Le service public de l’eau… tombera-t-il à l’eau ?
Par Louis Verheyden le Mardi, 15 Mai 2007

Le 22 mars est une date mémorable : non seulement est-ce la date anniversaire du début des événements de "Mai 68" en France, un rassemblement de chefs d'état et de gouvernement l'a proclamé "Journée Mondiale de l'Eau". Evidemment, la question de l'eau mérite beaucoup mieux qu'une journée mondiale...

L'eau dans tous ces états

L'eau intervient à plusieurs niveaux dans la vie humaine et y est indispensable: les plus importantes fonctions sont l'eau potable évidemment, sans laquelle un adulte meurt en trois jours, l'eau d'irrigation, sans laquelle il n'y a pas d'agriculture possible dans des grandes parties du monde, et l'égouttage qui est indispensable dans la lutte contre certaines maladies infectieuses. Ces différentes fonctions s'imbriquent: la Meuse liégeoise sert d'égout à Mittal-Arcelor et devient la source d'eau potable à 30 km de là, dans la région de Maastricht.

Le capitalisme a ici aussi façonné le monde: tandis que les uns meurent par manque d'accès à l'eau, les autres doivent subir des réclames idiotes pour leur faire acheter cher en bouteille plastique ce qui sort relativement bon marché de leur robinet. Pourtant, ici plus qu'ailleurs, le capital a des difficultés à transformer le monde en marchandise. Il y a trente ans, les livres d'économie citaient encore l'eau comme une non marchandise, parce qu'elle n'était pas assez rare. Comment le monde est-il arrivé à cette rareté, à cette marchandisation de l'eau ?

Polluer c'est raréfier

Le capitalisme n'exploite pas uniquement la force de travail. Il soumet aussi les ressources naturelles à une exploitation sans égards. Si la micro-économie calcule à la seconde et au centime l'utilisation des ressources à l'intérieur de l'entreprise, tout ce qui se passe en dehors de celle-ci est considéré comme non existant. C'est ce qu'on appelle "externaliser les coûts". Cyniquement, les grands comme les petits patrons se sont débarrassés de leurs effluents à égout ou directement dans les rivières. Les eaux de surface, et même les nappes phréatiques, sont devenues des égouts. Et l'eau potable est devenue rare, et la rareté a permis la marchandisation.

Situation mondiale

Actuellement, le nombre de personnes qui n'ont pas accès à l'eau potable est estimé à 1,5 milliards sur les 6 milliards d'habitants de la planète. En d'autres termes: dans notre village global une maison sur quatre n'a pas d'eau courante et doit se rendre à un puits, parfois de mauvaise qualité, parfois à des heures de marche, pour aller chercher l'eau, soit l'acheter chez un marchand d'eau au prix de l'essence. En appliquant une extrapolation "Business as Usual", on estime qu'en 2020 environ 3 milliards des 8 milliards de terriens n'auront pas accès à l'eau potable(1).

Pourtant la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont pris cette question à bras le corps depuis la fin des années '80. Elles ont massivement investi dans la privatisation des réseaux publics existants et dans la création de Partenariats Privé Public (PPP). Ils ont ainsi créé un marché privé valant des milliards d'euros. L'année 1997 a connu les plus grands investissements dans ce secteur au niveau mondial. Trois entreprises se partagent ce marché: Suez, l'entreprise franco-belge dont Albert Frère est un des principaux actionnaires, Véolia et RWE/Thames Water. Ensemble elles possèdent 85% du marché privé de l'eau. Depuis 2002 on assiste à un retournement de tendance. Suite à l'incapacité de ces groupes à fournir de l'eau à la population et aux scandaleuses augmentations de prix, qui ont parfois quintuplé, de grandes luttes populaires ont éclaté et ont réussi à chasser les voleurs d'eau. Ce fut le cas notamment à Cochabamba (Bolivie), mais aussi à Atlanta (USA) et Grenoble (Suisse). Suez a annoncé une opération de repli du secteur. Malgré cela FMI et BM continuent à subventionner les voleurs d'eau(2).

De l'eau pour tous !

Il ne s'agit pas uniquement un cri de lutte d'un dirigeant populaire: c'est aussi le titre d'un rapport de mars 2003 de Michel Camdessus, ancien directeur du FMI pour la Banque Mondiale. En bref, le raisonnement qui y est défendu c'est que si les privatisations et les PPP ne fonctionnent pas, il faut essayer de pratiquer davantage de privatisations et de PPP. (Cité par Tim Kessler "How the World Bank pushes private infrastructure…" Citizen's Network on Essential Services - juillet 2004). L'UE n'est pas en reste qui a accordé en 2004 un milliard d'Euros aux pays ACP (ex-colonies d'Afrique, Asie, Caraïbes et Pacifique) dans le cadre prévu par Camdessus. Le commerce de l'eau est donc une affaire de très gros sous et affecte le Nord comme le Sud de la planète. Et les privatiseurs sont partout les mêmes: Suez, Véolia, RWE/Thames Water.

Les discours culpabilisants

Dans les années '70, quand la prise de conscience "environnementale" s'est manifestée, le patronat et les cercles dirigeants se sont rendus compte que continuer dans le "laissez faire, laisser aller" allait amener à une situation intenable, face à un mouvement de masse en croissance. Il a alors avancé sa solution: "pollueur payeur", qui a plusieurs avantages de son point de vue. Premièrement, polluer l'eau reste permis. Il n'est donc pas nécessaire de faire immédiatement des investissements importants: ceux-ci peuvent se faire au rythme normal du remplacement des installations, soit pas du tout…à condition d'en payer le prix. Deuxièmement: puisque polluer reste permis, les pollutions du passé sont conçues comme des "excès dus à l'ignorance et au manque de législation". En troisième lieu, cela permet de détourner la faute des gros pollueurs de l'industrie et de l'agriculture vers les citoyens.

Car ce n'est pas le produit polluant qui va être taxée, mais l'eau ! Une personne qui utilise de l'eau du robinet pour arroser sa pelouse gaspille de l'eau potable, mais ne pollue d'aucune manière. Sa voisine qui a choisi d'utiliser moitié moins d'eau et d'huile de bras pour nettoyer sa douche en abandonnant son nettoyant inoffensif au vinaigre pour le remplacer par un produit "miracle" chloré polluera bien plus qu'avant et paiera deux fois moins pour la dépollution, via "le prix vérité" de l'eau prélevée au robinet. En outre, l'eau de pluie abondante est considérée comme un déchet et non comme une ressource. Au lieu d'être collectée et utilisée après un filtrage sommaire pour les utilisations qui n'exigent pas que l'eau soit potable, l'eau de pluie aboutit à l’égout

L'épée et le bouclier

Une escalade analogue celle entre l'épée et le bouclier s'est mise en place en Occident. Aux firmes de la chimie, notamment de la filière du chlore, des azotes et des nitrates qui mettent chaque jour des produits plus polluants sur le marché, aux entreprises agricoles, industrielles et commerciales qui utilisent et vendent sans discernement ces produits, répondent d'autres firmes qui vont construire des usines à dépolluer. Comme dans l'escalade entre l'épée et le bouclier il n' y a pas, et il ne peut y avoir, un gagnant définitif. Les perdants par contre sont connus(3).

Des filières entières ne peuvent subsister sans porter gravement atteinte à la qualité des eaux. Il s'agit par exemple de l'élevage industriel de porcs, dont les montagnes de merde produites devraient parfois être transportées par camion sur une centaine de kilomètres pour un épandage légal dit supportable. Vu le nombre très réduit de contrôles, on peut s'imaginer la débrouille pratiquée par certains éleveurs.

Quelques années de rabiot

Les situations wallonnes et flamandes semblent très différentes. Il semble, mais cela n'a pu être confirmé, que de nombreuses communes flamandes ont chargé Electrabel, filiale de Suez, de distribuer l'eau sur leur territoire.   

En Wallonie, la Société Wallonne des Eaux est en train de regrouper la grande majorité des réseaux communaux et intercommunaux. Les prix de l'eau sont revus à la hausse, parfois doublés. La grille tarifaire n'est pas progressive du tout: le prix au m³ est le même à partir de 30 m³ jusqu'à 5000m³. Il est presque impossible, même pour une personne seule (même en fermant le robinet pendant qu'elle se brosse les dents) de consommer moins de 30 m³ par an.

Le doublement du prix est facilement compris lorsqu'on sait qu'à l'horizon 2010 le "prix vérité" sera constitué pour moitié du "coût vérité  assainissement" qui devra payer les infrastructures immenses d'épuration des eaux. Il n'est évidemment pas question de privatiser une entreprise qui devra aller chercher tant d'argent dans la poche des usagers.

Pourtant l'art 82 du Traité (auquel on échappe provisoirement mais qui résume bien la philosophie de l'UE) prévoit que “Le secteur de la distribution de l'eau est…soumis aux règles européennes sur la concurrence”. Sont interdits, les abus de position dominante, les aides de l'Etat (art 87), de même que toute pratique (art 81) ayant pour objet de restreindre ou de fausser la concurrence...

La production et la production de l'eau bénéficient cependant de l'exception des Services d'Intérêts Economique Général (SIEG art 86, §2) Celles-ci prévoit que les règles de la concurrence ne s'appliquent que dans la mesure où elles ne font pas échec à la mission d'intérêt général. La Direction Générale de la Concurrence n'envisagerait pas d'émettre une nouvelle directive avant 2010 concernant l'eau vu que le secteur doit fournir des efforts importants pour réaliser les objectifs de la Directive Cadre sur (la qualité) de l'eau(4).

Pourtant, les marchands sont dans le temple. La Société Publique de Gestion de l'Eau, qui joue un rôle central dans la politique wallonne de l'eau connaît trois actionnaires privés: Dexia, qui détient 1.4% de la SRIW; Auxipar (qui fait partie de la nébuleuse DEXIA; proche du MOC), qui détient directement 5% et un groupe de banques et assurances  qui détient 15% de la Socofe. Si on tient compte de la propension de nos excellences à donner plein pouvoirs dans les Conseils d'Administration aux "vrais entrepreneurs du privé", c'est pour le moins inquiétant.

Issue politique

Le travail de conscientisation de Ricardo Petrella autour de l'eau est à prendre au sérieux et est extrêmement sympathique. Mais M. Petrella dit trop ou fait trop peu. Dans Le Manifeste de l'Eau il énonce, correctement, que l'eau est un droit inaliénable individuel et collectif (Principe 2) et qu'elle appartient aux habitants de la Terre en commun. (Principe 1). Ou bien il faut prendre ces paroles au sérieux, et il appartient à Ricardo Petrella et ses amis signataires du Manifeste, parmi lesquels Mario Soares (Portugal), SAR le Prince Laurent (Belgique), Raoul Alfonsin (Argentine) à élaborer un plan concret pour que les 1,5 milliards de personnes puissent accéder à l'eau potable. Ou bien nous pourrions croire avec quelque raison  que la vraie priorité est de réconcilier les besoins d'eau de l'humanité avec les intérêts bien compris et raisonnables des entreprises privées.

Un tel plan concret devrait au moins comporter les éléments suivants:

  • Rendre l'eau potable très bon marché et facilement accessible pour une quantité d'eau correspondant à une utilisation raisonnable (hygiène personnelle et cuisine) pour chaque personne sur la planète.
  • En Belgique, rendre  aux communes le réseau communal de distribution et d'épuration, sous le contrôle et avec la participation démocratiques de la population. Réunir les communes par bassin hydraulique (par rivière). Maintenir les interconnections indispensables à la solidarité.
  • Il est urgent que toutes les entreprises respectent une norme de zéro émission polluante. Tout effluent doit être traité à l'intérieur de l'entreprise ou par une entreprise publique strictement contrôlée, au frais du pollueur.
  • Séparer au niveau des habitations mais aussi au niveau de l'égouttage l'eau de pluie des eaux usées et n'épurer que ces dernières, si nécessaire.
  • Imposer un "coût vérité d'assainissement" au produits polluants l'eau et non à l'utilisation de l'eau : augmenter le prix des engrais, des produits chlorés et en interdire l'usage si nécessaire.
  • Expulser les entreprises privées de l'actionnariat des sociétés de l'eau wallonne.

1. http://www.fame2005.org /2.Water Justice - Rapport de l'Institut Transnational 2004/7 sur le site http://www.oxfamsol.be / 3. Voir Joseph Orszagh sur www.eautarcie.com / 4. Colloque " L'eau dans tous ses états " - CEPAG, www.cepag.be

Voir ci-dessus