Rapports entre l’avant-garde communiste et le mouvement des masses
Par Livio Maitan le Lundi, 27 Août 2007 PDF Imprimer Envoyer
Nous publions ici un très large extrait du texte d’une brochure éditée par la section belge de la IVe Internationale en 1956 et rédigé par Livio Maitan sur les fondements historiques et théoriques de la tactique de la IVe Internationale pour la construction des partis révolutionnaires de masse.

Première partie

L’expérience d’un siècle de luttes ouvrières a mis en évidence d’une façon incontestable un trait essentiel du développement du mouvement prolétarien. On peut y distinguer deux éléments fondamentaux : d’un côté, le mouvement économique et politique général de la classe, qui avance par des chemins souvent imprévisibles, déterminés par toute une série de facteurs objectifs et subjectifs ; de l’autre, l’avant-garde, à savoir les communistes conscients qui n’oublient jamais les buts ultimes du mouvement et en comprennent à chaque étape les formes et les rythmes de développement.

La fusion de ces deux éléments a toujours été le problème numéro 1, la « Grundfrage », pour le mouvement ouvrier. L’expérience a démontré que lorsque cette unité s’est réalisée d’une façon complète, le mouvement prolétarien a obtenu ses succès les plus valables du point de vue historique, tandis qu’il est allé à la dérive, a été paralysé ou a fait des pas en arrière lorsque ces deux éléments se sont dissociés ou même si l’un seul des deux n’a pas joué son rôle irremplaçable.

Ce cours veut indiquer – d’une façon nécessairement sommaire – comment ce problème qui est le problème des rapports entre les masses et l’avant-garde communiste consciente, a été posé soit sur le terrain théorique, soit sur le terrain pratique par Marx, par Engels et par Lénine, notamment à l’époque de la Première Internationale et dans les premières années de la Troisième Internationale. Dans la deuxième partie de notre cours, nous examinerons comment le problème est posé maintenant par l’organisation communiste internationale de nos jours, la Quatrième Internationale.

Marx, Engels et la Première Internationale

Marx et Engels commencèrent leur activité comme membres d’une petite organisation révolutionnaire hétérogène, nommée Ligue des communistes. Déjà dans cette phase de leur travail, ils ont compris l’exigence d’une élaboration théorique achevée qui assure un guide sûr aux noyaux révolutionnaires sur lesquels ils pouvaient exercer leur influence. Alors que le mouvement ouvrier n’est pas encore bien défini et ne réussit que de temps en temps à se délimiter de la démocratie petite-bourgeoise la plus avancée, ils nous donnent deux documents magistraux, dont l’un est universellement connu – Le Manifeste - , dont l’autre, par contre, l’est beaucoup moins, malgré son importance capitale : il s’agit de l’Adresse à la Ligue des Communistes du mois de mars 1850.

Outre la théorisation générale – qui démontre de toute façon, nous le répétons, comment Marx et Engels furent préoccupés dès le début de fixer sans possibilité d’équivoque la signification et le but historique du mouvement et, dans une certaine mesure, ses formes de développement – le Manifeste traite déjà du problème des rapports entre les masses et l’avant-garde dans des termes si clairs qu’ils ont été répétés tout au long d’un siècle comme une leçon lumineuse:

« Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier.

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. »

En 1848, la fusion entre l’avant-garde communiste – limitée à l’époque à des noyaux restreints et, d’ailleurs, très partiellement conscients des buts et de la stratégie générale – et les masses se réalisera dans une forme que Mars et Engels devaient critiquer deux ans après dans l’Adresse à la Ligue des communistes:

« Pendant que le Parti démocrate, le parti de la petite bourgeoisie, s’organisait de plus en plus en Allemagne, le parti ouvrier perdit son seul point d’appui solide, resta organisé tout au plus dans quelques rares localités et seulement pour des buts locaux, et fut donc complètement subordonné, dans le mouvement générale, à la loi et à la direction des démocrates petits-bourgeois ».

Ce fut justement cette expérience négative qui permit à Marx et Engels d’approfondir leur conception. Dans ce but fut écrite l’Adresse à la Ligue des communistes, dont la valeur fondamentale n’est pas diminuée par le fait qu’elle fut écrite en partant d’une perspective erronée (celle d’une nouvelle révolution très proche).

Dans l’Adresse est soulignée d’une façon très claire un principe, qui était déjà implicitement contenu dans le Manifeste, mais qui n’avait pas trouvé de réalisation pratique en 1848. C’est un principe sur lequel Marx a insisté chaque fois que l’occasion s’en présenta dans son activité de théoricien et de dirigeant révolutionnaire. Il s’agit de la nécessité de l’indépendance du parti prolétarien par rapport aux partis bourgeois et petits-bourgeois, même les plus avancés.

La citation que nous venons de faire peut être ainsi complétée ;« Il faut mettre fin à ces conditions et il faut rétablir l’activité indépendante des travailleurs. »

Plus loin, toujours dans l’Adresse, on lit : « Au lieu d’offrir aux démocrates bourgeois pour leur servir d’équipes d’acclamations, les ouvriers doivent œuvrer à la création d’une organisation indépendante, clandestine et ouverte, du parti ouvrier à côté des démocrates officiels, et ils doivent faire de chaque municipalité le centre et le noyau d’associations ouvrières dans lesquelles la position et les intérêts du prolétariat seront discutés indépendamment des influences bourgeoises. »

Et pour Marx, l’idée était si importante qu’il y insiste aussi en traitant de la tactique électorale : « Même dans les localités où il n’y a pas d’espoir de les faire élire, les travailleurs doivent présenter leurs propres candidats afin de préserver leur propre indépendance. »

Les espoirs que Marx lui-même avait conçus sur une échéance proche de la révolution socialiste furent déçus et les choses ne pouvaient se passer autrement. Le mouvement ouvrier dut traverser une phase de dépression, au cours de laquelle Mars et Engels ne purent jouer le rôle « pratique » qu’ils avaient joué en 1848-1849 et qu’ils jouèrent à nouveau plus tard. Dans une lettre à Marx du 20 juillet 1851, qui d’ailleurs gardait encore des illusions sur le rythme, Engels soulignait l’importance, dans cette phase du travail, de la formation de cadres théoriquement armés ;

« Je suis content que, comme je le prévoyais, partout se constituent des petits groupes communistes sur la base du Manifeste. Voilà ce qui nous faisait défaut dans la situation de faiblesse de l’état-major qu’on a eu jusqu’ici. Les soldats viendront après, quand la situation aura suffisamment mûrie. »

On peut donc conclure que, déjà bien avant la formation de la Iere Internationale, Marx avait fixé ces idées centrales sur la lutte du mouvement prolétarien et sur les moyens de construction du parti ouvrier ;

a) nécessité d’une élaboration théorique achevée, qui soit assimilée par une avant-garde consciente, forcément très limitée dans les premières phases ;

b) nécessité de l’indépendance politique du parti ouvrier ;

c) nécessité d’une liaison solide, d’une « compénétration » entre les communistes et le mouvement général de la classe ;

d) nécessité de la formation de cadres communistes, même dans une période où les « soldats » ne sont pas encore là.

La fondation de l’Internationale fournit à Marx l’occasion d’appliquer pratiquement les critères qu’il avait énoncés et que l’expérience de la période consécutive aux années 1848-1849 lui avaient permis d’élaborer d’une façon plus claire.

Nous ne pouvons pas nous arrêter sur les faits. Voyons donc quels étaient les buts fondamentaux que Marx proposait d’atteindre par la création de l’Internationale et par son travail presque quotidien au Conseil général dont il fut l’animateur. Ses buts étaient les suivants ;

1) Réunis dans une seule organisation internationale le maximum d’organisations ouvrières existantes, quelle que fussent leurs idées et leurs programmes particuliers ;

2) Diffuser dans ces organisations les idées communistes, qui n’étaient partagées que par peu de monde en dehors de Marx et d’Engels.

Marx fit preuve d’un manque total de préjugés. Il était d’avis qu’il ne fallait pas poser des préalables théoriques ou politiques et, tout en combattant les sectes avec la dernière énergie, il montra une compréhension même de l’inévitabilité historique de la formation de sectes. Dans une lettre à Engels (5 mars 1869), il explique d’ailleurs clairement les raisons de son attitude ; « Etant donné le que le degré de développement des différentes sections ouvrières dans le même pays et de la classe ouvrière dans les différents pays était nécessairement très différent, le mouvement réel s’exprime nécessairement aussi dans les formes théoriques très différentes. La communauté d’action, propulsée par l’Association Internationale des Travailleurs, l’échange des idées par les différents organes des sections dans tous les pays, enfin la discussion directe aux Congrès communs créerons peu à peu aussi le programme théorique général pour le mouvement ouvrier dans son ensemble ».

Un essai pratique de sa méthode, Marx le donna au moment même de la fondation de l’Internationale dans l’élaboration de son Adresse inaugurale générale.

Il fallait formuler un document qui pourrait être accepté par toutes les tendances et il fallait éviter, d’autre part, l’approbation d’un document inspiré des idées de Mazzini. Marx, en manoeuvrant entre autres d’une façon très souple et très habile, écrivit une Adresse qui eut l’adhésion générale et, en même temps, observa une rigueur théorique substantielle : il adopta un style et un langage différent de celui du Manifeste ; il laissa de côté plusieurs choses et il fit aussi des concessions verbales (vers la fin du texte) ; mais il « formula toutes les revendications et souligna tous les principes autour desquels pouvaient et devaient se rassembler les masses ouvrières et la base desquels pouvait se développer la conscience de classe des ouvriers » (Riazanov). Dans une lettre très connue à Engels (4 novembre 1864), il expliqua lui-même sa façon d’agir, en concluant par un dicton latin très expressif : « Fortiter in re, suaviter in modo ».

Evidemment ce qui était important pour Marx c’était d’établir une liaison avec le mouvement de la classe en tant que tel, et de trouver le moyen de faire mûrir ce mouvement de la façon la plus pédagogique (la clarification théorique doit être le couronnement de l’expérience pratique). Quelques jours après la lettre ci-dessous, le 7 novembre 1864, Engels se déclarait entièrement d’accord avec la méthode de Marx, en écrivant : « Il est bon que nous entrions de nouveau en liaison avec des gens qui au moins représentent leur classe, cela, en fin de compte, c’est la chose la plus importante. »

Marx resta fidèle à ses critères sur la nécessité d’une compréhension concrète du mouvement réel de la classe et sur la nécessité de l’indépendance du parti prolétarien, pendant toute son activité à la direction de l’Internationale. Nous considérons un exemple parmi d’autres, celui de son attitude à l’égard du mouvement en Allemagne.

Dans la période qui suivit la fondation de l’Internationale, Marx critiqua soit le groupe lassalien, soit le groupe de Liebknecht. Sans entrer dans les détails de questions assez compliquées et d’ailleurs controversées, sa critique essentielle à Schweitzer, successeur de Lassalle, est de ne pas vouloir « renoncer à l’idée fixe d’avoir son propre mouvement ouvrier ». « Mon plan, écrit-il à Engels le 10 octobre 1868, ce serait de lui (Schweitzer) faire comprendre qu’il doit choisir entre la secte et la classe ». Dans une lettre, du 3 juillet 1869, il définit le parti de Schweitzer comme une « église lassallienne ».

D’autre part, à Liebknecht, Marx reprochait de ne pas voir clairement la nécessité de l’indépendance du mouvement ouvrier et de ne pas séparer décidément de la démocratie petite-bourgeoise. « Avec W. (Liebknecht) il n’y a rien à faire – écrit Engels à Marx le 6 juillet 1869, en reprenant une idée exprimée par Marx dans d’autres lettres, surtout dans celle du 10 octobre – aussi longtemps qu’il n’aura pas séparé de la façon la plus décidée son organisation du parti populaire et qu’il n’aura pas établi avec ces gens tout au plus des rapports d’un cartel sans trop s’engager ».

Mais Marx ne se contenta pas de réaliser, aussitôt que possible, l’intégration pure et simple de l’avant-garde dans la classe, ni de souligner certains principes fondamentaux d’organisation du prolétariat. Il lutta constamment, sans défaillance, pour diffuser les idées générales du communisme et pour faciliter de cette façon une maturation progressive des différentes sections du mouvement. Son doigté dans le travail pratique ne l’empêcha pas de prendre des positions théoriques très fermes aussitôt qu’il était possible et nécessaire de la faire. Sans trop s’étendre, il suffit de rappeler qu’ont leur origine, dans son travail dans l’Internationale, deux documents théoriquement irrépréhensibles, dans lesquels Marx examinait des questions fondamentales d’un point de vue tout à fait communiste scientifique.  Nous parlons de son essai « Salaire, prix et profits » et du petit livre sur « La guerre civile en France ». Dans le premier, il traitait des questions capitalistes d’économie politique ; dans le deuxième il caractérisait du point de vue de classe et de sa signification historique universelle la Commune de Paris.

Quels furent les résultats pratiques de la fusion entre l’avant-garde communiste et le mouvement de la classe réalisée dans l’Internationale ?

Prenons quelques exemples, qui pourront éclairer aussi les moyens avec lesquels cette fusion fut opérée.

Sur le plan proprement politique, la Iere Internationale réussit à devenir l’animatrice de la bataille de la « Reform League » pour le suffrage universel en Angleterre, bataille d’une très grande importance. Marx put diriger cette lutte par les hommes de l’Internationale placées à la direction de la « League », et ce fut en vertu de cette présence et de cette direction que les éléments bourgeois ne purent avoir le dessus. (Voir lettre à Engels du 26 décembre 1865). Ainsi, l’avant-garde influence d’une façon directe et positive un mouvement de masse très ample, qui aboutit aux grandes manifestations des années 1865-1866. (Voir lettres de Marx à Engels du 26 décembre 1865 et du 7 juillet 1866, et lettre de Marx à Kugelmann du 15 janvier 1866).

Sur le plan économique, la direction de l’Internationale recevait sans interruption des nouvelles et des rapports sur des grèves de différentes catégories dans les différents pays, ainsi que des demandes d’aide et de soutien. Sans l’Internationale, l’avant-garde marxiste n’aurait pas pu établir ces liaisons ni exercer son influence sur le développement de ces luttes ni enrichir sa propre expérience. D’autre part, l’existence de cette avant-garde organisée dans l’Internationale, et son activité, constituaient une aide et une propulsion pour les luttes économiques prolétariennes, sur lesquelles l’Internationale attirait l’attention du monde entier et qui parfois étaient gagnées justement en vertu de l’existence de l’Internationale. (Même lorsque l’aide concrète n’était pas possible, certains patrons, lorsque la question d’une grève était portée devant l’Internationale, avaient tendance à faire des concessions parce qu’ils craignaient la caisse, d’ailleurs toujours vide de la puissante Association Internationale des Travailleurs).

Le troisième exemple que nous allons donner concerne la Commune de Paris. C’est un exemple de la conception de Marx de l’intégration nécessaire dans le mouvement réel des masses, tel qu’il se développe, au-delà des prévisions et des perspectives possibles.

On sait que Marx, en septembre 1870, se prononça contre une insurrection éventuelle des ouvriers parisiens, qu’il définissait « une folie sans espoir ». Mais lorsque l’insurrection eut lieu, Marx en comprit tout de suite la signification historique profonde et affirma la nécessité de soutenir sans réserves la lutte des ouvriers de la Commune, qui était un exemple – comme le souligne Lénine dans sa préface aux lettres de Marx à Kugelmann – de la richesse inépuisable de l’initiative des masses. «Ce serait trop commode, écrivait Marx à Kugelmann le 17 avril 1871, de faire l’histoire universelle si on n’acceptait la bataille qu’à condition d’une issue infaillible. »

L’attitude de Marx ne connut également pas de réserve du fait que la direction de la Commune était dans les mains d’éléments blanquistes et proudhoniens, dont il savait très bien qu’ils commettraient des fautes très lourdes. Il n’avait pas l’habitude de juger la signification profonde d’un mouvement et de définir son attitude en partant du jugement qu’il donnait de la direction de ce mouvement.

Nous n’avons pas de besoin de rappeler la signification historique de la Commune malgré sa défaite. Ici, nous voulons souligner comment la Commune fut, en dernière analyse, un produit de l’Internationale, même si l’Internationale ne la provoqua pas ; au contraire elle déconseilla à priori l’insurrection des ouvriers parisiens. En effet, comme on l’a très bien remarqué, « l’essor du mouvement ouvrier français, particulièrement à Paris, pendant les années et les mois précédent la Commune, fut suffisamment influencé par l’Internationale pour qu’on puisse considérer objectivement la première révolution prolétarienne victorieuse comme le couronnement logique de son travail ». (E. Germain, dans Quatrième Internationale de décembre 1954).

Engels écrit dans sa lettre à Sorge du 12 (17) septembre 1874 : « La Commune intellectuellement était contredit fille de l’Internationale, quoique l’Internationale n’eut pas remué un doigt pour la faire ». (voir l’appréciation de Franz Mehring dans la « Vie de Marx », page 449, édition italienne).

Ce fut d’ailleurs la participation vivante à la lutte de la Commune qui permit à Marx d’approfondir sa conception sur certains points fondamentaux et d’élaborer sa brochure universellement connue, dont Lénine devait tirer le matériel essentiel pour son « Etat et Révolution ».

La fin de la Commune marqua le commencement d’une nouvelle phase de réaction et le commencement de la fin de la Iere Internationale.

Dans une lettre à Bolte (23 novembre 1871), Marx explique clairement quelle a été, à son avis, la fonction essentielle de l’Internationale au cours de son existence : « L’Internationale a été fondée pour mettre à la place des sectes socialistes ou semi-socialistes l’organisation réelle de la classe ouvrière… Et l’histoire de l’Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et les tentatives d’amateurs, qui tentèrent toujours de se maintenir contre le mouvement réel de la classe ouvrière au sein de l’Internationale elle-même ».

L’accent est donc mis sur l’exigence primordiale de comprendre le mouvement réel de la classe et de réussir à s’intégrer dans ce mouvement.

Marx et Engels donnèrent en outre un témoignage de leur réalisme, de leur opposition ferme à tout fétichisme organisationnel, en se déclarant contre des tentatives soit de faire survivre une Internationale déjà épuisée, soit de la reconstituer prématurément. « Tout effort de plus pour insuffler une vie nouvelle serait folie et gaspillage de force », écrivait Engels à Sorge le 12 septembre 1874, tandis que Marx, dans une lettre du 25 juillet 1876, à son ami, s’écriait : « Si les gens, dans les circonstances et conditions actuelles, veulent jouer une deuxième fois à l’Internationale, que grand bien leur fasse et moquons-nous en ».

Deux autres exemples pourront préciser davantage les conceptions et les méthodes de Marx et d’Engels. Le premier exemple concerne la façon dont Marx élaborait documents et programmes. Lorsqu’il prépara le document des délégués londoniens pour le Congrès de Genève de l’Internationale, voilà quels furent ses critères : « J’ai limité le document exprès aux points qui rendent possibles une entente et une collaboration immédiate entre les ouvriers et qui fournissent un aliment et une propulsion immédiats aux besoins de la lutte de classe et l’organisation des ouvriers en tant que classe ». (Lettre à Kugelmann, 9 octobre 1866). Lorsqu’il rédigea le programme électoral pour les ouvriers français, il suivit la même méthode : « Ce document, très court, hormis quelques mots d’introduction où le but communiste est défini en peu de lignes, ne se compose dans sa partie économique que de revendications qui ont réellement surgi spontanément du mouvement ouvrier lui-même. C’était un grand pas que de faire descendre les ouvriers français de leur phraséologie sur le sol de la réalité. » (Lettre à Sorge, 5 novembre 1880).

Le deuxième exemple concerne les estimations prononcées par Engels sur le mouvement ouvrier américain. Il s’agit des premières phases de développement de ce mouvement et, pour comprendre les remarques d’Engels, il faut rappeler qu’il y avait aux Etats-Unis des émigrés allemands communistes, théoriquement mieux formés que les cadres locaux, mais avec une tendance sectaire.

Dans une lettre d’Engels à Sorge du 9 novembre 1886, nous lisons ; « Le premier grand pas qui importe dans tout pays nouvellement entré en mouvement est toujours que les ouvriers se constituent en parti politique indépendant, n’importe comment, pourvu seulement qu’il soit un parti distinct… Que le premier programme de ce parti soit confus et des plus incomplets, ce sont là des inconvénients inévitables, mais d’ailleurs passagers. Les masses doivent avoir le temps et l’occasion de se développer, et l’occasion elles l’auront du moment qu’elles ont un mouvement propre… , où elles seront poussées plus avant par leurs propres fautes, se rendront sages à leurs dépens. »

Il y a ici la personnalité du mouvement objectivement progressif, quelles que soient ses formes, et, à côté de cela, on souligne avec force le principe de l’indépendance politique et organisationnelle du mouvement prolétarien. La faute des émigrés allemands ce fut d’êtres restés à l’écart, d’avoir méprisé ce mouvement à cause de son caractère primitif et empirique. Au contraire il fallait le comprendre dès le début, s’y intégrer et aider à sa maturation. L’organisation des Knight of Labor est « risible » dit Engels, et leurs principes sont confus, « mais les Knight of Labor sont une force réelle et le deviennent chaque jour davantage… Je crois qu’il est nécessaire d’agir en leur sein, de former au sein de cette masse encore plastique un noyau d’hommes comprenant le mouvement et ses buts et assumant par là la direction au moins d’une partie lors de la dissolution inévitable de l’Ordre actuel ».

Et plus loin, toujours dans la même lettre, le rôle qui pourrait être joué par une avant-garde, même restreinte, est résumée en ces termes : « Il serait doublement nécessaire qu’il y eut de notre côté deux ou trois hommes bien en selle sur la théorie et la tactique, de longtemps éprouvée, et sachant d’ailleurs parler et écrire en anglais, car les Américains ont de bonnes raisons historiques pour être à mille lieues en arrière… S’il y a là des lutteurs théoriquement au clair, qui puissent leur prédire les conséquences de leurs propres fautes, leur montrer clairement comment tout mouvement qui garde pas continuellement l’œil fixé sur l’abolition du salariat comme but final, doit fatalement s’égarer et échouer, alors plus d’une insanité peut être évitée et le processus peut être essentiellement abrégé… »

Dans une lettre à M. Wichnewtsky du 28 décembre de la même année 1886, Engels soulignait encore les mêmes critères fondamentaux : « "Il était beaucoup plus important que le mouvement s'étende, progresse régulièrement prenne racine et embrasse autant que possible le prolétariat américain tout entier, que de le voir partir et progresser dès le début sur un tracé d'une correction théoriquement parfaite. Il n’y a pas de meilleur chemin pour conduire à une clarté théorique de compréhension que de s’instruire par ses propres erreurs.  L'important est d'amener la classe ouvrière à se mettre en mouvement comme classe  Ne faites pas de la confusion du départ premier une confusion pire en forçant les gens à ingurgiter des choses qu'ils ne peuvent pas avaler présentement, mais qu'ils apprendront bientôt."

La nécessité inéluctable de la fusion entre les deux éléments – mouvement réel de la classe et avant-garde, la nécessité de comprendre les formes de ce développement du mouvement dans toutes leurs particularité, mais d’autre part d’opérer comme avant-garde consciente sachant valoriser et enrichir constamment ses généralisations théoriques, ne pourrait être exprimée d’une façon plus adéquate et plus concrète. Il suffirait de lire ces deux lettres pour comprendre quels étaient la méthode et les critères de Marx et Engels, méthode et critères qui encore une fois sont indiqués par Engels dans une lettre que nous voulons aussi citer avant de conclure (lettre à M.Wichnewsky, 27 janvier 1887):

"Lorsque Marx a fondé l'Internationale, il en a rédigé les règlements de sorte que tous les socialistes de cette période se rattachant à la classe ouvrière pussent y adhérer... et c'est seulement grâce à cette largeur que l'Internationale devint ce qu'elle était: le moyen de dissoudre graduellement et d'absorber toutes ces sectes mineures (…). Si nous avions, de 1864 à 1873 tenu à ne collaborer qu'avec ceux qui adoptaient ouvertement notre programme, où serions-nous aujourd'hui? Je pense que toute notre action a démontré qu'il est possible de marcher côte à côte avec le mouvement général de classe ouvrière à chacune de ses étapes sans abandonner ou cacher notre position , et même organisation distincte..."

Lénine et la Troisième Internationale

La solution donnée par Lénine au problème de la fusion entre avant-garde communiste et masse se concrétise surtout dans l’expérience capitale de la Révolution russe et de la lutte opiniâtre des bolchéviks dans les quinze années qui l’ont précédée.

Octobre fut l’un de ces points culminants, où l’avant-garde consciente réussit à se lier parfaitement au mouvement de la classe et à le diriger et, grâce à cela, à assurer le succès de la révolution prolétarienne. Des œuvres magistrales, avant tout l’Histoire de la Révolution russe » de Léon Trotsky, ont illustré d’une façon très claire et profonde comment on a pu réaliser cette fusion, d’une manière puissante, et il n’est ni possible ni nécessaire de revenir maintenant sur cette question. Il suffit de rappeler comment, dans toute la période préparatoire – à savoir à partir de la naissance même du mouvement bolchévik en 1903 – Lénine s’inspira constamment, parfois avec cette énergie que seul le génie peut donner à ceux qui doivent avancer contre le courant, aux critères fondamentaux qui avaient constitué l’épine dorsale de l’action de Marx dans la phase historique dont nous avons déjà parlé. Il souligna par une intransigeance qui pouvait paraître du sectarisme aux yeux des philistins la nécessité que le mouvement prolétarien soit bâti sur la base d’une conception théorique achevée et d’une analyse organique de la période, analyse développée par une application rigoureuse de la méthode du matérialisme dialectique. A ce point de vue, l’attitude de Lénine n’est que  partiellement comparable à celle de Marx aux débuts de la Ie Internationale.

Il devait en réalité en être ainsi, car quarante années s’étaient écoulées depuis le meeting de St. Martin’s Hall et le mouvement ouvrier était beaucoup plus fort et mieux organisé , et les partis les plus forts des pays les plus importants étaient désormais sur la base générale du socialisme marxiste. Mais ce que Lénine pressentit dès les premières années de son activité, ce fut que le mouvement de la IIe Internationale et la social-démocratie russe elle-même étaient profondément imbus d’opportunisme, de sorte que l’adhésion à la conception marxiste se réduisait à un respect formel ou se traduisait dans une véritable falsification. Il était donc d’une importance primordiale de rétablir la pensée marxiste dans sa signification originelle.

Nous n’avons pas besoin de rappeler que la nécessité de l’indépendance absolue du parti prolétarien par rapport aux partis de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie était un pivot de la conception de Lénine. Toute son action contre l’opportunisme découla justement de cette exigence que les différents partis sociaux-démocrates, tôt ou tard, nièrent dans la pratique, même si formellement il s’agissait d’organisations indépendantes et si personne n’osait contester ouvertement ce principe.

D’autre part, personne ne mettra en question la fermeté de Lénine en ce qui concerne l’idée, à ses yeux primordiale, de l’avant-garde communiste. Ses polémiques, à partir de la scisssion de 1903, peuvent être comprises seulement si on considère l’importance qu’il attribuait à cette conception ; et la rigueur même de Lénine en ce qui concerne la structure du parti est déterminée, avant tout, par l’exigence d’obtenir la plus grande maturation et la plus grande cohésion de l’avant-garde et d’en défendre aux maximum l’intégrité.

Evidemment les formes et les moyens d’intégration de l’avant-garde dans le mouvement de la classe ne pouvaient se présenter à Lénine – qui opérait dans la période préparatoire de la révolution russe de 1905 et dans la période intermédiaire entre 1905 et 1917 – comme ils se présentèrent à Marx dans la période de la Iere Internationale, ou à Engels dans la première phase de développement du mouvement ouvrier américain. Le mouvement ouvrier dans la période de 1903-1917 avait déjà une existence de plusieurs décades et les cadres bolchéviks se trouvaient dans le mouvement de masses, même si dans certaines périodes, le terrain d’action de ce mouvement était limité.

Le problème qui se posait à Lénine, c’était plutôt de réaliser l’unité avec les masses dans le sens d’être en condition de leur indiquer les objectifs transitoires pour chaque phase du processus, d’être capable de lancer à chaque étape les mots d’ordre aptes à mobiliser les masses ouvrières dans leur ensemble et, autour d’elles, les masses paysannes. Marx opérait dans la phase initiale du mouvement ouvrier et il lui suffisait que l’avant-garde s’intègre dans la classe – ou plus précisément dans cette partie encore restreinte de la classe qui s’était donnée une certaine forme organisée – et qu’elle se limite pour toute une période à propulser certaines luttes économiques et politiques, mêmes partielles, et à diffuser un certain nombre d’idées.

Pour Lénine, il s’agissait de former des cadres communistes théoriquement irrépréhensibles, d’opérer dans les larges masses en mouvement vers des buts révolutionnaires, de trouver le moyen de stimuler de plus en plus l’agressivité révolutionnaire de la partie la plus avancée de la classe, de réaliser une mobilisation de plus en plus ample et durable de la classe dans son ensemble. Lorsque dans le parti bolchévik des tendances se dessinèrent qui pouvaient par certaines attitudes faire obstacle à la réalisation de ces objectifs, et de toute façon créer des difficultés sérieuses à la liaison avec les masses, Lénine n’hésita pas à les frapper avec la même décision que celle qu’il mit pour frapper les opportunistes (voir par exemple la lutte contre les bolchéviks de gauche exclus du parti en 1908).

Si cet aspect de la polémique théorique et pratique léniniste est moins connu, cela tient au fait que, étant données les conditions du mouvement ouvrier russe et international dans la période précédant la première guerre impérialiste, le phénomène de l’opportunisme avait acquis des proportions beaucoup plus considérables, et c’était logiquement dans cette direction que devait s’exercer avec prédominance la critique impitoyable de Lénine.

Comment se posa le problème de la fusion entre l’avant-garde et les masses dans les premières années de la IIIe Internationale ? Quelles solutions lui donnèrent Lénine et les autres dirigeants communistes ?

Encore une fois il ne faut pas oublier que Lénine opère dans une situation tout à fait différente de l’époque de la Ière Internationale. De grands partis ouvriers existent déjà qui se réclament, du moins verbalement, du marxisme, et les idées socialistes ont pénétré largement dans les masses, dont le niveau de maturité générale est beaucoup plus élevé qu’il ne l’était cinquante années auparavant. Par contre, dans presque tout les pays, l’avant-garde consciente a été peu à peu absorbée dans l’opportunisme et même des personnalités de premier plan, qui auraient dû jouer le rôle de Marx et Engels avaient joué dans la Ière Internationale, avaient dégénéré d’une façon pitoyable. C’est seulement en Russie, à la suite de conditions générales et particulièrement connues, que l’avant-garde avait réussi à garder son intégrité et à jouer dès le début du siècle un rôle très positif.

Lénine part de l’exigence n°1 : la lutte contre l’opportunisme. Sur le plan international, la première action décidée dans ce sens, c’est la gauche de Zimmervald. Il estime à juste titre que la première tâche est la caractérisation de positions générales précises sur des problèmes fondamentaux ; caractérisation qui, au fond a pour but de soustraire le mouvement ouvrier à toute influence bourgeoise et de rétablir sa pleine indépendance et autonomie – ce que les réformistes avaient nié dans la pratique. Lénine, aussi bien que Trotsky, sait très bien que dans le moment de la grande dépression du mouvement – qui correspondait aux premières années de la guerre impérialiste – il ne pouvait exercer son influence que sur des groupes très restreints (tout le monde se rappelle les plaisanteries des zimmervaldiens sur le faits que tous les révolutionnaires pouvaient entrer dans deux landaux). C’est sur ce plan qu’il agit avec la plus grande décision à Zimmervald, et il devait encore agir sur ce plan quand il écrit son livre « L’impérialisme », arme théorique éminente contre l’opportunisme des sociaux-patriotes.

Lorsque Lénine peut commencer à opérer sur le plan d’une nouvelle Internationale, la situation est changée profondément. On est au maximum de la crise révolutionnaire européenne et le prolétariat russe a pris le pouvoir. L’action de Lénine et de Trotsky dans les premières années de l’Internationale communiste ne peut être comprise qu’en partant de ces deux éléments fondamentaux.

Le fait que la crise révolutionnaire convainc Lénine de la possibilité d’une évolution rapide au sein des masses, même de celles qui sont encore influencées par la social-démocratie, et de la formation rapide d’une avant-garde assez large issue des vieilles organisations (outre la social-démocratie, les anarchistes, les anarcho-syndicalistes, etc.)

Il le convainc aussi de la possibilité que cette avant-garde puisse à courte échéance, exercer une influence décisive dans le mouvement général de ces masses. La conviction, tout à fait correcte, d’après laquelle la Russie révolutionnaire exercerait une très grande force d’attraction dans le monde entier, agissait dans le sens d’un renforcement de ces convictions.

Une confirmation de la légitimité de l’hypothèse léninienne, nous l’avons eue dès le lendemain de la fondation de l’Internationale communiste qui suscita un mouvement si large de sympathie parmi les masses, surtout dans les pays européens décisifs, que dans certains cas même les réformistes les plus fieffés n’osèrent pas s’opposer à l’adhésion de leur partis à l’Internationale communiste.

D’autre part, Lénine n’oublia jamais deux choses, qui étaient en relation réciproque, à savoir qu’il fallait exploiter vite la crise révolutionnaire qui s’était ouverte, et qu’il était nécessaire que la révolution européenne, la révolution allemande en particulier, vienne à l’aide de la Révolution russe.

Tout cela le poussait à agir avec une décision extrême et sans demi-mesures. Il fallait créer une avant-garde communiste assez large, et à une échéance proche. Il fallait que l’avant-garde n’eût pas d’hésitation ou de confusion, parce que toute hésitation ou confusion compremettrait l’issue de la lutte révolutionnaire. D’où le caractère des premiers documents de l’Internationale communiste, en particulier du préambule aux statuts et des très connues 21 conditions pour l’admission des partis à l’Internationale.

Si nous lisons le préambule – qui toutefois rappelle les statuts de la Ière Internationale dont il répète les prémisses – on ne peut pas ne pas remarquer la différence par rapport au document de Marx de 1864. Le document de Marx était une sorte de plate-forme de front unique, qui permettait une première liaison entre toutes ou presque toutes les organisations ouvrières existantes ; le préambule des statuts de la IIIe Internationale est un programme complet et précis, auquel ne peuvent adhérer que des communistes.

Définition du but : « la lutte armée pour le renversement de la bourgeoisie internationale et la création de la République internationale des soviets, première étape dans la voie de la suppression complète de tout régime gouvernemental » ;

Définition des moyens : « la dictature du prolétariat comme l’unique moyen disponible pour arracher l’humanité aux horreurs du capitalisme » ;

Définition de la signification universelle des soviets : « le pouvoir des soviets comme la forme de dictature du prolétariat qu’impose l’histoire ».

En ce qui concerne les 21 conditions, elles ont le but déclaré de préserver l’intégrité idéologique et politique de l’avant-garde en empêchant l’infiltration dans l’Internationale d’éléments qui ne sont pas disposés à accepter non seulement en principe, mais surtout dans la pratique de tous les jours, tous ses principes.

Le problème était donc pour Lénine de regrouper sur une base théorique et politique une avant-garde homogène et résolue. On est au milieu d’une crise révolutionnaire ; il ne peut suffire de réaliser une convergence pure et simple de certaines forces sur une plate-forme commune minimum ; il ne peut suffire d’intégrer l’avant-garde dans la classe. Il ne s’agit seulement de réunir des forces, pas seulement de réaliser une liaison organique entre l’avant-garde et les masses, mais d’assurer à courte échéance aux masse une direction révolutionnaire pour la conquête du pouvoir.

On est sur un plan tout à fait différent, répétons-le, du plan sur lequel avaient opéré Marx et Engels au temps de la Iere Internationale. Il faut disposer maintenant d’une large avant-garde – une large avant-garde qui ne peut pas se contenter de suivre et même de faciliter un processus de maturation de la classe et diffuser d’une façon pédagogique certaines idées, mais qui doit être en condition de mobiliser dans la juste direction  la classe dans son ensemble et de lier, dans la mesure du possible, les larges masses paysannes et petites-bourgeoises au prolétariat, non pas pour un objectif partiel, transitoire, mais pour l’objectif de la conquête du pouvoir. Si on considère tout cela, on s’explique très bien la fermeté, l’intransigeance, la décision, l’âpreté de Lénine. On s’explique que Lénine, dès le début de la IIIe Internationale ne pût faire sienne la devise de Marx « Fortiter in re, suaviter in modo », mais il dût opérer « fortiter » aussi « in modo ».

Il serait toutefois erroné de croire que Lénine et les autres dirigeants de l’Internationale Communiste ne savaient pas unir à la fermeté idéologique et politique une compréhension des formes et des rythmes de développement, multiples et contradictoires, du mouvement ouvrier et communiste dans les différents pays. Si d’une part, avec raison, ils sont partis du point de vue que, surtout dans une période de crise révolutionnaire aiguë, on ne peut avoir aucune indulgence envers des éléments corrompus par l’opportunisme, de l’autre ils ont toujours tâché de saisir  et de propulser tout germe positif qui se dessinait. Sur ce plan aussi, Lénine adopta les critères essentiels de Marx, bien sûr en les adaptant à une situation profondément changée.

Dans un document fondamental du 2e congrès, « Les tâches principales de l’Internationale Communiste »,  on souligne clairement la nécessité d’unifier les groupes communistes épars ;

« La tâche principale du Parti communiste, du point de vue du mouvement international prolétarien, est à l’heure actuelle le groupement de toutes les forces communistes éparses, la formation dans chaque pays d’un Parti communiste unique, ou le renforcement et le renouvellement des partis déjà existants »

Et nous savons que, dans certains cas, même dans des cas importants, on a cherché l’unification aussi avec des groupes d’origines diverses, par exemple avec des anarcho-syndicalistes. Envers ces groupes, l’Internationale Communiste fit preuve du plus grand doigté, car il s’agissait de militants révolutionnaires qui avaient lutté longtemps contre l’opportunisme, même s’ils n’avaient pas été des communistes et des léninistes.

En outre, il faut remarquer que, dès les premiers documents, on trouve en général des affirmations qui mettent en garde, explicitement ou implicitement, contre des formulation ou des attribution d’ordre sectaire. Déjà au premier point du document cité, après la dénonciation du danger d’infiltration des éléments opportunistes et centristes, il y a une dénonciation du danger du sectarisme, même si on souligne – correctement d’ailleurs – qu’il s’agit d’un danger moins grave. A la fin du document, on critique encore plus explicitement et plus précisément, avec des exemples concrets, certaines conceptions sectaires des rapports du parti communiste avec la classe ouvrière et les masses.

La compréhension des dirigeants de l’Internationale Communiste des différentes formes de développement et de maturation du mouvement communiste pourrait être illustrée par plusieurs exemples si on avait le temps. Nous nous limitons à rappeler les cas du Parti socialiste italien et du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne. Si elle fut très ferme dans sa polémique contre les idées centristes des dirigeants de ces deux organisations ; si elle fut ferme par exemple dans sa critique à Serrati qui ne voulait pas appliquer les 21 conditions aux réformistes de son parti, en même temps la direction de l’Internationale fut prête à saisir tout développement positif dans ces deux partis et à prendre même des attitudes critiquées très âprement par des communistes italiens ou allemands, car elle était convaincue que, dans les rangs de ces partis militaient des noyaux importants de prolétaires communistes, avec lesquels ont pouvait élargir considérablement la zone d’influence du communisme dans les deux pays.

Si les résultats furent, peut-être, inférieurs, à ce qu’on avait espéré (dans le cas italien),  cela découla de toute une série de facteurs ; mais cela n’infirme pas la justesse de l’attitude de l’Internationale communiste, car si on avait eu une attitude différente et si on avait écouté les conseils des sectaires, ces résultats auraient été nuls ou beaucoup plus modestes.

(…)

Lénine et Trotsky comprirent (après le tournant déterminé surtout par l’expérience du mois de mars 1921 en Allemagne) : 1) que la bourgeoisie européenne avait réussi à rester debout, malgré la crise révolutionnaire très profonde des années 1919-1920 ; 2) que les Partis communistes n’avaient pas pu exploiter une situation favorable, surtout parce que, dans des pays décisifs, ils ne pouvaient compter sur la majorité des prolétaires, dont une partie très importante restait encore sous l’influence réformiste ou centriste.

« Avec le 3eme congrès de l’IC – écrit Trotsky – commence une nouvelle étape ; les partis prennent en considération qu’ils ont encore à gagner les masses, et qu’un assaut doit être précédé par une période plus ou moins prolongée de travail préparatoire. Là s’ouvre la zone du front unique, c’est à dire la tactique de rassembler les masses sur la base de revendications transitoires. »

Le tournant détermina justement la tactique du front unique avec les partis et les syndicats réformistes, tactique qui, en proposant l’unité sur la base des revendications économiques et politiques immédiates, aurait dû permettre soit de faire face à l’offensive bourgeoise, soit de faciliter la pénétration des Partis communistes dans les masses, soit de mettre, en même temps, au pied du mur les leaders de la social-démocratie. C’était un tournant très net, qui était possible grâce à la finesse de pensée et de conception de dirigeants léninistes et qui devait, d’autre part, provoquer inévitablement la résistance et les cris de protestation des sectaires.

Mais c’était un tournant nécessaire : le mouvement des masses dans les différents pays suivait des chemins déterminés et on ne pouvait ignorer cette réalité. Il fallait chercher le contact avec les masses, tâcher de gagner une influence décisive sur elles, et il n’y avait pas d’autre moyen que de commencer par le front unique avec les organisations que les masses suivaient encore dans leur majorité.

Bien entendu, les communistes ne renonçaient pas à leurs critiques des réformistes, ils ne renonçaient pas à dire toute leur pensée sur toutes les questions fondamentales. Une tactique comme celle du front unique pouvait donner des résultats seulement à condition que les communistes gardent leur intégrité idéologique et leur cohésion organisationnelle. La nouvelle ligne n’impliquait aucune dilution de la conception et de la pratique d’organisation léniniste, et c’est justement parce que l’avant-garde communiste était formée et solidement organisée qu’on pouvait manœuvrer d’une façon assez audacieuse sur le terrain de la tactique.


Nous espérons avoir illustré assez clairement la solution que Lénine et l’Internationale communiste ont tâché de donner au problème de la fusion entre les masses et l’avant-garde ; il s’agit de la conception de Marx, développée et approfondie, de son application dans une situation historique tout à fait différente de l’époque de Marx.

Convaincus de la nécessité de la fusion avec les masses et du travail actif même parmi les secteurs les plus arriérés et dans les organisations les plus réactionnaires, les dirigeants de l’Internationale communiste proclamaient, d’autre part que :

« La tâche du communisme n’est pas de s’adapter aux éléments les plus arriérés de la classe ouvrière, mais d’élever toute la classe ouvrière au niveau de l’avant-garde communiste. La confusion entre les deux notions de « parti » et de « classe » peut conduire aux fautes et aux malentendus les plus graves. Il est, par exemple, évident que les partis ouvriers devaient, en dépit des préjugés et de l’état d’esprit d’une partie de la classe ouvrière pendant la guerre impérialiste, s’insurger à tout prix contre ces préjugés et cet état d’esprit, au nom des intérêts historiques du prolétariat qui mettaient son parti dans l’obligation de déclarer la guerre à la guerre ». (« Résolution sur le rôle du Parti communiste dans la révolution prolétarienne, 2e congrès de l’IC).

Et le premier point de cette même résolution répète à peu près dans les mêmes mots la conception du parti communiste, qui était dans le Manifeste :

« Le Parti communiste est une fraction de la classe ouvrière, et bien entendu il en est la fraction la plus avancée, la plus consciente et la plus révolutionnaire. Il se crée par la sélection spontanée des travailleurs les plus conscients, les plus dévoués, les plus clairvoyants. Le Parti communiste n’a pas d’intérêts différents de ceux de la classe ouvrière. Le Parti communiste ne diffère de la grande masse des travailleurs qu’en ce qu’il envisage la mission historique de l’ensemble de la classe ouvrière et s’efforce, à tous les tournants de la route, de défendre non les intérêts de quelques groupes ou de quelques professions, mais ceux de toute la classe ouvrière. Le Parti communiste constitue la force organisatrice et politique, à l’aide de laquelle la fraction la plus avancée de la classe ouvrière dirige, dans le bon chemin, les masses du prolétariat et du semi-prolétariat. »

Nous savons que la fusion parfaite entre l’avant-garde consciente et les masses, la conquête tumultueuse de la majorité du prolétariat, l’élaboration d’une tactique révolutionnaire adéquate au moment donné, la formation même d’une avant-garde effectivement à la hauteur de sa tâche, la mobilisation révolutionnaire des masses pour la prise du pouvoir ne furent réalisées par aucun parti de l’Internationale communiste après l’expérience russe. Cela dépendit de toute une série de raisons, générales et particulières, sur lesquelles la discussion n’est pas close.

Mais les conceptions, les méthodes, les critères formulés par les premiers congrès de la IIIe Internationale n’ont pourtant pas perdu de leur validité historique ou politique, parce qu’il ne suffit pas toujours d’avoir une conception, une méthode, un critère juste pour atteindre, à un moment donné, l’objectif maximum. Nous croyons encore qu’aujourd’hui – 35 ans après – il n’est pas possible d’élaborer une stratégie et une tactique révolutionnaires correctes, il n’est pas possible de poser correctement le problème de la fusion dynamique de l’avant-garde avec les masses si on n’a pas assimilé profondément les principes fondamentaux qui inspirent les documents léninistes de l’Internationale communiste. (…)

Brochure éditée par la section belge de la IVe Internationale en 1956

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