L’étincelle s’allume dans l’action. La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg
Par Michael Löwy le Dimanche, 11 Novembre 2012

Nous profitons de la publication, par les éditions Agone, du deuxième tome des Oeuvres complètes de Rosa Luxemburg, pour mettre à la disposition de tou-te-s ce texte de Michael Löwy sur la pensée de Rosa Luxemburg, texte paru dans le numéro 8 de la revue Contretemps, qui contient d'ailleurs un dossier sur la révolutionnaire.

 

Dans sa présentation des Thèses sur Feuerbach (1845) de Marx, qu’il a publiés, à titre posthume, en 1888, Engels les qualifiait de « premier document dans lequel se trouve déposé le germe génial d’une nouvelle conception du monde ». En effet, dans ce petit texte Marx dépasse dialectiquement – la célèbre Aufhebung : négation/conservation/élévation – le matérialisme et l’idéalisme antérieurs, et formule une nouvelle théorie, qu’on pourrait désigner comme philosophie de la praxis.

Tandis que les matérialistes français du 18ème siècle insistaient sur la nécessité de changer les circonstances matérielles pour que les êtres humains se transforment, les idéalistes allemands assuraient que, grâce à la formation d’une nouvelle conscience chez les individus, la société serait changée. Contre ces deux perceptions unilatérales, qui conduisaient à une impasse – et à la recherche d’un « Grand Educateur » ou Sauveur Suprême – Marx affirme dans la Thèse III :

« La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement  ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique  (Praxis) révolutionnaire »1.

En d’autres termes : dans la pratique révolutionnaire, dans l’action collective émancipatrice, le sujet historique – les classes opprimées –  transforme en même temps les circonstances matérielles et sa propre conscience. Marx revient à cette problématique dans L’Idéologie Allemande (1846), en écrivant ceci :

« Cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles »2.

Cela veut dire que l’auto-émancipation révolutionnaire c’est la seule forme possible de libération : c’est seulement par leur propre praxis, par leur expérience dans l’action, que les classes opprimées peuvent changer leur conscience, en même temps qu’elles subvertissent le pouvoir du capital. Il est vrai que dans des textes postérieurs – par exemple,  la célèbre Préface de 1857 à la Critique de l’Economie Politique – nous trouvons une version beaucoup plus déterministe, qui considère la révolution comme le résultat inévitable de la contradiction entre forces et rapports de production ; cependant, comme l’attestent ses principaux écrits politiques, le principe de l’auto-émancipation des travailleurs continue à inspirer sa pensée et son action.

C’est Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de Prison des années 1930, qui va utiliser, pour la première fois, l’expression « philosophie de la praxis » pour se référer au marxisme. Certains prétendent qu’il s’agissait simplement d’une ruse pour tromper ses geôliers fascistes,  qui pouvaient se méfier de toute référence à Marx ; mais cela n’explique pas pourquoi Gramsci a choisi cette formule, et pas une autre, comme « dialectique rationnelle » ou « la philosophie critique ».  En réalité, avec cette expression il définit, de façon précise et cohérente, ce qui distingue le marxisme comme vision du monde spécifique, et se dissocie,  de manière radicale, des lectures positivistes et évolutionnistes du matérialisme historique.

Peu de marxistes du 20ème siècle ont été plus proches de l’esprit de cette philosophie marxiste de la praxis comme Rosa Luxemburg. Certes,  elle n’écrivait pas de textes philosophiques, et n’élaborait pas des théories systématiques ; comme l’observe avec raison Isabel Loureiro, « ses idées, éparses en articles de journal, brochures, discours, lettres (…) sont beaucoup plus des réponses immédiates à la conjoncture qu’une théorique logique et internement cohérente »3. Il n’empêche : la philosophie de la praxis marxienne, qu’elle interprète de forme originale et créatrice, est le fil conducteur – au sens électrique du mot – de son œuvre et de son action comme révolutionnaire. Mais sa pensée est loin d’être statique : c’est une réflexion en mouvement, qui s’enrichit avec l’expérience historique. Nous essayerons ici de reconstituer l’évolution de sa pensée à travers quelques exemples.

Il est vrai que ses écrits sont traversés par une tension entre le déterminisme historique – l’inévitabilité de l’écroulement du capitalisme – et le volontarisme de l’action émancipatrice. Cela s’applique en particulier à ses premiers travaux (avant 1914). Réforme ou Révolution (1899), le livre grâce auquel elle est devenue connue dans le mouvement ouvrier allemand et international, est un exemple évident de cette ambivalence. Contre Bernstein, elle proclame que l’évolution du capitalisme conduit nécessairement vers l’écroulement (Zusammenbruch) du système, et que cet effondrement est la voie historique qui conduit à la réalisation du socialisme. Il s’agit, en dernière analyse, d’une variante socialiste de l’idéologie du progrès inévitable qui a dominé la pensée occidentale depuis la Philosophie des Lumières.  Ce qui sauve son argument d’un économisme fataliste c’est la pédagogie révolutionnaire de l’action : « ce n’est qu’au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique lui permettant d’obtenir la victoire définitive de la révolution »4.

Cette conception dialectique de l’éducation par la lutte est aussi un des principaux axes de sa polémique avec Lénine  en 1904 : « ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience (Aufklärung) et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, (…) mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus »5.

Bien entendu,  reconnaît Rosa Luxemburg, la classe peut se tromper au cours de ce combat,  mais, en dernière analyse, « les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur ‘Comité central’ ». L’auto-émancipation des opprimés implique l’auto-transformation de la classe révolutionnaire par son expérience pratique ; celle-ci, à son tour,  produit non seulement la conscience – thème classique du marxisme – mais aussi la volonté :

« Le mouvement  historique universel (Weltgeschichtlich) du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que,  pour la première fois depuis que  la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté  consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernantes (…). Or, les masses ne peuvent acquérir et fortifier cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué,  c'est-à-dire dans les limites de cet ordre »6.

On pourrait comparer la vision de Lénine avec celle de Rosa Luxemburg avec l’image suivante : pour Vladimir Ilitch, rédacteur du journal Iskra, l’étincelle révolutionnaire est apportée par l’avant-garde politique organisée,  du dehors vers l’intérieur des luttes spontanées du prolétariat ; pour la révolutionnaire juive/polonaise, l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat,  dans l’action de masses. Il est vrai que sa conception du parti comme expression organique de la classe correspond plus à la situation en Allemagne qu’en Russie ou Pologne, où se posait déjà la question de la diversité des partis se référant au socialisme.

Les événements révolutionnaires de 1905 dans l’Empire russe tsariste vont largement confirmer Rosa Luxemburg dans sa conviction que le processus de prise de conscience des masses ouvrières résulte moins de l’activité éducatrice – Aufklärung – du parti que de l’expérience d’action directe et autonome des travailleurs :

« Le brusque soulèvement général du prolétariat en janvier, déclenché par les événements de Saint-Pétersbourg,  était, dans son action extérieure, un acte politique révolutionnaire, une déclaration de guerre à l’absolutisme. Mais cette première lutte générale et directe des classes eut un impact encore plus puissant à l’intérieur, en éveillant, pour la première fois, comme par une secousse électrique (einen elektrischen Schlag), le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’individus (…). C’est par le prolétariat que l’absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation il l’acquerra dans l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche »7.

Il est vrai que la formule polémique sur les « brochures et les tracts » semble sous-estimer l’importance de la théorie révolutionnaire dans le processus ; d’autre part, l’activité politique de Rosa Luxemburg, qui consistait, dans une large mesure, dans la rédaction d’articles de journaux et de brochures – sans parler de ses œuvres théoriques dans le champ de l’économie politique – démontre, sans aucun doute, la signification décisive qu’elle accordait au travail théorique et à la polémique politique dans le processus de préparation de la révolution.

Dans cette célèbre brochure de 1906 sur la grève de masses, la révolutionnaire polonaise utilise encore les arguments déterministes traditionnels : la révolution aura lieu « selon la nécessité d’une loi de la nature ». Mais sa vision concrète du processus révolutionnaire coïncide avec la théorie de la révolution de Marx, tel qu’il l’a présentée dans L’Idéologie Allemande (œuvre qu’elle ne connaissait pas, puisqu’elle ne fut publiée qu’après sa mort) : la conscience révolutionnaire ne peut se généraliser qu’au cours d’un mouvement « pratique », la transformation « massive » des opprimés ne peut se généraliser qu’au cours de la révolution elle-même. La catégorie de la praxis – qui est, pour elle comme pour Marx, l’unité dialectique entre l’objectif et le subjectif,  la médiation par laquelle la classe en soi devient pour soi – lui permet de dépasser le dilemme paralysant et métaphysique de la social-démocratie allemande, entre le moralisme abstrait de Bernstein et l’économicisme mécanique de Kautsky : tandis que, pour le premier, le changement « subjectif », moral et spirituel, des « êtres humains » est la condition de l’avènement de la justice sociale, pour le deuxième, c’est l’évolution économique objective qui conduit « fatalement » au socialisme. Cela permet de mieux comprendre pourquoi Rosa Luxemburg s’oppose non seulement aux révisionnistes néo-kantiens, mais aussi, à partir de 1905, à la stratégie d’ « attentisme » passif défendue par l’ainsi nommé « centre orthodoxe » du parti.

Cette même vision dialectique de la praxis lui permet aussi de dépasser le traditionnel dualisme incarné par le Programme d’Erfurt du SPD, entre les réformes,  ou le « programme minimum », et la révolution, ou « le but final ». Par la stratégie de grève de masses en Allemagne qu’elle propose en 1906 – contre la bureaucratie syndicale – et en 1910 – contre Karl Kautsky – Rosa Luxemburg esquisse un chemin capable de transformer les luttes économiques ou le combat pour le suffrage universel en un mouvement révolutionnaire général.

Contrairement à Lénine,  qui distingue  « la conscience trade-unioniste (syndicale) » de la « conscience social-démocrate (socialiste) », elle suggère une distinction entre la conscience théorique latente, caractéristique du mouvement ouvrier dans les périodes de domination du parlementarisme bourgeois, et la conscience pratique et active, qui surgit au cours du processus révolutionnaire, quand les masses elles-mêmes – et non seulement les députés et dirigeants du parti – apparaissent sur la scène politique ; c’est grâce à cette conscience pratique-active que les couches les moins organisées et les plus arriérées peuvent devenir, en période de lutte révolutionnaire, l’élément le plus radical. De cette prémisse découle sa critique de ceux qui fondent leur stratégie politique sur une estimation exagérée du rôle de l’organisation dans la lutte de classes – qui s’accompagne généralement d’une sous-estimation du prolétariat non-organisé – en oubliant le rôle pédagogique de la lutte révolutionnaire :

« Six mois de révolution feront davantage pour l’éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts ».8.

Rosa Luxemburg était-elle donc spontanéiste ? Pas tout à fait… Dans la brochure Grève générale, parti et syndicats (1906), elle insiste, en se référant à l’Allemagne, sur le fait que le rôle de « l’avant-garde la plus éclairée » n’est pas d’attendre « avec fatalisme », que le mouvement populaire spontané « tombe du ciel ». Au contraire, la fonction de cette avant-garde c’est précisément de « devancer (vorauseilen) le cours des choses, de chercher à le précipiter ». Elle reconnait que le parti socialiste doit prendre la direction politique de la grève de masses, ce qui consiste à  « fournir au prolétariat allemand pour la période des luttes a venir, une tactique et des objectifs » ; elle va jusqu’à proclamer que l’organisation socialiste est « l’avant-garde de toute le masse des travailleurs » et que « le mouvement ouvrier tire sa force,  son unité, sa conscience politique de cette même organisation »9.

Il faut ajouter que l'organisation polonaise dirigée par Rosa Luxemburg,  le Parti Social-Démocrate du Royaume de Pologne et de Lithuanie (SDKPiL), clandestine et révolutionnaire, ressemblait beaucoup plus au parti bolchevik qu'à la social-démocratie allemande...Finalement, un aspect méconnu doit être pris en considération : il s’agit de l'attitude de Rosa Luxemburg envers l'Internationale (surtout après 1914), qu'elle concevait comme un parti mondial centralisé et discipliné. Ce n'est pas la moindre des ironies que Karl Liebknecht, dans une lettre à Rosa Luxemburg, critique sa conception de l'Internationale comme étant « trop centraliste-mécanique », avec « trop de ‘discipline’, trop peu de spontanéité », considérant les masses « trop comme instruments de l'action, non comme porteurs de la volonté ; en tant qu'instruments de l'action voulue et décidée par l'Internationale, non en tant que voulant et décidant elles-mêmes »10.

Parallèlement à ce volontarisme activiste,  l’optimisme déterministe (économique) de la théorie du  Zusammenbruch, l’écroulement du capitalisme victime de ses contradictions,  ne disparaît pas de ses écrits, au contraire : il se trouve au centre même de son grand ouvrage économique, L’Accumulation du Capital (1911). Ce n’est qu’après 1914, dans la brochure La crise de la social-démocratie, écrite en prison en 1915 – et publiée en Suisse en janvier 1916 avec le pseuydonyme « Junius » – que  cette vision traditionnelle du mouvement socialiste du début du siècle sera dépassée. Ce document,  grâce au mot d’ordre « socialisme ou barbarie » est un tournant dans l’histoire de la pensée marxiste. Curieusement, l’argument de Rosa Luxemburg commence par se référer aux « lois inaltérables de l’histoire » ; elle reconnaît que l’action du prolétariat « contribue à déterminer l’histoire », mais semble croire qu’il s’agit seulement d’accélérer ou de retarder le processus historique. Jusqu’ici, rien de nouveau !

Mais dans les lignes suivantes elle compare la victoire du prolétariat à « un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté », en ajoutant : ce saut ne sera pas possible « si, de l’ensemble des prémisses matérielles accumulées par l’évolution, ne jaillit pas l’étincelle incendiaire (zündende Funke) de la volonté consciente de la grande masse populaire ». On trouve ici la célèbre Iskra, l’ étincelle de la volonté révolutionnaire qui est capable de faire exploser la poudre sèche des conditions matérielles. Mais qu’est-ce que produit cette  zündende Funke ? C’est seulement grâce à une « longue série d’affrontements » que « le prolétariat international fait son apprentissage sous la direction de la social-démocratie et tente de prendre en main sa propre histoire (seine Geschichte)… »11. En d’autres termes : c’est dans l’expérience pratique que s’allume l’étincelle de la conscience révolutionnaire des opprimés et exploités.

En introduisant l’expression socialisme ou barbarie , « Junius » se réfère à l’autorité d’Engels, dans un écrit datant d’il y a « une quarantaine d’années » – sans doute une référence à  l’ Anti-Dühring (1878) :« Friedrich Engels a dit un jour : ‘La société bourgeoise est placée devant un dilemme :  ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie’ »12. En fait, ce qu’écrit Engels est bien différent :

« Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne,  ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec le mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et répartition,  si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr »13.

L’argument d’Engels – essentiellement économique, et non politique, comme celui de « Junius » – est plutôt rhétorique, une sorte de démonstration par l’absurde de la nécessité du socialisme,  si l’on veut éviter le « périssement » de la société moderne – une formule vague dont on ne voit pas très bien la portée. En fait, c’est Rosa Luxemburg qui a inventé, au sens fort du mot, l’expression  « socialisme ou barbarie »,  qui aura tellement d’impact au cours du 20ème siècle. Si elle se réfère à Engels c’est peut-être pour tenter de donner plus de légitimité à une thèse assez hétérodoxe. Evidemment c’est la guerre mondiale, et l’écroulement du mouvement ouvrier international en août 1914, qui a fini par ébranler sa conviction de la victoire inévitable du socialisme.

Dans les paragraphes suivants « Junius » va développer son point de vue innovateur :

« Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquence, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien, victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un ou bien – ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient »14.

On peut discuter de la signification du concept de  « barbarie » : il s’agit sans doute d’une barbarie moderne, « civilisée » – donc la comparaison avec la Rome ancienne n’est pas très pertinente – et dans ce cas l’affirmation de la brochure Junius s’est révélée prophétique : le fascisme allemand, manifestation suprême de la barbarie moderne, a pu prendre le pouvoir grâce à la défaite du socialisme. Mais le plus important dans la formule « socialisme ou barbarie » c’est le terme ou : il s’agit de la reconnaissance de que l’histoire est un processus ouvert, que l’avenir n’est pas encore décidée – par les « lois de l’histoire » ou de l’économie – mais dépend, en dernière analyse, des facteurs « subjectifs » : la conscience, la décision, la volonté, l’initiative, l’action, la praxis révolutionnaire. Il est vrai, comme le souligne Isabel Loureiro dans, son beau livre, que même dans la brochure « Junius » – ainsi que dans des textes postérieurs de Rosa Luxemburg – on trouve encore des références à l’écroulement inévitable du capitalisme, à la « dialectique de l’histoire » et à la « nécessité historique du socialisme »15. Mais en dernière analyse, la formule « socialisme ou barbarie » jette les bases d’une autre conception de la « dialectique de l’histoire », distincte du déterminisme économique et de l’idéologie illuministe du progrès inévitable.

Nous retrouvons la philosophie de la praxis au cœur de la polémique de 1918 sur la Révolution russe – un autre texte capital rédigé derrières les barreaux. La trame essentielle de ce document est bien connue : d’une part, le soutien aux bolchéviks, et à leurs dirigeants, Lénine et Trotsky, qui ont sauvé l’honneur du socialisme international, en osant la Révolution d’Octobre ; d’autre part, un ensemble de critiques dont certaines – sur la question agraire et la question nationale – sont bien discutables,  tandis que d’autres – le chapitre sur la démocratie – apparaissent comme prophétiques.  Ce qui inquiète la révolutionnaire juive/polonaise/allemande, c’est avant tout la suppression, par les bolchéviks, des libertés démocratiques – liberté de presse, d’association, de réunion – qui sont précisément la garantie de l’activité politique des masses ouvrières ; sans elles « la domination des vastes couches populaires est parfaitement impensable ». Les tâches gigantesques de la transition au socialisme « auxquelles les bolchéviks s’étaient attelés avec courage et détermination » – ne peuvent être réalisées sans que « les masses reçoivent une éducation politique très intensive et accumulent des expériences », ce qui n’est pas possible sans libertés démocratiques. La construction d’une nouvelle société est un terrain vierge qui pose « mille problèmes » imprévus ; or, «seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies ». Le socialisme est un produit historique « issu de l’école même de l’expérience » : l’ensemble des masses populaires (Volksmassen) doit participer de cette expérience, sinon « le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert ». Pour les inévitables erreurs du processus de transition  le seul remède est la pratique révolutionnaire elle-même : « la révolution en soi et son principe rénovateur, la vie intellectuelle, l’activité et l’autoresponsabilité (Selbstverantwortung) des masses qu’elle suscite, en un mot, la révolution sous la forme de la liberté politique la plus large est le seul soleil qui sauve et purifie »16.

Cet argument est beaucoup plus important que le débat sur l’Assemblée Constituante, sur lequel se sont concentrées les objections « léninistes » au texte de 1918. Sans libertés démocratiques, la praxis révolutionnaire des masses, l’auto-éducation populaire par l’expérience, l’auto-émancipation des opprimés, et l’exercice du pouvoir lui-même par la classe des travailleurs sont impossibles.

György Lukacs, dans son important essai « Rosa Luxemburg marxiste » (janvier 1921), montrait avec une grande acuité comment, grâce à l’unité de la théorie et de la praxis – formulée par Marx dans ses Thèses sur Feuerbach – la grande révolutionnaire  avait réussi à dépasser le dilemme de l’impuissance des mouvements sociaux-démocrates, « le dilemme du fatalisme des lois pures et de l’éthique des intentions pures ». Que signifie cette unité dialectique ?

« De même que le prolétariat comme classe ne peut conquérir et garder sa conscience de classe, s’élever au niveau de sa tâche historique – objectivement donnée – que dans le combat et l’action, de même le parti et le militant individuel ne peuvent s’approprier réellement leur théorie que s’ils sont en état de faire passer cette unité dans leur praxis »17.

Il est donc surprenant que, à peine une année plus tard, Lukacs rédige l’essai – qui va lui aussi figurer dans Histoire et Conscience de Classe (1923) – intitulé  « Commentaires critiques sur la critique de la révolution russe en Rosa Luxemburg » (janvier 1922), qui rejette en bloc l’ensemble des commentaires dissidents de la fondatrice de la Ligue Spartacus, en prétendant qu’elle  « se représente la révolution prolétarienne sous les formes structurelles des révolutions bourgeoises »18 – une accusation peu crédible, comme le démontre  Isabel Loureiro19. Comment expliquer la différence, dans le ton et dans le contenu, entre l’essai de janvier 1921 et celui de janvier 1922 ? Une rapide conversion au léninisme orthodoxe ? Peut-être, mais plus probablement la position de Lukacs par rapport aux débats au sein du communisme allemand. Paul Levi, le principal dirigeant du KPD (Parti Communiste Allemand), s’était opposé à l’ « Action de Mars 1921 », une tentative échouée de soulèvement communiste en Allemagne, soutenue avec enthousiasme par Lukacs (mais critiquée par Lénine…) ; exclu du Parti, Paul Levi décide en 1922 de publier le manuscrit de Rosa Luxemburg sur la Révolution russe, que l’auteure lui avait confié en 1918. La polémique de Lukacs avec ce document est aussi, indirectement, un règlement de comptes avec Paul Levi.

En réalité, le chapitre sur la démocratie de ce document de Luxemburg est un des textes les plus importants du marxisme, du communisme, de la théorie critique et de la pensée révolutionnaire au 20ème siècle. Il est difficile d’imaginer une refondation du socialisme au 21ème siècle qui ne prenne pas en considération les arguments développés dans ces pages fébriles.  Les représentants les plus lucides du léninisme et du trotskysme, comme Ernest Mandel ou Daniel Bensaïd, reconnaissaient que cette critique de 1918 au bolchévisme, en ce qui concerne la question des libertés démocratiques, était en dernière analyse justifiée. Bien entendu, la démocratie à laquelle se réfère Rosa Luxemburg est celle exercée par les travailleurs dans un processus révolutionnaire, et non la « démocratie de basse intensité » du parlementarisme bourgeois, dans laquelle les décisions importantes sont prises par des banquiers, entrepreneurs, militaires et technocrates, hors de tout contrôle populaire.

La zündende Funke, l’étincelle incendiaire de  Rosa Luxemburg a brillé une dernière fois en décembre 1918, lors de sa conférence au Congrès de fondation du KPD (Ligue Spartacus). Certes,  on trouve encore dans ce texte des références à la « loi du développement objectif et nécessaire de la révolution socialiste », mais il s’agit en réalité de « l’expérience amère » que doivent faire les diverses forces du mouvement ouvrier avant de trouver le chemin révolutionnaire. Les dernières paroles de cette mémorable conférence sont directement inspirées par la perspective de la praxis auto-émancipatrice des opprimés : « C’est en exerçant le pouvoir que la masse apprend à exercer le pouvoir. Il n’y a pas d’autre moyen de lui apprendre. Nous avons fort heureusement dépassé le temps où il était question d’enseigner le socialisme au prolétariat. Ce temps n’est apparemment pas encore révolu pour les marxistes de l’école Kautsky. Eduquer les masses prolétariennes, cela voulait dire : leur faire des discours, diffuser des tracts et des brochures. Non, l’école socialiste des prolétaires n’a pas besoin de tout cela. Leur éducation se fait quand ils passent à l’action (zur Tat greifen) ». Ici  Rosa Luxemburg va se référer à une célèbre formule de Goethe : « Am Anfang war die Tat ! » (Au début de tout ne se trouve pas le Verbe mais l’Action !). Dans les mots de la révolutionnaire marxiste : “Au commencement était l’Action, telle est ici notre devise ; et l’action, c’est que les conseils d’ouvriers et de soldats se sentent appelés à devenir la seule puissance publique dans le pays et apprennent à l’être »20. Quelques jours plus tard, Rosa Luxemburg sera assassinée par les Freikorps – « corps francs » paramilitaires  – mobilisés par le gouvernement social-démocrate,  sous la houlette du Ministre Gustav Noske,  contre le soulèvement des ouvriers de Berlin.

 

Rosa Luxembureg n’était pas infaillible, elle a commis des erreurs, comme tout être humain et n’importe quel militant, et ses idées ne constituent pas un système théorique fermé, une doctrine dogmatique qui pourrait être appliquée à tout lieu et à toute époque. Mais sans doute sa pensée est une boîte à outils précieuse pour tenter de démonter la machine capitaliste et pour réfléchir à des alternatives radicales. Ce n’est pas un hasard si elle est devenue, au cours des dernières années, une des références les plus importantes dans le débat, notamment en Amérique Latine, sur un socialisme du 21éme siècle, capable de dépasser les impasses des expériences se réclamant du socialisme dans le siècle dernier – aussi bien  la social-démocratie que le stalinisme. Sa conception d’un socialisme en même temps révolutionnaire et démocratique – en opposition irréconciliable au capitalisme et à l’impérialisme – fondé sur la praxis auto-émancipatrice des travailleurs, sur l’auto-éducation par l’expérience et par l’action des grandes masses populaires gagne ainsi une étonnante actualité. Le socialisme de l’avenir ne pourra pas se passer de la lumière de cette étincelle ardente.

 

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Source : http://www.contretemps.eu

Notes :

1.
K. Marx, « Thèses sur Feuerbach »,  1845 in L’Idéoologie Allemande, Paris,  Ed. Sociales, 1968, p. 32.

2.
K. Marx,  F. Engels, L’idéologie allemande, p. 68.

3.
Isabel Loureiro,  Rosa Luxemburg.  Os dilemas da açâo revolucionaria, S.Paulo,  Unesp,  1995,  p. 23.

4.
Rosa Luxemburg,  Reforme ou Révolution ? 1899 in Œuvres, I,  Paris, Maspero,  1969, p. 79.

5.
Rosa Luxemburg,  „Questions d’organisation de la social-démocratie russe“,  1904,  in Marxisme contre dictature, Paris,  Spartacus,  1946, p. 21.

6.
Ibid, pp. 32-33.  Cf. Rosa Luxemburg,  « Organisationsfragen der russischen Sozialdemokratie »  (1904),  in Die Russische Revolution, Frankfurt,  Europäische Verlaganstalt,  1963,  pp. 27-28,  42,  44.

7.
R. Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats“ 1906,  in Oeuvres,  I,  pp. 113-114, traduction revue d’après l’original : « Massenstreik,  Partei und Gewerkschaften » in Gewerkschaftskampf und Massenstreik,  Eingeleitet und Bearbeitet von Paul Frölich,  Berlin, Vereinigung Internationaler Verlagsanstalten, Berlin, 1928, pp. 426-427. Il s’agit d’un recueil d’essais de Rosa Luxemburg sur la grève de masses, organisé par son disciple et biographe Paul Frölich, exclu dans les années 1920 du Parti Communiste Allemand.  J’ai trouvé ce livre dans un bouquiniste à …Tel-Aviv ;  l’exemplaire portait un tampon : « Kibutz Ein Harod, Seminaire d’Idées,  Bibliothèque Centrale ». Le propriétaire du livre était sans doute un juif de gauche allemand qui a émigré en Palestine vers 1933 et l’a donné à la bibliothèque du kibbutz où il s’est établi.  Avec la mort des vieux militants du kibbutz, comme la nouvelle génération ne lit pas l’allemand,  le bibliothécaire a vendu au bouquiniste son stock de livres dans la langue de Marx…

8.
Ibid, p. 150.

9.
Ibid. pp. 147, 150.

10.
Voir K. Liebknecht, « A Rosa Luxemburg : Remarques à propos de son projet de thèses pour le groupe ‘Internationale’ », inPartisans, no 45, janvier 1969, p. 113.

11.
Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, Bruxelles,  Editions La Taupe,  G1970,  p. 67,  corrigé d’après le texte allemand  Die Krise der Sozialdemokratie von Junius,  Bern,  Unionsdruckerei,  1916,  p.11. Cette copie de l’édition originale du livre a appartenu à mon  regretté professeur et directeur de thèse Lucien Goldmann, que sa veuve, Annie Goldmann, m’a généreusement cédé.

12.
Rosa Luxemburg,  La crise de la social-démocratie, p. 68.

13.
F. Engels, Anti-Dühring, Paris, Ed. Sociales, 1950, p. 189, souligné par nous ML.

14.
Ibid. p. 68.

15.
Isabel Loureiro,  Rosa Luxemburg.  Os dilemas da açâo revolucionaria, S.Paulo,  Unesp,  1995,  p. 123.

16.
Rosa Luxmeburgo,  La Révolution russe (1918), Œuvres I, pp. 82-86. Cf.  Die Russische Revolution,  Frankfurt,  Europäische Verlagsanstalt,  1963,  pp. 73-76.

17.
G.Lukacs,  Histoire et Conscience de Classe (1923),  Paris,  Minuit,  1960,  p. 65.

18.
Ibid. p. 321.

19.
I.Loureiro,  Rosa Luxemburg, pp. 85-88.

20.
Rosa Luxemburg, “Notre programme et la situation politique. Discours au Congrès de fondation du PCA (Ligue Spartacus),  31.12.1918,  Oeuvres, II, p127.  Corrigé d’après l’original allemand,   “Rede zum Programm der KPD (Spartakusbund)”,  Ausgewählten Reden und Schriften, Berlin,  Dietz Verlag,  1953, Band II,  p. 687.  L’exemplaire de l’édition allemande que j’utilise ici a une histoire curieuse. Il s’agit d’un recueil de textes de Rosa Luxemburg,  édité par le  « Marx-Engels-Lenin-Stalin Institut beim ZK der SED », avec une préface de  Wilhelm Pieck, dirigeant stalinien de la  RDA, suivie d’introductions de Lénine et Staline, critiquant les « erreurs » de l’auteure. J’ai acheté ce livre chez un bouquiniste et j’ai découvert qu’il portait une dédicace à la main,  en anglais, datée de 1957,  demandant des excuses pour ne pas avoir trouvé une autre édition sans toutes ses « introductions » superflues. La dédicace est signée de « Tamara et Isaac »,  sans doute Tamara et Isaac Deutscher…

 

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