Une catastrophe fort peu naturelle
Par Daniel Tanuro le Mercredi, 14 Décembre 2005 PDF Imprimer Envoyer

Katrina. Rarement catastrophe aura aussi peu mérité le nom de "naturelle". La menace était connue. Le tragique bilan humain (2000 morts? 10.000 ? 20.000 ?)(1) n'est pas le fruit de la négligence ou de la pagaille, et encore moins du manque de moyens mais le résultat d'une politique cynique, à la limite de l'eugénisme social.

Venu du Golfe du Mexique, l'ouragan Katrina (Catégorie 5, vitesse du vent: 240 km/h) atteint les côtes de la Louisiane dans la nuit du dimanche 28 au lundi 29 août, soulève une vague de 5 mètres et déverse des trombes d'eau sur la Louisiane. Crue de 6 mètres du Mississipi. La Nouvelle Orléans est construite sous le niveau de la mer, dans une zone en subsidence. Les défenses naturelles (zones humides, îlots, bancs de sable, forêts côtières…) ont été affaiblies par un aménagement du territoire côtier qui fait la part belle aux spéculateurs. Prises dans l'œil du cyclone, les digues qui séparent la ville du fleuve, de l'océan et du Lac Pontchartrain tout proches se rompent en plusieurs points. La cité du jazz est envahie à 80% par les flots. Le niveau des eaux atteint deux mètres dans certains quartiers.

Restés sur place par manque de moyens financiers et de transport, 138.000 des 480.000 habitants sont pris au piège. Sans eau potable, sans électricité, sans vivres, sans téléphone, ils attendront plus de cinq jours avant d'être secourus. Pas assez d'hélicoptères ni de troupes disponibles -ils sont en Irak. Plus de vingt mille personnes sont entassées comme des bêtes dans le stade et le centre de congrès de la ville. Des dizaines de personnes âgées crèvent comme des chiens, abandonnés dans les hospices. Hébétés, les habitants du pays le plus riche du monde voient défiler sur leurs écrans de télévision des images hallucinantes de détresse, de souffrance, de mort et de pillage… filmées sur leur propre sol. Commentaire d'un journaliste de télévision: "La seule différence entre le chaos de la Nouvelle Orléans et une opération sur un désastre dans le Tiers Monde est qu'un dictateur étranger aurait mieux réagi"(2).

Eugénisme social

Eugénisme social ? L'expression n'est pas trop forte. Toute la région vit sous la menace des cyclones qui se forment à la saison chaude. Dans cette région, la fragilité particulière de New Orleans est bien connue depuis des années. En 1965, l'ouragan Betsy fait 61 morts. En 1995, en réponse aux inquiétudes croissantes des experts, les autorités créent le SELA (Projet de contrôle des inondations urbaines en Louisiane). Sa gestion est confiée au Corps du Génie de l'armée. En dix ans, le SELA investit 430 millions de dollars dans les digues et les stations de pompage. Mais, à partir de 2001, l'Etat fédéral taille à la hache dans les budgets, pour financer les aventures guerrières de Washington. Début 2004, l'administration octroie à peine 20% de ce que le Génie demande pour terminer le renforcement des digues du lac Pontchartrain(3). A la fin de l'année, en dépit d'une activité cyclonique sans précédent au cours de l'été, le SELA reçoit le sixième de ce qu'il demande: 10 millions de dollars (contre 36 millions avant les restrictions). Pour combler la différence, la ville est invitée à lever des taxes…

Lorsque des digues s'enfoncent dans une zone urbaine côtière soumise aux inondations et aux cyclones, il ne faut pas être ingénieur hydraulicien pour comprendre qu'une catastrophe se profile. L'administration US est connue pour ne rien laisser au hasard. En juillet 2004, la Federal Emergency Management Agency (FEMA, agence fédérale de gestion des situations d'urgence) organise donc une vaste simulation. Une kyrielle de responsables représentant une cinquantaine d'officines gouvernementales est invitée à répondre à la question suivante: comment gérer une éventuelle inondation de New Orleans provoquée par un ouragan de catégorie 3, "Hurricane Pam" ? Toutes les facettes de la crise sont envisagées: évacuation, secours, pompage des eaux, gestion sanitaire, nettoyage des débris, et même remise en route des écoles. Or voici le scandale: sachant que des dizaines de milliers de gens sans voiture n'auraient pas les moyens financiers de quitter New Orleans, les experts ont bâti leur plan sur l'hypothèse cynique que les pauvres resteraient sur place.

Trente pour cent de la population de New Orleans vit au-dessous du seuil de pauvreté (moyenne nationale 12,7%); 67% des pauvres sont des Blacks; un enfant sur deux grandit dans la pauvreté(4). La prise en charge collective de l'évacuation de ces gens par les pouvoirs publics n'a même pas été envisagée(5). Complètement intoxiqués par l'idéologie individualiste et le dogme du "moins-d'Etat", les "experts" n'ont rien trouvé de mieux que de renvoyer chacun à ses propres responsabilités. "Les résidents doivent savoir qu'ils seront abandonnés à eux-mêmes pendant plusieurs jours dans une situation de ce genre": ainsi parlait le colonel Michael Brown, chef du FEMA, un peu plus d'un an avant la catastrophe. En juillet 2005, dans le sillage du plan Pam, les autorités de la ville préparaient la distribution d'un DVD prévenant les habitants que ceux-ci seraient "largement responsables de leur propre sécurité" (6). On connaît la suite: restés sur place, les pauvres ont crevé en masse.

Malthusianisme climatique

L'après-Katrina est dans le droit fil de cette préparation: des dizaines de milliers de personnes laissées sans secours pendant cinq jours; des forces de police investies en priorité dans la répression des pillages, dont des membres désertent, ou pillent, tandis que des chefs se suicident ; des gens arrêtés et obligés de continuer leur route à pied alors qu'ils tentent de quitter la ville avec une voiture volée… Ces quelques exemples suffisent à montrer que ce n'est pas seulement la pagaille ou la négligence qui sont en cause, mais une logique anti-pauvre, une logique de classe, ouverte et arrogante. Les faits et gestes de George W. Bush tout au long de ces journées tragiques en apportent de nombreuses confirmations. Le président n'a ni écourté ses vacances ni modifié son agenda. Lundi il est dans l'Arizona avec des chefs d'entreprise, mardi en Californie. Il ne revient à la Maison Blanche que mercredi. Jeudi matin, il invoque "la nature", déclare que "personne ne pouvait prévoir la rupture des digues". L'après-midi, il visite Bâton Rouge (où il n'y a pas de dégâts), blague sur ses virées de jadis à New Orleans, félicite personnellement le chef FEMA pour sa gestion de la crise ("Brownie, you made a heck of a job") et prend pour exemple de victime un riche sénateur local dont la maison a été détruite ("Des ruines de la maison de Trent Lott sortira une nouvelle maison fantastique. Je suis impatient d'être assis sous le porche") (7). La mère de Bush, Barbara, n'est pas en reste. Interrogée sur les conditions extrêmement précaires dans lesquelles les réfugiés sont parqués au Texas, elle déclare: "Ces gens-là étaient des défavorisés de toute façon, c'est bon pour eux" (8). Ecœurant. Cuba, reconnue pour sa gestion sociale impeccable des cyclones, a proposé son aide. Pas étonnant que Bush ait refusé…

La seule chose qui soit "naturelle", dans cette affaire, c'est le cyclone. Et encore: il n'est pas exclu que sa violence exceptionnelle soit une conséquence du changement climatique provoqué par la boulimie pétrolière… que G.W.Bush refuse obstinément de limiter et pour laquelle il fait la guerre en Irak (9). Katrina montre en pleine lumière ce que les néolibéraux entendent par "gestion des conséquences du réchauffement de la planète". Ici aussi, il ne saurait être question de hasard ou d'imprévoyance: l'abjecte logique malthusienne de la guerre contre les pauvres était déjà au cœur d'un rapport écrit en 2003 pour le Pentagone, sur les enjeux stratégiques du changement climatique (10). Louis XIV disait "Après moi le déluge". Bush et sa clique révisent la formule: "Gérons le déluge sur le dos des pauvres". Faute d'un changement de cap radical, la combinaison du néolibéralisme et d'un climat détraqué condamne des masses croissantes de gens à des désastres terribles dont les défavorisés, les enfants, les femmes, les personnes âgées et les malades seront les principales victimes. A bon entendeur...

(1) De 2000 à 20.000 morts selon le Lt D. Benelli, président de l'association de la police de New Orleans (New York Times, 7/9/05) / (2) Cité sur le site de la BBC, http://newsvote.bbc.co.uk / (3) New Orleans City Business, 16/2/04, cité sur le site Editor & Publisher, 31/9/05 / (4) NBC News, 1/9/05 / (5) De sa propre initiative, la ville de New Orleans a mis 64 bus et 10 mini-bus à disposition des gens juste avant l'arrivée de Katrina. Cette mesure ne faisait pas partie du plan "Pam". Sans elle, le bilan aurait été encore plus lourd. Question : pourquoi les 300 autres bus que possède la ville sont-ils restés dans les dépôts ? Lire Jessica Azulay, " FEMA planned to Leave New Orleans Poor Behind ", http://newstandardnews.net / (6) Times-Picayune, cité par J. Azulay, The NewStandard. Comble du cynisme : ces mêmes autorités envisagent maintenant de donner une aide aux personnes déplacées avant la catastrophe (la " classe moyenne ") pour qu'elles reviennent s'installer à New Orleans (NYT, 7/9/05) / (7) AP, 6/9/05 / (8) Editor & Publisher, 5/9/05 / (9) Selon une étude récente publiée dans Nature (31/7/2005), la hausse de la température de surface des océans accroît la violence des cyclones tropicaux / (10) "An Abrupt Climate Change and Its Implications for US National Security", P. Schwartz and D. Randall. Consultable sur internet. * Une première version de cet article est parue dans le JDM N° 23

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