ACEC 1979: la lutte pour les 36 heures
Par Guy Van Sinoy le Dimanche, 21 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

Robert Dussart, dirigeant ouvrier communiste, est décédé le 16 juillet dernier. Ouvrier métallurgiste de la région de Charleroi, il avait participé très jeune à la grève générale de 1936 et était devenu, après la guerre, délégué FGTB permanent aux ACEC, puis président de la délégation syndicale. Adhérant au Parti communiste en 1951 et il en est devenu par la suite membre de sa direction. Directeur du Drapeau rouge de 1971 à 1974, sénateur communiste en 1977, il avait finalement rompu avec son parti en 1995 en appelant à voter Ecolo.

Nous tenons à rendre hommage à ce militant ouvrier communiste combatif et nous voulons évoquer, sans esquiver les critiques fraternelles, deux luttes ouvrières d’envergure où Robert Dussart a joué un rôle central dans la région de Charleroi : la grève générale de 60-61 et la longue grève, moins connue, des travailleurs des ACEC en 1979 pour tenter d’arracher la semaine de 36 heures.

La grève 60-61 aux ACEC

En décembre 1960, bien que le congrès national de la FGTB venait de repousser la motion déposée par André Renard en vue d’organiser une journée de grève en janvier 1961 contre la Loi unique, les travailleurs affiliés à la CGSP communaux partirent en grève. Le 20 décembre aux ACEC, réuni en assemblée générale en front commun, le personnel (10.000 travailleurs à l’époque) décida de cesser  le travail et, sous les consignes de Robert Dussart, de partir en cortège faire débrayer les autres usines de la région… en dépit des tentatives des bureaucrates syndicaux sociaux-démocrates de l'époque (Arthur Gailly et Ernest Davister) de stopper le mouvement. Dans le supplément à La Gauche de décembre 2010 consacré à la grève générale 60-61, nous avons reproduit une interview de Robert Dussart faite à notre journal en 1961. A la question de savoir quels étaient les éléments les plus importants de la grève, Dussart répondait alors ceci :

« 1) L’affermissement de la démocratie syndicale : les dirigeants syndicaux du "sommet" ont de très grandes responsabilités, mais ils ne peuvent croire qu'ils ont le monopole de la vérité et un sens infaillible de l'opportunité. La participation la plus large de la base est indispensable. Il est impératif que l'on discute, pour développer et approfondir le mouvement et éviter ainsi toute discordance désagréable, preuve d'un mauvais fonctionnement de la démocratie syndicale.

2) André Renard, à la radio, a eu raison de dire qu'il est impossible d'amender la loi unique et qu'il faut la rejeter en bloc. Car faire le contraire prouverait, entre autres, que la CSC était fondée à jouer sur les amendements. Les conditions actuelles nous permettent, à travers l'abrogation de la loi unique, de faire réussir un programme de réformes économiques, sociales, fiscales, de fondement socialiste dans le sens de la FGTB. Le rejet de la loi est, pour nous, une condition de reprise. La base ne pourrait accepter d'être mise devant un fait accompli, comme ce fut le cas pour le pacte social. Les travailleurs de la base ont pris la responsabilité de lancer le mouvement. C'est à nous qu'il appartient de le finir.

3) Il faut lancer le mot d'ordre de grève générale nationale. On a attendu trop longtemps, en Flandre, pour le faire. Les travailleurs flamands, à la base, sont plus conscients qu'on ne le dit.

4) Il faut être très fraternel envers les affiliés de la CSC qui continuent à lutter avec nous. Notez, à ce propos, qu'aux ACEC, notre tâche a été facilitée par le fait que, le 15 décembre, la CSC a lancé dans l'entreprise le mot d'ordre d'une grève générale de vingt-quatre heures contre la loi unique.

5) Il faut préparer sérieusement une marche sur Bruxelles pour la reprise de la discussion parlementaire. L'expérience de 1950 a prouvé qu'un tel mot d'ordre est efficace.

6) Il faut se garder des restes de corporatisme. Les centrales syndicales doivent être totalement solidaires et des amendements à la loi unique ne peuvent être acceptés parce qu'il plaisent, par exemple, à une centrale particulière.

7) Il faut garder, pendant et après le conflit, l'esprit de fraternité qui doit régner entre les travailleurs et promouvoir notre unité de classe. Ne nous repoussons pas d'après nos appartenances politiques ou religieuses ou d'après notre position de majoritaires ou de minoritaires. »

Participation la plus large de la base, rejet pur et simple de la loi unique, nécessité d’appeler à la grève générale, unité d’action avec les travailleurs de la CSC, marche sur Bruxelles, solidarité interprofessionnelle, nécessité de l’unité de classe et rejet du sectarisme. On ne peut qu’abonder dans le sens des déclarations de Robert Dussart en 1961 lors de cette interview. Notons cependant qu'en ce qui concerne la stratégie de la marche sur Bruxelles, Dussart était nettement à gauche de son propre parti qui combattait ce mot d’ordre et invitait les travailleurs en grève à se limiter à l’envoi de délégations de grévistes au parlement pour faire pression sur les députés.

En janvier 1961, les travailleurs des ACEC seront parmi les derniers à reprendre le travail, drapeau rouge en tête en disant «On remettra ça!»

1979: une grève stoïque pour les 36 heures

Pour beaucoup de militants ouvriers d'aujourd'hui, la longue grève menée par les travailleurs des ACEC, avec à leur tête Robert Dussart, est sans doute moins connue que le rôle de locomotive joué par les ACEC dans la région de Charleroi en 60-61. C'est notamment pour cela que nous voulons rappeler les principaux épisodes de cette lutte de 1979 et tenter d'en tirer des enseignements pour les prochaines luttes sociales qui nous attendront à la rentrée de septembre 2011, lorsque le gouvernement mettra sur la table les mesures d'austérité destinées à faire payer par le monde du travail les cadeaux qui ont été faits aux banques.

Au cours de la première moitié de l’année 1979, une lutte sociale historique a opposé les travailleurs des Fabrications métalliques, et en particulier ceux des ACEC, à la fédération patronale Fabrimétal (actuellement Agoria). Déjà en 1979, la bataille pour sauvegarder les emplois était au centre des préoccupations dans les usines. Aux ACEC, repris par Westinghouse, le siège de Charleroi n’occupait plus que 3.500 travailleurs (10.000 en 60-61). En même temps, les travailleurs du secteur du verre de la région de Charleroi allaient aussi mener une grève d'envergure, avec élection d’un comité de grève régional, pour la défense de l’emploi. Nous reviendrons sur cette lutte des verriers dans un prochain article.

Aux ACEC les travailleurs vont entamer une lutte pour la semaine hebdomadaire de 36 heures sans perte de salaire. Le patronat parviendra à mettre partiellement celle lutte en échec avec la complicité active de la bureaucratie syndicale tant FGTB que CSC (chacune dans le style qui leur est propre).

Dès le début, un conflit dur

Dès le début de l'année, le conflit démarre sur les chapeaux de roue. Interviewé dans La Gauche (15 février 1979), Robert Dussart explique:

" Depuis deux ans, nous n'avons plus eu de chômage partiel au siège de Charleroi. En janvier 1979, nous avons déposé notre cahier de revendications: les 36 heures par semaine en 1979 (une semaine de 40 heures suivie d'une semaine de 32 heures) et une augmentation générale des salaires de 10 francs de l'heure (soit environ 25 eurocents de l'heure).

En réponse au cahier de revendications, la direction annonce un nouveau chômage partiel pour 250 travailleurs par roulement à partir du 5 février. La délégation annonce qu'elle refuse ce chantage et déclenche une action de 24 heures le 26 janvier. La direction convoque alors le bureau de la délégation syndicale (8 délégués). Ce bureau informe la direction qu'il refuse de la rencontrer si tous les délégués syndicaux ne sont pas présents. La direction invoque le manque de locaux suffisamment grands pour réunir toute la délégation. Les délégués occupent alors un mess réservé aux visiteurs de marque. En représailles, les délégués syndicaux sont mis à pied pour 8 jours. La délégation décide alors d'organiser un référendum dans l'usine, à la suite d'assemblées sectorielles, pour permettre aux travailleurs de se prononcer par écrit sur les objectifs et les moyens de lutte (grève un lundi sur deux). »

« On ne peut négocier valablement sans le poids de l'action des travailleurs. »

Robert Dussart développe alors un point de vue fondamental dans la bataille pour l’emploi et qui n’a d’ailleurs rien perdu de son actualité: "Il n'y pas de solution immédiate à la crise si on ne passe pas tout de suite aux 36 heures. C'est une première étape obligatoire. (…) Nous ne ferons pas le printemps seuls aux ACEC, mais notre initiative peut être reprise par d'autres entreprises wallonnes ou flamandes. Le triple échec pour un accord interprofessionnel ne peut continuer et la riposte de la délégation des ACEC exprime une chose simple: on ne peut, dans le cadre des rapports de force actuels, négocier valablement et avec autorité autour du tapis vert, s'il n'y a pas sur la table le poids de l'action des travailleurs."

Aujourd’hui, nos dirigeants syndicaux devraient méditer ce point de vue fondamental avancé par Robert Dussart s’ils veulent réellement empêcher le recul social annoncé avec un prochain plan d’austérité de 20 milliards d’euros.

Contre-offensive patronale

Coup de théâtre au cours de la nuit du 14 au 15 février: alors que les négociations régionales et sectorielles traînaient en longueur, Fabrimétal annonce qu'un préaccord est intervenu (entre Fabrimétal et la bureaucratie syndicale) pour les 101 entreprises carolorégiennes et namuroises des fabrications métalliques (16.500 travailleurs). Ce préaccord prévoit les 38 heures en deux étapes (39 heures au 1er avril 1979, 38 heures au 31 décembre 1979, une prime de 3.000 francs le 1er juillet 1979, une autre de 5.000 francs le 1er août 1980.). Le vendredi 16 février, les secrétaires syndicaux régionaux métallos (François Cammarata pour la CSC, Georges Staquet pour la FGTB) tiennent séparément une assemblée de délégués. Cammarata défend le préaccord devant sa base, tandis que Staquet présente le préaccord sans le défendre. (Les dirigeants de la FGTB et de la CSC feront de même en 2011 avec l’accord interprofessionnel 2011-2012)

Mais dans les entreprises les plus combatives de la région, les travailleurs ne s'en laissent pas compter! Aux ACEC 98% des travailleurs rejettent le préaccord, réaffirment leur volonté d'obtenir les 36 heures et entament leur première grève reconductible de 24 heures. La presse locale se déchaîne et dénonce « l’aventurisme des travailleurs des ACEC et en particulier de leur délégué principal Robert Dussart qui… risquent de priver les autres entreprises du secteur des 38 heures et des primes ».

Rejet du préaccord à Charleroi et dans le Centre

Malgré la campagne de presse, l’exemple des travailleurs des ACEC est contagieux. Chez Hanrez, à la Câblerie de Charleroi (CDC), chez Dassault, aux Forges de Courcelles, les travailleurs emboîtent le pas des ACEC et rejettent le préaccord. Dans la région du Centre, la proposition patronale est aussi rejetée à l’Aciérie d’Arts à Haine-St-Pierre, aux Ateliers du Thiriau à Bois d’Haine, aux Ateliers des Hayettes à Morlanwelz, aux ABR à Familleureux. Dans l’ensemble à Charleroi et dans le Centre, le référendum organisé dans les entreprises rejette le préaccord (à plus de 95% dans les entreprises de plus de 500 travailleurs).

La bureaucratie syndicale vole alors au secours de Fabrimétal. Dans une conférence de presse, Georges Staquet annonce que «l’idée d’une grève n’est pas retenue momentanément» (alors qu’une des questions du référendum prévoyait explicitement une grève régionale si le projet était rejeté!). Les bureaucrates régionaux ne se privent pas pour tenter de susciter  la division dans les rangs ouvriers. «Je ne peux lancer les petites entreprises dans un conflit qui ne serait mené que par les grosses!» affirme Staquet. Alors que Cammarata y va de son couplet en évoquant: «l’espoir que les travailleurs des grosses entreprises obtiendront plus, dans une négociation entreprise par entreprise, que les propositions du préaccord ».

A Liège, les organisations syndicales ont accepté un préaccord régional qui prévoit les 39 ou 38 heures jusque fin 1979 et un relèvement du salaire horaire minimal. Cela porte un coup à la solidarité ouvrière vitale en période de lutte.

C'est à ce moment que les travailleurs du verre de la région de Charleroi entrent en lutte pour le maintien du volume de l’emploi et revendiquent 36 heures pour tous en 1979, sans perte de salaire et avec embauche proportionnelle.

Les appareils syndicaux canalisent la protestation

Devant le sabotage de l’action régionale par la bureaucratie syndicale, les travailleurs des Fabrications métalliques se retranchent sur la lutte pour les conventions d’entreprise. Le personnel des ACEC et de la Câblerie de Charleroi entame une grève au finish pour les 36 heures et une hausse de salaire de 10 francs, tandis que chez Hanrez on fait deux grèves de 24 heures. Au même moment, des milliers de travailleurs du verre sont en grève dans la région de Charleroi. Dans les autres sièges des ACEC (Gand, Herstal, Ruisbroeck) des arrêts de travail ont lieu.

C’est dans ce contexte explosif que se prépare une manifestation régionale à Namur le 29 mars. Cette manifestation qui réunira 80.000 participants sera bien encadrée par les appareils syndicaux. Comme d’habitude lorsque les travailleurs laissent éclater leur ras-le-bol lors des grands rassemblements, les dirigeants syndicaux prononcent des discours radicaux. Jean Gayetot (FGTB) affirme « Nous ne paierons pas les 36 heures par un blocage des salaires », tandis que Robert D’Hondt (CSC) « exige la répartition de l’emploi disponible par la réalisation des 36 heures ».

Ce ne sont évidemment que des paroles en l'air pour calmer l’ardeur des manifestants et qui ne débouchent jamais sur la moindre proposition concrète d’action. A plusieurs reprises en Belgique nous avons déjà connu un tel scénario: lors de manifestations syndicales massives, dans un contexte de montée des luttes vers ne grève générale, la plupart des militants syndicaux mobilisés dans la rue espèrent que la manifestation constituera un tremplin pour durcir la lutte; alors que les bureaucrates syndicaux la considèrent souvent comme le point final de la lutte et ils renvoient chacun à la maison sans aucun mot d'ordre en invitant les manifestants à reprendre le travail lundi sans avoir obtenu le moindre résultat.

Invité sur un plateau de télé, Georges Debunne (FGTB) déclare en plein conflit des ACEC que «L’instauration de la semaine de 36 heures pour la fin 1981 satisfait totalement les revendications syndicales et qu’il n’est pas possible d’obtenir à la fois une diminution du temps de travail et une augmentation salariale» (alors que les travailleurs des ACEC sont en grève pour les 36 heures tout de suite et pour 10 francs de hausse de salaire horaire!). Jef Houthuys (CSC), quant à lui, va jusqu’à dire que: «Les organisations syndicales prendront leur responsabilité pour dire non à l’augmentation des salaires».

Aux ACEC la lutte continue

Le 6 avril, en assemblée générale, les ouvriers des ACEC décident de poursuivre la grève bien que ceux de CDC aient accepté une convention d’entreprise portant sur les 38 heures hebdomadaires. En refusant de déclencher la lutte au niveau régional, les bureaucrates syndicaux jouent la carte de la division pour isoler les travailleurs des ACEC en espérant qu’à la longue ils s’essouffleront.

Le patronat des ACEC alors se déchaîne contre la délégation syndicale et principalement contre Robert Dussart qu’elle accuse de mener contre la volonté des travailleurs une grève politique. En toute illégalité la direction de l’entreprise décide de mettre les employés en chômage économique (450 à Charleroi, 19 à Herstal), tentant ainsi de dresser les employés contre les ouvriers. Les employés affiliés au SETCa ou à la CNE réagissent immédiatement en faisant signifier à la direction, par exploit d'huissier, qu'ils exigent d'être au travail et le paiement de leur traitement. Le mardi 17 avril, ils occupent les bureaux des chefs de production. Ils sont appuyés, le jeudi 19, par un arrêt de travail des employés du siège de Ruisbroek.

A Charleroi, la grève tient bon mais elle reste dans l’ensemble une grève passive où la masse des travailleurs reste chez soi et où les piquets de grève symboliques ne rassemblent que les militants syndicaux. Aucune décision d’occuper l’entreprise ni d’élire un comité de grève permettant d’amplifier la grève n'est prise. La victoire ne peut pourtant être arrachée que par un approfondissement de la lutte et la participation de tous les travailleurs à un syndicalisme de combat.

Devant le tribunal du travail

Le conflit dure maintenant depuis six semaines et connaît de nombreux rebondissements. Pour la direction des ACEC et Fabrimétal, comme pour les organisations syndicales, c'est devenu une lutte test. Mercredi 18 avril, lors d'une nouvelle négociation, la direction propose le passage graduel aux 38 heures au 1er octobre et une amélioration de la prime de fin d'année. C'est inacceptable pour les syndicats et c'est à nouveau la rupture des négociations.

Le surlendemain, 20 avril, Staquet (FGTB) et Cammarata (CSC), permanents régionaux métallos à Charleroi, doivent comparaître devant le tribunal du travail car la direction des ACEC a introduit une action en référé en prétendant que la grève a été déclenchée sans respecter le préavis, et elle veut interdire aux syndicats de payer les indemnités de grève! Comme les syndicats n'ont pas la personnalité juridique, les secrétaires syndicaux doivent comparaître personnellement.

Le respect du contrat des employés

Le vendredi 27 avril, la direction des ACEC doit faire marche arrière dans le dossier de mise en chômage économique des employés. Les employés avaient, en front commun, multiplié les actions au cours des derniers jours (blocage de l'entrée pour les membres de la direction, occupation des bureaux du chef du personnel et du central téléphonique). Ils avaient, en outre, le soutien des dirigeants nationaux du SETCa (François Janssens) et de la CNE (J. Roisin) qui avaient déclaré qu'en voulant faire payer par les caisses de chômage une partie de ses obligations découlant du contrat d'emploi, la direction des ACEC voulait pratiquer un abus de chômage et une fraude sociale.

Quelle différence de ton au sommet des mêmes centrales syndicales, quand en 2009, l'instauration du chômage économique pour les employés est passée comme une lettre à la poste! Et pourtant, en 1979 les militants employés ne considèrent pas le recul de la direction des ACEC comme une victoire extraordinaire, mais tout simplement comme le respect de la loi.

La direction perd des plumes au tribunal

Les avocats des organisations syndicales avaient plaidé, le 27 avril, l'incompétence du tribunal car il s'agit d'un conflit collectif échappant de fait à la compétence du pouvoir judiciaire. Le 3 mai, l'auditeur du travail plaide dans le même sens: un litige d'écoulant d'une grève ne relève d'aucun tribunal; Les juges qui décident aujourd'hui, en référé, d'infliger des astreintes aux piquets de grève feraient bien d'en prendre de la graine! Comme il fallait s'y attendre le tribunal du travail de Charleroi se déclare incompétent pour intervenir dans le conflit des ACEC.

Quel soutien politique à la lutte?

Les militants des ACEC appartenant aux "forces progressistes" tentent de mettre sur pied un comité de soutien politique à la grève des ouvriers des ACEC. Un accord se dessine pour une intervention de parlementaires socialistes, communistes (à l'époque le PC a encore des parlementaires), Rassemblement Wallon et Démocratie Chrétienne. Mais le PS, qui participe au gouvernement, se défile en dernière minute. Outre le fait que les partis "progressistes" aient attendu six semaines pour se manifester, à l'exception du Parti communiste qui soutient la lutte depuis le début, l'échec de cette tentative "progressiste" montre l'inefficacité de requérir le soutien de parti gouvernementaux. Le PC entendait toutefois se limiter aux partis représentés au parlement et faire des accords avec des partis se trouvant sur sa droite plutôt que de se tourner vers les petites forces politiques à sa gauche, même lorsque les militants des organisations de gauche jouaient un rôle ma-jeur dans la lutte des verriers de la région.

La grève reste toutefois isolée

Aux ACEC, le conflit piétine et reste isolé. La délégation syndicale organise peu d'assemblées générales et cela reste plutôt une grève passive avec des piquets symboliques où la délégation syndicale ne tente pas d'appliquer des formes de lutte qui mobilisent l'ensemble des travailleurs. Les travailleurs des autres sièges (Gand, Herstal, Ruisbroek) sont solidaires, mais à Charleroi l'absence de soutien interprofessionnel se fait cruellement sentir. Les travailleurs de Glaverbel-Gilly adoptent une motion en assemblée générale réclamant une manifestation interprofessionnelle régionale pour soutenir les camarades des ACEC.

Les travailleurs rejettent les propositions

Le 22 mai, les pourparlers reprennent et la direction fait trois propositions:

  • La première consiste en une convention de 24 mois, avec les 38 heures au 1er juillet 1979 et les 37 heures au 1er octobre 1980, 3.000 francs de prime à la reprise du travail et une hausse de salaire de 4,50 francs l'heure en trois tranches;
  • La seconde, pour une convention de 15 mois, une prime de 2.000 francs tout de suite, une prime de 2.500 francs au 1er octobre, 2 francs d'augmentation de l'heure fin mars 1980, les 39 heures au 3 juin 1979;
  • La troisième, pour une convention de 12 mois, propose les 39 heures début juin 1979, les 38 heures début juillet 1979, aucune prime ni augmentation.

Il est évident que, confortée par les déclarations de Debunne et de Houthuys, la direction des ACEC et Fabrimétal  ne veulent pas céder sur les 36 heures et tentent de pousser à la fin de la grève en proposant une prime à la reprise du travail car ils savent qu'après 4 mois de grève on manque d'argent dans les familles ouvrières. Les syndicats rejettent cependant ces trois propositions.

Le conciliateur social fait alors une proposition qui améliore quelque peu les propositions patronales: une convention de 16 mois, 38 heures au 1er juin 1979, une prime unique de 5.000 francs à la reprise du travail, 4 francs d'augmentation en deux tranches.

Mais les délégués syndicaux refusent de défendre cette proposition devant les travailleurs et convoquent une assemblée générale la première depuis 5 semaines) pour y faire des contre-propositions. Celles-ci sont cependant en retrait par rapport aux revendications de départ: une convention de 12 mois 38 heures au 1er janvier 1979, 37 heures au 1er décembre 1979, 5 francs d'augmentation en 1970 en deux tranches. Malgré cela, les travailleurs rejettent la contre-proposition  et votent la poursuite de la grève à l'unanimité moins 4 voix.

Fait significatif, une délégation des travailleurs de Glaverbel, venue à l'assemblée générale avec une motion de solidarité, ne peut prendre la parole. Ce n'est guère encourageant!

Reprise du travail à Gand et à Ruisbroeck

Alors que les travailleurs des ACEC de Charleroi entrent dans leur douzième semaine de grève à Charleroi, la grève doit cesser dans les sièges de Gand et de Ruisbroeck car la proposition de continuer la grève n'a recueilli que 62,6% des votes (donc, une majorité… après 10 semaines de grève!), mais les permanents syndicaux exigent une majorité de 66% pour continuer la grève. La reprise du travail à Gand se fait sur la base suivante:

  • une convention de 2 ans;
  • 38 heures au 1er juin 1979, 37h30 au 1er juin 1980
  • garantie de sécurité d'emploi.

Menaces patronales et félonie des bureaucrates

Se sentant soutenue par tout le patronat, la direction des ACEC veut faire augmenter la pression, Elle menace alors de "licencier dès la fin de la grève 5 à 10% des ouvriers dans les ateliers non rentables!"  Les syndicats doivent répliquer en déclarant ne rien vouloir signer tant que cette menace n'est pas retirée.

C'est à ce moment du conflit où les travailleurs du siège de Charleroi sont le plus isolés, que le patronat des ACEC choisit de faire publier dans la presse quotidienne une "lettre ouverte aux ouvriers des ACEC" répandant une série de contre-vérités et appelant les ouvriers au "bon sens". La presse quotidienne socialiste (Le Peuple, Le Journal) publie aussi, après 12 semaines de grève, cette propagande patronale. L'état d'esprit capitulard de la bureaucratie syndicale est alors parfaitement résumée par la réponse de Georges Staquet, secrétaire métallo FGTB de Charleroi, qui répond: "Il ne peut y avoir ni vainqueur, ni vaincu dans ce conflit, si 'à la belge' nous sommes capables en hommes responsables de trouver le compromis nécessaire" (Combat, 31/5/1979).

A contre-courant, afin de tenter de briser l'isolement des ACEC, les travailleurs de Glaverbel-Gilly (verre) votent en assemblée une motion de solidarité avec les grévistes des ACEC. Le Comité exécutif de la Centrale générale FGTB (où se retrouvent notamment des délégués verriers) adopte un communique de solidarité et invite les travailleurs de la région à venir manifester leur soutien à ceux des ACEC.

Une victoire malgré l'isolement

Le 14 juin 1979, après plus de 13 semaines de grève, 67,7% des présents à l'assemblée générale des ouvriers des ACEC de Charleroi acceptent de reprendre le travail sur de nouvelle propositions patronales:

  • une convention de 12 mois (du 1/1/79 au 31/12/79
  • 38 heures dès la reprise du travail,
  • 37h30 au 1er décembre 1979,
  • augmentation immédiate de salaire de 3F l'heure,
  • augmentation de la prime de fin d'année de 10 heures de salaire,
  • prime d'assiduité portée à 1.668F par mois,
  • paiement du jour de carence,

L'ensemble représente une hausse globale de 7,4% à laquelle s'ajoute une prime unique de 9.000F. C'est indéniablement une victoire (surtout quand on compare avec les conventions de 2011!) Mais à quel prix? Après 13 semaines de grève qui ont solidement entamé le budget de milliers de familles ouvrières, les travailleurs des ACEC ont dû accepter un compromis parce qu'ils avaient été isolés dans la lutte contre l'aile la plus dure du patronat (Fabrimétal).

Quelques leçons à tirer pour les luttes à venir

Au cours du conflit, le patronat a subi quelques revers:

  • la tentative de mettre en chômage économique les employés, afin de créer la division au sein des travailleurs, a échoué face à la détermination du SETCa et de la CNE,
  • le tribunal du travail s'est déclaré incompétent pour intervenir dans les conflits sociaux,
  • début juin la direction a convoqué au Palais des Beaux Arts une assemblée des travailleurs afin de faire passer son message mais cela a tourné à la farce car lorsque le délégué principal FGTB a appelé à sortir de la salle pour mettre fin à cette mascarade, quasi tous les travailleurs présents sont sortis.

Dans le camp des travailleurs, il y a aussi plusieurs questions à se poser sur les formes de lutte:

  • La délégation syndicale des ACEC est parvenue à diriger une lutte dure de longue haleine mais sans pouvoir changer le style de grève qui étaient menées aux ACEC depuis le début des années 60: un piquet symbolique et tout le monde chez soi (quand c'est la bonne saison, tous les jardins sont bien faits), peu d'assemblées générales (aves seulement 25 à 30% des travailleurs, peu ou pas de participation active  des travailleurs, pas question de penser à une occupation, ni à un comité de grève, ni à une popularisation active de la grève.
  • La revendication de la réduction du temps de travail n'était pas accompagnée de celle de l'embauche compensatoire. Cela peut se comprendre dans la mesure où le chômage partiel existait aux ACEC, mais la menace "de licencier 5 à 10% des ouvriers dans les ateliers non rentables" aurait dû attirer l'attention sur le fait qu'une réduction du temps de travail ne s'accompagne pas automatiquement d'une embauche si l'entreprise procède simultanément à une restructuration,
  • Les directions syndicales locales (FGTB et CSC) sont parvenues à asphyxier les travailleurs des ACEC en les isolant et en faisant tout pour empêcher que ne soit organisée sur le plan régionale une véritable solidarité. Rien n'a été fait, par exemple, pour coordonner la grève des ACEC avec celle de chez Hanrez, même pas le minimum, à savoir une manifestation interprofessionnelle régionale.
  • Dans une lutte de longue durée d'une telle ampleur, il faut un front politique des organisations de gauche pour soutenir la lutte , et ce front il n'est pas possible de le baser sur des partis politiques qui participent au gouvernement pour y mener la politique de la bourgeoisie.

Il faut étudier les luttes ouvrières importantes du passé et tenter d'en tirer des leçons pour les  prochaines luttes. Non pas parce que les nouvelles luttes se dérouleront exactement de la même manière que celles du passé, mais parce que les éléments essentiels ressurgiront sous des formes nouvelles:

  • l'arrogance du patronat, ses tentatives pour dresser les travailleurs les uns contre les autres (les employés, un siège contre l'autre, les hommes contre les femmes, les Flamands contre les Wallons, etc);
  • le rôle des médias au service des groupes financiers qui paient la publicité sans laquelle la presse ne peut vivre;
  • la duplicité des partis censés représenter les travailleurs et qui siègent au gouvernement;
  • les coups bas de la bureaucratie syndicale pour diviser les travailleurs, bloquer la solidarité interprofessionnelle, isoler la lutte, négocier des compromis dans le dos de la délégation syndicale, faire reprendre le travail alors que la majorité des travailleurs refusent les propositions patronales.

Les mesures d'austérité qui viennent de frapper la population laborieuse dans plusieurs pays d'Europe (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, France) vont nous tomber dessus en Belgique dès la formation du gouvernement. Ce sera le moment de mettre en pratique les leçons tirées des luttes du passé car si nous attendons que la bureaucratie syndicale prenne l'initiative d'impulser la lutte, nous risquons fort de succomber let de subir une défaite sans combat.

Voir ci-dessus