La Turquie résiste (2/4): Le déroulement des évènements dans la période 14-21 juin
Par Neal Michiels le Lundi, 22 Juillet 2013

Dans cette deuxième partie, Neal Michiels, militant des Jeunes Anticapitalistes (JAC) qui a voyagé à Istanbul entre les 14 et 21 juin pour avoir une impression de ce qui se passait place Taksim,  raconte ce qui s'est passé à son arrivée au parc Gezi le soir du 14 juin, un jour avant l'intervention de la police... Un premier article de cette série est publié sur notre site, ce lien. (LCR-Web)


L'occupation du parc Gezi

Je suis arrivé vendredi 14 juin et j'ai dormi la première nuit dans une tente au cœur de l'occupation du parc Gezi. Cette occupation était impressionnante: le parc était rempli de stands de plusieurs dizaines d'organisations politiques et sociales: des partis de la gauche radicale, des organisations LGBT et féministes, des groupes kémalistes, le syndicat combattif DISK, des militants du mouvement pour l'autodétermination du peuple kurde,... Entre les tentes, des milliers d'intéressés se promenaient comme sur un marché. Sur un podium central, tout le monde pouvait prendre la parole et dans plusieurs coins avaient lieu des assemblées populaires avec débats politiques. Il y avait aussi  de la nourriture gratuite avec des dizaines de cuisines populaires.

De l'expulsion du parc à la résistance sur les barricades

Dans la soirée de mon deuxième jour sur place, c'était l'alarme! La police communiquait que l'occupation était illégale et qu'elle allait procéder à l'expulsion. Les résistants présents cherchaient leur masque à gaz (ou un tissu sur la bouche et lunettes de plongée) et un casque. Vingt minutes plus tard, c'était parti: avec des autopompes et des gaz étouffants, la police dispersait en quelques minutes les milliers de manifestants présents dans le parc. Les manifestants étaient chassés dans les rues autour et commençaient à ériger des barricades. Des chaines humaines se formaient pour l'approvisionnement de matériel. Dans les heures suivantes, des centaines de milliers de manifestants affluaient des quartiers en direction de Taksim. Les combats de rue continuaient toute la nuit. D'un côté il y avait la police qui lançait des grenades lacrymogènes, de l'eau avec des acides chimiques et des balles en caoutchouc. Face à cette violence il y avait de l'autre côté la colère des manifestants qui construisaient de manière non-violente mais déterminée des barricades autour de la place Taksim. Des manifestants provenant de la partie asiatique de la ville et qui voulaient traverser le Bosphore en direction de Taksim en étaient empêchés par la police sur le pont. Dans le quartier Besiktas, la police bloquait la route vers Taksim et le palais du Premier ministre. Encore un autre groupe de manifestants bloquait l'autoroute.

Les revendications politico-démocratiques du mouvement

Les slogans de cette nuit illustrent bien les revendications du mouvement.

« Teyyip [Erdogan] dégage! »

Les manifestations sont menées contre l'AKP et encore plus contre le Premier ministre Tayyip Erdogan, surnommé le Sultan (chef de l'Empire ottoman).

« A coude à coude contre le fascisme »

Voir premier article.

« Les pingouins sont là, où est CNN [Turquie]? »

Pendant qu'un million de personnes manifestaient à Taksim le 31 mai, CNN Turquie diffusait un documentaire sur les pingouins. Toutes les grandes chaînes de télé étaient sous contrôle du gouvernement et gardaient le silence sur les manifestations. Soudainement, le 11 juin, toutes les caméras ont été pointées sur Taksim. Par « coïncidence », quelques manifestants apparaissaient à ce moment là avec un drapeau d'une organisation de la gauche radicale et lançaient des cocktails Molotov en direction de la police. Encore par coïncidence, les jets de l'autopompe – autrement très précis - rataient leur cible. Pour les spectateurs sur place, il s'agissait clairement d'une pièce de théâtre. Sur les réseaux sociaux circulaient les preuves sur photo que les « manifestants » portaient des vêtements bizarres et des talkies-walkies...

« Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal. »

Le slogan des kémalistes, qui n'était pas aussi largement partagé que les autres slogans. Le parti kémaliste, Parti républicain du peuple (CHP), est le plus important parti d'opposition et diffère de l'AKP par un projet de société séculier. Bien que le parti fasse partie de l'Internationale socialiste, l'histoire a démontré à plusieurs reprises que les kémalistes n'hésitent pas à faire appel à l'armée pour combattre le mouvement ouvrier ou pour réprimer le mouvement pour l'autodétermination du peuple kurde.

« Taksim est partout, la résistance est partout! »

Un beau slogan fort répandu qu'on peut comprendre de manière thématique ou géographique. D'un point de vue thématique, il ne s'agit plus d'une lutte pour le maintien d'un parc mais contre un régime dictatorial. Au niveau de l'espace, la révolte n'est pas limitée à Taksim ou à Istanbul: il y a des manifestations et des assemblées populaires dans plusieurs quartiers d'Istanbul, dans les autres grandes villes, Ankara et Izmir, et dans des tas d'autres villes plus petites avec un total de 79 sur 85. Les manifestations les plus intenses se tenaient à Ankara où résident beaucoup d'étudiants.

« Ce n'est que le début, continuons le combat! »

Slogan repris de mai 1968 en France. Il s'agit en Turquie de la première grande révolte populaire depuis plus de trois décennies mais les manifestants sont conscients qu'Erdogan ne partira pas d'un jour à l'autre et qu'une révolution démocratique et sociale plus profonde demandera encore plus d'efforts. Pour expliquer cela, on peut pointer au moins trois éléments. Premièrement, le mouvement n'est pas encore très politisé mais commence à s'intéresser à la politique. Nous allons voir ci-dessous que dans les assemblées populaires a lieu une lutte d'idées entre des positions marxistes, nationalistes et postmodernistes. Deuxièmement, Erdogan jouit encore de beaucoup de soutien dans une partie importante de la population. Troisièmement, il s'agit de manifestations de centaines de milliers de jeunes mais les travailleurs organisés, qui détiennent les leviers économiques, ne sont pas encore impliqués. Plus sur ce sujet dans le troisième article.

Les assemblées populaires

Dans la semaine après le nettoyage du par Gezi, des assemblées populaires se développaient spontanément dans les parcs de plusieurs dizaines de quartiers. J'ai participé à deux assemblées: dans le quartier populaire Besiktas et dans le quartier d'artistes Cihangir à proximité de Taksim. Il y avait à chaque fois des centaines de jeunes qui voulaient débattre de politique. Grace à la traduction des camarades, j'ai pu comprendre une partie des discussions. Grosso modo, il y avait des positions de trois types: marxiste, postmoderniste et nationaliste.

Certains proposaient de s'organiser en comités permanents dans les quartiers et d'impliquer plus les travailleurs, s'organiser et procéder à des grèves politiques. D'autres appelaient à continuer les manifestations sous d'autres formes: la « résistance passive » (des personnes debout sans bouger), l'occupation de parcs dans chaque quartier, la reconquête de Taksim et Gezi par des appels à manifester massivement chaque samedi, etc. D'autres encore appelaient au boycott de certains produits et supermarchés qui étaient proche du régime et allaient dans le sens d'acheter chez la bourgeoisie kémaliste qui soutenait les mobilisations (voir infra) ou de juste consommer moins.

Dans le dernier jour avant mon départ, j'ai pu assister à une assemblée étudiante dans l'université francophone de Galatasaray. Le régime AKP contrôle de près la recherche scientifique et des milliers d'étudiants sont emprisonnés pour des activités politiques. Lors de l'année académique prochaine, les étudiants veulent élargir le mouvement démocratique aux campus universitaires.

… à suivre

 © Photo Murat Bay

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