalisation», un mouvement à la fois illustré par le retour de l’Etat-Nation, par l’absence de constitution d’un capitalisme supra national – européen en particulier – et par la nécessité pour le capitalisme industriel de se débarrasser du poids encombrant du capitalisme financier. C’est donc tout le régime d’accumulation qui se voit mis en question, régime souvent qualifié jusqu’à la crise d’août 2007 de «régime d’accumulation à dominante financière». La naissance d’une nouvelle architecture apparaît nécessaire pour révolutionner de nouveau le capitalisme et lui permettre de se régénérer. Une révolution qui passe par la case augmentation du profit via la surexploitation des salariés. Là est la logique des attaques actuelles. Il s’agit à la fois de consolider une société de la concurrence de tous contre tous (et contre toutes), de la guerre entre les générations – et c’est bien là que gît le lièvre de cette contre-réforme conservatrice du gouvernement français –, et entre les «communautarismes». Il s’agit donc d’infliger une défaite à tout le mouvement ouvrier, à la fois pour le court terme – gagner l'élection présidentielle pour Sarkozy – et pour le moyen terme. Le gouvernement exprime la logique de sa classe sociale et il mène la guerre de classe, dans un contexte de vacuité idéologique. La crise de représentation du monde de la part des gouvernements de droite – et des capitalistes – ne permet pas de penser, d’imaginer d’autres politiques économiques.

Robert Reich, économiste du travail et ancien ministre du Travail de Clinton, exprime, dans les colonnes de La Tribune 11 l’impossibilité d’une politique d’inspiration keynésienne telle qu’elle était mise en pratique dans les années 1930 et dans l’après Deuxième Guerre mondiale. Il propose «trois principes majeurs». Le premier porte sur l’absence de nécessité de lutter contre les déficits à court terme. Ils peuvent «s’avérer nécessaires pour tirer l’économie mondiale hors de la Grande Récession 12» tout en faisant la différence entre les PIIGS et les autres pays de l’UE, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Le deuxième porte sur l’endettement qui doit financer les investissements publics tout en baissant les dépenses sociales considérées par lui comme «improductives», une grande rupture par rapport à la pensée keynésienne. Enfin, il met en cause le système inégalitaire comme responsable de la crise – à juste raison – tout en prônant le retour de la classe moyenne, en réduisant les écarts de revenus, pour alimenter la demande tout en réduisant les actifs spéculatifs. Les contradictions sont à plusieurs niveaux dans ces propositions. Comment recréer une classe moyenne alors que toutes les politiques menées ces trente dernières années l’ont laminée? Comment alimenter la demande finale si le pouvoir d’achat des salaires n’augmente pas et si le chômage ne diminue pas? Il faudrait augmenter les dépenses sociales, ce qu’il se refuse à envisager.

Si l’on veut comprendre la logique des gouvernements de l’UE, qui sous-tend leur politique économique, il faut la situer uniquement sur le terrain social. Selon celle-ci, seule la défaite de la classe ouvrière peut permettre d’augmenter l’exploitation des salariés et hausser le taux de profit… y compris au prix d’une récession renforcée, voire d’une dépression, comme l’expérience des années 1930 le confirme. Les gouvernements sont obnubilés par le libéralisme, par le raisonnement microéconomique – au niveau de la firme et de ses contraintes –, un libéralisme qui même en crise continue d’exercer sa domination faute d’autre idéologie, et par le souci de mener la lutte des classes suivant les considérations d’un Medef, et plus généralement d’un patronat incapable de voir au-delà de son pouvoir à court terme.

A la différence des Etats-Unis, où au niveau des élites le débat se situe sur le terrain de la sortie de la crise du point de vue du capitalisme, en Europe le mouvement ouvrier pourrait promouvoir des solutions anticapitalistes permettant de lutter dans le même temps contre les crises économique, sociale, écologique, culturelle… De telles mesures possèdent en effet une crédibilité économique plus importante que des politiques d’austérité guidées par une volonté d’affrontement social, y compris contre toute logique économique.

La contradiction du capitalisme dans la crise systémique est bien là. Pour sortir de la récession, pour renouer avec la croissance, il faudrait une politique de relance qui renoue avec la forme sociale de l’Etat, contradictoire avec la nécessité de hausser le profit à court terme qui va de pair avec un capitalisme financier exerçant toujours son hégémonie. Cette politique d’augmentation des salaires, des retraites, comme la défense et l’élargissement des services publics, donnerait une nouvelle impulsion aux luttes des classes et renforcerait les capacités de résistance du mouvement ouvrier. Il pourrait présenter ses solutions et avoir une plus grande possibilité et capacité à les imposer. Autrement dit, la réponse économique adaptée à la crise actuelle ne peut que fortifier le mouvement ouvrier dans son programme de transformation sociale. Il trouverait là une possibilité de refonder un projet socialiste.

La crise systémique dans laquelle le capitalisme est entré en août 2007 n’a pas fini d’exercer ses effets. Les crises sont plurielles et se renforcent les unes les autres. Le début de crise de la construction européenne en fait partie. Elle est loin d’être terminée. Elle oblige à concevoir l’architecture d’une autre Europe, dimension nécessaire pour répondre à la crise. La sortie de l’euro pour la France, a fortiori pour la Grèce, se traduirait par une crise plus importante encore, dans le contexte actuel de recrudescence de la crise financière et économique. Avec des licenciements pour hausser le taux d’exploitation – faire baisser le coût du travail – pour répondre à cette nouvelle donne se traduisant par une énorme chute de la monnaie redevenue nationale. La dévalorisation de la monnaie ne sera pas un avantage compétitif, la France, et moins encore la Grèce, ne disposant pas des industries capables de s’imposer au niveau mondial, et il convient de surcroît de ne pas oublier la transnationalisation des firmes. Le seul pays où cette option est visiblement étudiée, et qui pourrait le réaliser sans dommage pour lui, est l’Allemagne. Le retour au mark poserait ce pays comme une grande puissance. Mais signifierait la destruction de toute la construction européenne. La monnaie unique, dernier avatar de cette architecture libérale, est devenue le maillon faible qui peut entraîner dans sa chute tout l’édifice.

Ainsi se trouve posée, également à ce niveau, la nécessité d’alternatives au capitalisme. Lorsque les gouvernements s’attaquent à toutes les solidarités collectives, à tous les acquis sociaux des luttes ouvrières, y compris ceux acquis au XIXe siècle, il ne lui reste, pour assurer la cohésion sociale, que la répression. Il y a urgence à défendre et les libertés démocratiques et les acquis sociaux, en recherchant des formes de solidarité européenne. Les luttes sociales montrent la voie. Elles ne suffisent pas. La politique doit reprendre toute sa place.

Nicola Benies. Publié dans Revue Contretemps n°7, janvier 2011

Pour s'abonner à la revue Contretemps : http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Voir mon Petit manuel de la crise financière et des autres, Syllepse, 2009.

2 Comme le titre Alternatives Economiques de juillet 2010.

3 Ce serait l’objet d’une autre réflexion. Actuellement, l’industrie signe son retour comme lieu essentiel de la création de richesses. Toutes les idéologies prônant les groupes sans usines, avec seulement des bureaux de recherche, ont vécu…

4 Et non pas des déficits comme on l’affirme trop souvent. Le déficit est un résultat à un moment donné, à la fin de l’année en général. C’est un résultat comptable qui ne signifie rien quant au montant de la dette. Les Etats, comme les entreprises, ont besoin de financer leurs dépenses à un moment donné et recherchent les crédits nécessaires. Il pourrait se faire que le déficit soit égal à zéro – ce serait très exceptionnel – et que l'endettement augmente…

5 Informations reprises dans Alternatives Economiques de juillet 2010. Voir aussi, dans ce même numéro, l’article de Jacques Adda.

6 Il est même question d’un «marché mondial de la notation» dominé par les «trois sœurs», trois acteurs privés, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch.

7 Via la spéculation sur le marché des CDS (Credit Default Swaps). Ces produits financiers sont des produits d’assurance contre le risque de défaut de paiement d’un emprunteur. Ils sont aussi cotés sur un marché spécifique. La hausse de ces CDS se traduit par la perte de confiance envers l’emprunteur, et sa note est dégradée par les agences de notation. Les spéculateurs contre la dette grecque les ont donc joués à la hausse pour dégrader la Grèce et ainsi ouvrir la porte à l’augmentation des taux d’intérêt. Le ministre des Finances allemand a proposé de supprimer ces CDS pour les dettes souveraines.

8 Le glissement du pluriel – les dépenses publiques –, au singulier – la dépense publique –, est révélateur de la volonté de s’attaquer à l’ensemble des dépenses sociales sans analyser leur raison d’être et leur nécessité.

9 Cf. Petit manuel de la crise financière et des autres, op. cit.

10 In Pourquoi il faut partager les revenus, co-écrit avec Marie-Paule Virard, La Découverte, 2010. Ils font la démonstration que la seule voie à suivre pour sortir de la crise c’est… l’augmentation des salaires!

11 Du 2 juillet 2010, en préparation de leurs «rencontres économiques» annuelles. Olivier Pastré estime qu’il faut dessiner «l'esquisse d’une nouvelle croissance» partant de l’hypothèse juste dans la crise systémique que le régime d’accumulation doit totalement se transformer. Cette «révolution» suppose de rompre avec l’internationalisation des marchés financiers… Des réflexions commencent à émerger sur une nouvelle donne qui inclurait la définition de nouvelles politiques économiques. Il semblerait bien que les gouvernements aient quelque retard à l’allumage.

12 Les majuscules sont de lui. Une autre manière de dire «crise systémique».

Voir ci-dessus