Retour sur le "printemps érable" du Québec
Par Martin Robert le Jeudi, 04 Avril 2013 PDF Imprimer Envoyer

Martin Robert, assistant en histoire à l'UQAM (Québec) et ancien responsable étudiant, était l'invité de la Formation Lesoil lors de l'école anticapitaliste de printemps des 15, 16 et 17 mars. Nous publions ci-dessous deux textes qu'il a écrits à cette occasion. Le premier, sur le "printemps érable", reprend et développe le contenu de son intervention dans le meeting internationaliste "oser lutter, oser gagner", le 15 mars. Le second a été rédigé dans le cadre de sa participation au débat sur l'Etat répressif actif, le 17 mars (LCR-Web).  

Le printemps érable en contexte

D’abord, je vous remercie de m’avoir invité à venir vous parler ce soir de la grève générale étudiante qui a eu lieu en 2012 dans la province de Québec, au Canada, et qui était une grève qui visait d’abord à s’opposer à une hausse massive des droits de scolarité universitaires au Québec. Il faut préciser que ce n’était pas la première grève générale étudiante de l’histoire du Québec, c’était en fait la neuvième, mais c’était néanmoins la plus longue (elle a duré près de sept mois), la plus massive, la plus médiatisée et la plus réprimée, en un mot la plus populaire des grèves étudiantes de l’histoire du Québec. J’utilise ici le mot populaire au sens où c’est une grève qui n’a pas été menée comme une lutte corporatiste par les syndicats étudiants, mais qui a plutôt été bâtie, qui a été pensée et qui a été généralement perçue comme une lutte véritablement sociale, c’est-à-dire une lutte dont les enjeux concernaient l’ensemble de la société québécoise et dans laquelle véritablement le peuple du Québec s’est largement et intensivement investi. Lutte sociale, donc, lutte populaire, qui s’inscrivait dans un contexte précis, que je voudrais expliquer brièvement ici en trois points :

Premièrement, c’était un contexte où les associations étudiantes du Québec étaient mieux préparées que jamais à mobiliser massivement la population étudiante et la population du Québec en général ;

Deuxièmement, c’était un contexte politique où le gouvernement en place, donc celui auquel s’opposaient les associations étudiantes, avait très peu de légitimité aux yeux de la population, notamment en raison de différents scandales de corruption auxquels il était mêlé ;

Troisièmement et finalement, c’est une grève étudiante qui s’inscrivait, de différentes manières, dans un contexte mondial de lutte contre l’austérité.

1. Les associations étudiantes

Commençons par le premier niveau de contexte, en parlant un peu des associations étudiantes qui ont mis sur pied la grève de 2012.

D’abord, il faut comprendre qu’au Québec, contrairement à ce qui prévaut généralement en Europe, il existe pour les syndicats ce qu’on appelle la formule Rand. C’est une formule qui fait en sorte que lorsqu’un milieu de travail se syndique, tous les employés de ce milieu de travail doivent obligatoirement faire partie du syndicat et doivent donc payer une cotisation à ce syndicat à même leur salaire. Autrement dit, l’adhésion syndicale au Québec est toujours obligatoire, et c’est cette formule qui s’applique aussi dans le cas des associations étudiantes. Donc, dès qu’une personne est inscrite comme étudiante sur un campus québécois, elle devient de facto membre de l’association étudiante de ce campus et on doit donc payer une cotisation syndicale à même sa facture de droits de scolarité. Ce qui fait en sorte que la majorité des membres des associations étudiantes au Québec ne sont pas militants, et que, pour mettre sur pied la grève de 2012, les associations étudiantes ont donc dû convaincre une majorité de leurs membres non-militants, d’une part, de se présenter en assemblée générale et, d’autre part, de voter en assemblée générale en faveur du déclenchement de la grève, ce qui constitue tout de même un effort, disons-le, assez remarquable. Donc, sur chaque campus, les étudiants et étudiantes se réunissaient physiquement en assemblée générale, la plupart du temps sur une base hebdomadaire, et votaient à main levée si oui ou non ils et elles suspendaient leur propre session d’études pour déclencher une grève, décision qui s’appliquait ensuite à l’ensemble des étudiants et étudiantes membres de l’association.

Voilà en gros ce qu’il en est du fonctionnement des associations étudiantes locales, c’est-à-dire celles qui se trouvent sur chaque campus des universités et des collèges du Québec. Mais, outre ces associations locales, il existe aussi au Québec quatre associations étudiantes nationales, c’est-à-dire des associations auxquelles les différentes associations locales peuvent décider de s’affilier, selon un principe fédératif. Évidemment, comme la lutte de 2012 visait à s’opposer à une mesure qui touchait l’ensemble du Québec, ce sont ces quatre associations étudiantes nationales qui ont joué le rôle le plus décisif dans la grève étudiante de 2012. Je vais me concentrer ici sur une de ces associations nationales, qui s’appelle l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (de son acronyme, l’ASSÉ), car c’est véritablement cette association-là qui a rendu possible la grève de 2012, en raison notamment de trois caractéristiques qui la distinguent des autres associations étudiantes nationales.

D’abord, l’ASSÉ se distingue par ses principes fondateurs. C’est une organisation qui a été fondée en 2001, dans la foulée des mouvements altermondialistes et, depuis sa fondation, elle défend une éducation gratuite, publique et de qualité. Son objectif a donc toujours été l’instauration de la gratuité scolaire à tous les niveaux d’enseignement au Québec. Ensuite, seconde caractéristique, l’ASSÉ fonctionne par démocratie directe, c’est-à-dire que toutes les décisions prises par l’ASSÉ sont d’abord débattues dans les assemblées générales des associations étudiantes locales qui en sont membres, puis ces décisions sont ensuite rapportées par des délégations dans les congrès de l’ASSÉ, où ces délégations prennent des décisions pour l’ensemble de l’organisation nationale. Vous voyez donc que ce sont à la base les membres, qui, dans leurs assemblées générales locales, sont à la base de toutes les décisions prise par l’organisation nationale, selon un principe de démocratie directe. Finalement, troisième caractéristique, l’ASSÉ se distingue des autres associations nationales d’un point de vue stratégique, dans la mesure où elle est la seule qui rejette le lobbyisme auprès du gouvernement, puisqu’elle considère que les intérêts de l’État sont inconciliables avec ceux de la population étudiante. Par conséquent, l’ASSÉ croit que la seule manière d’obtenir des gains pour la population étudiante, c’est de créer un rapport de force contre le gouvernement à travers une mobilisation massive de la population étudiante et à travers une escalade des moyens de pression.

Je vous décris ces trois caractéristiques de l’ASSÉ parce que, sans elles, il y a fort à parier que la grève de 2012 n’aurait jamais eu l’ampleur qu’elle a atteinte. D’abord, par ses principes politiques clairs et constants, l’ASSÉ n’a jamais perdu de vue que son objectif n’était rien de moins que l’annulation de la hausse des droits de scolarité, faisant en sorte qu’elle a systématiquement refusé les compromis du gouvernement qui étaient en deçà de cette revendication. Ensuite, par l’accent qu’elle a mis sur la mobilisation de ses membres et sur des assemblées générales régulières dans les associations locales, l’ASSÉ a pu informer largement la population étudiante des enjeux de la lutte et inclure massivement la population étudiante au sein même de la lutte. C’est donc tout ce travail invisible et souterrain de mobilisation et d’assemblées générales durant toute l’année 2011 qui a fait en sorte que les premiers votes de grève, qui se sont tenus en février 2012, ont véritablement créé un effet boule de neige dans l’ensemble du Québec puisque partout, en somme, les associations locales étaient déjà prêtes et mobilisées.

Bref, vous voyez comment, à la base, la grève a été organisée, du moins par l’ASSÉ, comme un mouvement massif et politique et non pas comme un mouvement corporatiste, où quelques représentants seraient allés négocier des compromis avec le gouvernement. Dès le départ, pour l’ASSÉ, il ne s’agissait donc pas de convaincre le gouvernement d’abandonner la hausse, il s’agissait plutôt de convaincre la population étudiante et de la convaincre massivement de créer un mouvement d’opposition contre la hausse des droits de scolarité en déclenchant une grève générale illimitée.

2. Le contexte politique

Ce qui m’amène à parler du contexte politique dans lequel s’inscrivait la grève étudiante de 2012. Rapidement, le Premier ministre qui était en place durant la grève gouvernait depuis neuf ans au Québec et son gouvernement était entaché par des scandales de corruption, ce qui faisait en sorte qu’au moment où commençait la grève, c’était un gouvernement qui jouissait d'une très faible légitimité aux yeux d’une importante partie de la population du Québec. Dans ce contexte, la grève étudiante est devenue, d'une manière assez inattendue, d’ailleurs, l'occasion pour une grande part de la population de se joindre au mouvement étudiant pour exprimer son mécontentement du gouvernement en place. La grève a donc connu plusieurs phases d’élargissement, qui l’on amené à devenir un véritable mouvement populaire. En voici trois exemples.

Premièrement, les quatre associations étudiantes nationales, malgré leurs différents, ont décidé d’organiser ensemble une grande manifestation nationale à Montréal le 22 mars 2012, puis à chaque 22 du mois par la suite. Cette initiative a connu un succès monstre. Les trois premières manifestations, donc celles des 22 mars, 22 avril et 22 mai, ont en effet attiré chacune au moins 200 000 personnes dans les rues de Montréal. Celle du 22 mars a d’ailleurs certainement dépassé les 250 000 personnes, ce qui en faisait carrément la plus importante manifestation de l'histoire du Québec, toutes causes confondues. Et sur une population de 7 millions et demi d’habitants au Québec, ce sont des chiffres absolument gigantesques, toutes proportions gardées.

Ces manifestations du 22 permettaient donc à des personnes qui n'étaient pas étudiantes, mais qui étaient solidaires de la cause, ainsi qu'à différents groupes communautaires, partis politiques et organisations diverses, de se joindre au mouvement étudiant pour s’opposer au gouvernement en place. De plus, malgré leur ampleur, il s’agissait le plus souvent de manifestations pacifiques, où on ne comptait aucune arrestation et aucun affrontement avec la police, ce qui rendait beaucoup plus difficile, pour le gouvernement, de dépeindre la grève comme un mouvement marginal contrôlé par des groupuscules de casseurs qui souhaitaient uniquement répandre le chaos.

On peut trouver un deuxième exemple d’un élargissement de la grève étudiante dans le sens d’un mouvement social dans le mouvement des manifestations nocturnes. À partir du 24 février 2012, puis à chaque soir par la suite pendant plus de 115 jours, des manifestants se réunissaient spontanément dans le même parc du centre-ville de Montréal et manifestaient sans trajet précis dans la ville pendant plusieurs heures. C'était un mouvement spontané, organisé à la base à travers les réseaux sociaux, et qui n’avait donc aucune affiliation officielle avec le mouvement étudiant. Il n'était du reste pas rare que ces manifestations nocturnes réunissent plusieurs milliers de personnes, parfois sans doute jusqu'à une dizaine de milliers. Ce mouvement des manifestations nocturnes était donc une façon quotidienne, pour des personnes qui n'étaient pas nécessairement liées au mouvement étudiant, de prendre part à des manifestations contre le gouvernement en place. Toutefois, elles se terminaient souvent par des confrontations avec la police et par des arrestations de masse, notamment celle du 23 mai, où 700 personnes au total ont été arrêtées d’un seul coup, ce qui représentait probablement la plus importante arrestation de masse en temps de paix au Québec. Ces manifestations nocturnes donnaient aussi lieu à plusieurs actes de brutalité policière, qui étaient souvent filmés et diffusés sur youtube, ce qui avait pour effet de miner davantage la légitimité de la police et du gouvernement dans ce conflit.

Troisièmement et finalement, le meilleur exemple de cet élargissement de la grève c’est ce qu’on a appelé le mouvement des casseroles. En fait, le 18 mai 2012, le gouvernement a tenté de mettre fin à la grève en adoptant une loi spéciale, qui forçait les grévistes à retourner en classe et qui forçait les établissements scolaires à dispenser les cours normalement sous peine d’importantes amendes. C’est une loi qui a fortement choqué l'opinion publique, si bien que des gens de tous les horizons, dont notamment beaucoup de familles, un peu partout à Montréal et dans l’ensemble du Québec, ont spontanément commencé à sortir de chez eux le soir, vers 20h, pour frapper sur des casseroles avec des cuillères de bois en signe de protestation à la loi spéciale. C’est une idée qui avait circulé d’abord sur les réseaux sociaux et qui s’est répandue au Québec comme une traînée de poudre, au point où, en quelques jours, on assistait à tous les soirs à des manifestations de casseroles un peu partout au Québec, au point où il devenait impossible de compter les manifestations de casseroles qui se déroulaient chaque soir durant tout l’été 2012.

Donc, le mouvement des casseroles a fortement contribué, entre autres, à faire de la lutte étudiante une lutte populaire, en opposition à un gouvernement généralement perçu comme intransigeant, méprisant et répressif à l'égard de la population du Québec. D’ailleurs, bien qu’il s’agissait de manifestations complètement illégales en regard de la loi spéciale, les gens dans les rues n’hésitaient pas à scander en masse : « La loi spéciale, on s'en câlisse », expression québécoise qui veut dire ni plus ni moins : « la loi spéciale, on s'en fout. » C’est donc dire à quel point le gouvernement et la police étaient à partir de là clairement dépassés par les événements.

3. Le contexte international

Je conclus rapidement en parlant d'un troisième niveau de contexte : le contexte international de contestation des mesures d'austérité, dans lequel s'inscrivait de différentes manières le mouvement étudiant québécois. Assurément, le mouvement des indignés, les révoltes étudiantes en Angleterre et au Chili, le mouvement contre la réforme des retraites en France, les contestations contre l’austérité en Grèce, le mouvement Occupy aussi, qui avait donné lieu au Québec à Occupy Montreal en novembre et décembre 2011, sans oublier, évidemment le printemps arabe, ont tous contribué à animer chez les étudiants québécois un désir de contrer eux aussi l’injustice économique que leur faisait subir leur propre gouvernement. D’une certaine façon, l’accumulation de ces événements dans le monde donnait l’impression qu’il se créait une sorte de momentum pour les mouvements de contestation du néolibéralisme à travers le monde. Et l’ASSÉ, dans ce contexte, a tenté de montrer que la hausse des droits de scolarité au Québec n’était pas du tout une mesure comptable qui était propre au Québec, mais que c’était plutôt une mesure qui faisait écho à une idéologie qui se déploie présentement à l’échelle mondiale et qui prône la privatisation des institutions publiques, les baisses d’impôts pour les entreprises et l’endettement généralisé des salariés.

C’est donc dans cet esprit, et je termine là-dessus, que la grève étudiante de 2012 a été baptisée, un peu par hasard d’ailleurs, le «Printemps érable» ; jeu de mots réunissant une référence à l’érable, qui symbolise le Québec et le Canada, et une référence, évidemment, au «Printemps arabe». Ainsi, bien que ses enjeux ont certes été bien différents de ceux du «Printemps arabe», cette grève étudiante au Québec se voulait elle aussi, à sa manière, un mouvement social, un soulèvement populaire, qui répondait à une crise de légitimité des institutions politiques.

Martin Robert, Nieuwpoort (Belgique), 16 mars 2013.



Les lois spéciales contre le droit de grève au Québec, 1980-2012

Je mène présentement, avec l’historien Martin Petitclerc de l’Université du Québec à Montréal, des recherches qui portent sur l’histoire des lois spéciales dans les conflits de travail dans la province de Québec, au Canada. J’utilise ici l’expression «lois spéciales» pour désigner précisément les lois à durée limitée que le gouvernement du Québec adopte lorsqu’il veut forcer la fin d’une grève de travailleurs, qui menace, à ses yeux, l’intérêt public. C’est un procédé que le gouvernement utilise malheureusement assez couramment, dans la mesure où, en 35 ans (1965-2000), il a eu recours 33 fois à une loi spéciale pour limiter le droit de grève, dont 23 fois lors de grèves légales. Les lois spéciales viennent donc régulièrement, et de façon arbitraire, modifier les règles du droit commun en matière de grève de travailleurs, au Québec.

Évidemment, les lois spéciales, leur nom le dit, se présentent comme des interventions ponctuelles et exceptionnelles de l’État dans des conflits de travail précis. Mais à travers nos recherches sur le sujet, il nous a plutôt semblé, à Martin Petitclerc et à moi-même, que les lois spéciales font en fait partie d’un projet politique d’ensemble et qu’elles sont donc liées les unes aux autres, c’est-à-dire que la loi spéciale, autant sa menace que son application concrète, est à notre avis le principal dispositif de transformation néolibérale des rapports sociaux au Québec, surtout depuis les années 1980. Je défendrai ici cette idée générale, et ce, en quatre temps :

1- J’expliquerai la manière dont le droit de grève est encadré juridiquement au Québec et la manière dont les lois spéciales restreignent ce droit de grève ;

2- Je présenterai ce que c’est au juste qu’une loi spéciale, c’est-à-dire ce que contient le texte même de ce genre de lois ;

3- J’expliquerai ce qui juridiquement, permet au gouvernement du Québec d’adopter des lois spéciales de retour au travail ;

4- Je ferai un bref retour historique pour replacer les lois spéciales dans leur contexte sociopolitique, de manière à voir comment leur usage a évolué au fil du temps, au Québec. 

1. Les limitations juridiques du droit de grève au Québec

De manière générale, le droit de grève est très restreint au Québec. En fait, jusque dans les années 1960, la grève avait un statut juridique plutôt obscur et les grèves qui avaient lieu étaient généralement réprimées très sévèrement par l’État. Puis, en 1964, l’Assemblée nationale du Québec a adopté le Code du travail, qui était censé réunir toutes les règles et toutes les lois régissant les relations de travail au Québec, et qui, notamment accordait explicitement le droit de grève à tous les salariés des secteurs public et privé, à quelques exceptions près (notamment les policiers et les pompiers). Donc, à partir de 1964, avec l’adoption du Code du travail, les salariés québécois ont en principe obtenu le droit de faire la grève.

Mais ce droit de grève était en fait un compromis entre l’État et les syndicats, dans la mesure où il était assorti, dans le Code du travail, de plusieurs limitations. Il devenait entre autres illégal, en vertu du Code, de déclencher une grève en dehors des périodes de négociation de conditions de travail avec l’employeur, ce qui arrive en moyenne tous les quatre ans. Donc, ne serait-ce que pour cette raison-là, la fenêtre d’opportunité pour déclencher une grève devenait pour les syndicats très mince. Et d’ailleurs, comme la grève, en vertu du Code du travail, devenait nécessairement liée à la négociation de conditions de travail, il devenait du coup impossible pour les syndicats de déclencher une grève pour autre chose que des raisons qu’on pourrait qualifier de corporatistes, ce qui fait notamment en sorte que les syndicats ne font plus de grèves au Québec pour des raisons politiques (ou même des grèves de solidarité avec d’autres travailleurs). Par exemple, durant la grève étudiante de l’année dernière au Québec, les syndicats ne pouvaient pas faire la grève en appui aux étudiants, puisque cela aurait constitué une grève illégale selon le Code du travail et donc, s’ils l’avaient fait, les syndicats, leurs administrateurs et leurs membres auraient été passibles d’amendes très sévères, qui sont prévues dans le Code en cas de grèves illégales.

Vous voyez donc que le droit de grève, que les syndicats ont en principe obtenu depuis 1964 au Québec, est, en pratique, très restreint. Et ce droit de grève est d’ailleurs de plus en plus restreint, puisque dans les années 1970 et 1980, le gouvernement du Québec a amendé le Code du travail à plusieurs reprises pour limiter encore davantage le droit de grève des syndicats.

Et c’est ici que les lois spéciales entrent en ligne de compte. Puisqu’à supposer qu’un syndicat respecte toutes les conditions imposées par le Code du Travail et qu’il déclenche une grève par conséquent légale, il reste tout à fait possible que le gouvernement en fin de compte décide d’adopter une loi spéciale pour interrompre de force cette grève légale. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé onze fois dans la seule décennie qui a suivi l’adoption du Code du travail, donc de 1965 à 1975, où les différents gouvernements du Québec, toute allégeance confondue, ont promulgué à onze reprises une loi spéciale qui avait pour but d’imposer un retour au travail ou le maintien continu d’un service. À chacune de ces occasions, donc, le gouvernement annulait, à toutes fins pratiques, le droit de grève, pourtant déjà limité, que les syndicats avaient obtenu avec le Code du travail de 1964.

Voilà en gros ce qui l’en est des limitations juridiques du droit de grève au Québec. Maintenant, pour bien comprendre comment l’État s’y prend au juste pour interdire l’exercice d’une grève légale, il faut s’attarder un peu aux dispositions que contiennent les lois spéciales.

2. Ce que contient une loi spéciale

D’abord, une loi spéciale commence toujours par une première section qui établit l’heure et la date auxquelles les salariés sont forcés de retourner au travail et de recommencer à accomplir leurs tâches normalement, ce qui est logique si l’on considère que la première fonction d’une loi spéciale c’est de mettre fin à une grève et de forcer la reprise du travail.

Ce premier article qui force le retour au travail est presque toujours suivi d’un second article qui contraint le syndicat à prendre les mesures appropriées pour amener ses membres à se conformer au retour au travail dicté par la loi spéciale. Le syndicat se retrouve donc forcé, par la loi, de contribuer activement à mettre fin à la grève qu’il avait lui-même par ailleurs déclenchée au départ. En ce sens, la loi spéciale nie directement le principe d’autonomie associative, puisqu’elle substitue les finalités de l’État à celles que se sont eux-mêmes données les syndicats en déclenchant une grève.

Après ce deuxième article qui contraint le syndicat, on trouve généralement dans les lois spéciales des clauses qui dictent la manière dont le conflit entre les patrons et les syndicats, qui avait mené à la grève, sera réglé. Là-dessus, les dispositions sont différentes d’une loi spéciale à une autre : parfois le gouvernement impose l’arbitrage, par exemple, mais le plus souvent, la loi spéciale impose tout simplement une convention collective, nouvelle ou identique à celle qui prévalait avant le conflit de travail, de sorte que les salariés se trouvent dès lors forcés d’accepter les conditions de travail que le gouvernement leur impose. Dans cette mesure, vous voyez bien que les lois spéciales servent la plupart du temps d’outils, à l’État, pour imposer des coupures dans les conditions de travail des salariés, et ce, sans débat et sans possibilité d’appel.

Finalement, et c’est ce qui est déterminant, les lois spéciales contiennent toujours dans une section finale les différentes sanctions prévues pour les groupes et les individus qui ne se plieraient pas à la loi. D’abord, la loi prévoit toujours des amendes très sévères, pour les salariés individuellement, pour les dirigeants syndicaux et pour les organisations syndicales, auxquelles s’ajoutent parfois des mesures de congédiement sommaires, des diminutions de salaire et des pertes d’ancienneté. Il faut aussi ajouter que ces amendes des lois spéciales sont souvent doublées par les amendes déjà prévues dans le Code du travail en cas de grève illégale, et qu’elles sont appliquées pour chacune des infractions, de sorte qu’il est possible de les cumuler.

Bref, vous voyez bien que la fonction première d’une loi spéciale c’est de mettre fin à une grève, d’imposer des conditions de travail et de forcer la reprise du travail et que ce sont les mesures pénales que les lois spéciales contiennent qui font qu’elles sont en définitive une façon très efficace de briser net un mouvement de grève. D’ailleurs, bien que les lois spéciales soient une atteinte évidente au droit d’association des salariés, les cours de justice ont toujours reconnu la souveraineté du parlement par rapport aux règles de droit en la matière. C’est ce qui nous amène à parler du fondement juridique des lois spéciales.

3. Le fondement juridique des lois spéciales au Québec

Qu’est-ce qui, dans le droit canadien, permet aux gouvernements d’adopter des lois spéciales de retour au travail ? D’abord, il faut savoir que les lois spéciales n’existent pas en tant que tel dans le droit constitutionnel ou dans le droit québécois. Ce sont des lois, qui sont formellement identiques à toute autre loi, dans la mesure où elles sont adoptées par l’Assemblée législative à majorité simple et qu’elles entrent en vigueur le jour de leur sanction. Le gouvernement n’a donc pas à invoquer de pouvoirs spéciaux ou de dispositions parlementaires exceptionnelles pour adopter ce qu’on appelle communément une loi spéciale.

Cela s’explique par le fait le Canada est encore une monarchie constitutionnelle (la tête de l’État canadien est encore officiellement la reine d’Angleterre) et que dans la tradition monarchiste, le pouvoir de l’État précède la constitution, contrairement au système républicain où la constitution précède le pouvoir de l’État. Conséquemment, au Canada, le gouvernement n’a pas à se demander si une loi spéciale est constitutionnelle avant de l’adopter ; il l’adopte, et c’est bien après que la Cour suprême pourra être appelée à déterminer si la loi est constitutionnelle ou non. Or, puisque les lois spéciales sont seulement valides pour une période limitée, ce jugement sur leur constitutionnalité est généralement rendu bien après leur application.

On pourrait aussi penser que l’usage des lois spéciales pourrait être limité par des engagements internationaux du Canada ou du Québec, comme la Convention no° 87 de l’Organisation internationale du travail (O.I.T), que le Canada s’est engagé à respecter et qui protège, sauf exception, le droit de grève de tous les fonctionnaires publics. Mais, manifestement, ni le Canada, ni le Québec ne se sentent contraints par ce type d’engagements internationaux, puisqu’ils continuent d’adopter régulièrement des lois spéciales. Et donc, c’est à l’évidence le droit interne qui prévaut en pratique sur le droit international, lorsqu’il s’agit d’adopter des lois spéciales, au Québec.

Bref, au moment d’adopter une loi spéciale, le gouvernement doit bien sûr la justifier en invoquant par exemple l’impact économique des grèves, ou en affirmant que le seuil de tolérance de l’opinion publique a été atteint, ou carrément en invoquant la protection de la santé et de la sécurité publique, mais en fin de compte, il n’existe aucune disposition légale contraignante qui empêche explicitement le gouvernement du Québec de mettre fin, par l’entremise d’une loi, à l’exercice, par ailleurs légal et légitime, de la grève lors d’un conflit de travail.

4. Le recours à la loi spéciale depuis 1965

En terminant, il est intéressant de faire un bref retour historique pour analyser la manière dont l’usage des lois spéciales a évolué au cours des quarante dernières années au Québec et pour voir les transformations sociopolitiques qui ont accompagné cette évolution. D’emblée, il nous semble que la loi spéciale a clairement servi à l’État d’instrument privilégié pour imposer le néolibéralisme au Québec, c’est-à-dire pour imposer une augmentation de la place du libre marché dans le domaine du travail.

Historiquement, on situe en effet généralement le passage au néolibéralisme dans les années 1980, qui est très clairement au Québec la décennie où les lois spéciales ont été les plus sévères et les plus fréquentes. Et très concrètement, on voit que le syndicalisme québécois, qui était le plus combatif de l’Amérique du Nord et d’une bonne partie de l’Occident dans les années 1970, est devenu au contraire l’un des plus conciliants dans les années 1990, après donc cette décennie de 1980 où l’État faisait un usage intensif des lois spéciales. D’ailleurs, les conflits de travail, c’est-à-dire les grèves et les lock-out, mais surtout les grèves, sont carrément deux fois moins nombreux dans les années 1990 que dans les années 1970. Donc pour nous, en tout cas c’est l’hypothèse qui guide notre recherche actuelle, il existe un lien très clair entre la perte de combativité du mouvement syndical et l’usage des lois spéciales. Il nous semble en fait que les lois spéciales ont eu précisément pour fonction de casser le pouvoir de résistance des syndicats lors du passage au néolibéralisme.

Pour le montrer, on peut distinguer grossièrement trois périodes dans l’usage des lois spéciales au Québec :

1. 1965-1979

C’est la période qui suit immédiatement l’adoption du Code du Travail de 1964. Les lois spéciales de cette période sont donc les premières dont la fonction est d’annuler a posteriori le droit de grève accordé aux syndicats dans le Code du Travail. Au Québec, c’est une période où le syndicalisme est particulièrement militant ; c’est en fait, si on peut dire, l’âge d’or du syndicalisme de combat au Québec. Et ce qu’on remarque par rapport aux lois spéciales, c’est que leur contenu reste somme assez simple : il s’agit clairement de mettre fin à des grèves, d’imposer des conditions de travail et de forcer le retour au travail des salariés, mais sans vraiment davantage d’élaboration. C’est donc une période qui est surtout importante dans la mesure où c’est durant cette décennie que se forme en quelque sorte le prototype des lois spéciales qui seront utilisées dans les décennies suivantes.

2. 1980-1990

C’est une période qui s’ouvre dans un contexte de crise économique, une crise qui frappe très fort le Québec surtout en 1982-1983. Il s’opère à ce moment-là un alignement des relations de travail sur ce qu’on appellerait aujourd’hui des mesures d’austérité et il s’opère en même temps un virage marqué de l’État québécois vers le néolibéralisme. Dans ce contexte-là, les lois spéciales servent clairement d’outils pour imposer le modèle néolibéral, en décrétant notamment des coupures dans les conditions de travail des salariés du secteur public. En fait, pendant la seule décennie 1980, pas moins de 14 lois spéciales sont adoptées, dont quatre en 1982 et trois en 1986. En comparaison, il y avait eu au total seulement neuf lois spéciales pour toute la décennie 1970 et trois lois spéciales au cours de la décennie 1990. Autrement dit, il y a eu plus de lois spéciales durant la seule année 1982 que durant toute la décennie 1990.

C’est dire que le nombre de lois spéciales atteint clairement un sommet durant la décennie 1980. De plus, on observe que la sévérité des lois spéciales atteint également un sommet durant la même période. Par exemple, en 1983, on assiste à l’adoption de la loi spéciale la plus sévère de toute l’histoire du Québec. C’est une loi, d’abord, qui imposait des coupures de 20% dans les salaires de tous les employés de la fonction publique, qui forçait ensuite les employés à travailler bénévolement pour reprendre les heures de travail perdues durant la grève et qui, par ailleurs, faisait perdre aux grévistes trois ans d’ancienneté pour chaque jour de grève, avec les baisses de salaire que cela impliquait. Et aussi, fait intéressant, cette loi de 1983 suspendait l’application de la Charte des droits et liberté du Canada, qui est quand même un document constitutionnel, de manière à pouvoir renverser le fardeau de la preuve ; c’est-à-dire que si un patron accusait un employé de ne pas s’être présenté au travail, c’était à l’employé de prouver que c’était faux, autrement dit, l’employé était coupable jusqu’à preuve du contraire, ce qui est totalement opposé aux principes du droit criminel canadien, selon lesquels un individu est plutôt innocent jusqu’à preuve du contraire.

Bref, la seconde période, celle de la décennie 1980, est véritablement un moment charnière dans la répression des grèves au Québec par l’usage des lois spéciales. C’est à ce moment-là que le dispositif des lois spéciales se raffine et que les lois spéciales sont les plus fréquentes et les plus sévères. Et lorsqu’on remet ces lois dans leur contexte, on peut voir qu’elles ont manifestement servi au gouvernement d’instrument pour faire passer les relations de travail au Québec du modèle fordiste au modèle néolibéral. Dans le modèle fordiste, grossièrement, il y avait en principe une sorte de roue vertueuse à l’œuvre, c’est-à-dire qu’on augmentait les salaires, de manière à stimuler la consommation, ce qui était censé faire augmenter les profits des entreprises et leur permettre d’augmenter les salaires à nouveau et ainsi de suite : l’augmentation des salaires se trouvait donc liée à l’augmentation des profits. Dans le modèle néolibéral, au contraire, l’augmentation des profits des entreprises se fait au détriment des salaires, c’est-à-dire que désormais on force les employés à travailler davantage pour des conditions de travail moindres pour que les profits augmentent. Les lois spéciales ont ainsi, à notre avis, servi à détruire les forces qui résistaient au passage du premier modèle au second.

3. 1999-2012

C’est une période qui suit une certaine accalmie, puisqu’il y a eu assez peu de lois spéciales dans la décennie 1990, probablement parce que le gouvernement en place était plus conciliant et probablement aussi parce les syndicats eux-mêmes étaient devenus plus conciliants après l’offensive des années 1980. Or, en 1999, l’usage des lois spéciales reprend de plus belle pour contrer en l’occurrence une grève des infirmières. C’était l’époque où le gouvernement du Québec poursuivait une politique de déficit zéro, ce qui donnait lieu à d’importantes coupures et à des mises à pied dans les services publics, notamment en santé. Les infirmiers et les infirmières ont alors décidé de déclencher une grève illégale pour protester contre la politique de déficit zéro, grève qui a duré près de 23 jours et qui a reçu un fort appui dans la population, mais grève aussi à laquelle le gouvernement a mis fin par l’adoption d’une loi spéciale.

Cependant, comme c’était une grève illégale au sens du Code du Travail, les syndicats d’infirmières ont eu à payer des amendes monstres en compensation, qui leur ont pris, sauf erreur, près de dix ans à rembourser. Par conséquent, pour les syndicats des infirmières et pour le mouvement syndical québécois en général, c’est un épisode qui a littéralement été vécu comme un traumatisme. Ce qui me permet d’ailleurs de mentionner en passant que les lois spéciales sont d’autant plus efficaces qu’elles fonctionnent même à titre de simple menace, puisque vous imaginez bien qu’après l’expérience de 1999, tous les autres syndicats sont devenus beaucoup plus frileux à l’idée de déclencher des grèves illégales, puisque le cas de la grève des infirmières prouvait que la perspective de s’endetter pour plusieurs années en raison des amendes était bien réelle.

Finalement, on voit aussi apparaître durant cette période 1999-2012, différents éléments nouveaux dans les lois spéciales. Je n’en nomme qu’un seul, qui n’est pas le moindre : en 2005, on assiste à l’adoption d’une première loi spéciale préventive, c’est-à-dire d’une loi spéciale qui a été adoptée avant même que les syndicats ne déclenchent une grève. Le gouvernement a donc simplement mis fin aux négociations avec les syndicats du secteur public, il a décrété les conditions de travail des salariés puis il a interdit le recours à la grève par le biais d’une loi spéciale.

Conclusion

Bref, et je termine là-dessus, les lois spéciales, comme j’ai essayé de le montrer, ne sont pas de simples interventions ponctuelles à portée limitée, comme elles semblent l’être a priori. À notre avis, il s’agit plutôt d’un dispositif politique, à portée structurelle, qui a servi à casser le mouvement syndical québécois et à installer au Québec un modèle néolibéral de relations de travail, surtout depuis les années 1980.

Et, de fait, à travers tout ce dont je viens de vous parler, vous voyez que chaque nouvelle loi spéciale est en fait l’aboutissement d’un processus d’accumulation, d’un processus de sédimentation des mesures répressives et disciplinaires dans des lois spéciales. Et c’est un processus qui est devenu très clair lors de l’adoption de la dernière loi spéciale en date, qui visait à mettre fin à la grève étudiante de 2012 au Québec, et qui justement contenait toutes les mesures qui se sont ajoutées au fil des ans dans la succession des lois spéciales contre les grèves syndicales. Autrement dit, cette loi spéciale de 2012 contre les étudiants, qui était, soit dit en passant, la première loi spéciale à viser des non-salariés, était donc le résultat direct de près de quarante ans de répression des grèves syndicales au Québec.

Martin Robert, Nieuwpoort (Belgique), 14 mars 2013.

Voir ci-dessus