Campagne Poutou : du mépris de classe et de caste en politique
Par CORCUFF Philippe, MATHIEU Lilian le Jeudi, 01 Mars 2012 PDF Imprimer Envoyer

Quand les médecins sont atteints, sans s’en apercevoir, des maux qu’ils sont censés diagnostiquer et guérir chez les autres, un espace plus large est laissé aux illusionnistes et aux charlatans.

En politique, c’est aujourd’hui un peu pareil : des professionnels de la politique imbus d’un mépris social non contrôlé causent abondamment dans le poste de « l’abandon des classes populaires » et de « l’autarcie des élites », en prétendant « redonner la parole au peuple ». Pendant ce temps, une professionnelle de la politique issue des classes aisées, Marine Le Pen, a engrangé des points dans les sondages, en se faisant passer indûment pour « hors-système ».

Dans ce contexte, la candidature non professionnelle d’un ouvrier d’usine, Philippe Poutou, nous fait l’effet réjouissant d’un Jacques Tati dans un jeu de quilles si bien encadré, jusqu’à l’impeccabilité de la rhétorique IIIe République du politicien estampillé « critique » de la bande, Jean-Luc Mélenchon. Ainsi le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), malgré une crise autodestructrice de ses cercles dirigeants (comme s’ils avaient voulu imiter avec persévérance les premières minutes culte des épisodes de Mission impossible !), est à l’origine de la principale innovation de cette morne présidentielle.

Combien parmi les prétendants à la magistrature suprême ont-ils animé une bataille syndicale qui a sauvé mille emplois, comme cela a été le cas de Philippe Poutou à l’usine Ford de Blanquefort ? Cela n’empêche pas les milieux politiques professionnels de droite et de gauche de l’ignorer superbement, de moquer son « incompétence » et/ou d’ironiser sur « la maladresse » de ses prises de parole médiatiques. La condescendance de classe, des riches et des énarques, est souvent cumulée avec une arrogance de caste, celle du petit monde des professionnels de la politique issus de cette classe dirigeante ou des couches moyennes scolairement dotées. Et cela peut être tout au plus amorti par une fausse compréhension paternaliste : « Il est gentil ce Poutou, mais quand même… » Deux logiques de domination se trouvent ici emboîtées : des rapports hiérarchiques entre les classes et une tutelle des représentants professionnels sur les citoyens représentés.

Le sort réservé à Philippe Poutou nous introduit au cœur de nos problèmes politiques : ce qui fait que nous ne vivons pas réellement dans des démocraties, ni même dans des démocraties représentatives, mais dans ce que le philosophe Jacques Rancière nomme des « Etats de droit oligarchiques » ou ce que nous pourrions appeler des régimes représentatifs professionnalisés. Dans ce cadre, « le peuple », sous sa double forme sociologique (les « classes populaires ») et politique (les citoyens), est à la fois porté au pinacle rhétoriquement et méprisé pratiquement.

Dans cette restriction de classe et de caste de l’aire du politiquement bien-pensant, la gauche de la gauche n’est malheureusement pas en reste. Certes, les quelques critiques publiques les plus vives de la campagne de Philippe Poutou sont seulement issues, dans une logique kamikaze, des rangs du NPA lui-même. Toutefois la dévalorisation sociale de cette candidature atypique gangrène, bien au-delà, les cadres dirigeants de la plupart des secteurs de la gauche radicale. Mais cela se produit plus insidieusement, dans des échanges « off » et sur Internet, où s’exprime alors sans complexes une ironie acerbe à l’égard du « prolo », voire du « plouc qui ne sait pas bien parler ». Même ceux qui n’hésitent pas à se la jouer « chefs de la lutte des classes » peuvent se retrouver du mauvais côté : celui des stéréotypes dominants ! On voit ainsi des adeptes de la « révolution citoyenne » fétichiser jour après jour un nouvel « homme providentiel » et des militants proclamant leur attachement à la cause d’un « prolétariat » abstrait se retourner contre un ouvrier concret qui ose être candidat…

La plupart de ces Importants des gauches « critiques » nous expliquent d’ailleurs que, pour se lancer dans la course présidentielle, il faudrait avoir effectué un long parcours de dirigeant politique. Saisissent-ils qu’ils reprennent ainsi à leur compte les arguments de ceux qui font de la politique une affaire de spécialistes, contre les aspirations des Indignés de la planète ? Pas sûr. Et le mépris social sous-jacent est euphémisé à travers l’accusation floue et supposée infamante d’« ouvriérisme ». Ils nous parlent depuis des années d’« émancipation des opprimés » et n’ont toujours pas compris qu’ils font pleinement partie des obstacles auxquels ils prétendent s’opposer. Pour ces chevaliers Jedi de l’anti-libéralisme et de l’anti-capitalisme aussi, comme George Lucas en a eu l’intuition géniale pour les personnages de Star Wars, « le côté obscur de la force » est bien une possibilité qui les travaille de l’intérieur !

Malgré cette schizophrénie et les embûches de toutes sortes, on peut continuer à espérer qu’il se trouvera suffisamment d’élus attachés aux idéaux démocratiques et pluralistes pour permettre à Philippe Poutou de bénéficier des cinq cent parrainages requis. La sagesse populaire d’un Peter Falk dans Columbo, finissant toujours par damer le pion aux riches arrogants, pourrait alors utilement épauler la critique du capitalisme d’un Karl Marx. Nous avons besoin d’une telle candidature, hérétique parce que paradoxalement celle d’un homme ordinaire, en rupture avec la creuse agitation politicienne (stimulée par le non-événement de la deuxième campagne de Nicolas Sarkozy) et avec l’insipide conformisme (alimenté par l’absence débordante d’imagination de François Hollande) propres à cette présidentielle 2012.

Par Philippe Corcuff et Lilian Mathieu, sociologues et également directeurs de la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel qui publie le 7 mars 2012 "Un ouvrier, c’est là pour fermer sa gueule ! de Philippe Poutou".

 Publié sur http://www.europe-solidaire.org (29 fév. 2012)

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