L’assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht
Par Luc Gérard le Jeudi, 20 Juillet 2000

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont sommairement abattus par les forces de répression à l'issue de l'écrasement d'une insurrection prolétarienne à Berlin. Cet assassinat ne marque pas la fin de la révolution allemande: elle connaîtra son deuxième temps fort en 1923; mais il privait les révolutionnaires allemands de leurs deux dirigeants les plus prestigieux et - surtout en ce qui concerne Rosa Luxembourg - les plus à mêmes de les mener jusqu'à la victoire, jusqu'au renversement du capitalisme. Par ce biais, cet événement allait avoir des conséquences catastrophiques pour la suite de l'histoire du XXe Siècle. Avant de traiter de ce point, il nous faut comprendre comment cela a pu arriver.

LES DEBUTS DE LA REVOLUTION MONDIALE

Pour Lénine et Trotsky, la Révolution russe d'octobre 1917 n'est que le prélude à la révolution mondiale. L'instauration du socialisme nécessite la victoire de la révolution dans les pays développés. Parmi ces pays, l'Allemagne de 1918 occupe une position de choix: deuxième puissance industrielle du monde - après les Etats-Unis - sa classe ouvrière est la plus nombreuse et la mieux organisée de la planète.

A quelques jours près, l'attente des révolutionnaires russes durera un an. Le 30 octobre 1918, une insurrection à Vienne provoque la chute des Habsbourg, la fin du vieil empire austro-hongrois. Le 3 novembre, - huit jours avant la fin de la Première Guerre Mondiale- les marins de la flotte de guerre allemande, basée à Kiel, hissent le drapeau rouge. Du 5 au 9 novembre, le pays se couvre de conseils d'ouvriers et de soldats. Le Kaiser, Guillaume II, abdique et Friedrich Ebert, le dirigeant du parti social-démocrate, devient chancelier (premier ministre).

Comme la Russie entre février et octobre 1917, l'Allemagne est plongée dans une situation de dualité de pouvoirs: à la base, usines, casernes et villes se sont dotées de conseils qui y exercent le pouvoir; au sommet, les sociaux-démocrates maintiennent, pour l'essentiel, l'appareil d'Etat bourgeois.

LA FORCE DES REFORMISTES, LES FAIBLESSES DES REVOLUTIONNAIRES

A la différence des réformistes russes - que la révolution d'octobre a balayés - les sociaux-démocrates allemands ont acquis une assise puissante et durable au sein de la classe ouvrière. Alors que, dans la Russie tsariste, toutes les forces d'opposition étaient réduites à la clandestinité, le parti social-démocrate allemand a pu, pendant plusieurs décennies, construire son appareil et développer son influence en toute légalité.

Pour garder cette audience, alors qu'en cette fin de 1918 début 1919 les masses sont fortement radicalisées, les sociaux-démocrates usent du mensonge et de l'ambiguïté: ils promettent la nationalisations des mines et de l'industrie; ils parlent de conduire l'Allemagne vers le socialisme. Pour la majorité des travailleurs, le parti social-démocrate reste ainsi le parti de l'espoir socialiste!

En face, les révolutionnaires se rangent principalement en deux groupes: les «délégués révolutionnaires»,  particulièrement bien implantés au sein de la classe ouvrière berlinoise, et les spartakistes, dont les leaders sont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Mais aucun de ces deux groupes n'a déjà l'hégémonie parmi les larges masses: celles-ci n'ont pas encore fait l'expérience des trahisons de la social-démocratie (*).

Cela permet de comprendre qu'au congrès des conseils d'ouvriers et de soldats d'Allemagne, réuni à Berlin le 16 décembre 1918, les sociaux-démocrates disposent d'une majorité écrasante: 80 des délégués; ni Rosa Luxembourg, ni Karl Liebknecht n'ont d'ailleurs été élus! Forts de cette majorité, les sociaux-démocrates font adopter le principe de l'élection d'une assemblée constituante, qui ôtera tout pouvoir tangible aux conseils. Derrière le masque de la démocratie parlementaire, c'est la première grande victoire de la contre-révolution.

Quelques jours plus tard, les spartakistes décident de donner naissance au parti communiste allemand. Rosa Luxembourg y prône un travail de longue haleine en vue d'amener les masses vers la révolution prolétarienne. Karl Liebknecht hé-site quant à la ligne à suivre. Mais ni l'une ni l'autre n'engage la bataille contre la majorité des spartakistes, qui proposent une ligne ultra-gauchiste: il est question de se retirer des syndicats et de renverser le plus vite possible le gouvernement de Ebert; et il est décidé de ne pas se présenter à l'élection de l'assemblée constituante. Avec de telles positions, il est impossible de rallier le groupe des délégués révolutionnaires, qui, lui, est hostile à tout aventurisme. La gauche révolutionnaire demeure dès lors divisée.

Nous mettons ainsi le doigt sur un deuxième handicap de la révolution allemande par rap-port à son homologue russe; le parti de la révolution prolétarienne naît, en Allemagne, dans l'improvisation et la division.

L'ECHEC DE LA REVOLUTION ALLEMANDE

Pour les forces de la réaction, la menace de la révolution socialiste est pourtant bien réelle. Pour y faire face, l'état-major de l'armée organise les «corps francs», ramassis de certains régiments fiables et volontaires  d'extrême-droite, tous prêts à en découdre avec les «rouges», avec les «bolcheviks...... Et,  dans le même temps, entre au gouvernement un homme résolu à frapper fort: Gustav Noske, permanent du parti social-démocrate.

Au début janvier, le gouvernement Ebert, organise une provocation: il révoque le préfet de police révolutionnaire de Berlin, Eichhorn. Un comité révolutionnaire provisoire se constitue alors à Berlin, rassemblant entre autres des spartakistes et des délégués révolutionnaires. A l'instigation de Liebknecht, ce comité décide de renverser le gouvernement Ebert, et il se lance dans l'insurrection. Noske fait appel aux corps francs; du 6 au 12 janvier, ils écrasent les insurgés. Le 15, la troupe arrête Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht; sur ordre des officiers, ils sont tous deux abattus. Ainsi s'achève la première des deux grandes vagues de la révolution allemande.

En 1923, le Parti communiste allemand, sensiblement plus fort et plus influent parmi les masses, sera confronté à une situation plus favorable à la victoire de la révolution prolétarienne. Il laissera pourtant passer l'occasion. Parmi les raisons de cet échec il y a l'absence, à ce moment, de leaders de l'envergure de Luxembourg et Liebknecht.

Avec la fin de la révolution allemande se clôturera la montée révolutionnaire européenne de l'après Première Guerre Mondiale. La Russie révolutionnaire se retrouvera totalement isolée. Et le découragement, la perspective de devoir ébaucher seuls la construction du socialisme dans un pays arriéré et saigné par la guerre civile, allaient constituer un des puissants ferments de la bureaucratisation de l'URSS, de la victoire de Staline sur tous les opposants.

La Gauche n°3, 7 février 1989

(*)  II y avait bien sûr eu l'abandon de l'internationalisme en août 1914: les partis socialistes allemand, français, britannique et belge avaient voté les crédits de guerre; ils avaient donc capitulé chacun devant leur bourgeoisie, au moment où commençait la guerre impérialiste; mais ils n'avaient pas encore eu l'occasion de saboter la révolution.

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