Les 1000 jours de l’Unité Populaire au Chili
Par Jean Batou le Mardi, 15 Juillet 2003

Dans une quinzaine de jours, la gauche internationale commémorera avec tristesse les trente ans du coup d’Etat sanglant d’Augusto Pinochet, qui mit fin à l’expérience de l’Unité Populaire. Ce devrait être l’occasion de rappeler l’épopée extraordinaire des travailleurs-euses de ce pays, au début des années 70, et de rouvrir le débat sur les causes de son échec. Il est à craindre pourtant que l’on ne cède au culte des héros, en particulier celui du défunt Président Salvador Allende, mort courageusement au combat.

Ce socialiste qui croyait au socialisme n’avait certes rien en commun avec les Leuenberger, Brunner, Hollande, Schröder et autres Blair d’aujourd’hui… Il y a cependant quelques bonnes raisons de mettre en doute la stratégie politique qu’il préconisait alors. Sa confiance dans la Constitution et dans les institutions étatiques – au premier rang desquelles l’armée – qui l’a empêché de fonder la lutte contre la grande propriété foncière et capitaliste sur l’extension de la démocratie participative, c’est-à-dire sur l’élargissement de la propriété sociale et du contrôle populaire, n’est sans doute pas pour rien dans l’échec de «la voie chilienne au socialisme».

Cette date anniversaire est l’occasion de revenir sur de vieilles controverses un peu oubliées, qui ont pourtant jalonné toute l’histoire des luttes sociales depuis la Commune de Paris (1871). Peut-on construire un horizon socialiste sans bouleverser de fonds en combles les institutions héritées de l’Etat bourgeois? Un tel bouleversement est-il concevable sans une mobilisation populaire de grande envergure, sans une démocratisation radicale de la vie politique par le biais d’organes de pouvoirs de base, sans l’affirmation des prérogatives de la propriété sociale sur la propriété privée? Cela revient à poser une nouvelle fois le vieux débat «réforme ou révolution», qui n’est ni réductible ni assimilable, loin s’en faut, à l’opposition entre «voie pacifique» et «lutte armée».

Le 4 septembre 1970, le socialiste Salvador Allende arrive en tête des élections présidentielles, avec 36,2% des suffrages, devant ses deux adversaires bourgeois divisés, le conservateur Jorge Allessandri (34,9%) et le démocrate-chrétien Radomiro Tomic (27,8%). Il a fait campagne au nom d’une coalition de partis, l’Unité Populaire (UP), formée essentiellement du PS, du PC et d’une partie de la gauche chrétienne (MAPU). Désigné Président, avec l’appui conditionnel de la démocratie chrétienne au Congrès, il prend les rênes du pouvoir en décembre. Cette victoire électorale s’inscrit dans le contexte d’une crise profonde de la droite, qui digère en effet difficilement l’échec des réformes du Président démocrate-chrétien Eduardo Frei (1964-1970), un émule de l’«Alliance pour le Progrès» de John F. Kennedy. Elle s’appuie aussi sur l’essor, depuis cinq ans au moins, de la mobilisation et de l’organisation des couches populaires (grèves, occupations de terres, adhésions syndicales, etc.), qui s’exprime aussi, durant la campagne électorale, par la formation de milliers de Comités d’Unité Populaire de base.

L’Unité Populaire au pouvoir

Immédiatement, Allende nationalise sans indemnités les mines de cuivre détenues par des intérêts états-uniens. Cette mesure est soutenue à l’unanimité par le Congrès, y compris par la droite. Elle ne sera d’ailleurs pas remise en cause par Pinochet! Au-delà, il envisage la nationalisation de 150 entreprises industrielles – les plus grandes – sur 3500. Mettant à profit des lois votées par la démocratie chrétienne en 1967, il veut faire avancer la réforme agraire tout en respectant les gros propriétaires, en particulier leur faculté de conserver les 200 hectares les plus fertiles et les machines agricoles les plus modernes de leur latifundio. En même temps, il prend l’engagement de ne pas toucher aux institutions en place dans les domaines politique, éducatif, médiatique, religieux et militaire en souscrivant un accord fondamental avec la droite: le «Statut de garanties».

Pendant la première année du nouveau pouvoir, les salaires augmentent fortement, avant d’être rattrapés par l’inflation. Travailleurs et paysans occupent fabriques et terres (1278 cas recensés), comme pour venir en aide à leur gouvernement, ce qui n’empêche pas Allende d’appeler à l’arrêt de ce mouvement spontané. Le 4 avril, l’UP frise la majorité absolue aux élections municipales (49,8%). La droite et les propriétaires se tiennent coi, abandonnant le terrain de la résistance ouverte à l’extrême-droite fascisante de «Patria y Libertad». Dès juillet cependant, les partis d’opposition réunifiés s’emparent de la présidence des deux Chambres. En août, les Etats-Unis coupent le robinet des crédits au Chili. Trois mois plus tard, à l’occasion de la visite de Fidel Castro, les milieux bourgeois organisent la première manifestation significative en appelant les femmes de la classe moyenne à descendre dans la rue: «la marche des marmites vides».

La lutte des classes…

Dès 1972 la droite et le patronat préparent une confrontation d’ensemble avec le gouvernement de l’UP. Il s’agit de précipiter la déroute économique de la gauche au pouvoir par tous les moyens: blocages parlementaires et judiciaires, sabotages économiques et fuite de capitaux, tout ceci avec l’aide empressée de l’impérialisme US. Les grands médias participent en première ligne à ce travail de sape, puisque l’opposition contrôle directement 70% de la presse écrite et 115 des 155 radios du pays. Il débouchera sur la grève des commerçants en septembre, mais surtout sur celle des patrons camionneurs en octobre (2/3 des transports de marchandises dépendent de la route).

Au sein de l’UP, le débat s’anime: faut-il faire une pause, où poursuivre le processus de réformes économiques et sociales en cours dans l’agriculture et l’industrie? Elle oppose le PC et l’aile «modérée» du PS, à la gauche du PS, au MAPU et surtout au MIR (gauche révolutionnaire qui ne fait pas formellement partie de l’UP). Cependant, les partisans de la poursuite du processus ne défendent pas une position homogène. En réalité, la question porte sur des choix politiques fondamentaux.

A mesure que les ouvriers, les sans terre et les sans toits tentent d’améliorer leur conditions d’existence et de résister au sabotage de la droite, ils empiètent sur la propriété privée, y compris celle de la «bourgeoisie nationale», quitte à maltraiter – eux aussi – la légalité constitutionnelle. Ainsi, à la fin 1972, sur 202 entreprises industrielles de facto socialisées, 152 le sont du fait de l’intervention intempestive des salarié-e-s, essentiellement afin d’obtenir une amélioration de leur situation économique ou de protester contre la décapitalisation.

Sur le plan politique, le pouvoir populaire s’organise à la base. En juin-juillet, à Melipilla, près de Santiago, les travailleurs ruraux en lutte contre le pouvoir judiciaire, complice des latifundistes, reçoivent l’appui des ouvriers de la zone industrielle voisine de Cerrillos. C’est la naissance des premiers «Cordons industriels», qui rassemblent travailleurs et habitants, hommes et femmes, d’une agglomération ou d’un quartier et disposent d’une totale autonomie par rapport à la CUT (faîtière syndicale organisant les salarié-e-s des entreprises de plus de 25 employé-e-s).

Cordons industriels contre patrons et généraux

De telles structures, quels que soient leur nom et leur fonction précise (contrôle ouvrier, auto-défense, distribution de vivres, etc.), vont se multiplier dès l’automne, en réponse à la montée en puissance du sabotage patronal et des attaques de l’extrême-droite. En effet, comme le résume alors éloquemment l’économiste et sociologue brésilien Theotonio dos Santos, réfugié au Chili: «S’ils veulent garder leurs conquêtes, le gouvernement et les travailleurs doivent les approfondir et les développer en usant des mécanismes existants, mais aussi en les enracinant profondément dans le pouvoir populaire».

Pourtant, aux yeux des sommets de l’UP, engagés dans une politique de conciliation avec la démocratie-chrétienne, il n’est question que de contenir ce mouvement par tous les moyens. Dès juin, le ministre de l’économie Pedro Vuskovic, un indépendant de gauche partisan de l’extension de la propriété sociale, doit quitter le pouvoir. En juillet déjà, des militants d’extrême gauche sont torturés par la police de sécurité aux ordres de Manuel Contreras, futur sbire en chef de Pinochet. En août, les forces de répression prennent d’assaut le quartier pauvre de Lo Hermida à Santiago. Durant la même période, les régions minières sont soumises à plusieurs reprises au contrôle de la troupe.

Le 21 octobre, à l’issue de la grève des commerçants et des camionneurs, Allende s’exclame: «Une large majorité a compris que l’action d’une minorité séditieuse peut être anéantie sans violence. Si nous le voulions, nous pourrions faire descendre 150000 ouvriers dans la rue (…) Mais nous avons dit non. La force de ce gouvernement réside dans le respect de la Constitution et de la loi». Début novembre, après avoir décrété l’état d’urgence, il fait entrer trois généraux au gouvernement: de facto, l’armée est chargée du «maintien de l’ordre». Les interventions contre les fabriques occupées, contre les organisations autonomes de base, de même que les exactions contre les secteurs les plus militants, se multiplient dès lors le plus légalement du monde. Au début de l’année 1973, Orlando Millas, Ministre de l’économie et membre du PC, annonce sa volonté de restituer 123 entreprises occupées à leurs propriétaires, ce qui provoque la colère des Cordons.

En dépit de ces tensions, les élections au Congrès, prévues en mars, marquent une bonne résistance des partis de l’UP contre le front unifié de l’opposition de droite: ils recueillent 44% des suffrages (un résultat supérieur à celui des présidentielles de septembre 1970, mais inférieur à celui des municipales d’avril 1971). Le plan Millas est abandonné – plusieurs dizaines d’entreprises occupées seront pourtant restituées progressivement à leurs propriétaires – et les généraux quittent le pouvoir. Ce succès institutionnel relatif de la gauche prive la droite de la majorité qualifiée nécessaire au blocage des décrets du Président. Paradoxalement, elle donne des ailes au secteur «golpiste» de la bourgeoisie chilienne, puisque la voie du sabotage économique n’a pas remporté tout le succès politique escompté.

«Qui est donc l’ennemi?»

Le 29 juin, le régiment de tanks de Santiago, commandé par le colonel Souper, occupe les rues de la capitale et annonce la prise du pouvoir. C’est le fameux tancazo. A ce moment, le gros de la hiérarchie militaire n’est pourtant pas derrière cette tête brûlée… Les Cordons industriels organisent la résistance, stimulant la formation de nouvelles organisations de base.

De son côté, Allende choisit de déclarer à nouveau l’état d’urgence, sans pour autant intégrer immédiatement les militaires à son gouvernement, afin «de ne pas compromettre la neutralité des forces armées», à la tête desquelles il va nommer… Augusto Pinochet. Le véritable coup d’Etat est désormais en marche, avec l’appui précieux de la CIA. Pourtant, lorsque des sympathisants de l’UP dans la marine et dans l’aviation tentent d’en avertir le Président, celui-ci s’en remet aux sommets de l’armée, qui les traduisent en Cour martiale et les condamnent à de longues peines de prison. Certains seront même torturés.

Et comme si tout cela ne suffisait pas… Le 3 août, Allende appelle à nouveau des généraux au gouvernement, dont Augusto Pinochet. Le 8, un mois et trois jours avant l’épilogue sanglant, le dirigeant du PC, Luis Corvalán, prononce son fameux discours «Qui est donc l’ennemi?», où il dénonce le double péril de l’extrême gauche et de l’extrême droite, et loue le sens de la légalité et le patriotisme de l’armée. Un sommet de cécité inégalé, au moment même où les forces armées occupent Punto Arena et assassinent un travailleur!

«Nous avons perdu confiance…»

C’est dans ce contexte pathétique que, le 5 septembre, la Coordination des Cordons industriels adresse une longue lettre à Salvador Allende, marquée du sceau de la lucidité et de l’amertume: «Trois années se sont écoulées, camarade Allende et vous ne vous êtes pas appuyé sur les masses, et maintenant, nous autres travailleurs, nous avons perdu confiance. (…) Nous savons que dans l’histoire des révolutions il y a toujours eu des moments pour se replier et des moments pour avancer, mais nous avons l’absolue certitude que durant ces trois dernières années, nous aurions pu gagner, non seulement des batailles partielles, mais la victoire totale».

Augusto Pinochet sait que l’heure du coup d’Etat militaire a sonné. Le 11 septembre, il va mettre à profit ce climat de doute et de démoralisation populaires pour frapper. Les secteurs décisifs de la bourgeoisie chilienne, avec l’appui direct de l’impérialisme US, ont décidé cette fois-ci de rompre brutalement avec l’ordre légal et d’engager la lutte armée contre l’UP et les conquêtes sociales des masses. Salvador Allende se voit ainsi acculé à mener, dans des conditions désespérées, le combat qu’il avait cru pouvoir éviter jusqu’au bout. Il y perdra la vie, ainsi que des milliers de personnes. Des dizaines de milliers de militant-e-s et de sympathisant-e-s de la gauche syndicale, associative, politique et culturelle seront aussi détenus et torturés, ou se verront condamnés à l’exil.

Pionnier du néolibéralisme

A plus long terme, cette défaite sanglante du peuple chilien ne sera pas payée uniquement par la génération de l’Unité Populaire. En effet, le régime terroriste d’Augusto Pinochet va devenir dès lors le laboratoire privilégié des politiques néolibérales prônées par les Chicago Boys (économistes formés dans le sillage de Milton Friedman). C’est ainsi, qu’avant les Etats-Unis et l’Europe, le Chili des militaires ouvrira totalement son économie au commerce et aux investissements étrangers, abolira les principales dispositions légales protégeant les salarié-e-s – ceci d’autant plus facilement que les organisations ouvrières sont interdites et leurs membres persécutés – et privatisera la sécurité sociale, en particulier l’assurance vieillesse, ainsi que les services publics.

Dans ce sens, la dictature de Pinochet peut être considérée à juste titre comme un élément précurseur de la «mondialisation néolibérale», ce qui lui vaudra le respect durable de Margaret Thatcher. En même temps, la brutalité extrême du coup d’Etat chilien – qui fera des émules en Argentine – anticipe de façon emblématique les conséquences barbares de la «globalisation» impérialiste pour les sociétés de la «périphérie». Elle annonce la mise en coupe réglée des sociétés du Sud par la dette extérieure et les plans d’ajustement structurels des années 80 et 90, qui ont accentué la misère de centaines de millions d’êtres humains. Tout récemment, on a pu parler de «crimes économiques contre l’humanité»… Il s’agissait de qualifier les politiques néolibérales qui ont conduit l’économie argentine au fonds du gouffre, en 2001-2002, avec les conséquences que l’ont sait pour des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.

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