Le mouvement ouvrier et l’écologie urbaine : l’exemple de la Builders Labourer’s Federation
Par John Tully le Jeudi, 20 Mai 2004 PDF Imprimer Envoyer

Une des grandes ironies de la vie est que le régime qui est à l’origine de catastrophes environnementales comme celle de la mer d’Aral ou de Tchernobyl ait continuellement republié les textes avisés et profondément écologiques de Friedrich Engels (1), qui disait que nous devions améliorer notre compréhension des lois de la nature et cesser de nous comporter avec elle comme des conquérants n’en faisant pas partie, faute de quoi elle finirait par prendre une terrible revanche sur nous. Compte tenu des désastres écologiques dont ils ont été responsables, on peut se demander si les bureaucrates staliniens de l’URSS ont jamais ouvert ce livre.

Une des grandes ironies de la vie est que le régime qui est à l’origine de catastrophes environnementales comme celle de la mer d’Aral ou de Tchernobyl ait continuellement republié les textes avisés et profondément écologiques de Friedrich Engels (1), qui disait que nous devions améliorer notre compréhension des lois de la nature et cesser de nous comporter avec elle comme des conquérants n’en faisant pas partie, faute de quoi elle finirait par prendre une terrible revanche sur nous. Compte tenu des désastres écologiques dont ils ont été responsables, on peut se demander si les bureaucrates staliniens de l’URSS ont jamais ouvert ce livre.

De façon évidente, Marx et Engels ont développé une conscience écologique bien avant que ce mot ne fut consacré (2). Leur pénétrante perspicacité a été hélas oubliée par le mouvement ouvrier pendant des dizaines d’années, dont la majorité a succombé à la croyance des bienfaits du progrès à tout prix. C’était particulièrement le cas en Union Soviétique. Le syndicaliste australien Jack Mundey, un des pionniers de la jonction entre le mouvement ouvrier et le mouvement écologique, s’en plaignait en disant que les militants ouvriers ont encore souvent " une grande ignorance de la gravité de la crise écologique " (3).

C’est le grand mérite des syndicalistes du bâtiment en Australie d’avoir, il y a trente ans, mis du vert sur leur drapeau et affirmé que l’écologie concernait autant les travailleurs que les questions de salaires et de conditions de travail. Mundey demandait : " A quoi sert d’être seulement augmentés si c’est pour vivre dans des villes où il n’y a pas de parcs, pas d’arbres et dont l’atmosphère est empoisonnée par la pollution et assourdie par les bruits de centaines de milliers de transports individuels ? " (4).

Le mouvement des boycotts écologiques (connus sous le nom de " green bans ") a été l’exemple d’un mouvement environnementaliste de la classe ouvrière probablement le plus radical au monde (5). A son moment le plus fort, il a retardé des développements néfastes représentant des milliards de dollars et a sauvé des grandes zones de la ville de Sydney, empêchant la démolition de rues, de parcs et de quartiers entiers. On croit même que l’expression " vert ", utilisée pour désigner le militantisme écologique, a pour origine ces luttes. Comme l’a dit en 1997, le vénérable sénateur australien vert Bob Brown (6) : " Petra Kelly (7) (...) a vu à Sydney les boycott verts que les syndicats imposaient contre les développements indésirables. Elle a ramené en Allemagne l’idée et aussi le terme. Aussi loin que l’on remonte c’est donc de là que vient l’expression "vert" qui a été reprise ensuite par les écologistes européens ". Jack Munday et les autres dirigeants du mouvement des boycotts verts étaient des écologistes urbains efficaces et radicaux. Bien qu’ils aient été ensuite battus par une coalition de représentants syndicaux corrompus, de promoteurs immobiliers avides, de bandits et de politiciens minables, leur message n’a pas été oublié et l’on peut dire que leur monument est aujourd’hui constitué par les édifices, les parcs et les zones de bushland (8) qu’ils ont réussi à sauver pour les générations futures.

Origines de la Builders Labourer’s Federation

Le syndicat qui a été à la pointe du mouvement des boycotts écologiques est la Builders Labourer’s Federation (Fédération des ouvriers du bâtiment, BLF) et en particulier sa branche de l’État de New South Wales (NSW-BLF), centré sur la ville de Sydney (9). Cela peut paraître surprenant car, pendant des dizaines d’années, avant que des militants de gauche ne prennent le contrôle du syndicat dans les années 1960, la BLF a été le petit cousin méprisé des autres syndicats de la construction. Ce syndicat prenait en charge les ouvriers non qualifiés de l’industrie du bâtiment pour tous les types de métiers du gros œuvre, comme les coffreurs, les perceurs avec marteaux-piqueurs, les monteurs, les grutiers, les terrassiers, les experts en explosifs, les signaleurs de grues (dogmen)… Cependant, suite aux changements technologiques qu’a connu cette industrie, une grande partie de leur travail a fini par devenir aussi qualifiée que celui des artisans traditionnels qui étaient organisés dans des syndicats séparés.

Dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, des millions d’immigrés ont débarqué en Australie, nombre d’entre eux en provenance de l’Europe du sud ou de l’est. Beaucoup ont été attirés par les légendes qui couraient sur les rues pavées d’or mais peu ont fait fortune sur la grande île-continent " d’en bas ". La plupart devinrent des bêtes de somme dans les usines, les mines et les moulins qui se sont multipliés durant le boom d’après-guerre. Beaucoup devinrent ouvriers du bâtiment. Ils faisaient les travaux les plus durs, sales et dangereux que les gens natifs d’Australie étaient réticents à faire. Vers 1960 environ 70 % des adhérents à la NSW-BLF étaient des immigrés.

Pendant des dizaines d’années le syndicat avait été dirigé par des gangsters, des éléments corrompus incluant des avocats démis de leur fonction ou des bandits apolitiques. Un des responsables était connu pour utiliser les cotisations syndicales à des beuveries prolongées. De tels personnages n’avaient aucun intérêt à faire obtenir de meilleurs salaires et conditions de travail pour leurs adhérents, ils ne souhaitaient pas non plus voir une forte organisation du syndicat sur le lieu de travail qui aurait pu ébranler leur pouvoir (10). De nombreux syndiqués ne savaient pas — ou très peu — parler l’anglais, mais cela ne posait pas de problème aux bureaucrates, qui ne prenaient pas la peine de traduire les comptes-rendus car, de toute façon, ils se moquaient de leur opinion. Dans cette situation, les adhérents du BLF ne gagnaient qu’une fraction de ce que touchaient les charpentiers, les plombiers, les électriciens et les autres métiers qualifiés de l’industrie. Les gangsters ne se souciaient guère non plus des questions de santé ou de sécurité et les accidents du travail provoquaient une véritable hécatombe chez les ouvriers du bâtiment.

La base s’empare du syndicat

Les militants de base n’ont pu prendre le contrôle du syndicat qu’après plus de dix ans de luttes. L’un d’entre eux était un jeune homme nommé Jack Mundey. Né dans le nord du Queensland d’une famille catholique irlandaise pauvre, Mundey est arrivé à Sydney en 1951 pour jouer au rugby dans l’équipe de Parramatta (banlieue ouest de Sydney). Un peu plus tard, après avoir exercé quelques autres métiers, il commença à travailler comme ouvrier du bâtiment et rejoignit le syndicat puis le Parti Communiste d’Australie (CPA).

Dans les années 1950 et 1960, le CPA était encore une force sociale dont il fallait tenir compte, même s’il avait déjà perdu le contrôle du Conseil australien des syndicats (ACTU), qu’il exerçait au cours des années 1940 (11). Le CPA était en fait une force contradictoire. Au moment où la guerre froide faisait rage, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, il s’était servilement aligné sur l’Union Soviétique et il avait été aussi jusqu’à truquer les élections pour maintenir son emprise sur les syndicats qu’il contrôlait. Cependant, parmi ses meilleurs militants, nombreux étaient ceux qui continuaient à faire confiance à sa direction. Dans les années 1960, la direction du CPA abandonna en grande partie son vieux sectarisme dogmatique l’ayant coupé de la majorité des syndicalistes qui soutenaient maintenant le Parti travailliste (ALP, Australian Labour Party). Cette tactique porta ses fruits et, quand les militants chassèrent les gangsters, une réelle unité s’était forgée entre des communistes comme Jack Mundey et des membres du parti travailliste comme Bob Pringle et Mick McNamara. Mundey devint secrétaire du BLF-NSW en 1968.

Bien que le syndicat ait eu une activité militante du temps des prédécesseurs immédiats de Mundey, celle-ci augmenta dès qu’il devint permanent à temps complet. Les nouveaux dirigeants se rendirent compte que les syndicats organisant les métiers traditionnels du bâtiment avaient été touchés par la déqualification. Au même moment, la qualification des adhérents de la BLF s’était améliorée et sa vieille image de syndicat composé d’assistants d’ouvriers très spécialisés et de simples manœuvres devint dépassée. Ce phénomène augmenta le poids industriel du syndicat mais ne se refléta pas dans les payes versées aux adhérents de la BLF qui restaient bien inférieures à celles des ouvriers qualifiés traditionnels.

Mundey, Pringle et Joe Owens, un autre organisateur important, étaient donc déterminés à changer cette situation. En 1970 le syndicat se lança dans une campagne de grèves dures, réussissant à arrêter l’industrie par des piquets de masse à une échelle jamais vue jusqu’alors dans le bâtiment. Les patrons, qui n’étaient pas habitués à voir une participation massive de syndicalistes à une grève, s’avouèrent vaincus au bout de cinq semaines et concédèrent d’importantes augmentations générales de salaires et, ce qui est plus important, fixèrent le salaire des adhérents de la BLF à un minimum de 90 % de celui des ouvriers qualifiés. A cette occasion les syndicalistes firent l’expérience du contrôle ouvrier, occupant des chantiers, élisant leurs propres contremaîtres, organisant des sit-in et des reprises de travail en réponse aux lock-out, aux mauvaises conditions de travail et aux licenciements. Les ouvriers de la BLF avaient trouvé là une nouvelle solidarité et leur dignité. Harry Connell, un militant de vieille date, rappela qu’avant la prise de contrôle par la gauche du syndicat, les manœuvres auraient répondu sans amour-propre si on les avaient interrogés sur leur travail " Oh, je ne suis qu’un simple manœuvre ". Après ce mouvement ils auraient répondu fièrement " Je fait partie des gars de la BLF ! ".

Il est caractéristique que la direction consciencieusement ne chercha pas à imposer quoi que ce soit à ses membres. La BLF-NSW s’est investie dans des méthodes radicalement démocratiques qui n’avaient rien à voir avec le stalinisme rigide du CPA des années quarante et du début des cinquante, époque où le syndicat était dirigé d’une main de fer.

La BLF-NSW avait en horreur la bureaucratie enracinée et introduisit des méthodes radicales pour s’assurer que le contrôle du syndicat reste dans les mains de ses adhérents.

Dans la BLF-NSW, toutes les actions et les orientations devaient être décidées au cours des assemblées générales des syndiqués. Les représentants syndicaux étaient là pour servir les adhérents et non le contraire comme dans d’autres syndicats australiens. Les représentants syndicaux australiens avaient tendance à faire les mêmes horaires que les employeurs. Mundey insista au contraire pour qu’ils aient les mêmes horaires que les ouvriers.

Peut-être plus important encore, les salaires des représentants syndicaux étaient au même niveau que les salaires des adhérents. Le syndicat imposa une limite au mandat syndical : après un maximum de 6 ans de détachement payé, les représentants devaient retourner travailler dans l’industrie. De telles mesures scandalisaient souvent les représentants des autres syndicats, qui étaient effrayés à l’idée de perdre leurs confortables sinécures si de telles pratiques commençaient à se répandre. Mundey a dit que cette politique " a cassé la barrière qui existait entre les représentants et les travailleurs " (12).

Aux côtés des mouvements sociaux

Sous la direction de Mundey le syndicat a commencé aussi à s’impliquer dans des luttes allant au-delà de la traditionnelle question des salaires et des conditions de travail.

C’était au temps de la guerre du Vietnam, où des centaines de milliers de personnes manifestaient contre l’engagement de l’armée australienne aux côtés des USA (13). C’était l’époque du soulèvement de mai 1968 en France, quand des jeunes à travers le monde " montaient à l’assaut du ciel " à la recherche d’une nouvelle société.

Cet esprit radical se refléta au sein du CPA, particulièrement après que les forces du Pacte de Varsovie aient envahi la Tchécoslovaquie en août 1968 pour mettre fin au Printemps de Prague qui avait cherché à donner un " visage humain au socialisme ". Si en 1956, quand l’armée soviétique écrasa les conseils ouvriers en Hongrie, le CPA resta fidèle à Moscou malgré la perte de nombreux de ses membres, cette fois-ci, il condamna publiquement l’invasion. Un petit groupe pro-Moscou scissionna mais de nombreux membres du parti saluèrent le changement soudain et adoptèrent les nouvelles idées dans l’enthousiasme. Mundey lui-même rend hommage à ce changement radical de politique et d’attitudes de la direction du parti communiste : " Je suis sûr qu’aucune de nos innovations n’auraient été possibles s’il n’y avait pas eu ce changement dans le CPA, même si nous, nous avons été encore plus loin que son courant principal " (14).

Les dirigeants de la BLF mobilisèrent leur syndicat dans le mouvement anti-guerre et l’engagèrent dans d’autres causes comme la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Ils encouragèrent les femmes à travailler dans le bâtiment, un secteur qui était jusque-là réservé aux hommes, gagnant une importante bataille sur le site du Summit quand des femmes se remirent au travail sur un chantier fermé par le patronat avec le soutien de leurs collègues masculins. En 1973, Denise Bishop fut élue à la direction et devint ainsi probablement la première femme au monde dirigeante d’un syndicat du bâtiment.

Les travailleurs étant en grande partie immigrés, le syndicat prit également des mesures pour que ses dirigeants parlent deux langues, ce besoin ayant été jusque là ignoré.

Dans une autre cause célèbre, la BLF-NSW refusa de travailler sur le chantier d’une résidence d’étudiants de l’université de Macquarie quand le Conseil représentatif des étudiants les contacta à propos d’étudiants homosexuels qui avaient été exclus. C’est probablement le premier exemple d’une action de ce type dans le monde et elle obtint satisfaction. L’homophobie a de profondes racines en Australie et on peut mesurer l’envergure de cette direction à sa capacité à convaincre ses membres d’entrer en action sur cette question, malgré quelques doutes initiaux (15). Le syndicat a pu s’impliquer sur ce type de questions car sa direction avait auparavant su gagner le profond respect de la majorité de ses membres par son engagement dans l’amélioration des salaires et des conditions de travail, et aussi en redonnant une dignité à des hommes qui étaient traités comme des esclaves ou des outils jetables après usage. Présage de ce qui allait se passer ensuite, une des critiques les plus bruyantes de ce type d’action a été celle du secrétaire fédéral du syndicat, Norm Gallagher, un membre du Parti communiste maoïste d’Australie, marxiste-léniniste (16).

L’arme du boycott environnemental

Comme ses partis frères dans le monde, le CPA n’avait aucune tradition militante sur les questions d’environnement. Plus généralement, on peut dire la même chose du mouvement ouvrier dans son ensemble et aussi de nombreuses sections de ce mouvement, y compris ceux qui se considérant comme révolutionnaires ou communistes, jugeaient les boycotts écologiques comme des " diversions à la lutte de classe " ou comme des capitulations devant des " idées petites-bourgeoises " étrangères à la classe ouvrière. Dans un de ces fameux emportements, Norm Gallagher, le secrétaire fédéral maoïste du BLF méprisa le soutien important dont bénéficiait le BLF-NSW en disant qu’il n’était que celui " de résidents, de nanas, et de pédés " (17)

Quand les idées écologiques commencèrent à émerger dans les années 1960, avec la publication de livres comme Silent Spring (Printemps silencieux) de Rachel Carson, elles se heurtèrent à des attitudes profondément enracinées considérant la nature comme un ennemi qu’il fallait soumettre ou maîtriser et qui optaient pour la croissance économique illimitée quelles qu’en soient les conséquences.

C’est encore à la direction du BLF-NSW qu’il faut attribuer le grand mérite d’avoir réussi à obtenir le soutien des syndiqués aux nouvelles idées écologiques radicales. La direction comprit qu’il serait faux et inefficace d’essayer d’imposer des actions militantes à ses membres en défense de l’environnement. Par des débats au cours d’arrêts massifs du travail ou de réunions sur le lieu de travail, les représentants de la BLF convainquirent les membres de lancer une bataille tous azimuts contre le droit jusqu’ici sacré des constructeurs et des promoteurs de remodeler Sydney comme il leur plaisait. Au cours des années 1960, Sydney, comme de nombreuses autres villes du monde, subit des changement radicaux. Il y avait des fortunes à faire au moment où des vieux bâtiments et des sites étaient détruits et remplacés, souvent par des gratte-ciel modernes, car le prix du terrain dans le centre-ville atteignait des niveaux astronomiques.

Le nombre d’adhérents à la BLF-NSW crut très fortement durant cette période passant de 4 000 à 11 000, en partie à cause de ce boom dans l’immobilier et en partie aussi à cause de la politique intensive de recrutement qui était menée. Au cours de ce grand boom, les promoteurs ne se sentaient pas concernés par les destructions qu’ils engendraient : des rangées de maisons datant de l’époque géorgienne (1720-1830), des flèches de l’époque victorienne, des dômes, des parcs, de joyaux art-déco, tout cela fut abattu par les démolisseurs. Des " jaunes " étaient utilisés au cours d’opérations nocturnes pour mettre à bas des édifices répertoriés au patrimoine. La BLF-NSW se rendit compte aussi, comme Leonie Sandercock l’a dit plus tard, que " les planificateurs modernes [sont devenus] des voleurs de mémoire. (…) Faustiens dans leur ardent désir d’effacer toutes les traces du passé au nom... du progrès ", ils ont " tué des communautés entières, en les chassant, en démolissant leurs maisons, en les dispersant dans les lointaines banlieues ou en les laissant sans logement... " (18).

Le syndicat et ceux qui le soutenaient ne s’opposèrent pas systématiquement à tous les changements, reconnaissant qu’il y avait une place pour un renouveau urbain de façon à rendre les villes vivables pour leurs habitants. Ce à quoi ils s’opposaient c’était à l’affirmation gratuite que tout ce qui était bon pour les promoteurs était forcément bon pour l’environnement, la ville et ses habitants.

Les actions de la BLF étaient impressionnantes et efficaces. Le Guardian de Manchester considérait que Jack Mundey était " le conservateur le plus efficace d’Australie " et écrivait que " les classes moyennes sont un peu embarrassées d’avoir à se tourner vers des prolétaires communistes bourrus pour protéger leurs maisons, leurs biens ainsi que leurs théâtres et pubs de l’invasion des appartements, des bureaux et des autoroutes. Et pourtant elles prennent contact avec eux .... ". En fait, il s’agissait souvent de maisons et de bâtiments ouvriers mais le syndicat répondait aussi à toute demande d’aide authentique d’où qu’elle vienne.

Les " green bans "

C’est en 1971 que pour la première fois le syndicat est intervenu sur une question environnementale en s’opposant à la construction d’un nouvel ensemble d’habitations luxueuses à Hunters Hill. Le Kelly’s Bush, que le groupe A.V. Jennings souhaitait détruire pour réaliser ce projet, était la dernière parcelle de 5 hectares de bushland naturel sur le port de Sydney. Les résidents avaient fait une forte campagne, faisant du lobby auprès des députés, des cabinets ministériels et d’autres personnes au pouvoir mais n’avaient pas réussi à faire arrêter le projet. Le gouvernement de l’État le soutenait fermement et, en désespoir de cause, les résidents se tournèrent vers la BLF-NSW pour obtenir son soutien.

La BLF-NSW organisa un meeting massif de 600 de ses membres qui votèrent à leur grande majorité la résolution de s’opposer au projet en refusant d’y travailler. D’autres boycotts s’ensuivirent rapidement et c’est à cette époque qu’un syndicaliste utilisa le terme " boycott vert " pour décrire ces actions syndicales de sauvegarde des bushlands naturels et des parcs. Le terme fut élargi pour parler des boycotts pour sauver les édifices et bâtiments présentant un intérêt historique.

Le plus important des boycotts a été peut-être celui qui a été imposé à la zone des Rocks par la BLF-NSW et ses alliés du syndicat des conducteurs de bulldozers et de la FEDFA (19). Les Rocks, situés juste à l’ouest du Circular Quay et sous les arcs-boutants sud du pont du port de Sydney, sont l’enceinte la plus vieille d’Australie, datant de 1790. Elle contient de nombreux édifices de valeur et c’est là qu’habitait une communauté très soudée d’ouvriers dans des rangées de maisons attenantes bénéficiant souvent de loyers réglementés. En 1972, le gouvernement régional dévoila son grand projet pour le réaménagement de cette zone urbaine. Les habitants devaient être expulsés et leurs maisons détruites. On prévoyait d’élever à la place un grotesque gratte-ciel commercial de 500 millions de dollars de l’époque. Si le gouvernement avait pu avoir les mains libres, une communauté aurait été tuée, ainsi qu’une mémoire collective de plus de 160 années et l’une des plus belles zones urbaine d’Australie.

Inspiré par le succès qu’avait obtenu la lutte du Kelly’s bush, le comité d’action des résidents se tourna vers les syndicats. Le boycott se mit alors en place, les résidents et des membres du syndicat firent un piquet pour empêcher les jaunes de travailler, occupèrent les immeubles susceptibles d’être démolis et firent des manifestations au cours desquelles ils furent arrêtés en masse. Ils finirent par remporter une impressionnante victoire et les Rocks furent sauvés.

Encouragés par son succès, le syndicat imposa une série d’autres boycotts à la demande de résidents, de communautés et des groupes de sauvegarde qui avaient été frustrés par les autorités. Il y a eu les " green bans " (boycotts verts) contre des projets immobiliers dans le Parc Centennial — le poumon des quartiers est de la ville — et dans les jardins botaniques de Sydney sur le front du port. Ce dernier boycott empêcha la construction d’un parking souterrain par le conglomérat d’assurances AMP, qui aurait endommagé les arbres et les plantes du parc et aurait entraîné la destruction immédiate d’un certain nombre de figuiers géants de Moreton Bay.

D’autres boycotts furent engagés contre la démolition d’un certain nombre d’édifices publics comme le Théâtre Royal, la belle église congrégationaliste en vieux grès de Pitt Street (qui devait être remplacée par un parking en béton de plusieurs étages), contre une section d’un échangeur de l’ouest, la voie rapide de l’est, ces deux derniers projets auraient occasionné la destruction de milliers de maisons, et pour finir contre un réaménagement monstrueux dans le quartier central de Woolloomooloo, du côté du port, réputé être l’endroit " le plus Sydney de Sydney ".

L’attaque des bourgeois et des bureaucrates

En 1972-1973, le syndicat eut à faire face à une alliance de patrons, de promoteurs, de politiciens et de représentants syndicaux de droite, tous scandalisés par l’empiétement du syndicat sur les prérogatives du capital. A cette époque, un article bien informé publié dans le Courrier-Mail de Brisbane déclarait que la BLF-NSW " avait réalisé le nombre incroyable de 36 boycotts sur des projets d’une valeur 3 milliards de dollars (12 milliards de dollars en valeur d’aujourd’hui) parce que ces projets signifiaient la destruction d’édifices historiques ou mettaient en danger des parcs dans la ville de Sydney " (20). Les résidents et les piquets syndicaux de Victoria street à Wooloomooloo étaient harcelés et intimidés par la police. Des hommes de main, entraînés au karaté et armés se cachaient dans les rues avoisinantes. Juanita Nielsen, une militante importante du syndicat disparut et ce n’est un secret pour personne que les hommes de main des entrepreneurs malhonnêtes l’ont fait disparaître. La BLF-NSW et ses supporters devaient aussi affronter le gouvernement régional corrompu dirigé par le premier ministre Robin Askin, qui a depuis été démasqué comme un escroc. Pendant 12 jours en août 1972, le Sydney Morning Herald, la voix de la classe dominante locale, ne publia pas moins de cinq éditoriaux attaquant le BLF-NSW. L’un d’entre eux s’esclaffait au sujet " d’une poignée de syndicalistes menés par le bout du nez par le membre d’un parti dont le but est le désordre social et le renversement d’un gouvernement démocratique... " et un autre disait que " bien sûr, la grande masse des syndicalistes concernés ne sont que les dupes de leur direction... ". Peu de temps après, le gouvernement d’Askin portait plainte contre Jack Mundey pour mépris de la Cour. Auparavant, Askin et des membres de son gouvernement avaient traité les dirigeants de la BLF de " traîtres à ce pays " et avaient fait des déclarations hystériques sur le syndicat qui était responsable " de combats et versait du sang dans les rues de Sydney " (21). Les vautours tournoyaient.

Si elle était resté seule, la classe dominante aurait eu beaucoup de mal à détruire le syndicat. La direction maoïste de la fédération a fait le travail pour elle. En 1974, le secrétaire fédéral, Norm Gallagher, décida d’écraser la branche de NSW et de remplacer tous ses représentants par ses propres larbins. L’associations des grands entrepreneurs (MBA) et le gouvernement Askin se sont fait un plaisir de l’aider, empêchant les organisateurs de la branche NSW d’accéder aux sites et licenciant les membres de la BLF-NSW qui refusaient d’adhérer à la nouvelle branche. Quand les grutiers, membres de la FEDFA, se mirent en grève Gallagher dépêcha des jaunes pour les remplacer et il y eut ainsi un flot constant de travailleurs venant de tous les États pour prendre le travail des ouvriers du bâtiment qui soutenaient Mundey. Gallagher refusa de débattre à une assemblée générale des ouvriers de la BLF-NSW en disant qu’il n’y aurait " que des résidents et des pédés ".

On apprit plus tard que la plupart des dépenses occasionnées par les interventions de Gallagher avaient été payées par les patrons y compris peut-être les salaires des meurtriers armés appelés à la rescousse pour intimider les loyalistes de la BLF-NSW. Certains de ces mercenaires étaient logés dans les motels les plus luxueux de la ville avec des prix de nuits d’hôtels allant bien au-delà du salaire hebdomadaire des ouvriers de la BLF. Le chômage était en hausse dans le bâtiment à cette époque et il devenait clair que la BLF-NSW ne serait pas capable de résister bien longtemps. Le coup de grâce fut donné en mars 1975 quand le bureau de la branche NSW dans la maison du commerce de Sydney fut cambriolé et ses archives volées, selon des sources sûres par un criminel professionnel à gages. Peu de temps après, la direction du BLF-NSW conseilla à ses adhérents de rejoindre la nouvelle branche de Gallagher et d’y continuer le combat à l’intérieur. Ils acceptèrent le coeur gros. Hélas, la plupart des dirigeants du BLF-NSW furent mis sur liste noire et ne purent jamais plus travailler dans le bâtiment. Plus tard, regrettant ce qu’il avait fait, Les Robinson, devenu président de la fédération, admit : " Je pense que nous avons détruit une organisation courageuse et cela n’a fait aucun bien à la fédération. " (22)

L’héritage de la BLF

La BLF-NSW a péri mais ses exploits alimentent encore les légendes et sont une inspiration pour tous ceux qui veulent reconstruire le mouvement ouvrier en tant qu’un mouvement de conscience de classe profondément démocratique et dévoué à des actions sociales et environnementales comme partie intégrante de la construction d’un monde nouveau.

Depuis ces événements, d’autres syndicats sont parfois intervenus sur le terrain écologique, mais probablement sans autant de panache et de militantisme que la BLF-NSW. A la fin des années 1970 et au début des années 1980 l’ACTU interdit l’extraction et l’exportation de l’uranium " yellowcake " (2s'3) jusqu’à ce que des représentants syndicaux, de mèche avec le premier ministre travailliste droitier Bob Hawke, (24) sabotent cette action de l’intérieur. A certaines occasions, les dockers ont boycotté les cargos transportant des bois rares des forêts tropicales de l’Asie du Sud-Est et des ouvriers de la construction ont stoppé la construction de pipe-lines pétroliers à travers des zones écologiques sensibles. Plus récemment, dans mon quartier, des syndicats ont imposé un boycott sur le réaménagement d’un vieux site industriel pollué par de l’arsenic jusqu’à ce qu’il soit déclaré propre par des experts indépendants. De telles actions ne sont pas rares aujourd’hui.

Mundey est convaincu que le syndicalisme environnemental se serait développé encore plus si la BLF-NSW n’avait pas été détruite. Rétrospectivement, après trente ans, l’histoire de la BLF-NSW continue à épater et à inspirer ceux qui l’entendent.

L’idéologie capitaliste considère que les travailleurs sont des brutes qui ne sont intéressés qu’à la satisfaction de leurs intérêts les plus immédiats. Les boycotts écologiques ont montré le contraire. C’est l’exemple éclairant d’un syndicat ouvrier dont les membres ont su s’opposer et se considérer comme des citoyens au plein sens du terme.

A travers l’histoire, les ouvriers du bâtiment ont toujours été considérés comme des bêtes de somme qui n’avaient pas leur mot à dire sur ce qu’ils construisaient ou démolissaient. Le mouvement des boycotts écologiques a remis en cause tout çà, et pendant quelques années nous avons pu entrevoir que ces travailleurs, désaliénés du produit de leur travail, pouvaient être avant tout des hommes. " Nous ne sommes pas que des animaux qui construisons des choses ou qui les abattons ", insistait Joe Owens (25). Aujourd’hui, quand nous disons qu’un " autre monde (meilleur) est possible " dans la lutte contre le néolibéralisme déshumanisant et destructeur de l’environnement nous ne devons pas oublier les luttes du syndicats des ouvriers du bâtiment du NSW.

Jack Mundey doit avoir le dernier mot : " Les écologistes avec une perspective socialiste et les socialistes avec une perspective écologique doivent trouver les conditions pour s’attaquer aux problèmes très vastes qui concernent la survie de l’homme... Mon rêve, et celui de millions d’autres, pourra alors devenir réalité : un monde socialiste avec un visage humain, un cours écologique et un corps égalitaire " (26).

John Tully est membre du groupe Socialist Democracy en Australie et sympathisant depuis longtemps de la IVe Internationale. Monteur et " dogmen " dans les années 1970 et 1980 il a souvent été délégué syndical de la BLF. Cet article est une contribution au débat au sein de la IVe Internationale sur l’importance de la question écologique au sein du mouvement ouvrier.

Inprecor, mai 2004

A la mémoire de John Loh, syndicaliste de la Builders Labourer’s Federation de New South Wales et animateur des boycotts écologistes, puis organisateur du syndicat CFMEU. Mort à Melbourne le 24 novembre 2003.

1. Friedrich Engels, Dialectique de la nature. Éditions Sociales 1975. (Publié à Moscou en 1934 puis en 1954 et réimprimé cinq fois jusqu’en 1976.)

2. Voir par exemple John Bellamy Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, Monthly Review Press, New York 2000.

3. Jack Munday, Green Bans and Beyond, Angus and Robertson, Sydney, 1981, p.148.

4. Ibid. p.143.

5. Parmi les livres sur les boycotts écologiques on peut citer : le livre semi-biographique de Jack Mundey cité ci-dessus ; Pete Thomas, Taming the Concrete Jungle, The Builders Labourers’ Story, NSW Branch of the BLF, Sydney 1973 ; Meredith Burgmann et Verity Burgmann, Green Bans, Red Union — Environmental Activism and the New South Wales Builders Labourers’ Federation, University of NSW Press, Sydney, 1998. Il faut aussi mentionner le film de Pat Fiske, Rocking the Foundations : History of the New South Wales Builders Labourer’s Federation, 1940-1974, Bower Bird Films, Sydney 1985.

6. Bob Brown, sénateur vert de Tasmanie, a été un dirigeant de la lutte pour empêcher le parc de rivière Franklin en Tasmanie d’être submergé au début des années 1980. Il a pris position fermement contre la guerre impérialiste et s’est engagé dans la défense des droits de l’homme pour les réfugiés, les Aborigènes et les autres groupes opprimés.

7. Petra Kelly est une des figures dominantes dans le développement du parti Vert allemand.

8. Le " bushland " est une zone désertique typique qui couvre une grande partie de l’Australie. Le sol est très salé et seulement quelques plantes et animaux spécialisés s’y rencontrent. Les Aborigènes ont appris à y survivre.

9. La BLF, dont le nom complet est Australian Building Construction Employees and Builders Labourers’ Federation (Fédération australienne des employés et ouvriers du bâtiment), était organisée comme une fédération avec une branche dans chaque État ou région de l’Australie. La branche de l’État de New South Wales de la BLF (NSW-BLF) a été en pointe du combat des boycotts écologiques.

10. Pour des informations sur cette période, cf. Paul True, Tales of the BLF : Rolling the Right, Militant International Publications, Parramatta 1995.

11. Le Conseil australien des syndicats (ACTU, Australian Council of Trade Unions) regroupe la très grande majorité des syndicats de l’Australie, quelles que soient leurs orientations politiques.

12. Mundey, op. cit. p.56.

13. Les syndicats australiens ont une longue histoire de mobilisation politique et sociale. Durant la première guerre mondiale, par exemple, ils organisèrent une lutte tenace contre la conscription. En 1938, les dockers refusèrent de charger de la ferraille d’acier à bord du SS Dalfram, en partance pour le Japon, en expliquant qu’il servirait à faire des bombes et des balles qui seraient utilisées contre le peuple chinois. Dans les années quarante, les dockers et les marins étaient au premier plan du mouvement de solidarité avec la révolution indonésienne contre le colonialisme hollandais, imposant une interdiction réussie de l’accostage des navires hollandais dans les ports australiens. Après que le gouvernement australien ait envoyé des troupes pour soutenir les Américains au Vietnam en 1964, les syndicats maritimes refusèrent de charger ou d’appareiller les bateaux pour l’Indochine.

14. Ibid. p. 79. Rétrospectivement, je suis convaincu que les jeunes militants anti-staliniens qui entrèrent en politique à cette époque et évitèrent le CPA ont perdu une importante occasion de se lier aux éléments radicaux au sein du CPA et de construire une organisation qualitativement plus forte et unie.

15. Mundey, op. cit. p. 106.

16. Le CPA ML était un petit groupe fermé qui a quitté le CPA au moment du conflit sino-sovétique du début des années 1960.

17. Cité par Meredith Burgmann et Verity Burgmann, op. cit. p. 54.

18. Leonie Sandercock, "Towards cosmopolis : utopia as construction site" in S. Campbell et S. Fainstein (eds), Readings in Planning Theory, Blackwell, Oxford 2003 (Second Edition), p. 402.

19. The Federated Engine Drivers’ and Firemen’s Association, un syndicat des pompiers et assimilés.

20. Pete Thomas, op. cit. p. 54.

21. Ibid. p. 119.

22. Meredith Burgmann et Verity Burgmann, op. cit. p. 274. Ironiquement, les partisans de Gallagher furent quelques années plus tard eux-mêmes chassés de leur travail par des rivaux en collusion avec le gouvernement et des employeurs. Gallagher fit de la prison pour avoir accepté des commissions secrètes des patrons et des syndicats rivaux absorbèrent la BLF.

23. Le " yellowcake " est le concentré d’uranium obtenu sur les lieux d’extraction à partir des roches. L’Australie possède environ 30% des réserves connues d’uranium dans le monde.

24. Bob Hawke a été auparavant président du Conseil australien des syndicats (ACTU). Sa direction avait alors gagné le surnom de " brigade du feu " à cause de son habitude d’éteindre les luttes pour sauver les patrons.

25. Dans le film de Pat Fiske, Rocking the Foundations, op. cit.

26. Mundey, op. cit. p. 148.

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