Pour un socialisme féministe
Par Sandra Ezquerra le Mardi, 06 Novembre 2012 PDF Imprimer Envoyer

Il y a 40 ans, le 11 novembre 1972, plus de 4.000 femmes se rassemblaient à l'Espace 44 à Bruxelles, qui accueillait notamment Simone De Beauvoir. Depuis, des féministes belges célèbrent à cette date la journée des femmes. La tradition s'est perdue du côté francophone mais persiste en Flandre. Cette année, le VOK (Vrouwen Overleg Komitee) invite le 11 novembre à Ostende Sandra Ezquerra pour intervenir sur le féminisme à travers les mouvements de résistance à la crise capitaliste. Nous profitons du passage en Belgique de notre camarade de Revolta Global-Izquierda Anticapitalista (nos organisations-soeurs en Catalgone et dans l'Etat Espagnol) pour organiser avec elle, le samedi 10 novembre, une discussion autour des stratégies pour un socialisme féministe. A ces occasions, nous republions ci-dessous des articles de Sandra Ezquerra au sujet de ces interventions.


L’antiféminisme n’est plus tout à fait à la mode. Du moins dans la gauche radicale. Aujourd’hui, nous sommes tous et toutes féministes ; les trotskystes, les marxistes-léninistes, les autonomes, les indépendants, tout le monde est féministe. Et pas seulement la gauche radicale. Izquierda Unida (Gauche Unie) est féministe, la social-démocratie est féministe. Zapatero et le PP lui-même sont féministes...

S’il est indispensable de reconnaître que toutes les batailles, historiques et actuelles, menées par le mouvement féministe ont aboutit à des conquêtes pour les droits des femmes et à la croissante légitimité du terme, ce « féminisme généralisé » dans la gauche politique et sociale ne doit pas pour autant nous rassurer outre mesure.

Permettez moi de partager avec vous une anecdote pas si anecdotique que cela. Il y a un plus d’un an, j’ai assisté à Barcelone à un débat politique organisé par un média alternatif bien connu dans la gauche radicale. Ce débat avait pour but d’aborder le bilan des récentes élections européennes et d’approfondir les possibilités d’action unitaire et de collaboration entre différentes forces anticapitalistes. Les interventions des orateurs et de l’oratrice se sont centrées sur la crise du système capitaliste, la question nationale et le travail avec les mouvements sociaux, parmi de nombreux autres thèmes évoqués.

Après les exposés, un débat s’est ouvert avec la salle, au cours duquel une femme a demandé aux intervenants-e-s de présenter les analyses et les propositions de leurs organisations respectives par rapport à la lutte contre l’oppression des femmes. La dénonciation des contradictions du système capitaliste lui avait paru bien claire, mais elle avait des doutes quant à l’articulation de cette dénonciation avec la bataille contre le système patriarcal.
Les réponses de deux des intervenants ont été les suivantes. Le premier a affirmé que le féminisme était pleinement intégré dans le programme de son organisation et, sans transition, il a invité la participante à visiter la page web de la dite organisation afin de s’en convaincre. Lorsqu’on lui a demandé de faire tout de même un bref résumé de ces propositions, il a répondu de manière nerveuse et balbutiante et n’a pas été capable d’articuler autre chose à part un confus « nous soutenons le droit à accoucher »...

L’autre intervenant a voulu faire preuve d’honnêteté en avouant que, étant un homme, il ne savait pas grand chose sur la question, mais qu’il y avait une camarade avec lui dans la salle qui pouvait donner plus de détails. Bien qu’il serait sans doute mieux, ajouta-t-il, qu’elle le fasse après le débat, afin de ne pas ennuyer l’assistance...

Je pense qu’Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste, NDT) est l’une des organisations de la gauche radicale dans l’Etat espagnol qui s’engage le plus en ce moment afin d’intégrer la lutte féministe comme un fil rouge de son intervention (et c’est certainement la raison principale pour laquelle c’est l’organisation au sein de laquelle je milite), mais je ne crois pas que nous puissions nous permettre le luxe de nous endormir sur nos lauriers.

La vérité, c’est que la croissante légitimité de la lutte et du discours féministe, tout comme, autant le dire, la croissante prévalence du « politiquement correct » ont fait qu’il reste bien peu de personnes dans la gauche anticapitaliste qui osent déclarer en public que ce truc du féminisme, c’est n’importe quoi, ou bien qui avancent le cliché usé jusqu’à la corde que le féminisme divise la classe ouvrière. Les blagues sexistes existent toujours, bien que moins nombreuses qu’auparavant, mais on les dit en privé. En outre, c’est l’indifférence polie qui domine souvent par rapport aux questions féministes. Les organisations ne sont pas complètement féminisées, ni « féministisées », et notre discours et notre pratique – tant politique que quotidienne – non plus.

Avons-nous progressé ? Oui, bien entendu. Mais avons-nous atteint notre objectif ? Non, pas le moins du monde. Avant tout, quel est notre objectif ?

J’ai de bonnes nouvelles. Notre objectif est triple et, de plus, il est absolument non négociable : à savoir que l’analyse, le discours et la pratique de notre organisation soient le résultat d’un mélange du rouge, du vert et du violet (symbole du féminisme, NDT). Et lorsque nous parlons de mélange, nous ne faisons pas référence à un simple maquillage esthétique et superficiel. Nous parlons à la fois d’une articulation et d’une fusion des couleurs dans lesquelles le rouge, le vert et le violet cessent d’exister de manière séparées afin de donner vie à une nouvelle couleur, parce que les unes sont impossibles sans les autres, parce qu’elles font partie d’une nouvelle conception de la réalité, de la résistance et de la lutte. Nous parlons d’une étoile internationaliste (le logo d’Izquierda Anticapitalista est une étoile aux branches croisées rouges, vertes et violettes, NDT) et de combat, où les trois couleurs se fondent de manière dialectique, avec des hauts et des bas, avec des contradictions. Mais aussi avec fermeté. Et sans retour en arrière.

Cet objectif, c’est clair, n’est pas du tout facile. Mais que cela ne nous serve pas d’excuse ni de prétexte pour nous décourager.

1. Analyse

Dans la période actuelle du capitalisme global, il devient plus évident que jamais que, comme l’affirme Lidia Cirillo, les relations de pouvoir se soutiennent réciproquement et qu’il est impossible d’en contester une sans les contester toutes.

Il est impossible de comprendre les pirouettes internationales du capital sans prendre en compte la manière dont ce dernier mobilise et utilise l’oppression, non seulement des femmes, mais aussi raciste et nationale, entre autres, afin de maximiser les profits, de se reproduire et de s’auto-ériger comme la seule réalité imaginable.

Il n’est pas possible, par exemple, de comprendre le fonctionnement des villes globales étudiées par la sociologue Saskia Sassen, sans prendre en compte la spécialisation de nombreux pays de la périphérie dans la formation et l’exportation de travailleuses domestiques et de soins qui assument toute une partie du travail reproductif dans les pays du centre, dans des situations extrêmes de précarité d’emploi, sociale et légale. Quel rôle jouent les nombreuses lois sur l’immigration dans tout cela ? Comment comprendre l’interrelation entre leurs dimensions xénophobes, sexistes et de classe ? Que rôle joue ce transfert international de main-d’œuvre reproductive dans un contexte de restructuration économique et de déclin de l’Etat-Providence ?

Il n’est pas non plus possible de comprendre l’établissement massif, au cours de ces dernières décennies, d’entreprises de « maquilas » au Mexique et en Amérique centrale et de zones de production pour l’exportation dans le Sud-Est Asiatique - qui sont des éléments-clés du processus de délocalisation industrielle - sans analyser la féminisation internationale de la force de travail qui s’est accomplie au cours de la même période.

Ce processus a entraîné la dévalorisation de certains secteurs, la généralisation d’une main-d’œuvre bon marché en leur sein et a mis en lumière, à travers des phénomènes tels que le féminicide à Ciudad Juarez, les énormes résistances à l’égard de « l’émancipation » des femmes.

En parlant de résistances, prenons un exemple proche : quel rôle joue la violence de genre croissante dans des pays comme l’Etat espagnol, dans le cadre d’une intégration des femmes dans le marché du travail et de la remise en question des rôles traditionnels que cela implique ? S’agit-il de processus qui n’ont aucun liens entre eux ? Ignorer la relation entre tous ces éléments revient non seulement à nier la réalité vécue par les femmes, mais aussi, comme l’explique la camarade Cinzia Aruzza, à renier que « le marxisme est un projet politique de transformation radicale de la société ».

2. Discours

Comment se construit un projet politique de transformation radicale de la société ? Bien que les revendications féministes tournent autour de la discrimination des femmes sur le marché du travail et dans la société en général, notre propos va bien au-delà de simples demandes d’aménagements. Nous sommes exigeantes et plus ambitieuses. Rappelons-le, le rouge et le vert ne peuvent exister sans le violet.

Nous aurons beau lutter de toutes nos forces pour l’égalité en faveur des femmes sur le marché du travail, nous n’y parviendrons jamais tant qu’on en aura pas fini une bonne fois pour toutes avec notre spécialisation dans le travail domestique et des soins aux personnes, qu’il soit rémunéré ou non.

Nous aurons beau crier des slogans contre la violence de genre – qu’elle soit homophobe ou machiste – mais on ne cessera pas de compter les victimes tant que l’autonomie économique et personnelle de toutes les personnes ne sont pas garanties et tant que nous n’avons pas imaginé, pratiqué et enseigné de nouvelles manières d’être des hommes, des femmes, des personnes, d’être ce que nous avons choisi d’être.

Nous aurons beau dénoncer le fait que nous, les femmes, sommes des travailleuses et des citoyennes de seconde zone, nous ne parviendrons pas à articuler une lutte efficace contre le patriarcat tant que nous ne reconnaissons et ne surmontons pas les différences nationales, ethniques, de classe et d’orientation sexuelle qui, entre autres, nous divisent les unes contre les autres. Quelle crédibilité pouvons nous avoir en tant que féministes anticapitalistes si nous laissons au bord de la route les camarades femmes d’origine immigrée ? Quel sens cela a-t-il si nous contribuons à l’invisibilité des femmes lesbiennes, des femmes transexuelles ? Quelle sorte d’hypocrisie et d’arrogance nous permet de voir les prostituées comme les autres ? Notre émancipation ne peut se construire sur le dos d’aucune autre femme, de la même manière que l’émancipation de la classe ouvrière ne peut se construire sur notre dos.

Nous aurons beau nous plaindre que nous, les femmes, sommes considérées comme des personnes qui prodiguent soins et attention aux autres « par nature », nous ne parviendrons jamais à altérer ce modèle tant que nous ne parvenons pas à une réduction du temps de travail sans perte de revenu pour tous et toutes et à obtenir des services publics répondant aux besoins sociaux. Tout cela afin de permettre, tant aux hommes qu’aux femmes, d’avoir du temps libre, l’envie et les ressources nécessaires pour être des personnes qui prodiguent de l’attention aux autres, sans cesser pour autant d’être des travailleurs-euses et des citoyens-nnes de plein droit.

Il y a plusieurs décennies, quand on interdisait aux femmes l’entrée sur le marché du travail et dans l’espace public en général, les mots d’ordre féministes tournaient autour du droit de choisir, du droit de décider d’être une travailleuse, du droit à disposer de son propre corps, à être des dirigeantes politiques, à être bien plus et autre chose que des personnes qui prodiguent des soins et de l’attention. L’évolution du capitalisme néolibéral, au cours de ces dernières années, a démontré que l’intégration des femmes dans le marché du travail et dans la sphère publique, loin d’éliminer l’oppression patriarcale, l’a, de manière perverse, accentuée et rendue moins visible. Nous avons gagné le droit de choisir, c’est vrai, mais nous nous rendons compte que notre « libération » s’est déroulée dans le cadre de la même famille patriarcale, de la même hétéro-normalité asphyxiante, du même marché du travail capitaliste qui nous écrase avec sa précarisation généralisée, du même Etat qui détruit les services publics, qui suit docilement les recommandations du Fonds Monétaire International et qui se cache dans la soutane de l’Eglise Catholique.

C’est pour tout cela qu’aujourd’hui nous, hommes et femmes, devons exiger notre droit à ne pas devoir choisir ! Ne pas devoir choisir entre le public ou le privé, le « productif » ou le « reproductif », être mère ou travailleuse, être gay ou père, être gay ou homme, l’autonomie ou la maternité, être professionnel-le ou attentionné-e ; être lesbienne ou chef de famille, l’émancipation ou la libération. Nous voulons tout. Nous le voulons vite. Et nous le voulons pour tout le monde.

3. Pratique

Le troisième élément de notre objectif de fusion entre nos couleurs est la pratique. Ce n’est pas le moins important et je n’ai aucun doute quant au fait qu’il est le plus difficile. Et cela pour deux raisons. La première, du fait des limitations objectives et structurelles auxquelles nous, les femmes, nous nous affrontons au moment de mener à bien notre militantisme. Et la seconde, du fait des préjugés patriarcaux que nous continuons, tous et toutes, à porter en nous, et qui marquent et freinent la participation politique des femmes.

Il est indispensable de déchiffrer et de s’affronter à toutes ces difficultés parce que, si nous ne sommes pas capables d’intégrer dans nos vies quotidiennes, dans notre manière de générer la camaraderie, dans notre manière de construire un projet de transformation, les changements pour lesquels nous luttons sur le papier et dans la rue, alors, sincèrement, nous devrions peut être penser à nous consacrer à autre chose.

Cela peut sembler difficile à comprendre, mais la difficulté de concilier le militantisme politique avec la vie personnelle et familiale présente quelques parallélismes avec la difficulté de les concilier avec la vie professionnelle. Ce que l’on appelle communément la « double journée » de travail pour les femmes devient, dans l’espace militant politique, et particulièrement quand il est d’une nature non rémunéré comme dans nos organisations, la « triple journée », et plus encore.

Nous, militants et les militantes de la gauche radicale, nous devons constamment faire des acrobaties afin de rendre compatibles notre engagement politique et notre travail rémunéré, nos tâches domestiques et l’attention à notre propre personne, sans oublier le temps nécessaire aux loisirs et au repos, avec nos désirs éventuels de fonder une famille et de passer du temps avec elle.

Si toutes ces tensions nous affectent tous et toutes, nous qui faisons partie de la gauche radicale, nous ne vivons pas en vase clos, nous sommes affectés par les mêmes contradictions et inégalités que le reste de la société. Ainsi, ce sont souvent les femmes qui finissent par reléguer leur participation politique à l’arrière plan, face à l’urgence des autres responsabilités et tâches qui nous sont attribuées de manière automatique en tant que femmes.

Regardez autour de vous, dans vos sections locales et régionales, et dites moi combien de camarades femmes vous connaissez qui ont entre 30 et 50 ans ? Ou simplement le nombre de camarades femmes ayant des enfants ou des petits enfants, ou avec des parents âgés ou malades ? Elles ne sont pas nombreuses et, pour que nous ne soyons pas sans cesse moins nombreuses, il faut lutter de manière ferme, non seulement dans nos discours, mais aussi en balayant devant notre propre porte, et à l’intérieur aussi, pour le droit à ne pas devoir choisir.

Ceci étant dit, comment concevons-nous un modèle de militantisme politique qui ne reproduit ni ne perpétue les inégalités de genre structurelles qui dominent dans la société ? Un militantisme « soutenable », qui non seulement garantit la pleine participation de ceux, et surtout de toutes celles, qui assument des responsabilités multiples, mais qui en outre créé des espaces capables de combiner la politique avec la maternité ou la paternité, avec le loisir, avec la formation continue, avec le repos, avec la vie !

Izquierda Anticapitalista est une jeune organisation qui, bien qu’étant l’héritière d’un passé, de savoirs et de traditions, opte pour une nouvelle manière de faire de la politique. Nous sommes en train de réaliser un travail important afin de féminiser l’organisation et ses organes de direction. Nous optons pour la formation théorique, l’élaboration programmatique et de discours féministes. Nous participons de manière active dans le mouvement féministe dans de nombreuses villes de l’Etat espagnol et nous œuvrons chaque jour afin d’importer le féminisme dans le reste des mouvements sociaux. Sans oublier que nous sommes l’une des rares organisations politiques du pays a avoir une femme comme porte-parole.

Tous ces choix sont visibles de l’extérieur et constituent, en quelque sorte, notre « marque de fabrique ». Un de nos signes distinctifs. Et c’est très bien. Mais ce n’est pas suffisant. Cela doit également être le cas non seulement en apparence, mais aussi en profondeur, et guider toute notre façon de faire de la politique.

Nous devons faire le choix quotidien en faveur d’une organisation qui reflète de manière fidèle les critiques et les luttes du féminisme anticapitaliste, antiraciste, anti-homophobe et anticolonial et qui contribue à enrichir ces luttes et à les faire fructifier. Nous devons opter aussi pour une organisation où les camarades femmes se sentent libres de parler, de donner de la voix et d’articuler leurs rages comme les hommes. Où les camarades hommes ressentent la lutte féministe comme étant également leur lutte, au point de se révolter contre toutes les attitudes machistes (y compris les leurs) et qu’ils se situent et s’érigent chaque jour comme nos alliés les plus inconditionnels. Une organisation où le modèle classique du militant masculin charismatique et héroïque ne cède pas la place, mais coexiste au même niveau avec d’autres registres, d’autres présences. Où la division sexuelle du travail n’existe pas et où, toutes et tous, nous assumons nos responsabilités par rapport à nos façons de reproduire des dynamiques oppressives, qu’elles soient publiques ou privées. Une organisation où tout ce travail se fait avec le cœur et la raison.

Je pense que nous allons dans la bonne direction et, comme le dit le poète, le chemin se fait en marchant. Nous sommes ici pour changer le monde, et c’est pour cela que nous devons changer notre manière de le voir, de l’expliquer et de nous mouvoir en lui. Sans victimisation, mais aussi sans s’excuser, sans hésitations et sans concessions.

Et cela veut dire, parmi de nombreuses autres choses, que la question posée dans ce débat a une réponse très simple. Qu’est-ce qu’un socialisme féministe ? C’est le seul possible ! Parce que s’il n’est pas féministe, il n’est pas anticapitaliste, ni révolutionnaire. Et encore moins socialiste.

Le violet n’est pas qu’une pointe de branche sur une étoile. Il se mélange avec le reste des couleurs dans chaque recoins afin de créer une nouvelle tonalité. Le féminisme n’est pas un supplément d’âme du socialisme, il le transforme, le secoue de haut en bas dans ses analyses, dans ses discours et dans ses pratiques. Et il en fait, à l’extérieur et à l’intérieur, un projet d’émancipation plus riche, plus complexe, plus solide et plus honnête. Nous sommes occupés-e-s, et le seront encore longtemps, à construire ce chemin.


Sandra Ezquerra est militante d’Izquierda Anticapitaliste (Gauche anticapitaliste, organisation-soeur de la LCR dans l’Etat espagnol). Ce texte est la traduction d’un exposé présenté à un débat de l’université d’été d’IA en août 2010.

Source : http://anticapitalistas.org

Traduction de l’espagnol pour www.lcr-lagauche.be : Ataulfo Riera


Discours et pratiques féministes dans le mouvement du 15-M dans l’Etat espagnol


Introduction

Depuis le mois de mai 2011, le mouvement du 15-M dans l’Etat espagnol a entraîné dans la pratrique politique une énorme quantité et variété de personnes qui, jusqu’à il y a quelques moins, observaient de manière distante et sans implication les effets de la crise. Aujourd’hui, la véritable importance de ce mouvement réside dans l’émergence inattendue d’une nouvelle génération d’actvistes, de penseurs et de penseuses critiques qui se nourrissent de la réflexion, du débat, et, c’est le plus important, de la praxis. Dans des dizaines de villes de l’Etat espagnol, le 15-M a été le catalyseur de rassemblements de masses les plus diversifiés, les plus festifs et les plus enthousiasmants jamais vus depuis très longtemps. Il a contribué à généraliser le « oui, c’est possible » et le « ensemble, nous pouvons » et, en définitive, à amplifier la riposte contre le discours jusqu’alors imperturbale sur le caractère « inévitable » du système capitalisme, de ses crises et des recettes néolibérales.

Cependant, au-delà de son évolution, de ses succès et de ses échecs, nous voulons aborder ici une réflexion sur l’expérience spécifique des femmes dans ce mouvement et sur la manière dont ce dernier a intégré le discours et la pratique féministe. En premier lieu, nous placerons l’émergence du mouvement dans son contexte structurel et socio-historique et nous montrerons comment ce dernier a été marqué par la catégorie du genre. En second lieu, on examinera la manière dont le mouvement du 15-M a contribué à l’évolution de la lutte féministe, tant sur le terrain argumentaire que dans celui des pratiques, des dynamiques et des rôles établit en son sein depuis le début.

Les réflexions rassemblées ici découlent de la participation de l’auteure au mouvement du 15-M à Barcelone, mais aussi de conversations avec de nombreuses activistes féministes provenant du reste de l’Etat espagnol, ainsi que de la lecture de récits et de chroniques, tant individuels que collectifs, rédigés depuis l’émergence du mouvement le 15 mai 2011.

Le 15-M se caractérise par une grande diversité et hétérogéneité et c’est également le cas des féminismes qui l’ont rejoint ou qui se sont développés en son sein. En dépit du fait que les expériences féministes du 15-M sont très inégales tant géographiquement et même temporellement, le présent texte tente de synthétiser certaines d’entre elles, que nous considérons comme les plus significatives, et ce dans le but de réfléchir à la fois sur ses dimensions positives comme sur celles qui le sont moins, afin de contribuer à un apprentissage collectif qui nous permette de poursuivre la voie vers une indignation véritablement féministe.

Regard féministe sur le moment présent : de quelle crise parlons-nous ?

Le thème de la manifestation convoquée le dimanche 15 mai, « Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers », eu le grand mérite de résumer en une seule phrase les principales motivations du 15-M : d’une part un recul important des droits sociaux et économiques pour de vastes tranches de la population comme résultat de la crise et, d’autre part, une méfiance croissante par rapport à la caste politique, perçue comme corrompue et incapable de sortir le pays de la crise.

Malgré le fait que les mouvements féministes dans l’Etat espagnol ont réalisé un prodigieux travail ces dernières années pour rendre visible les formes spécifiques avec lesquelles la crise économique et les récentes (contre) réformes affectent les femmes [1], cet élément ne fut pas, initialement, présent dans les dénonciations et les revendications du mouvement. Le 15-M n’était, en aucun cas, une exception isolée vu que, depuis le début de la crise, de nombreux mouvements sociaux avaient passé sous silence les dimensions de genre du contexte économique actuel.

Au début de la crise, devant l’accélération vertigineuse des taux de chômage masculins, plusieurs médias de diverses tendances avaient suggéré que l’une des particularités de cette crise était qu’elle promettait d’abolir les inégalités entre les hommes et les femmes sur le marché du travail [2]

Mais, en vérité, les femmes continuent encore aujourd’hui à souffrir d’une énorme vulnérabilité tant à l’intérieur du marché du travail qu’en dehors. Une analyse de la crise à partir d’une perspective genrée démontre que, s’il est vrai qu’en 2008 elle a surtout frappé les secteurs de la construction et de l’industrie, dont la main d’œuvre est essentiellement masculine, plusieurs mois plus tard la contraction de l’emploi a également touché le secteur des services, qui occupe 88,5% de l’emploi féminin dans l’Etat espagnol. Actuellement, le taux de chômage des femmes atteint 22,10% et celui des hommes 21,04%. Si l’on affine l’analyse de ces données en termes d’origines, on constate que les hommes autochtones représentent le taux de chômage le plus bas, avec 17,20%, tandis que pour les personnes ne provenant pas de la communauté européenne le chômage des femmes est de 27,15% et celui des hommes est proche de 34%. Si l’on prend en considération le fait que les femmes d’origine immigrée sont concentrées dans l’économie informelle, est il fort probable que leur taux de chômage soit en réalité bien plus élévé que ce qu’indiquent les chiffres officiels.

L’accélération du taux de chômage masculin a fait en sorte qu’il y a plus de familles qui dépendent du salaire de la femme et que de nombreuses femmes se sont vues forcées d’entrer dans le marché du travail. Tandis que le taux d’activité féminin en 2007 était de 48,94%, à la fin de l’année 2011, il se situait à 52,91%. Malgré tout, cette augmentation ne s’est pas accompagnée d’une redistribution des responsabilités domestiques et des soins. Cet ajout du travail salarié à une charge du travail domestique qui a également augmenté mène à une augmentation de la charge globale du travail des femmes et un renforcement de notre double journée de travail.

Les inégalités de genre constituent toujours une réalité incontestable sur le marché du travail et elles s’expriment dans les taux élevés de travail temporaire et partiel chez les femmes. Nous sommes également plus présentes que les hommes dans l’économie « souterraine », nous représentons 57,3% des personnes aux revenus non déclarés et seulement 37% des personnes aux revenus déclarés. Notre salaire moyen est de 22% inférieur à celui des hommes et, d’autre part, 80% des personnes « inactives » qui ne reçoivent aucune sorte de revenu sont des femmes.

L’absence d’une perspective de genre dans les réponses du gouvernement PSOE à la crise a également été constante.

La plus grande part des 11 milliards d’euros injectés pendant la première année de la crise au travers du fameux Plan EEE (Plan espagnol pour la stimulation de l’économie et de l’emploi, NdT) a été destinée au secteur de la construction qui, en 2008, occupait 16% des hommes et à peine 1,9% des femmes. Ces aides, en outre, n’incluaient aucune contrepartie concernant la présence des femmes dans les emplois créés. Les coupes budgétaires dans les dépenses publiques sociales depuis mai 2010, constamment mises à jour par les politiques d’austérité imposées depuis lors, ont un énorme impact sur les femmes puisque nous sommes essentiellement concentrées dans les secteurs publics tels que la santé, l’enseignement et les services sociaux. En conséquence, nous sommes les principales victimes des réductions de salaires et des suppressions d’emplois publics. Cette vulnérabilité sociale et économique contribue aussi à nous faire ressentir plus fort encore la réduction des aides sociales. Face à la disparition des services de soins aux personnes, c’est encore nous qui assumons principalement ce travail non-rémunéré.

La réforme du code du travail a renforcé la dualisation de genre du marché du travail salarié. La réforme des pensions, ainsi que le renforcement de sa logique contributive, affectera aussi négativement les femmes. Vu notre présence massive dans l’économie informelle, dans les temps partiels et dans les bas salaires, ainsi que les fréquentes interruptions de notre vie professionnelle pour élever des enfants ou soigner d’autres membres de la famille, nous avons plus de difficultés lorsqu’il s’agit d’additionner les années de cotisation exigées pour accéder à une pension que l’on puisse considérer comme digne. L’austérité croissante résultante de la crise de la dette s’attaque particulièrement à l’Etat providence et aux services publics, permet à l’Etat de transférer à nouveau ses obligations de protection sociale aux familles (c’est-à-dire aux femmes).

Quand le féminisme s’indigne…

Tous ces éléments exposés ci-dessus indiquent la persistence, et même l’aggravation, de la subordination des femmes dans le contexte actuel. Cette subordination n’a cependant pas été mise en lumière dans la majorité des récits économiques sur la crise. Le 15-M n’a pas fait exception car, initialement, aucune référence aux spécificités genrées de la conjoncture économique n’a figuré dans ses thématiques.

Au cours des premières semaines d’existence du mouvement, des concepts tels que « féminisme », « oppression » ou « inégalité de genre » ne parvinrent pas à générer un consensus dans les innombrables assemblées. Ces concepts se heurtèrent à une résistance découlant d’une grande méconnaissance ainsi qu’à une certaine aversion envers le discours féministe de la part de centaines de personnes qui l’identifiaient avec des idées et des attitudes de division, excéssivement radicales et peu raisonnables.

Dans ce cadre, devant ce qu’elles ressentirent comme une mise à l’écart de la parole des femmes, et en dépit de certaines accusations de « séparatisme », de nombreuses activistes féministes présentes alors dans le camp de la Place de Catalogne (Barcelone) cherchèrent à créer un espace de discussion, de débat et d’action pour les femmes, lesbiennes et transexuels : l’assemblée des Féministes Indignées. Cette dernière, loin de s’embourber dans les tumultueuses discussions qui caractérisèrent d’autres commissions, leur permirent de mettre en avant et de rendre visible leur travail et discours dans le reste du mouvement. Au cours des premiers jours du campement, les Féministes Indignées rédigèrent un manifeste d’exigences qui fut adopté à l’unanimité lors d’une des assemblées générales les plus massives du mouvement à Barcelone. Le manifeste contenait des revendications féministes pour une transformation radicale de la société et mettait en avant des réponses à la crise à partir d’une perspective inclusive et consciente de la place spécifique des femmes dans l’ordre économique et social actuel :

« La société capitaliste et patriarcale nous opprime (…). Nous voulons une société dans laquelle les personnes soient le centre de tout et pas les marchés. Nous voulons une transformation du modèle (capitaliste) de développement économique et social actuel vers un autre modèle qui soit au service des gens et de la planète. Dans cette transformation, il est indispensable d’intégrer une approche féministe pour affronter les crises écologique, alimentaire, énergétique, économique, sociale et des soins aux personnes et d’opter pour des processus sociaux soutenables pour un nouveau modèle de ville et de gestion du territoire (…) Nous exigeons le partage du travail et des richesses. Travailler moins pour travailler tous. Des conditions de travail et professionnelles dignes. Le partage égalitaire du travail productif et reproductif, l’égalité des revenus et de la reconnaissance du travail entre les femmes et les hommes. Que la richesse soit au service des classes populaires (…). Nous exigeons la reconnaissance des tâches de soin aux personnes, domestiques et leur socialisation complète  [3]. »

L’analyse et les propositions ne tournaient pas exclusivement autour de la crise mais on exigeait aussi la participation des femmes, lesbiennes, transexuelles et transgenres dans la recherche d’un système politique participatif et véritablement démocratique :

« Le système démocratique actuel est patriarcal et ne nous représente pas. Nous voulons organiser la société en espaces de décision et de gestion politiques horizontaux [4].  »

La création des Féministes Indignées en tant qu’espace autonome cohérent ayant une importante légitimité et une intervention directe avec les assemblées générales a contribué à rendre visible et à renforcer la perspective de genre dans les discours et les mobilisations du 15-M en Catalogne et à encouragé le protagonisme des femmes dans les débats et dans les actions. Tout en mettant en avant leur propre agenda sous forme d’activités, de débats et d’actions spécifiquement féministes, les Féministes Indignées furent également présentes dans les nombreux espaces de coordination du mouvement pour y faire entendre leur voix et contribuer avec leur expérience propre aux décisions et mobilisations unitaires. A chaque occasion, la marque spécifique du féminisme indigné a été patente au travers de blocs et de pancartes propres, d’actions symboliques contre l’oppression hétéro-patriarcale ou dans des interventions dénonçant les effets pervers de la crise économique et des politiques d’austérité sur les femmes.

… L’indignation se féminise ?

La consolidation d’un espace féministe et la valorisation de son travail n’ont cependant pas été possibles dans toutes les villes et villages où est apparu le 15-M. Dans des localités telles que Bilbao, Elche ou Burgos, on a mené à bien une certaine activité féministe comme la conscientisation sur la nécessité d’un langage non sexiste ou l’organisation d’actions féministes spécifiques, mais il n’y a pas eu de masse critique suffisante de femmes disposées à (ou capables d’) exporter le regard du genre à l’ensemble du mouvement de manière systématique, ni de créer des espaces de discussions et d’actions féministes. Un facteur important expliquant cette incapacité a été, dans des villes comme Vigo ou Palma de Mallorca, la détermination du féminisme de la part d’un nombre important de secteurs du mouvement comme une question peu prioritaire voire de faible importance. A Cadix, par exemple, quand le groupe de travail féministe présenta à l’assemblée générale un manifeste féministe inspiré par ceux de Madrid et de Barcelone et résultat d’un riche et intéressant débat en son sein [5], ce dernier fut repoussé par « manque de consensus » du fait de son prétendu caractère excluant et diviseur. Dans d’autres lieux, la confusion entre consensus et unanimité qui caractérise encore le mouvement a fait que dans des assemblées de 300 ou 400 personnes, un seul homme pouvait bloquer l’approbation de propositions féministe [6].

Dans des villes comme Barcelone, Madrid ou Santiago de Compostela, où les commissions et groupes de travail féministes ont eu un poid et une projection importante, on peut affirmer qu’elles sont parvenues à impulser avec succès la féministisation ou transversalisation de la perspective féministe dans le mouvement. La généralisation de cette dernière à l’ensemble du mouvement aurait permise l’incorporation compréhensive et systématique des revendications féministes dans les discours et dans la pratique du 15-M.

Le féminisme dans le discours

Dans ce sens, il faut reconnaître que la présence d’un discours féministe dans le 15-M n’a pas été exempte de défis. Comme le racontent les camarades de Madrid dans une dossier qu’elles ont élaboré [7], certaines des limites rencontrées pour la diffusion des féminismes à la Puerta del Sol s’exprimaient dans la perplexité et le manque de compréhension de nombreuses personnes présentes, dans des insultes chargées de machismes et d’homophobie ainsi que dans le fait que les premières assemblées générales ne reprirent ni n’assumèrent aucune question ou proposition féministe. Pour de nombreux et nombreuses participant(s) au mouvement, le féminisme était l’équivalent du machisme, mais à l’envers.

La présence (inégale) du discours féministe dans le 15-M n’a pas tant été le fruit d’une augmentation significative de la conscience en son sein que d’une présence constante d’activistes dressant la bannière du féminisme, ce qui s’est traduit par un rythme de travail insoutenable et un double militantisme de la part de nombreuses femmes. Quand elles introduisaient ces questions, cela semblait être bien accueilli, mais si elles ne le faisaient pas (ou à peine), personne d’autre n’en prenait l’initiative.

D’une certaine manière, la présence du discours féministe dans le 15-M continue à dépendre de « l’omniprésence » physique des militantes féministes afin de lui donner de la voix au travers de leurs critiques, d’actions, de documents, d’ateliers, d’interventions et d’élaborations spécifiques. Cependant, comme l’expriment les camarades de la Puerta del Sol, « nous voulons qu’on nous comprenne, nous voulons contaminer » [8]. Une intégration soutenue et durable du féminisme doit être capable de provoquer une généralisation de la conscience de genre ou une transformation du cadre collectif d’un mouvement. Et dans le mouvement du 15-M, jusqu’à présent, tel n’a pas été le cas.

Le féminisme dans la pratique

S’il reste encore au mouvement à parcourir un long chemin sur le terrain du discours, la sphère de la pratique a également été la source de nombreuses difficultés. Il suffit de rappeler les quolibets et les « Dehors ! Dehors ! » ou « la révolution est à tout le monde » lancés contre les féministes quand, lors des premiers jours du campement à Madrid, elles décidèrent de dresser une banderole dans laquelle on pouvait lire « La révolution sera féministe ou ne sera pas » [9]. Un « machoman », comme elles l’appelèrent, montra son rejet de cette banderole en l’arrachant devant des milliers de personnes [10]. Cet épisode mettait en évidence qu’il n’existait pas de consensus sur le fait que le 15-M était un point de convergence pour TOUTES les luttes, y compris la lutte féministe.

Pendant les premiers mois des protestations, des progrès importants furent réalisés sur le terrain des pratiques dans de nombreuses villes comme, par exemple, une croissante conscientisation du caractère androcentrique inhérent dans le langage. Tandis que, d’une part, de nombreuses assemblées intégraient des méthodes de communication non verbale afin de dénoncer l’usage du vocabulaire et des expressions hétérosexistes ou discriminatoires, d’autre part, on a pu constater un effort croissant afin d’éviter l’usage récurrent du genre masculin dans le langage. Cependant, indépendamment des paroles utilisées, alors que les équipes de dynamisation des assemblées étaient majoritairement composées de femmes qui s’occupaient de gérer les méthodologie, la logistique et les dynamiques collectives du débat, la majorité des interventions et des propositions politiques continuaient d’être réalisées par des hommes. Ces derniers continuaient en outre à pratiquer un usage expansif du tour de parole, obtenant de manière automatique l’autorité morale, intellectuelle ou de l’expérience et, parmi d’autres cas, montrant un faible respect pour le tour de parole des femmes ou des hommes non machos alpha [11].

Ainsi, des progrès se sont sans doute réalisés par rapport à certaines formes avec lesquelles le sexisme s’exprime, mais ce ne fut pas le cas quand au fond de la question. Il convient de souligner, en outre, que, à Barcelone par exemple, on n’a jamais mené à bien un débat en profondeur dans le but de dégager un accord sur un langage non sexiste. Cette superficialité des changements s’est traduite, comme l’on exprimé certains hommes du 15-M depuis lors, dans une peur constante de la part de nombreuses personnes par rapport à la « censure » pour ne pas « parler politiquement correct » et aussi dans un retour graduel de l’usage généralisé du masculin parallèlement à la fragmentation et à la dispersion du mouvement et de ses assemblées. A partir du moment où il n’y avait plus la masse critique minimum disposée à signaler l’usage d’expression sexistes et/ou homophobes, les pratiques se sont à nouveau relâchées.

L’absence d’un débat compréhensif sur les dimensions de genre du langage n’a été que le reflet d’une absence plus importante encore dans les dynamiques internes du mouvement : le genre n’a pas constitué une catégorie d’analyse centrale à l’heure de la distribution des tâches, de la gestion des relations et de la définition des espaces. Pour le dire autrement, malgré le fait que le genre est un principe organisateur élémentaire dans la société humaine, ainsi que ses rôles, rapports et inégalités, et malgré le fait que le caractère quotidien des faits et des agressions sexistes exigent d’avoir des stratégies pour les aborder [12], le mouvement du 15-M dans son ensemble n’a pas politiquement problématisé le genre comme axe de division et d’oppression en son sein. Cela s’est traduit, par exemple, dans l’inexistence d’un protocole de mesures pour les situations d’agressions sexistes dans toutes leurs gammes et variétés ou pour les cas d’abus de pouvoir de la part des hommes. Un épisode symptomatique de cela, parmi certainement bien d’autres, fut l’incapacité d’un médiateur membre de la commission de cohexistence à Barcelone à réagir quand une femme faisant partie de l’équipe de dynamisation des assemblées lui dit qu’elle avait été victime d’une agression physique de la part d’un homme. Face au malaise que la situation provoquait sans doute en lui, le médiateur s’est accroché à la fausse équidistance qui veut donner la même écoute à l’agresseur et à l’agressée, et, arguant du fait qu’il ne pouvait être sûr de qui disait la vérité ou mentait, il s’en est lavé les mains et est resté silencieux. En agissant de cette manière, il niait tout bonnement le pouvoir de définition de la femme, et des autres femmes, qui établit de manière non équivoque et en rien relativiste qu’il existe une agression à partir du moment où une personne se sent agressée.

Un autre épisode lié aux dynamiques de genre dans le mouvement eut lieu au début du mois de juin quand la commission des féminismes de Madrid annonça que ses participantes n’allaient plus rester à la Puerta del Sol à la suite des agressions sexuelles, sexistes et homophobes dont elles soufferts ou avaient été témoins, ainsi que pour la mise sous le tapis de ces agressions et par l’absence d’une volonté collective de les résoudre. [13] Alors que de nombreux médias ont utilisés cette déclaration de la commission pour discréditer le 15-M à un moment où les campements entraient dans un processus de reflux, les efforts de la commission légale et d’autres voix du mouvement pour nier l’existence d’agressions en termes légaux, ou pour minimiser l’ampleur de la problématique, démontraient une fois de plus les grandes difficultés d’un secteur à aborder politiquement l’existence de dynamiques agressives et d’abus de pouvoir de la part de certains hommes [14]. Une problématisation de genre dans ce contexte aurait montré que ce qui est véritablement important n’était pas de savoir si les agressions étaient légalement punissables ou pas, mais bien le fait qu’il y avait des camarades qui affirmaient ne pas se sentir en sécurité dans un espace supposément émancipatoire comme était la Puerta del Sol. L’incapacité d’aborder politiquement la situation découla en outre sur le fait que, au lieu d’apporter des réponses collectives face à l’existence d’agressions sexistes, de nombreuses femmes durent opter pour des solutions individuelles. Pratiquement, au lieu de rejeter ou d’expulser les agressions ou les agresseurs du campement (au cas où ils étaient membre de ce dernier) on finit par exclure de facto les personnes agressées ou en puissance de l’être. Curieusement, d’autre part, tandis que le mouvement n’a souvent pas hésité à souligner que « ce qui est légal n’est pas nécessairement juste » [15], comme ses nombreuses actions de désobéissance civile le démontrent, dans le cas qui nous occupe, la notion de justice de genre a été subordonnée aux discours de la légalité et à la conservation de l’image publique du mouvement.

De cette manière, le 15-M n’a pas développé d’instruments destinés à reconnaître la reproduction de la logique patriarcale en son sein, à réfléchir sur ses manifestations concrètes et à les gérer d’un point de vue féministe. Le résultat est que, dans des cas comme ceux que nous avons relatés, la réponse habituelle a constisté dans l’invisibilisation de la violence et dans l’étouffement des voix des femmes. Dans les deux cas on a raté une opportunité de réaliser un apprentissage collectif qui aurait eu comme l’objectif de réparer les dégâts et d’éviter que ces situations se répétent dans le futur. Tant la correction politique que la négation se sont accompagnées d’une profonde préoccupation, compréhensible mais injustifiable, sur le fait que la publicité autour de ces incidents pouvait stigmatiser le mouvement et l’affaiblir. En tant qu’espace de lutte composé par des femmes et des hommes, le 15-M a reproduit l’erreur de ses prédecesseurs en craignant que le féminisme ne le divise en dénonçant ses contradictions internes au lieu d’opter pour son renforcement en les abordant et les résolvants. Ou, au minimum, en faisant un pas dans cette direction.

Vers une indignation véritablement féministe

Si le mouvement du 15-M constitue bel et bien l’un des phénomènes les plus inattendus et significatifs de ces dernières années sur la scène politique espagnole, il est important de souligner qu’il s’est caractérisé par sa capacité d’agglutiner de manière massive un mécontentement qui n’était jusqu’alors que sous terrain, et non pas tant dans sa capacité à offrir des alternatives cohérentes, compréhensives et transformatrices du système social, politique et économique actuel.

Le 15-M n’est pas tant un mouvement compact avec une analyse définie des inégalités existentes et des propositions concrètes pour leur suppression qu’un espace éthéré et sans frontières établies dont la principale fonction a été, jusqu’à présent, d’offrir des manières d’exprimer et de partager un malaise social de plus en plus croissant et généralisé. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de tensions en son sein, des débats et même des conflits afin de concrétiser et radicaliser ses discours et ses pratiques. Mais, en tous les cas, le résultat de tout cela dépend d’un processus dans lequel le mouvement est encore immergé.

Comme l’histoire de nombreux mouvements sociaux dans le passé le démontre, transformer les rapports de genre qui déterminent nos sociétés dans les espaces revendicatifs mixtes n’est pas une tâche facile. Malgré quelques agréables exceptions, comme le groupe des Indignés contre le Machisme de la Puerta del Sol, le féminisme et les féminismes sont toujours confrontés à d’énormes résistances aujourd’hui. Cependant, loin de nous décourager, le constat des difficultés nous rappelle que, quel que soit le pas fait en avant, aussi modeste soit-il, dans l’élimination des inégalités dont nous souffrons, cela constitue bel et bien un progrès. Cela peut nous servir également pour rappeller que des milliers de personnes se sont rassemblées sur les places à partir de la mi-mai pour faire de la politique pour la première fois de leur vie. Que ces personnes ont été capables en peu de temps de vaincre leur peur et leur apathie pour débatre de manière infatiguable parmi les multitudes ; empêcher que des dizaines de familles perdent leur logement ; défier les nombreuses institutions politiques, religieuses et judiciaires et dénoncer la violence policière. En conséquence, il est parfaitement possible qu’un travail constant, critique et pédagogique de la part des féminismes puisse obtenir que l’indignation de toute cette nouvelle génération de « politiques profanes » finisse également par être féministe. Nous pourrions obtenir, en définitive, qu’au lieu de se limiter à mettre en évidence les abus et les injustices provenant de la sphère économique, politique et des institutions, les hommes et les femmes qui sont sortis, sortent et sortiront encore dans les rues et dans les places, oseront également se confronter avec ce qu’ils reproduisent, avec ce dont ils souffrent et avec ce qu’ils rendent invisible.

Sandra Ezquerra


Source : http://fundacionbetiko.org

Publié en français sur Avanti4.be 

Traduction pour Avanti.be : Ataulfo Riera


[1] Ezquerra, S. « 29S : a les dones també ens sobren els motius ». Público. 16/9/2010, pág. 5 ; Ezquerra, S. « Crisis e igualdad ». Público, 19/11/2010, pág. 9 ; Ezquerra, S. « Rostros ocultos de las pensiones ». Público. 7/2/2011, pág. 5 ; Gálvez, L. & Torres, J. (2010) Desiguales. Hombres y mujeres en la crisis financiera. Barcelona : Icaria ; Harcourt, W. (2009) « El impacto de la crisis en las mujeres de Europa Occidental ». http://www.awid.org/eng/About-AWID/AWID-News/Briefs-The-Impact-of-the-crisis-on-Women ; Larrañaga, M. (2009) « Mujeres, tiempos, crisis : Combinaciones variadas ». Revista de Economía Crítica, 8 ; Otxoa, I. (2009) « Anticapitalismo : algunas razones desde el feminismo ». Viento Sur. 104 ; Pérez Orozco, A. (2009) « Feminismo anticapitalista, esa Escandalosa Cosa y otros palabros ». Artículo del libro Jornadas Feministas : Granada aquí y ahora. Editado por « Coordinadora estatal de organizaciones feministas », Madrid, 2010 ; Sales, L. (2009) Informe de Recerca. Dones en crisi. Barcelona : Institut Català de les Dones.

[2] On peut trouver ce genre d’affirmations, parmi de nombreuses autres, dans les articles de presse suivants : « Medidas especiales para los parados. El Gobierno llevará propuestas nuevas al diálogo social » (Diario Público, 25/10/2008) ; Hidalgo, S. & Valmorisco, C. « Los mileuristas son ahora los cabezas de familia » (Diario Público, 27/4/2009) ; Peirón, F. « Los empleos son para las mujeres » (Diario La Vanguardia, 12/9/2009) ; Escur, N. « ¿Sabe la crisis de sexos ? » (Diario La Vanguardia, 12/9/2009) ; Moreno, J. « El paro sube en 98.906 personas en octubre » (Diario Público, 3/11/2009) ; Moreno, J. « El paro sube otro escalón : marzo deja 25.988 desempleados más » (Diario Público, 6/4/2010). L’Espagne n’a pas fait exception puisque les médias d’autres pays ont également affirmé ces dernières années que la récession économique touche moins les femmes que les hommes sur le marché du travail (Daily Mail, mai 2009) et ont non seulement proclamé la « Mort du Macho » (Foreign Policy, septiembre 2009) mais aussi la « Fin des Hommes » (The Atlantic, Agosto 2010)…

[3Blog de Feministes Indignades.

[4Blog de Feministes Indignades.

[5Wiki du Grupo de Trabajo Feminismos Cádiz 15M.

[6] Web de FeminismoSol.

[7] Web de FeminismoSol.

[8] Web de FeminismoSol.

[9] Web de FeminismoSol; Cervantes, Ll. « ¿Y las indignadas ? » (Libertad de palabra, 22/11/2011)

[10] Web de FeminismoSol.

[11] Web de FeminismoSol.

[12] Fanzine « Torres más grandes hemos visto caer », p. 17

[13] Dans leur communiqué, elles ont expliqué qu’elles entendaient par agressions les « intimidations sexuelles, atouchements, regards, gestes déplacés et abus de pouvoir, les insultes et les agressions physiques, les contacts sexuels et non sexuels non consentis, les attitudes paternalistes », Web de FeminismoSol.

[14] Europa Press, “Los acampados de Sol aclaran que legalmente no hubo agresión sexual” (La Vanguardia, 3/6/2011)

[15] Cela fut l’un des principaux arguments utilisés par le mouvement à Barcelone quand il annonca son intention de paralyser le débat budgétaire qui débutait le 15 juin au Parlement catalan.

Voir ci-dessus