La signification exceptionnelle du procès Eternit à Turin
Par Laurent Vogel le Mardi, 14 Février 2012 PDF Imprimer Envoyer

Le 13 février 2012, au terme d’un procès qui a duré presque trois ans, le Tribunal de Turin a condamné à seize ans de prison le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Louis Cartier de Marchienne.

Le procès de Turin peut être considéré comme exceptionnel. Ce n’est évidemment pas le premier procès qui concerne l’industrie de l’amiante. Le caractère particulier du procès de Turin vient de la conjonction de trois éléments.

1°) Il s’agit d’un procès qui s’inscrit dans une mobilisation sociale pénal de presque un demi-siècle dont le noyau de base se trouve parmi les ouvriers de l’usine Eternit de Casale Monferrato.

2°) Il s’agit d’un procès pénal qui souligne la signification publique et sociale des cancers causés par le travail.

3°) C’est la première fois que des représentants de la direction stratégique du groupe Eternit sont jugés pour les conséquence de leurs activités dans un pays déterminé.  A ce titre, ce procès a une dimension transnationale. 

Un procès lié à une mobilisation ouvrière de près d’un demi-siècle

Une des particularités qui distinguent le procès de Turin d’autres procès est l’histoire des travailleurs  et  de  la population  de Casale Monferrato  comme acteur  collectif. Dans de nombreux autres cas, notamment dans des procédures de « class action » aux Etats-Unis, la naissance d’un acteur  collectif  apparaît  comme la conséquence d’une  action  judiciaire.  Le  concept  de  « victimes »  apparaît  comme  un  facteur d’agrégation lié à la dynamique propre d’un procès. A Casale Monferrato, la situation est très différente. La conscience des dangers de l’amiante est apparue dans le cadre d’une action ouvrière qui s’est radicalisée peu à peu. Elle s’est élargie à l’ensemble de la population. Cette dynamique a été ponctuée par différentes actions judiciaires, dont les résultats ont parfois été très décevants mais elle n’a pas été déterminée par ces actions.

Dans  une  large  mesure,  l’énorme  travail  d’enquête  du  pouvoir  judiciaire  n’a  été possible  que  parce  qu’une  mémoire  collective  s’est  formée,  a  établi  ses  propres moyens  de  documenter  et  d’investiguer.  La  mobilisation  sociale  s’est  donné  les moyens d’une appropriation critique de la réalité sociale. Elle a produit des alliances entre ouvriers et scientifiques. Elle a remis en cause l’interprétation de la réalité par les  acteurs  institutionnels.  Cette  conquête  de  l’autonomie  dans  la  connaissance apparaît avec force dans la précision avec laquelle le procès a pu aborder l’histoire des conditions  de  travail,  de  l’organisation  de  l’entreprise  et  des  conséquences  de l’activité d’Eternit pour la santé. Une telle base s’est avérée indispensable aussi pour une réinterprétation innovante de concepts classiques du droit comme la causalité, la responsabilité et la faute volontaire.

L’énorme enquête judiciaire a permis de réunir 2.969 cas. Plus de 2.200 morts et environ 700 malades de cancer. A Casale Monferrato, on dénombre près de 1.400 morts parmi les ouvriers d’Eternit auxquels s’ajoutent 252 morts dans la population et 16 ouvriers d’une entreprise sous-traitante. Les autres cas concernent environ 500 personnes à Bagnoli près de Naples, une centaine à Cavagnolo dans la province de Turin,   une   cinquantaine   à   Rubiera   dans   la   province   de   Reggio   Emilia.   La responsabilité des dirigeants d’Eternit dans le décès de 11 ouvriers italiens qui avaient travaillé en Suisse sera également examinée. Cette partie du dossier a été une des plus difficiles   à   reconstruire.   La   Caisse   Nationale   suisse   d’Assurance   en   matière d’accidents (la SUVA) s’est longtemps opposée à la transmission des dossiers. Il a fallu   une   action   devant   la   justice   helvétique   pour   contraindre   la   SUVA   à communiquer des informations.

L’usine Eternit de Casale Monferrato a ouvert ses portes en 1906. Située à proximité de la mine de Balangero, elle fut un centre important de production d’articles en amiante  ciment  et  notamment  des  fameuses  tôles  ondulées  associées  au  nom d’Eternit. La production de la mine de Balangero était insuffisante pour suivre les exigences  de  la  production.  Casale  Monferrato  a  eu  le  triste  privilège  d’être approvisionné  en  amiante  à  partir  de  trois  continents. Du  Brésil,  du  Canada, d’Afrique du Sud, de Russie. Jusqu’en 1980, les sacs d’amiante étaient déchargés manuellement, ouverts et leur contenu était transféré dans de grands silos avec des fourches. Le processus de production à cette étape n’était guère différent de celui qu’utilisent les paysans pour transporter du foin. La pollution autour de l’usine était telle  qu’elle  donnait  l’impression  d’un  brouillard  permanent.  Pendant  la  seconde guerre mondiale, l’aviation américaine tenta à plusieurs reprises de détruire le pont sur  le  Po,  considéré  comme  un  objectif  stratégique.  Impossible :  les  aviateurs mentionnaient  ce  mystérieux  phénomène  atmosphérique  qui  voulait  qu’en  toute saison, d’épais nuages blancs semblaient se concentrer sur la petite ville.

Eternit  était  une  usine  paternaliste.  Elle  offrait  gratuitement  des  "ardoises"  en amiante-ciment à ses ouvriers. Les sacs qui avaient contenu de l'amiante pouvaient être emportés à la maison où ils servaient à récolter les pommes de terre. Les déchets de  l'usine  étaient  mis  à  la  disposition  des  habitants  de  la  ville.  Ils  servaient  à l'isolation  des  greniers  ou  aux  allées  des  jardins.  Paternalisme  rassurant:  les médecins  de  l'usine  assuraient  qu'il  n'y  avait  aucun  risque  à  travailler  avec  de l'amiante.  Lorsque  des  travailleurs  s'inquiétaient,  on  leur  fournissait  parfois  des équipements  de  protection  largement  inutiles.  Paternalisme  sévère  et  répressif lorsqu'il affrontait la contestation. Il existait un atelier que tout le monde appelait le Kremlin. Il  se situait  dans un bâtiment isolé, situé le long du  canal. C'est là que l'exposition à l'amiante était la plus élevée. On y procédait à la finition des tubes et tuyaux. Le tournage était effectué à hauteur d'homme dans une pièce aux plafonds très bas. C'est là que la direction envoyait les activistes syndicaux de la CGIL. Presque tous les travailleurs relégués au Kremlin sont morts avant d'atteindre 60 ans.

Les premières luttes ouvrières contre les atteintes à la santé provoquées par l’amiante remontent aux années cinquante. Les maladies professionnelles n’étaient reconnues qu’au compte goutte : le premier cas d’asbestose ne fut reconnu qu’en 1947. La prise de conscience des travailleurs se heurte aux dénégations constantes de l’entreprise.

Pour  Eternit,  le  travail  ne  présentait  aucun  danger,  même  les  mesures  les  plus élémentaires de protection étaient considérées comme trop coûteuses. En 1961, la révolte  ouvrière  prend  la  forme  d’une  grève  et  de  manifestations  violemment réprimées  par  la  police. Il  faudra  encore  attendre  presque  20  ans  pour  que l’entreprise cède pour la première fois aux revendications syndicales.

Bruno Pesce, nouveau dirigeant de la Chambre du Travail de Casale Monferrato à partir de 1979, concentre les revendications syndicales sur la défense de la santé.

Grèves et assemblées se multiplient. Les syndicats obtiennent l’organisation d’une étude sur les expositions nocives. Elle est effectuée par la Clinique du Travail de Pavie, avec la participation directe et le contrôle du syndicat. Ce sont les délégués syndicaux qui accompagnent les chercheurs et techniciens et leur indiquent où des prélèvements  doivent  être  effectués.  Le  travail  sur  le  terrain  dure  40  jours.  Il démontre  que  les  niveaux  d’exposition  à  l’amiante  sont  très  élevés.  La réponse patronale tient en deux initiatives. Une tentative de briser l’unité des travailleurs en annonçant que des améliorations pourront être apportées et qu’elles entraîneront la perte d’une prime de risque assez élevée (24.000 lires par mois pour les ouvriers les plus exposés aux poussières d’amiante). L’autre réponse est la création d’un Service d’hygiène du travail contrôlé par le patron. Dans son premier bulletin d’information, le service de prévention patronal lance l’alarme : il faut éviter de fumer ! Deux heures

de  grève  répondent  à  cette  provocation.  Le  syndicat  CGIL  décide  d’engager  son propre médecin, Daniela Degiovanni, franchement diplômée, qui aide à découvrir la terrible réalité. Des centaines de décès par mésothéliomes et cancers du poumon. Des milliers de personnes affectées par des maladies pulmonaires et d’autres pathologies causées par l’amiante.

En 1986, l’usine ferme ses portes. Le nombre de victimes ne cesse d’augmenter. La période  de  latence  entre  l’exposition  à  l’amiante  et  l’apparition  d’un  cancer  peut s’étendre  jusqu’à  quarante  ans.  L  l’environnement  est  tellement  pollué  que  la majorité des habitants de Casale Monferrato n’ont cessé d’être exposés à des niveaux élevés.  A  Casale  Monferrato,  on  continue  à  mourir  de  l’amiante :  on  dénombre actuellement  environ  40  mésothéliomes  par  an  en  moyenne  et  les  projections épidémiologiques indiquent que ce phénomène se maintiendra jusqu’en 2015-2020. Il y a 50.000 habitants. .

En mars 2010, à loccasion d’un congrès international qui s’est tenu parallèlement au procès, Bruno Pesce a retracé l’historique des mobilisations et il en a détaché les caractéristiques exceptionnelles.

Dans les années ’50 et ’60, l’approche adoptée restait celle de la monétisation du risque.  Les  travailleurs  mettaient  en  évidence  la  pénibilité  du  travail,  les  niveaux élevés  de  bruit,  la  poussière  qui  envahissait  les  ateliers.  L’objectif  premier  était d’obtenir  une compensation  sous forme de  meilleurs  salaires.  La  recherche  d’une alternative   à   la   production   de   matériaux   contenant   de   l’amiante   était   alors impensable.

A partir de 1968, les luttes se sont radicalisées. Une alliance s’est formée entre des délégués syndicaux et des médecins convaincus de leurs responsabilités sociales et politiques pour combattre les maladies. L’organisation du travail devient un enjeu central des revendications. Même si l’abandon de l’amiante n’apparaît comme une exigence particulière, la conviction s’affirme qu’il ne faut laisser les patrons décider seuls   des   objectifs   et   des   modalités   de   la   production.   C’est   une   période d’effervescence créative et critique qui, en Italie plus que dans d’autres parties du monde,  va  impliquer  de  manière  profonde  toute  une  génération  du  mouvement ouvrier.

Dans les années ’80, à l’opposé de ce qui se passe dans d’autres usines, une jonction s’opère  entre  des  revendications  territoriales  concernant  l’environnement  et  la défense des intérêts des travailleurs du point de vue de l’emploi et des salaires. Le noyau de délégués syndicaux de l’usine va structurer l’opposition naissante de la ville au groupe Eternit. Les éléments qui favorisent cette alliance sont l’activité constante de  la  Confédération  syndicale  CGIL  en  vue  de  la  reconnaissance  des  maladies profesionnelles, les premiers procès civils contre Eternit dès le début des années ’80.

A l’origine de ce procès, l’acceptation par l’INAIL (la branche accidents et maladies professionnelles  de  la  sécurité  sociale  italienne)  de  réduire  la  prime  de  risque concernant  l’asbestose  alors  même  qu’Eternit  avait  systématiquement  négligé  la prévention primaire.

En  1986,  la  branche  italienne  d’Eternit  se  déclare  en  faillite.  Les  promesses  de reconversion industrielle ne sont pas respectées. Une société française liée à Eternit est disposée à reprendre l’usine pour autant que la production se poursuive avec de l’amiante. L’organisation syndicale rejette cette perspective et soutient l’ordonnance municipale qui interdit toute production avec de l’amiante sur le territoire de Casale Monferrato.

Un premier procès s’était déroulé en 1993. Les inculpés n’étaient que les responsables locaux de l’entreprise. En cassation, seule la mort d’un ouvrier avait été retenue et avait provoqué une condamnation très modérée. Tous les autres décès avaient permis aux responsables de bénéficier de la prescription.

Exposer  des  travailleurs  à  des  substances  cancérogènes  peut  être  un crime

Le procès de Turin se distingue des nombreux procès liés à l’amiante dans les pays de common law qui concernent principalement l’indemnisation des victimes. Dans un procès civil fondé sur la responsabilité, la notion de crime est absente. L’enjeu estpatrimonial. Les demandeurs font valoir qu’ils ont subi un dommage qui peut être évalué par un montant monétaire. Ils démontrent la faute du défendeur et le lien de causalité entre cette faute et le dommage subi. S’ils arrivent à convaincre les juges, ils obtiennent une indemnité…pour autant que le défendeur soit encore solvable. De nombreuses  entreprises  multinationales  sont  parvenus  à  échapper  au  payement d’une indemnisation  par des mécanismes complexes de déclarations de faillite de filiales dans  des pays  où  elles étaient  particulièrement  exposées.  Dans un certain nombre de cas, l’indemnisation n’est pas à charge de l’entreprise qui a provoqué les dommages si elle est couverte par une assurance.

Certes, dans certains pays, la frontière entre responsabilité civile et responsabilité pénale  peut  paraître  moins  étanche  lorsque  des  indemnisations punitives sont accordées. Moyennant certaines conditions  qui  peuvent différer d’un système juridique à l’autre, la gravité particulière de la faute introduit alors un élément de punition qui est décidée par une instance publique (un tribunal) et transformé en patrimoine  privé  (l’indemnisation  de  la  victime).  C’est  ainsi  que  dans  un  récent procès au Mississipi, les compagnies Chevron et Union Carbide ont été condamnées par un jury à payer 322 millions de dollars à un travailleur exposé à l’amiante alors qu’il travaillait à forer des puits pour l’industrie pétrolière entre 1979 et la moitié des années ’80 (1). Ce  travailleur  souffre  actuellement  d’asbestose  et  est contraint  de recourir en permanence à une assistance respiratoire à l’oxygène. Il s’agit de la plus forte   indemnisation individuelle accordée aux Etats-Unis dans des affaires concernant l’amiante.

L’impunité au plan pénal est néanmoins symbolique d’un point de vue politique et social. Par rapport à l’amiante, cela implique que des meurtres de masse ne sont pas considérés  comme  constitutifs  d’une  atteinte  suffisamment  grave  à  l’ordre  public pour pouvoir être considérés comme des crimes.

Le  procès  de  Turin  s’inscrit  dans  la  continuité  de  poursuites  pénales  liées  à l’exposition de travailleurs à l’amiante. Il innove cependant en ayant recours à des incriminations  différentes  de  celles  qui  avaient  été  examinées  dans  des  affaires précédentes.

De façon synthétique, on peut décrire la jurisprudence pénale italienne concernant l’amiante de la manière suivante (2).

La plupart des procès ont été intentés sur la base de la notion d’homicide avec faute ou de lésion avec faute. Il s’agissait d’examiner la responsabilité pénale d’employeurs liée à des situations individuelles de travailleurs atteints de maladies causées par l’amiante. Les procès ont porté tant sur des maladies qui peuvent être considérées comme    résultant    de    façon    très    spécifique    d’une    exposition    à    l’amiante (mésothéliomes et asbestose) que de cancers dont les causes peuvent être variées mais pour lesquelles il existe des données épidémiologiques qui permettent d’établir un lien de probabilité élevé en ce qui concerne le rôle joué par des expositions à l’amiante (il s’agit principalement de cancers du poumon). Le recours à des données épidémiologiques   permet   d’éviter   de   vider   le   rapport   de   causalité   de   toute signification.  En  effet,  aucun  cancer  ne  porte  la  “signature”  d’une  exposition déterminée. Dans un arrêt important de 2002, la Cour de Cassation avait indiqué qu’il n’était pas nécessaire de démontrer  dans chaque individuel quel avait été le mécanisme  précis  de  cancérogenèse  et  qu’une  probabilité  logique  élevée  pouvait découler de données épidémiologiques et statistiques (3).

Les  condamnations  étaient  généralement  fondées  sur  trois  dispositions  du  Code pénal italien. L’article 40.2 précise les critères de causalité qui doivent être considérés en matière  pénale.  Il  établit  que  “ne  pas  empêcher  un  événement  que  l’on  a l’obligation légal d’empêcher équivaut à le causer”. L’article 589 réprime l’homicide avec faute et l’article 590 porte sur les lésions corporelles avec faute.

L’obligation juridique de prévention au travail découle d’un ensemble de textes sur lasanté au  travail. La jurisprudence a considéré de façon  assez constante que cette obligation de sécurité existait dès lors qu’il existait des connaissances scientifiques suffisantes en ce qui concerne les conséquences d’une exposition à l’amiante. La Cour de cassation  a clairement  souligné que l’obligation  de prévention  d’un employeur comportait  l’adoption  de  l’ensemble  des  mesures  de  prévention  techniquement possibles et qu’elle ne se limite pas au respect éventuel de valeurs limites fixées par la législation.

Le  procès  de  Turin  adopte  une  perspective  différente  du  point  de  vue  de  la qualification juridique des faits. Il repose sur deux chefs d’inculpation.

L’article 434 du Code pénal réprime le crime de désastre commis avec dol, c’est-à-dire  avec  une  faute  aggravée  par  le  fait  que  l’action  ou  l’omission  a  causé  un événement prévu et voulu par l’auteur.

L’article 437 est plus spécifique aux conditions de travail. Il porte sur l’omission ou la suppression  de  mesures  destinées  à  empêcher  les  désastres  ou  les  accidents  de travail.

Au-delà de la discussion technique sur les qualifications juridiques, cette approche met en lumière l’aspect collectif des choix économiques, techniques et d’organisation du travail par la direction d’Eternit. La notion de désastre ne se résume pas à des homicides  multiples.  Elle  permet  probablement  de  mieux  saisir  l’ensemble  des conséquences d’un processus d’accumulation du capital comme celui d’Eternit.

Il me paraît important d’ajouter un élément. Comme dans le cas de l’évolution de la jurisprudence  française,  le  contentieux  lié  à  l’amiante  n’apparaît  pas  comme  un contentieux   d’exception.   Il   y   a   une   cohérence   entre   la   jurisprudence   pénale concernant l’amiante et celle qui porte de  façon plus générale sur l’ensemble des risques du travail. Les limites de cet article ne me permettent pas de m’étendre sur ce point. L’on se référera en particulier à les importants procès concernant les cancers de Porto Marghera liés à l’exposition au chlorure de vinile qui ont culminé par un arrêt de la Cour de Cassation du 19 mai 2006 (4).

En ce qui concerne les accidents du travail, il convient de mentionner que le 15 avril 2011,  le  même  tribunal  de  Turin  qui  a  condamné    les  dirigeants  d’Eternit  avait condamné à 16 ans et demi de prison l’administrateur délégué Herald Espenhahn de la société multinationale ThyssenKrupp à la suite d’un incendie qui a provoqué la mort de sept ouvriers. Quatre autres dirigeants de l’entreprise ont été condamnés à 13 ans  et  demi  de  prison.  Bien  que  le  cas  d’espèce  soit  différent,  l’argumentation juridique rigoureuse de ces deux procès constitue une base solide pour renforcer la sanction  judiciaire  des activités industrielles mettant  en  danger  la vie  et  la  santé humaines.

Un procès contre la direction stratégique du groupe

Les accusés du procès de Turin sont Stephan Schmidheiny et le baron belge Cartier de Marchienne. Stephan Schmidheiny fait partie d'une famille qui compte en Suisse dans les milieux de l'économie et de la politique. Sa famille a été pendant presque un siècle  l'actionnaire  le  plus  important  d'Eternit.  Elle  a  su  se  créer  des  réseaux d'alliance   les   plus   variés.   Pendant   la   seconde   guerre   mondiale,   les   autorités hiltlériennes ont mis à sa disposition des travailleurs esclaves pour son établissement Eternit de Berlin. Collectionneur d'art, philanthrope, animateur de multiples réseaux en  faveur  d'un  nouveau  capitalisme  vert,  Stephan  Schmidheiny  a  joué  un  rôle important dans les activités d'une organisation patronale: le Conseil des Entreprises pour le Développement Durable.

Stephan Schmidheiney a joué un rôle décisif dans la filière « amiante » du groupe Eternit  à  partir  de  la  moitié  des  années  ’70.   Il  a  mis  en  place  une  politique  de dénégation   du   risque   et   de   double   standard   à   l'échelle   mondiale,   retardant l'élimination  de  l'amiante  dans  les  pays  les  moins  développés.  Comme  l'explique Sergio Bonetto, un des avocats des victimes: "Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves que, en Suisse, tous les échantillons d’amiante étaient contrôlés et que les productions   étaient   paramétrées   en   fonction   des   normes   d’empoussièrement, variables selon les pays (5)".

Le   Baron   de   Cartier   de   Marchienne   est   quant   à   lui   une   figure   connue   de l'establishment  économique  belge.  Il  a  assumé  des  fonctions  dirigeantes  dans  la branche belge d'Eternit (rebaptisée ultérieurement Etex). Il a joué un rôle direct dans la gestion de l’’établissement de Casale Monferrato entre 1966 et le début des années ’70.

Le procès de Turin a apporté de nombreux éléments qui démontrent à quel point les deux pôles dirigeants –belge et suisse - d’Eternit ont cherché à nier les dangers de l’amiante  et  à  retarder  l’interdiction  de  cette  substance.  Sous  la  direction  de Scmidheiney, Eternit réalisait des économies en limitant les mesures de prévention tout en investissant dans les relations publiques. Une perquisition dans les bureaux du lobbyste Guido Bellodi a révélé que, dès 1984, Stephan Schmidheiny avait investi dans opérations de désinformation en Italie. Une journaliste avait été infiltrée dans le comité  des  victimes  de  l’amiante  à  Casale  Monferrato  et  le  juge  Guariniello  était espionné (6).  Les  documents  montrent  qu’Eternit  « investissait »  dans  l’achat  de scientifiques, de personnalités politiques et syndicales et de journalistes.

Le procès de Turin contraste avec la passivité de la justice pénale en Belgique et en Suisse où le même groupe industrielle a causé des dommages comparables. L’histoir de Casale Monferrato n’est pas très différente de celle d’autres villes-usines du groupe Eternit  comme  Payerne  en  Suisse  ou  Kapelle-op-den-Bos  en  Belgique.  La «   paix judiciaire » dans ces deux pays ne s’explique pas par des différences significatives dans  le  droit  pénal.  Pour  l’essentiel,  les  incriminations  retenues  en  Italie  se retrouvent  dans  l’arsenal  juridique  belge  et  suisse.  Les  différences  proviennent beaucoup plus de la dynamique sociale qui a entouré l’activité d’Eternit : depuis le monde  syndical  jusqu’à  l’attitude  de  la  presse  et  des  pouvoirs  publics.  Rien  n’a entamé la respectabilité qui entoure les familles dominantes du groupe Eternit dans leurs pays d’origine. L’accumulation du capital produit ses lettres de noblesse et la reconversion de Stephan Schmidheiny au capitalisme vert lui a valu plus d’éloges que de réserves.

Laurent Vogel

Directeur  du  département  Conditions  de  travail,  santé  et  sécurité  de  l’Institut Syndical Européen (http://www.etui.org/Topics/Health-Safety)


1- A. John, Mississippi Jury Returns Largest Asbestos Verdict in U.S. History, Wall Street Journal, 6 mai 2011 et Ch. Graham, Smith County jury awards $ 322M verdict, Laurel Leader Call, 6 mai 2011.

2- Une étude récente relève quarante affaires pénales portant sur l’exposition de travailleurs à l’amiante qui ont fait l’objet de décisions judiciaires en Italie. Le premier jugement remonte à 1984. Les affaires se sont multipliées au cours des dix dernières années. Voir S. Zirulia, Monitoraggio di procedimenti giudiziari relativi agli effetti dell’amianto sulla salute ed espolorazione della possibilità di realizzare una banca dati, Casale monferrato, 2011. Pour une étude plus détaillée mais plus ancienne, voir A. Di Amato, La responsabilità penale da amianto, Giuffrè Editore, Milan, 2003.

3- Corte di Cassazione, Sez. IV, n. 953, 11.7.2002, Brusco v/. Macola e altri (Officine Meccaniche Stanga)

4- Corte di Cassazione, Sez. IV,,  n. 4675/07, 17 ;05 ;2006, P.G. v/ Bartalini e altri.

5- Interview réalisée par Jacqueline Roz-Maurette, Viva, n° 232, avril 2008, pp. 30-31.

6- A. Gaino, Le spie dell'Eternit su Guariniello,  La Stampa, 12 juillet 2010.

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