Islamisme et révolutions arabes
Par LCR-Web le Jeudi, 26 Janvier 2012 PDF Imprimer Envoyer

"2011 a prouvé que les populations pouvaient reprendre la main sur l’aveuglement des gouvernants," écrivait récemment Nico Cue. Le secrétaire général des métallos FGTB fait allusion à la vague révolutionnaire qui continue de secouer le monde arabo-musulman. Mais où en sommes-nous aujourd’hui? Telle est la question que beaucoup se posent. Les grands médias y répondent par une formule lapidaire: "au printemps arabe a succédé l’hiver islamiste." Pour ces chiens de garde du système, rien de plus agréable que d’étouffer l’espoir de changement en réhabilitant le soi-disant "choc des civilisations." Que les révolutions n’aient remporté que des victoires partielles et que l’islamisme soit une menace, voilà qui est indéniable. Mais l’affaire est loin d’être terminée, comme nous l’explique notamment Olfa Lamloum, parce que les islamistes à leur tour sont confrontés à la crise sociale et aux aspirations démocratiques.

Assiste-t-on à une montée de l’islamisme en Tunisie, en Egypte et au Maroc ?

Olfa Lamloum : Non, car le poids des islamistes n’est en fait pas un phénomène nouveau. En effet, depuis presque trois décennies, les islamistes font partie du champ politique dans le monde arabe et constituent un de ses acteurs majeurs.

Les rares ouvertures politiques très contrôlées initiées par certains régimes autoritaires dans la région, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, ont toutes été marquées par la percée électorale des islamistes : Jordanie (automne 89), Algérie (décembre 89 - janvier 90), Tunisie (avril 89), Koweït (automne 92).

Ainsi, les dernières élections ne font que témoigner de l’importance de l’islam politique qui, rappelons le, par-delà son référentiel commun (l’islam) renvoie à des configurations différenciées et agit dans des contextes politiques différents.

En Egypte, par exemple, la confrérie des Frères musulmans était plus ou moins tolérée par le régime de Moubarak. Ne disposant pas d’une autorisation légale, elle était souvent harcelée mais participait aux élections par le biais de candidats officiellement indépendants (88 sièges lors de l’élection de 2005).

En Tunisie, Ennahdha a été depuis le début des années 1990 la cible d’une répression très dure. La dérive sécuritaire et prédatrice du régime de Ben Ali avait comme alibi la « lutte contre l’obscurantisme islamiste ».

Au Maroc, les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) avaient, dès 1996-1997, accepté les règles du jeu définies par la monarchie, intégré le champ politique officiel, et décroché 9 sièges lors des élections de 1997.

Les résultats récents en Egypte et en Tunisie confirment que l’islamisme constitue une pièce centrale de l’équation de sortie des régimes autoritaires de Ben Ali et Moubarak.

Les scores des islamistes sont-ils la conséquence du printemps arabe ?

Olfa Lamloum : Oui et non. Oui car en Tunisie comme en Egypte les dernières élections sont les suffrages les plus libres de l’histoire contemporaine des deux pays. Ils ont été organisés sans le contrôle des partis uniques, naguère au pouvoir, et sans la mainmise de leurs appareils sécuritaires.

Non, car en Tunisie comme en Egypte, les islamistes n’ont pas joué de rôle dans le déclenchement des soulèvements mais ont eu une attitude suiviste.

En Egypte, les Frères musulmans étaient dans un premier temps contre les mobilisations, puis ont hésité, puis ont fini péniblement par les rattraper, sous la pression de la rue ainsi que d’une partie de leur jeunesse.

Mais une fois Moubarak parti, ils se sont rapidement placés derrière l’armée en jouant la carte de la stabilité et de la « transition dans l’ordre ». On l’a vu à nouveau lors de l’occupation en novembre de la place Tahrir : ils étaient clairement contre cette mobilisation de grande ampleur qui exigeait le retour de l’armée dans ses casernes et la constitution d’un gouvernement provisoire composé de personnalités indépendantes pour chapeauter les élections.

Le cas tunisien est différent. Là aussi, les islamistes n’étaient pas à l’origine du soulèvement. Mais une fois que la mobilisation a commencé, ils ont clairement demandé le départ de Ben Ali et la fin de son système. Dès le 30 janvier, Rached Ghannouchi, le président d’Ennadha est revenu en Tunisie et le parti a été légalisé le 1er mars. Il a restructuré son appareil, ouvert un grand siège, participé au Conseil national de protection de la révolution et pris part dans plusieurs mobilisations à la faveur de la dissolution du RCD et de la police politique.

Contrairement aux Frères musulmans en Egypte, Ennhadha a choisi dès la mi-décembre 2010 d’accompagner le mouvement et de se positionner en rupture avec le système Ben Ali en exigeant le départ du général et se ralliant plus tard à la revendication de d’Assemblée constituante.

Comment expliquer ces victoires électorales ?

Olfa Lamloum : Il faut les inscrire dans le long terme. La montée de l’islam politique remonte aux années 1980. Elle trouve son origine dans l’échec du projet nationaliste arabe incarné surtout par la défaite du nassérisme face à Israël en 1967, la faillite de la gauche arabe et le retrait de l’Etat distributeur.

Au lendemain de la fuite de Ben Ali et de la démission de Moubarak, les Frères musulmans et En-Nahda étaient les mieux préparés pour tirer partie du vide institutionnel et se poser comme des forces d’alternance. Ils ont été en mesure de capitaliser l’ouverture politique, parce qu’ils étaient les mieux organisés, qu’ils avaient les ressources politiques et symboliques, dont le capital de sympathie qu’ils avaient accumulé en tant que victimes de l’ordre autoritaire dans les deux pays.

Ces victoires électorales signifient-elles l’arrivée de l’islamisme au pouvoir ?

Olfa Lamloum : Certes, ces victoires témoignent d’un rapport de forces politique en faveur de l’islamisme mais elles révèlent également sa fragilité. Ni Ennahda avec ses 41 % des sièges, ni les scores du Parti de la justice et de la liberté (Frères musulmans) en Egypte) avec leurs 45 à 50 % des voix réalisés lors du premier tour du scrutin) ne peuvent aujourd’hui gouverner seuls. Ils sont obligés de composer avec d’autres forces politiques ainsi qu’avec des mobilisations sociales et politiques inédites dans les deux pays.

Car au-delà du capital de sympathie dont ils disposent, les islamistes font face à de nouveaux défis et ne peuvent continuer à vivre sur leur crédit historique. Désormais, ils leur sera demandé de jouer le rôle d’une alternative politique en mesure de rompre avec le système autoritaire antérieur, de faire des choix en matière économique, sociale et politique. Et c’est là-dessus qu’ils seront jugés lors des prochains conflits et des prochaines échéances électorales. Tout cela va se dérouler dans un contexte nouveau, celui de l’ébranlement des systèmes autoritaires et de fortes mobilisations sociales et politiques.

Plus particulièrement en Egypte, les Frères musulmans seront tôt ou tard appelés à se positionner clairement par rapport au Conseil suprême des forces armées (CSFA) principal garant aujourd’hui du régime de Moubarak sans Moubarak.

Dans les deux pays, les islamistes sont loin d’avoir un chèque en blanc. Ils ne sont en aucun cas préparés à répondre aux aspirations de celles et ceux jeunes et moins jeunes qui se sont mobilisé-e-s depuis décembre 2010 pour exiger du travail, des droits sociaux et la dignité. Dans le cas égyptien en particulier la vision des Frères musulmans sur les questions sociales est largement structurée par un lobby d’affaires lié à la présence d’un capital islamiste qui s’est constitué par l’exil dans les pays du Golfe des cadres et militants fréristes.

Quid dans le cas égyptien de la relation avec Israël et les Etats-Unis ?

Olfa Lamloum : L’Egypte est le deuxième bénéficiaire, après Israël, de l’aide US. L’Egypte est aussi le premier signataire d’un accord de paix avec Israël, et le premier pays arabe à avoir accueilli un ambassadeur israélien sur son territoire. C’est pourquoi, l’Egypte est une pièce centrale dans le dispositif hégémonique impérialiste dans le monde arabe. Une question se pose aujourd’hui avec acuité : comment les Frères musulmans, à l’issue de leur victoire électorale, vont-ils se positionner par rapport à l’accord de paix avec Israël et la présence d’une ambassade israélienne au Caire ?

Les récentes déclarations des principaux dirigeants des Frères musulmans montrent leur embarras sur cette question. En ce début du mois de décembre, tout en affirmant qu’ils ne déclareraient pas la guerre à Israël, les dirigeants du Parti de la justice et de la liberté esquivent maladroitement la question de la rupture diplomatique. Certainement, et en l’absence d’une mobilisation de masse sur cette question épineuse, les Frères choisiront de la déléguer au CSFA.

C’est d’ailleurs ce que l’administration américaine attend des islamistes : contenir « le désordre » et sauvegarder les principaux « acquis » du régime de Moubarak, à savoir un bon voisinage avec Israël et l’inscription de l’Egypte dans l’ordre impérialiste.

Mais c’est, certainement sans compter avec un printemps arabe qui semble bien parti pour nous faire oublier une longue traversée du désert.

Propos recueillis le 7 décembre 2011 pour TEAN

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