Mais que se passe-t-il à la Justice ?
Par Sandrine Laurent le Mercredi, 04 Juillet 2007 PDF Imprimer Envoyer

Ah, c'est donc une épidémie, cette culture du "management" dans les services de l'Etat!  A en croire ses adeptes, c'est seulement une méthode pour rationaliser le fonctionnement des services; mais à y regarder de plus près, les méthodes ne sont pas neutres et celle-ci porte bien l'empreinte de son origine, ce  n'est pas pour rien que le mot fait d'abord penser au monde de la vente et du show business. Et dans le cas de la justice, au hasard des rencontres, on constate que des juristes qui ne se connaissent pas nécessairement entre eux sont arrivés au même constat: dans l'optique du management, la justice devient une marchandise comme une autre, à gérer comme un stock de petits pois.

Le président du tribunal de première instance a démissionné…

 

La nouvelle tombe dans le journal parlé du 10 avril: le président du tribunal de Première Instance de Namur, qui exerçait sa fonction depuis quinze ans, n'a pas demandé le renouvellement de son mandat, il a choisi de redevenir simple juge. (Il faut savoir que les magistrats ne sont plus nommés pour une durée indéterminée mais ont des mandats à durée fixe). “Christian Panier est un magistrat qui a son franc-parler”, dit le journaliste, “il explique sa décision”, et  Christian Panier, magistrat estimé, parle:  La fonction de Président du tribunal n'est plus du tout celle qu'il a connue, “maintenant, il y a encore vingt pour cent de travail judiciaire, le reste, c'est du "managérial"”.

 

La justice-marchandise

 

Ah, c'est donc une épidémie, cette culture du "management" dans les services de l'Etat!  A en croire ses adeptes, c'est seulement une méthode pour rationaliser le fonctionnement des services; mais à y regarder de plus près, les méthodes ne sont pas neutres et celle-ci porte bien l'empreinte de son origine, ce  n'est pas pour rien que le mot fait d'abord penser au monde de la vente et du show business. Et dans le cas de la justice, au hasard des rencontres, on constate que des juristes qui ne se connaissent pas nécessairement entre eux sont arrivés au même constat: dans l'optique du management, la justice devient une marchandise comme une autre, à gérer comme un stock de petits pois.

 

Mais le "managerial" n'est pas seul en cause dans le mauvais fonctionnement actuel de la justice, il y a aussi toutes ces lois et dispositions légales qui se succèdent au fil de l'actualité, l'incohérence du système et l'inflation du recours au judiciaire dans notre société.

 

La polka des lois

 

Jos Van Holsbeek est tué d'un coup de couteau à la gare centrale de Bruxelles en avril 2006. Vive émotion dans le public, il se dit que la loi sur la protection de la jeunesse ne répond plus aux situations actuelles. La Ministre fait savoir qu'il y avait déjà une nouvelle loi en préparation et effectivement,  cette loi est publiée quelques semaines plus tard. Le citoyen ordinaire se dit que ça tombe bien et  il se rendort, confiant. Le magistrat conscient, lui, se tourne et se retourne probablement sur son oreiller. Pourquoi? Parce qu'il sait, lui, ce que donnent, en pratique, les lois sorties dans l'urgence…

 

La loi sur la comparution immédiate (snelrecht, en flamand)

 

Qui s'en souvient encore? La Belgique allait accueillir un match de football international avec "des supporters à risques". Tout avait été mis en place pour  accueillir les fauteurs de troubles: des cages à hommes (qu'on a vues à la télé) et des dispositions légales qui permettaient de les  juger dans les quelques jours qui suivaient leur arrestation; ainsi, ils seraient jugés, condamnés et  expulsés en bonne et due forme de notre paisible royaume. S'en est suivie une loi concoctée dans la précipitation et  promulguée le 22 mars 2000.

 

Elle est applicable à toutes les infractions punissables d'une peine de prison de un à dix ans, à condition que l'infraction soit flagrante ou que les charges réunies dans le mois suivant l'infraction semblent suffisantes pour que l'affaire soit soumise à un juge. La personne est placée en détention provisoire (pour un maximum de sept jours) en attendant le jugement, sans recours possible contre le mandat d'arrêt.

 

Des avocats ont protesté parce que cette loi bafouait les droits de la défense. Et Verwilghen a obligeamment répondu qu'il allait retirer cette loi - comme ça, sans chichis, comme on ôte de la table un plat raté. Mais pour une loi, ce n'est pas si simple. Il ignorait ça, ce Ministre de la Justice? Mal ficelée, cette loi a été rarement appliquée, mais elle est toujours là.

 

La loi sur la compétence universelle

 

Celle-là, on en a encore entendu parler tout récemment à la RTBF. Et en théorie, notre sens de la justice ne peut que s'en réjouir; que les tyrans et tortionnaires sachent que tôt ou tard, leurs crimes risquent de les amener dans les geôles belges. Un juge belge qui a reçu une plainte peut lancer un mandat contre n'importe qui dans le monde. C'est merveilleux. Mais comme disait l'autre en 2001, "quand des Palestiniens ont déposé plainte contre Sharon qui doit venir en Belgique,  il faudrait que cette loi soit un peu moins merveilleuse".

 

Et merveilleuse ou pas, comment pourrait-on appliquer cette loi alors qu'on n'a déjà pas les moyens de traiter tous les dossiers d'affaires ordinaires?  Puis n'y a-t-il pas déjà un Tribunal International spécialisé à La Haye?

 

La loi et les circulaires sur l'usage du cannabis

 

En 2003, de nouvelles dispositions légales paraissent pour les poursuites judiciaires de personnes majeures détenant de petites quantités de cannabis,  dorénavant l'usage du cannabis est "punissable" quand il devient "problématique". La belle notion précise que voilà comme base de jugement!

 

En 2004, la Cour d'Arbitrage émet un avis qui oblige la Ministre et le collège des procureurs généraux à revoir la copie. Si bien qu'ils accouchent le 25 janvier 2005 d'une directive commune ". La notion d'"usage problématique" a disparu. Mais relevons que "la détention, par un majeur , d'une quantité de cannabis à des fins d'usage personnel sera considérée comme relevant du degré de priorité le plus bas des poursuites, sauf si cette détention est accompagnée de circonstances aggravantes ou d'un trouble à l'ordre public". Le procureur du roi peut donner des directives plus précises en cas de rassemblement de masse - et la circulaire donne comme exemple un "festival rock".

 

Avril 2007: une manifestation des juges de la jeunesse

 

Ils sont censés appliquer la nouvelle loi sortie après la mort de J. Van Holsbeek. Leur porte-parole dit à la télé que rien n'a changé depuis un an,  les moyens n'ont pas suivi la loi.

 

Phenix inutilisable

 

Phenix était un programme destiné à moderniser et uniformiser le réseau informatique des tribunaux belges.  Le contrat a été passé en 2001 entre l'Etat et Unisys, qui a sous-traité avec les firmes Axi et Sylis. En mars 2007, la Ministre de la Justice a rompu publiquement le contrat, en reprochant à Unisys d'une part, une accumulation de retards et d'autre part, des défauts plus qu'évidents et persistants dans les prestations déjà fournies.

 

L'Etat a déjà versé neuf millions d'euros à Unisys, l'administrateur délégué de la firme d'Axi a fait savoir que le contrat vaut encore quatre millions. Ce n'est pas le seul contrat léonin que l'Etat a signé dans la foulée de la réforme Copernic qui devait moderniser les ministères, on connaît d'autres départements où les managers actuels n'ont pas dénoncé les contrats parce que les clauses de dédit prévoyaient des indemnités phénoménales,  mais ceci est une autre histoire.

 

Avril 2007: la détresse des tout nouveaux tribunaux d’application des peines

 

Les Tribunaux d'Application des Peines, qui s'occupent entre autres des libérations conditionnelles, ont été installés le 1er février, pour une partie de leurs compétences. (Le reste sera transféré le 1er janvier 2008).  Trois mois plus tard, le 30 avril, la présidente du tribunal de première instance de Liège reçoit les journalistes de la RTBF au Palais de Justice pour attirer l'attention sur la situation. Le nombre de dossiers a doublé, le nombre de membres du personnel est inchangé -et ne parlons même pas des conditions de travail, la vision du greffe se passe de commentaires.

 

Mai 2007: le faux remède pour l’arriéré judiciaire

 

L'arriéré judiciaire, ce n'est pas un scoop! Ce qui l'est, c'est qu'une nouvelle loi votée en avril doit entrer en application le 1er septembre pour combattre l'arriéré judiciaire, elle est draconienne pour les magistrats qui ne jugeraient pas assez vite les affaires. Et voici que le 29 mai, le journal télévisé se fait l'écho d'un colloque de magistrats et avocats sur cette loi, on attrape au vol les commentaires de différents juristes : "loi faite en débit du bon sens", "une fois de plus, pas d'étude préalable", "texte électoraliste voté dans la précipitation quelques semaines avant les élections".

 

L'inflation du recours au judiciaire: reflet de notre société

 

Soyons de bon compte, il s'est  quand même fait quelques bonnes choses dans le secteur ces dernières années, citons par exemple les dispositions prises pour l'accueil des victimes, l'information des citoyens, l'accès à la justice pour tous, dans le cadre des Maisons de Justice créées après l'affaire Dutroux. Et tous les maux de la justice ne viennent pas seulement d'une mauvaise gestion et d'un manque de moyens.

 

Il y a aussi la culture actuelle de l'individualisme, le culte de la loi du marché et la déliance sociale.  L'individu isolé se tourne vers le tribunal pour des problèmes qui, dans d'autres temps ou d'autres cultures, peuvent se résoudre par l'intervention de membres de la communauté. Un philosophe disait dernièrement que le consommateur consomme du droit comme une marchandise… ( il y aurait là une notion à approfondir sur le glissement idéologique, la loi du marché étant différente des lois du capitalisme et de l'ultra-libéralisme). Celui qu'on juge est aussi isolé, considéré comme seul responsable de ses actes, de son comportement et de ses carences, totalement extrait du contexte social qui a contribué à les fabriquer:  les échecs du système scolaire, le chômage et  les manques de logement social. Et le politique refile les effets de ses carences au judiciaire.

 

Entre-temps, constatons que le législateur pèche par imprévisibilité et non-étude de faisabilité des mesures qu'il prend.

 

Nos deux derniers Ministres de la Justice ont donné l'impression d'être tout strass et paillettes  (il paraît pourtant que L.O. bosse beaucoup)  répondant au coup par coup à l'actualité, un coup à droite, un coup à gauche, suivant le vent, pour satisfaire le public. On est bien dans une société de marketing.

Voir ci-dessus