Italie : La complicité syndicale et la contre-réforme constitutionnelle
Par Giorgio Cremaschi* le Mercredi, 07 Août 2013 PDF Imprimer Envoyer

Pendant les années 1970, alors que je me lançais dans l’activité syndicale, après la conclusion de chaque négociation les travailleurs réunis en assemblée se posaient une question avant tout : « Le patron va-t-il appliquer cet accord ? » Il faut dire qu’à cette époque, les accords conclus amélioraient les conditions de vie des salarié·e·s et leur premier souci était de ne pas devoir se mettre de manière répétitive en grève dans le seul but d’obtenir la mise en application de l’accord à peine conclu. Aujourd’hui le président de la Confindustria (1), Giorgio Squinzi, vante la clause de mise en application obligatoire (exigibilité) du dernier accord conclu avec les directions des syndicats CGIL, CISL et UIL (2), comme s’il s’agissait de la meilleure clause de l’accord.

Cette inversion des rôles a une origine très simple : les accords présents et à venir sont destinés à déprécier les salaires et les conditions de travail. C’est donc aux salarié·e·s assujettis à ces accords qu’il faut imposer l’obéissance. C’est là le sens de la pleine application obligatoire de l’accord déjà signé le 28 juin 2011, qui ouvrait aux patrons la voie aux régimes dérogatoires aux conventions collectives nationales de travail.

L’accord de fin mai 2013 a pour but de liquider ce qui reste de la division entre les travailleurs légalement protégés contre les licenciements abusifs (3) et les autres, en étendant à tous les pires conditions légales. Sachant que la flexibilité des salaires et des horaires est une exigence de la Commission européenne en termes de politique d’austérité, l’accord signé par les trois centrales syndicales susmentionnées signifie l’institutionnalisation de l’austérité sur le lieu de travail.

Concrètement, cet accord institue une majorité syndicale avec un seuil de barrage. Le vrai barrage n’est pas constitué par le seuil de 5 % de représentativité imposée aux organisations syndicales pour pouvoir accéder à la table des négociations ; la sélection se fait en amont. Le réel barrage provient en effet d’une disposition qui n’accorde le droit à la représentation aux négociations qu’aux organisations ayant souscrit à l’accord et s’étant engagées à respecter toutes ses clauses. C’est un peu comme si une nouvelle loi électorale n’autorisait que les candidatures au Parlement provenant de forces politiques souscrivant aux mesures d’austérité, au paquet fiscal ficelé, etc. La récente proposition de réforme électorale d’Anna Finocchiaro frôle d’ailleurs de près de telles atteintes à la démocratie (4).

L’accord signé par les trois centrales syndicales, CGIL, CISL UIL, exclut des négociations toute force syndicale qui ne le reconnaît pas et empêche la reconnaissance de toute nouvelle forme de représentation du monde du travail, dans la mesure où il établit que les organisations qui siègent aujourd’hui autour de la table de négociation occupent toutes les places actuelles et futures. Patronat et directions syndicales se servent ainsi du critère majoritaire pour étouffer tout ce qui reste de diversité conflictuelle, autrement dit pour discipliner la FIOM et ceux qui, parmi les RSU (5), organisent encore des mouvements de grève. Le critère majoritaire syndical ainsi institutionnalisé implique que, le bon grain ayant été séparé de l’ivraie avant de se rendre à la table des négociations, la majorité décide et la minorité devrait se conformer sans plus se manifester. C’est le sénateur Pietro Ichino (6) qui, le premier, a proposé un système de ce genre.

Le système mis en place par l’accord en question est le suivant. Ne peuvent accéder à la table des négociations que les syndicats signataires de contrats collectifs représentant plus de 5 % — en cumulant inscrits et votes — lors des élections des RSU. Sur les lieux de travail où existent des représentations syndicales d’entreprise, les RSA (7), qui ne sont pas élues par les salarié·e·s mais qui sont directement nommées dans les instances syndicales, on continuera à ne pas voter et la représentativité des syndicats ne sera jugée que sur la base du nombre de membres inscrits.


Le "no Monty Day" contre l'austérité le 27 octobre 2012 avait mobilisé des dizaines de milliers de manifestants.

Cette savante comptabilité établie, les syndicats qui obtiennent ensemble 50 % plus une voix seront les seuls à pouvoir participer aux négociations. Ainsi les instances syndicales décident sans consulter les salariés, les entreprises ne négocient qu’avec les organisations majoritaires, tandis que la minorité aura le droit d’assister aux négociations en spectatrice. Quant à la consultation des salariés sur les accords, seule la majorité en décidera, selon des modalités qui restent à définir sur le plan de chaque entreprise prise séparément. En d’autres termes, il n’y aura plus nécessairement de référendum, mais il pourra y avoir un vote ouvert en assemblée du personnel. Sur ce point, l’accord est en retrait du modèle introduit par Sergio Marchionne (8) qui maintient le droit de référendum.

L’accord ayant été conclu, il est en vigueur. Avec à la clé les déclarations habituelles et hypocrites des dirigeants syndicaux qui ont clamé ne pas vouloir accepter les sanctions contre les mouvements de grève. Mais l’entente confédérale qui vient de se conclure sur cet accord n’a rien à voir avec cela ; elle a juste servi à définir un accord cadre qui sera finalisé au niveau des accords d’entreprise, avec les nouvelles élections et nominations syndicales prévues dans les six mois à venir.

Et quoi qu’il en soit, le texte de l’accord ne prête pas à confusion. Les signataires s’engagent à définir, dans les contrats qui vont être signés dans le futur, « des clauses de refroidissement », c’est-à-dire la limitation de la grève et d’autres actions légales de protestation dans l’entreprise, avec à la clé des sanctions pour qui ne respecte pas ces restrictions.

Si ce type d’accord avait été en vigueur lorsque Fiat a fait passer sous les fourches caudines le personnel de Pomigliano avec l’accord entré en vigueur en 2011 (9), le syndicat FIOM aurait dû l’accepter et ainsi aurait eu le droit de jouir des droits syndicaux. En signant l’accord actuel, non seulement la CGIL l’impose à tout le monde du travail, mais elle l’impose aussi à la FIOM elle-même.

Or cet accord prétend effacer des lieux de travail l’idée même du conflit social, en voulant étouffer préventivement les luttes et les révoltes qui grondent. S’il avait été signé dans les années 1950, nous n’aurions pas encore le Statut des travailleurs (10) — encore en vigueur aujourd’hui — ni ce qui reste des droits des salariés et de « l’État social ». Pour résumer, l’accord définit un régime de complicité syndicale, selon la définition qu’en a donnée le ministre Sacconi (11) dans son Livre blanc. C’est là le premier acte d’une bien plus vaste contre-réforme de la Constitution de la République, à laquelle s’attaquent les partis gouvernementaux exultant et les pouvoirs économiques qui sont à la fête. Pour la CGIL, cet accord représente une reddition sans condition si l’on se réfère à ses principes fondateurs.

Que va faire alors Maurizio Landini (12) ? Va-t-il effacer, contre le plat de lentilles qu’est l’accord, tout ce qu’a signifié pour l’Italie son non à la Fiat ? Où manifestera-t-il et organisera-t-il l’opposition à cette entente liberticide ? En tout état de cause, espérons que la lutte contre les grandes ententes politiques et syndicales qui sous-tendent cet accord prendra un nouvel élan à travers la mobilisation contre cet accord liberticide. Dans cette perspective, il est nécessaire de construire une large unité avec tous les secteurs prêts à se mobiliser. La relance d’une activité de masse sociale et politique, l’alternative aux politiques d’austérité passent aujourd’hui  également par le rejet de ce pacte sur la représentativité.

Cet article a été écrit le 1er juin et est prévu pour le prochain numéro d’Inprecor, la revue mensuelle, d’actualités politiques, d’informations et d’analyses publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

http://orta.dynalias.org/inprecor/


* Giorgio Cremaschi a été secrétaire général puis, de 2010 à 2012, président du comité central de la FIOM (Fédération des employés et ouvriers métallurgistes, la plus grande fédération de la CGIL, qui compte quelque 350 000 membres). Il est depuis 2005 un des animateurs de Rete 28 Aprile nelle CGIL per l’independenza et la democrazia sindacale (Réseau du 28 avril dans la CGIL pour l’indépendance et la démocratie syndicale). Il est également un des animateurs du collectif No Debito (Non à la dette). Cet article a paru le 1er juin 2013 sur le site du Réseau : http://www.rete28aprile.it/index.php?option=com_content&view=article&id=3960:16-la-complicita-sindacale-e-la-controriforma-della-costituzione&catid=10:primo-piano&Itemid=29 (Traduit de l’italien et annoté par la revue électronique suisse A l’Encontre et la rédaction d’Inprecor).

1. La Confindustria (Confédération générale de l’industrie italienne) est la plus puissante association patronale italienne, regroupant non seulement des grandes entreprises de tous les domaines, mais aussi des grandes entreprises du secteur public. Pour ne pas devoir respecter les conventions collectives signées par la Confindustria, Fiat a quitté cette association en 2012.

2. La CGIL (Confédération générale italienne du travail), compte officiellement 5,7 millions de membres dont 3 millions de retraités. La CISL (Confédération italienne des syndicats des travailleurs) compte officiellement 4,5 millions de membres dont 2,1 millions de retraités. L’UIL (Union italienne du travail) compte officiellement 2,2 millions de membres dont 580 000 retraités. La population active en Italie est, officiellement, de 24 millions. Les trois centrales sont historiquement issues de courants syndicaux liés respectivement au Parti communiste, à la Démocratie chrétienne et au Parti socialiste. Les bouleversements du paysage politique italien rendent caduque cette liaison antérieurement organique.

3. Il s’agit des protections partielles contre les licenciements abusifs selon les dispositions de l’article 1 de la Loi du 11 mai 1990 (n. 108) sur les licenciements individuels.

4. Anna Finocchiaro, qui a été ministre de Romano Prodi, est membre du Parti démocrate (PD,) sénatrice des Pouilles. Le projet de loi, déposé en mars 2013, a pour but d’empêcher les mouvements non structurés en partis légaux de se présenter aux élections. Le Parti démocrate, dont est issu l’actuel président du Conseil des ministres, Enrico Letta, est le principal parti politique italien, électoralement parlant. C’est une sorte de « macédoine » de néoconservateurs, d’ex-socialistes, d’ex-démocrates chrétiens, d’ex-post-staliniens et de miettes d’autres nombreux petits groupes ex-quelque chose, qui se nomme elle-même « la plus grande force réformiste du pays ».

5. La Représentation syndicale unitaire (RSU) est un organe collectif représentant de tous les travailleurs employés dans la même entreprise, publique ou privée, sans aucune référence à leur appartenance syndicale. Les délégués qui en font partie étaient jusque-là élus, pour deux tiers, par l’ensemble du personnel sur des listes présentées par des syndicats ou par des groupes de travailleurs ad hoc, et pour un tiers élus ou nommés par les membres des syndicats signataires de l’accord collectif en cours.

6. Pietro Ichino, un ex-indépendant communiste et actuellement allié de Mario Monti, qu’il soutient en commun notamment avec l’ex-néo-fasciste et actuel néo-conservateur Gianfranco Fini.

7. Les RSA, Rappresentanze sindacali aziendali, n’existent, comme les RSU, que dans les entreprises de plus de 15 salariés. Les RSA sont nommées ou élues au sein du syndicat uniquement.

8. Sergio Marchionne est le directeur général de Fiat et de Chrysler. Fiat, qui est sortie de la Confindustria, a un accord spécifique et particulièrement dur concernant les représentations syndicales dans l’entreprise.

9. L’accord signé par la Fiat a imposé aux salariés de l’établissement Alfa Romeo de Pomigliano (près de Naples), avec la collaboration des directions syndicales mais avec l’opposition de la FIOM, l’introduction du travail en équipes réparties sur 24 heures six jours par semaine, avec une baisse des salaires, la diminution des pauses de 25 %, des dérogations par rapport à la convention collective nationale, des retenues sur salaire pour les absences en cas d’absentéisme dépassant certaines limites, la renonciation individuelle au droit de grève (violant ainsi la Constitution), la possibilité de licencier un salarié considéré comme manquant à son devoir envers l’entreprise (violant ainsi la loi sur le travail).

10. La loi sur le travail (loi n° 300 du 20 mai 1970), nommée couramment « le Statut des travailleurs », bien que ébréchée par les lois du 11 mai 1990 et du 28 juin 2012 et malgré ses limites, contient des normes sur la dignité du salarié, sur la liberté syndicale, sur l’action syndicale, sur l’emploi des salariés.

11. Maurizio Sacconi, ministre du travail sous Berlusconi (de 2008 à 2011), La vita buona nella società attiva — Libro bianco sul futuro del modello sociale, Éd. Ministère du travail, de la santé et des politiques sociales, Rome, 2009 (http://www.lavoro.gov.it/Lavoro/LibroBianco/). Dans la présentation du livre, Sacconi propose une vision de la société italienne où les salariés et leurs organisations reconnaissent « la valeur de la famille, de l’entreprise, comme de tous les corps intermédiaires qui œuvrent à faire communauté ».

12. Maurizio Landini, secrétaire général de la FIOM depuis juin 2010. Après la publication de cet article, dans une interview publiée le 2 juin 2013 par Il Manifesto, Landini a défendu l’accord du 31 mai 2013 : « L’accord sur la représentation est positif. Parce que finalement dans un accord signé par des syndicats dans les entreprises, on arrive à définir qui peut faire les contrats et comment ils doivent être validés. Et, fondamentalement, on met dans les mains des travailleurs le moyen de le valider ». Sur le site web de la FIOM, Maurizio Landini a jugé cet accord « positif et important », le qualifiant « d’un pas en avant dans le domaine de la démocratie dans le milieu du travail », jugeant qu’il « reconnaît la valeur de notre lutte » et qu’il « parle à la politique parce qu’il résout la crise générale de la représentation ». Sa seule limite, selon Maurizio Landini, c’est que l’accord « ne résout pas le problème de Fiat » et c’est pourquoi le secrétaire général de la FIOM explique qu’il faut « obtenir une loi » reprenant cet accord…



« Non au pacte social »

Tract du Rete 28 Aprile nelle CGIL per l’independenza et la democrazia sindacale*


Sans consulter ni informer ceux et celles qui sont directement intéressés, la CGIL, la CSIL et l’UIL ont passé avec la Confindustria un pacte sur la représentativité qui viole de manière massive les principes démocratiques et les principes constitutionnels et qui empêche que les travailleuses et les travailleurs soient libres de choisir leurs propres représentants. De fait, ils pourront participer à l’élection de leurs représentants syndicaux seulement si ces derniers se trouvent sur des listes présentées par la CGIL, la CISL et l’UIL ou d’autres syndicats qui (au même titre que ceux qui ont signé ce pacte) renoncent à toute action de grève et acceptent les accords décidés par la majorité de ceux qui les ont signés.

Durant des années, on a dénoncé le fait que des syndicats signataires des accords se voient attribuer automatiquement un tiers des représentants des RSU. Aujourd’hui, on ne se contente plus de cela et on s’attribue d’entrée, avec ce mécanisme, les 100 % de la représentativité, en ne faisant pas cas de l’accord ou non des autres organisations.

Sur la représentativité, le principe est : tout d’abord tu me dis si tu es d’accord, puis tu t’assieds à la table de négociations. En fait, le décompte des inscrits et des votes qui garantit la présence aux négociations de ceux qui ont plus de 50 % se fera seulement entre ceux qui ont signé l’accord, c’est-à-dire entre ceux qui ont déjà dit qu’ils acceptaient l’accord quel qu’il soit.

Mais cela ne s’arrête pas là. Le pacte vise à empêcher l’opposition interne au sein même des organisations syndicales signataires. En réalité, selon les clauses du pacte, si un délégué d’entreprise n’est plus inscrit dans l’organisation syndicale sur la liste de laquelle il a été élu (s’il a démissionné ou s’il a été expulsé pour désaccord, précisément), il perd son statut de délégué. De cette façon, on empêche la présence dans les structures de délégués de ceux et celles les plus attachés aux revendications des travailleurs et travailleuses. Ces délégués se font écarter et, ayant perdu les protections propres aux délégués, ils sont exposés à la vendetta des patrons, par ailleurs plus facile aujourd’hui grâce à l’altération de l’art. 18 du statut des travailleurs. En somme, les délégués doivent répondre aux exigences de l’organisation syndicale et non à celles des travailleurs et travailleuses.

On fait beaucoup de propagande sur le fait que l’accord garantirait le contrôle démocratique sur l’assentiment des travailleurs et travailleuses concernant le contrat d’ensemble. Ce n’est pas vrai. En réalité, leur contrat ne garantit aucune forme de référendum obligatoire et impératif dans sa décision, mais seulement « une consultation vérifiée à la majorité simple ». C’est-à-dire au mieux des assemblées gérées et « certifiées » par les appareils syndicaux signataires de l’accord. Il n’existe pas de référendum sans l’accord des appareils signataires.

Sur les accords d’entreprise, les règles de l’accord du 28 juin 2011 s’appliquent, c’est-à-dire les dérogations. Et il n’est prévu aucun vote des travailleuses et des travailleurs. Il suffit que la majorité du RSU soit d’accord. Or, rappelons qu’elle peut être élue seulement sur des listes présentées par les syndicats signataires de l’accord, du pacte social.

Le pacte introduit des limitations énormes à l’expression de désaccords, grâce au dit principe d’exigibilité voulu par la Confindustria. Les patrons, au moment où ils aggravent les conditions des travailleurs, prétendent que ceux-ci, en plus renoncent à la lutte et à d’autres batailles légales. La CGIL, la CISL et l’UIL sont d’accord en la matière. La déclaration d’intention et l’accord prévoient que dans les prochains contrats seront insérées les sanctions contre ceux qui transgressent les éléments contractuels et font grève.

Il est très grave que même le groupe dirigeant de la FIOM, conjointement à celui de la CGIL, exalte l’accord alors qu’il y a trois ans la FIOM disait justement NON aux accords de la Fiat à Pomigliano. La vérité est que cet accord est une copie conforme du modèle Fiat mais étendu à tous les lieux de travail. Ceux et celles qui ne le croient pas peuvent le vérifier simplement : il suffit de lire le texte de l’accord.

Non à l’appropriation privée de la démocratie. La démocratie appartient à tous !

* Nous reproduisons ici le tract diffusé par Rete 28 Aprile nelle CGIL per l’independenza et la democrazia sindacale (Réseau du 28 avril dans la CGIL pour l’indépendance et la démocratie syndicale). (Traduit de l’italien par A l’Encontre)


Voir ci-dessus