Révolution tunisienne : « Le peuple veut dissoudre ce gouvernement »
Par Wassim Azreg, Nizar Amami, Anis Mansouri le Samedi, 29 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

L'opération de ravalement de façade de la bourgeoisie tunisienne se poursuit et a connu un premier succès d'importance alors même que la révolution tunisienne ne cesse de s'étendre au reste du monde arabe. Le « nouveau » gouvernement provisoire tunisien, toujours dirigé par le Premier ministre Ghannouchi, issu du régime de Ben Ali, n'aura pas tardé à montrer son véritable visage. Ce 28 janvier, la police a brutalement dispersé - provoquant la mort d'un manifestant - les occupants de la place de la Kasbah, à Tunis, qui exigaient la chute du gouvernement Ghannouchi, même « remanié ». La contre-révolution relève la tête, accélérant la décantation entre les classes sociales un moment « unanimes » (en apparence) lors de la fuite de Ben Ali. D'une part le prolétariat urbain et paysan veut poursuivre la révolution jusqu'au bout, tandis que la bourgeoisie, soutenue par l'impérialisme et entraînant une bonne partie de la petite bourgeoisie, exige la fin des grèves, des manifestations et le retour à la « normalité ». Et elle s'en donne les moyens. En face, par contre, la direction du syndicat UGTT a de nouveau capitulé en reconnaissant la légitimité du nouveau gouvernement « d'unité nationale », semant ainsi la confusion et la division dans les forces populaires, mais aussi la contestation à sa base. Si, dans la capitale, le retour à « l'ordre » semble prédominer pour l'instant, dans l'intérieur du pays, où de nombreux Conseils de défense de la révolution se sont constitués et exercent de facto le pouvoir, les masses restent mobilisées avec les mêmes exigences immédiates: la destruction complète de tous les vestiges de la dictature, l'épuration et la condamnation des coupables, ainsi que la convocation d'une Assemblée constituante. Nous reproduisons ci dessous une interview (réalisée avant les événements du 28 janvier) de notre camarade Nizar Amami, syndicaliste PTT et porte-parole de la Ligue de la Gauche Ouvrière, organisation-soeur de la LCR en Tunisie et qui fait partie du « Front du 14 janvier », rassemblant les partis de la gauche radicale et des forces nationalistes. (LCR-Web)

Wassim Azreg – Pourquoi peut-on parler de révolution en Tunisie ?

Nizar Amami – C’est une révolution dans tout le sens du terme, mais selon un nouveau schéma. Tant dans la manière dont ce mouvement s’est construit, que dans le souffle qu’il a trouvé pour continuer. Ce qui se passe en Tunisie est la première révolution du XXIe siècle. Avec comme objectif, une nouvelle société et une Constituante capable de fonder une vraie démocratie répondant aux problèmes sociaux et économiques.

Cette dynamique continuera jusqu’à ce que les revendications populaires et démocratiques soient atteintes. Ce n’est pas une révolution classique, tant par les moyens techniques utilisés pour contourner le blocus mis en place par la dictature (Facebook, les SMS, les téléphones mobiles…), que dans les demandes et revendications qui sont passées du droit au travail et à une vie digne, à la volonté d’être libre et au cœur de la démocratie.

Cette révolution a également utilisé des formes plus classiques comme la grève générale dans les régions, des manifestations et des cercles de discussions partout. Mais elle a aussi bénéficié, jusqu’à présent, de la non-participation de l’armée aux massacres, ce qui a permis à cette vague populaire de s’exprimer. C’est une révolution permanente tant dans ses modes d’action que dans ses revendications. Au départ, les actions étaient organisées pendant la journée, mais ensuite, face à la police politique qui agissait la nuit, elles sont devenues nocturnes. Il était ainsi possible de contrer la police et d’avoir un avantage tactique quant à la reconnaissance du terrain et des quartiers.

Après la chute du dictateur et face aux exactions des bandes armées lancées par l’ancien régime, des comités d’autodéfense se sont mis en place. Aujourd’hui, face à la vacance du pouvoir local, ces comités ont pris le contrôle des anciens locaux du RCD pour gérer les affaires de certaines villes et gouvernorats (préfectures). Ils montrent ainsi la voie et tracent les contours des nouvelles étapes du processus révolutionnaire.

Ces comités sous toutes leurs formes et modalités d’action défendent les acquis de cette révolution. Ils ne sont pas prêts à s’arrêter avant d’avoir obtenu la satisfaction de toutes leurs revendications, comme le montre le slogan actuel « le peuple veut dissoudre ce gouvernement ».

Quelle est le rôle joué par le mouvement syndical ?

À côté et avec ces organisations populaires, se trouvent en première ligne des syndicalistes et certaines structures syndicales qui ont imposé leur orientation au secrétariat général de l’UGTT, la centrale syndicale unique.

La gauche syndicale, certaines fédérations et unions locales et régionales de l’UGTT sont aujourd’hui au cœur du processus révolutionnaire.

Ce n’est pas un hasard, car depuis plusieurs années déjà, on a vu des fédérations appeler à des grèves sans l’accord du secrétariat général.

Ces structures ont même, dans certain cas, montré la voie dans les luttes et dans la manière de s’organiser. C’était, par exemple, le cas des unions locales du bassin minier de Gafsa, il y a trois ans.

Grâce à la mobilisation populaire, la gauche de l’UGTT a pu vaincre l’orientation de sauvetage de l’ancien régime portée par le secrétariat général de la centrale. Cela s’est traduit par un soutien du bureau exécutif de l’UGTT aux grèves générales organisées dans certaines régions et qui ont participé à la chute de Ben Ali.

Depuis le début des manifestations, l’action des militants syndicaux des fédérations de l’enseignement secondaire et primaire, de certains secteurs de la santé, des PTT (poste et télécommunications), des chômeurs diplômés, s’est conjuguée à celle des avocats et des étudiants de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget). Les militants syndicaux ont joué un rôle important sinon primordial dans l’organisation et l’encadrement des manifestations. Une des preuves du rôle clé du syndicalisme, est que de nombreuses manifestations sont parties des locaux de l’UGTT. Les syndicalistes ont également joué un grand rôle dans les débats locaux et la création des comités, ainsi que dans la marche populaire vers la capitale à partir du 22 janvier.

Qu’est-ce que le Front du 14 janvier ?

Le Front du 14 janvier représente une partie importante de l’opposition tunisienne. Il s’est constitué avec les événements de ces derniers jours et la fuite du dictateur. C’est un cadre politique qui permet de regrouper de nombreuses forces de gauche et nationalistes arabes. Il participe à Tunis et dans d’autres régions aux manifestations et à la radicalisation des revendications.

C’est une réponse au processus révolutionnaire actuel afin de donner corps aux slogans mis en avant par les manifestants. Son but est de proposer une alternative populaire, ouvrière, progressiste et révolutionnaire face aux forces contre-révolutionnaires. La plateforme jusqu’ici proposée a besoin d’être précisée et approfondie. Les discussions et l’évolution de la situation vont y contribuer. Ce front se veut une force de proposition permettant la rupture avec le système économique et social dominant, afin de pouvoir prendre à bras-le-corps les questions du chômage, de la précarité et de la paupérisation de pans entiers de la société. Il appelle aujourd’hui à la création d’une Assemblée constituante élue respectant la parité. Celle-ci doit comprendre toutes les forces politiques, associatives et syndicales issues du mouvement populaire. Elle doit préparer une nouvelle Constitution permettant aux citoyens de déterminer la nature de l’État à mettre en place.

Propos recueillis à Tunis par Wassim Azreg (Commission Maghreb du Nouveau Parti Anticapitaliste, France), le 25 janvier 2011


Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé pour un bouquet de jasmin

Révolution de jasmin ? Printemps arabe ? La machine médiatique globalisée s’est mise en marche pour mettre en boîte et édulcorer des mouvements révolutionnaires que l’impérialisme et les bourgeoisies concernées entendent étouffer au plus vite. Pour faire le point sur la situation en Tunisie, nous nous sommes entretenus avec notre camarade Anis Mansouri, de retour de Tunis.

Jean Batou – Que peut-on dire du nouveau gouvernement provisoire d’unité nationale ?

Anis Mansouri – Jeudi 27 janvier, un troisième gouvernement provisoire d’ « unité nationale » a été mis en place à Tunis. Il est formé de trois anciens ministres du RCD (parti de Ben Ali), dont Mohamed Ghannouchi, l’ancien Premier ministre, artisan des politiques dictées par les instances financières internationales. De plus, le nouveau gouverneur de la Banque centrale, Kamel Nabli, est issu des sommets de la Banque mondiale, où il était responsable pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. A côté de ces poids lourds et des institutions de la dictature toujours en place (gouvernorats régionaux, forces de répression, etc.) que pèse réellement le « renouveau », incarné par les autres membres du gouvernement, issus d’autres secteurs ?

Quel a été le rôle de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et comment ont évolué ses positions au cours de ces dernières semaines ?

En dépit de l’attitude de certains membres de son Bureau exécutif, et surtout de son secrétaire général, Abdessalem Jrad, qui s’est désolidarisé des meetings organisés dans les locaux du syndicat, et a même rencontré Ben Ali à plusieurs reprises, les membres de l’UGTT ont joué un rôle important pour faire le lien entre les revendications sociales du mouvement et ses perspectives politiques. Pendant une période, la Commission administrative de la Centrale (86 membres) a joué un rôle important dans la direction politique du mouvement, poussant à demander le départ immédiat de Ben Ali. Elle a même exigé que les sommets de la bureaucratie syndicale retirent leurs trois ministres du second gouvernement mis en place par le Premier ministre. Le jeudi 27 janvier, cette même Commission administrative a cependant accepté de soutenir le troisième gouvernement provisoire, tout en refusant d’y participer. Elle a aussi exigé la mise en place de commissions de réforme et d’investigation. Cette évolution est très dangereuse, dans la mesure où elle répond à la volonté des privilégié-e-s tunisiens et des grandes puissances internationales de stopper le développement du processus révolutionnaire.

Mais où en est le mouvement populaire ? Peux-tu décrire ses formes d’organisation et d’action ?

Jusqu’à l’annonce du troisième gouvernement, le 27 janvier, il y avait des grèves générales par région et des grèves reconductibles par secteur (de l’enseignement aux transports). Des comités de quartier auto-organisés avaient vu le jour très rapidement pour s’occuper de l’auto-défense du mouvement contre les milices du pouvoir. Ils se sont transformés par la suite en comités d’action et de mobilisation (ravitaillement, occupations, etc.). Il faut aussi mentionner le fameux mouvement des « Caravanes de la liberté », qui est parti de l’intérieur du pays (en particulier du Centre et du Sud-Est, mais aussi du Nord-Ouest) pour camper devant les édifices officiels du gouvernement avec une seule exigence : faire tomber le régime Ben Ali et son gouvernement. L’un des participants a d’ailleurs lancé à l’une des figures de l’opposition qui siège dans le gouvernement actuel : « Vous nous traitez d’affamés ; oui, nous le sommes… Affamés de liberté et de dignité, alors que vous n’êtes affamés que de pouvoir et de sièges ». Ce sont ces femmes et ces hommes, ces colonnes de manifestant-e-s, qui ont occupé la place Al-Kasbah à Tunis. La première décision du troisième gouvernement, aujourd’hui soutenu par l’UGTT, a été de les faire évacuer très brutalement par les forces de répression. Ils-elles sont rentrés dans leurs villes et villages en héros et y poursuivent le mouvement, notamment en occupant les locaux régionaux du parti-Etat (RCD). Quarante-deux d’entre eux/elles sont actuellement poursuivis devant les tribunaux pour avoir résisté à la milice et à la police.

Quelles sont les forces qui soutiennent aujourd’hui ce troisième gouvernement d’unité nationale et quelles sont celles qui s’y opposent ?

Toute la frange libérale du mouvement démocratique soutient ce gouvernement, de même que l’Ordre des avocats, qui a joué un rôle rès important dès le début du soulèvement. Leur mot d’ordre essentiel c’est : « Ni RCD, ni chaos ! ». De son côté le mouvement islamiste En-Nahdha, dont le dirigeant historique Rached Gannouchi est revenu de son exil à Londres, le 30 janvier, a appelé lui aussi à soutenir ce gouvernement. Avec l’appui de la majorité de la Commission admninistrative de l’UGTT, ce consensus rassemble donc des forces considérables. Seul le Front du 14 janvier, qui fédère essentiellement les différentes composantes de la gauche anticapitaliste, continue de revendiquer la liquidation effective de l’ancien régime et l’élection d’une Assemblée constituante. Il est composée du Parti communiste des ouvriers tunisien, PCOT ; de la Ligue de la gauche ouvrière ; du Parti du travail patriote et démocratique ; des Patriotes démocrates ; des Indépendants de gauche ; ainsi que des nationalistes arabes (baathistes et nassériens).

On entend constamment répéter que les femmes sont opprimées et disqualifiées dans le monde arabe. Peux-tu nous dire quel a été leur rôle dans le processus révolutionnaire tunisien ?

Dès le début, les femmes ont largement porté la mobilisation. Plusieurs d’entre elles sont tombées sous les balles des forces de répression. De même, le mouvement féministe a joué un rôle de premier plan, même s’il est aujourd’hui scindé en deux, comme le reste du mouvement, par rapport à l’attitude à adopter face au troisième gouvernement provisoire. Le 29 janvier, les féministes ont d’ailleurs organisé une grande manifestation pour une totale égalité citoyenne, qui a pu se tenir malgré de nombreuses provocations et agressions de la part de la milice, avec la complicité de la police. Le lendemain, des féministes revendiquant une Tunisie libre et démocratique ont été brutalement agressées par certains militants islamistes venus accueillir Rached Ghannouchi à l’aéroport de Tunis (une vidéo circule largement sur facebook, qui montre ces violences détestables). Il est ainsi très important aujourd’hui d’affirmer notre solidarité avec le mouvement féministe en Tunisie.

Tu parles du rapport de forces entre formations politiques et syndicales, mais que sont devenues les revendications sociales du mouvement populaire ?

Les composantes libérales et islamistes de l’opposition ne soutiennent pas sérieusement les revendications sociales qui sont à la base du mouvement : le droit au travail, le développement régional équitable, l’accès aux services publics et une vie digne. Pour les mêmes raisons, elles refusent d’aller jusqu’au bout du processus politique révolutionnaire, qui nécessiterait la destruction des institutions de l’ancien régime, la dissolution du parti-Etat et des forces de répression, ainsi que l’élection d’une Assemblée constituante. Pourtant, de larges secteurs du mouvement populaire continuent à porter les revendications qui sont la raison même de leur colère. Cela représente donc un grand défi pour les forces anticapitalistes que de donner un débouché politique et organisationnel à ces larges secteurs paupérisés, faute de quoi, le rique est grand que le mouvement ne s’essouffle dans les jours et les semaines à venir.

Propos recueillis pas Jean Batou

1er février 2011. Interview faite par le périodique suisse « solidaritéS » et à paraître dans son n° 82.

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