Allemagne : Octobre 1923. Un tournant dans l’histoire
Par Pierre Frank le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Un demi-siècle s'est écoulé depuis ces journées d'Octobre 1923 au cours desquelles s'est produit un formidable tournant historique. Les événements eux-mêmes à l'époque n'ont pas paru extrêmement spectaculaires. En Allemagne, le parti communiste qui avait quelques semaines auparavant caractérisé la situation comme révolutionnaire et mettait à l'ordre du jour la lutte pour la conquête du pouvoir, se dérobait au combat. En Union Soviétique, Léon Trotsky se séparait ouvertement de la majorité du Bureau Politique après avoir mené la lutte seulement au sein de celui-ci, lutte qu'il avait commencée aux côtés de Lénine du vivant de celui-ci et qu'il avait poursuivie seul lorsque la maladie écarta Lénine de la vie politique.

Les événements d'Allemagne et d'Union Soviétique avaient entre eux le lien objectif que le recul des années n'a fait que rendre plus évident : la vague révolutionnaire qui déferla en Europe à partir de 1917 et à la fin de la première guerre mondiale, après quelques avatars, finissait par échouer hors de l'Union Soviétique, laissant le premier Etat ouvrier isolé. La perspective de la révolution socialiste en Allemagne était écartée pour des années; en Union Soviétique, les couches bureaucratiques commençaient à prendre le dessus et leur victoire allait entraîner des défaites de la révolution qui prolongèrent considérablement le recul du mouvement ouvrier international.

Parmi les conséquences les plus importantes de ces événements, la création d'une direction révolutionnaire internationale - l'Internationale communiste - et de ses sections allait en être profondément affectée. A l'étude des causes de ces deux événements, on constate que c'est essentiellement la faiblesse de la direction révolutionnaire allemande et internationale à l'époque qui a provoqué ce tournant de la situation. Les cinquante années écoulées ne font pas de ces événements des faits historiques lointains ; ils pèsent encore aujourd'hui, notamment sur la marche de l'Europe vers le socialisme, par le poids du stalinisme dans le mouvement ouvrier. Il faut donc se pencher sur eux, pas à titre de souvenirs historiques, mais aussi et surtout comme des éléments toujours actuels de nos luttes.

Le tournant historique constitué par ces événements a-t-il été compris entièrement un demi-siècle après ? A lire ce qui a été écrit à ce sujet, on s'aperçoit qu'ils sont encore mal perçus quant a leur signification historique profonde. Le tournant de la situation en Union Soviétique, sauf pour ceux qui continuent à se nourrir chez les staliniens, est reconnu, en ce sens qu'il est admis qu'avec la formation de l'Opposition de gauche à Moscou autour de Trotsky commençaient la résistance à la montée bureaucratique et la grande crise qui s'achèvera par la destruction du parti bolchevik, animateur et dirigeant de la révolution d'octobre Mais, du fait qu'il existe toujours une organisation qui s'appelle Parti Communiste de l'Union Soviétique, beaucoup voient en elle la continuation du parti de Lénine. L'autre aspect de la question, à savoir qu'avec ce tournant débute la lutte pour continuer l'œuvre d'Octobre, pour continuer l'Internationale communiste, ce processus se poursuit encore, cet aspect est peut-être moins compris. D'où tant de tentatives à diverses échelles qui récusent l'acquis de l'Internationale communiste et refusent de se lier à ce qui fut commencé en 1923 par Trotsky, à ce combat que mène à présent la IVe Internationale.

Pour les événements d'octobre 1923 en Allemagne, l'incompréhension est encore plus grande. Pourtant, les faits sont largement connus et les historiens ne trouveront probablement plus grand chose de nouveau et d'inattendu. Mais l'interprétation de ce qui se produisit donne lieu à controverse et, avec elle l'appréciation de tous les événements qui suivirent la première guerre mondiale, c'est à dire d'une phase extrêmement importante de la révolution socialiste mondiale. L'incompréhension de cette période trouve son prolongement dans une incompréhension du présent.

LA REVOLUTION ALLEMANDE APRES LA PREMIERE GUERRE MONDIALE

La plupart des historiens reconnaissent que, surgissant violemment pendant la première guerre en 1917 dans la Russie tsariste, la vague révolutionnaire, après avoir rompu le capitalisme à son chaînon le plus faible, déferla à partir de 1918 en Europe centrale, notamment en Allemagne. Les développements révolutionnaires dans les pays coloniaux et semi-coloniaux à l'époque, sans être négligeables, étaient encore très limités, surtout par comparaison avec ceux qui suivirent la deuxième guerre mondiale.

L'épicentre de la révolution socialiste mondiale était à cette époque en Allemagne. La question allemande fut au centre des débats de tous les congrès de l'Internationale communiste jusqu'au 5e inclus (1924). Chaque congrès de l'Internationale accompagne d'une certaine manière une étape de la révolution allemande. Le premier congrès suit le soulèvement de Spartakus et l'assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Le 2e aide la naissance d'un parti communiste allemand de masse par l'adhésion d'une fraction majoritaire des Indépendants (USPD). Le 3e congrès, largement consacré à «l'action de mars» (1921), condamne une tactique ultra-gauchiste produite par l'impatience d'une tendance dans l'Internationale communiste et inaugure la tactique du front unique. Le 4e congrès reprend cette tactique du front unique et la prolonge en traitant de la question du gouvernement ouvrier ou ouvrier et paysan. Jusque là, les congrès de l'Internationale communiste où Lénine et Trotsky occupent la première place, étaient le lieu de débats clairs et ardents pour définir des orientations précises. Les progrès dans la pensée de l'Internationale communiste d'un congrès à l'autre sont visibles ; les erreurs, parfois à grand peine, sont rectifiées.

Surviennent les événements d'octobre 1923 en Allemagne et en Union soviétique, et les choses changent. Un débat s'ouvre dans le parti communiste allemand à la fin de l'année et aussi dans toute l'Internationale qui atteindra son point culminant au 5e congrès de l'Internationale communiste (mai 1924). La lecture du procès-verbal de ce congrès atteste qu'il existe une grande confusion, que l'analyse des événements reste superficielle, que l'orientation est peu claire. Pis encore, ces débats sont menés en vue de trouver des boucs-émissaires et déterminés par des considérations sous-jacentes qui ne sont pas exprimées. Peu de temps après le 5e congrès, il devenait évident pour les dirigeants de l'Union soviétique et de l'Internationale communiste que, sur la situation allemande et mondiale le congrès s'était trompé. Une orientation droitière fut dès lors appliquée qui n'avait rien de commun avec celle, ultra-gauchiste, du 5e congrès. Mais aucune auto-critique ne fut faite et le débat sur l'Allemagne ne fut plus jamais repris. Lorsque se réunit le 6e congrès, quatre ans plus tard, celui-ci ignora totalement ce qui avait été dit et décidé au précédent congrès. Octobre 23 en Allemagne depuis lors fut l'objet d'interprétations diverses formulées dans des livres et des brochures d'opposants, d'exclus, etc., mais plus jamais ne fut mis à l'ordre du jour dans l'Internationale communiste.

L'ESCAMOTAGE AU 5e CONGRES

Au 5e congrès, c'est Zinoviev qui donne le ton. Il est alors apparemment à la tête de la Troïka (Zinoviev-Kamenev-Staline) qui vient de porter le premier grand coup à Trotsky et a l'Opposition de Moscou en janvier 1924. Il présente au congrès un tableau des événements d'Allemagne qui escamote leur gravité. Il y avait une situation révolutionnaire, déclare-t-il dans son long rapport au congrès, pendant laquelle la direction allemande a failli à son devoir. Il attaque longuement Brandler, dirigeant du PC allemand, et Radek, chargé dans l'Internationale communiste de suivre l'Allemagne. Mais, ajoute-t-il de façon très démagogique, le parti communiste allemand a ensuite fortement réagi et changé sa direction. Une nouvelle direction est en place et, la situation en Allemagne restant grosse de crises révolutionnaires, Zinoviev estime qu'Octobre 23 ne sera dans l'histoire qu'un simple épisode. Quand il termine son rapport sur l'activité du Comité exécutif de l'IC, Zinoviev déclare tout simplement qu'avec son intervention la question allemande est pratiquement épuisée et qu'on peut passer a l'ordre du jour :

« Nous avons un point particulier à l'ordre du jour : la question allemande. Personnellement, je suis maintenant d'avis que nous pouvons tranquillement retirer ce point de l'ordre du jour parce que la question a déjà été clarifiée dans ses principaux traits. L'an dernier, on a surtout parlé et écrit sur le parti allemand. Je ne vois cependant pas une question allemande particulière devant moi. La situation en Allemagne est difficile. La perspective politique générale reste inchangée. La situation est grosse de révolution ».

Mais l'Internationale communiste et ses sections, bien qu'étant déjà contaminées par la bureaucratisation, n'en étaient pas encore à l'époque du stalinisme dominant, omnipotent, et il y eut tout de même une discussion. Nous laissons de côté des interventions comme celle de Ruth Fischer, au nom de la nouvelle direction allemande, et d'autres qui ne visaient pas à analyser ce qui s'était produit mais à accabler Brandler et sa tendance. Par contre, quelques interventions, dont celles où Radek, Brandler et, entre autres, Clara Zetkin exprimèrent un autre point de vue, apportèrent des explications face à la démagogie débridée de Zinoviev et de ceux qui le soutenaient à ce moment avec le même empressement que beaucoup d'entre eux allaient montrer deux ans plus tard pour le vilipender. Mais ces critiques étaient limitées et ne posaient pas la question dans toute son ampleur.

Brandler et Radek, à ce congrès, ne nient pas qu’il y avait une situation révolutionnaire. Ils plaident coupables mais donnent pour circonstance atténuante qu'ils ont compris trop tard la situation et que le parti alors n'avait plus assez de temps pour se préparer à la lutte pour le pouvoir ; « En quoi consiste la leçon profonde de l'affaire de Saxe, la leçon que nous devons comprendre pour ne pas avoir à aller au-devant de nouvelles défaites ? La leçon est la suivante : d'abord, qu'on ne peut sauter de sa place sans prendre d'élan, qu'on ne peut pas sans des actions préalables qui demandent un temps plus long et qui préparent les masses d'un seul coup lutter pour le pouvoir sur la base d'une décision du parti. La cause de notre défaite n'est pas dans la décision du 21 octobre ; elle remonte à beaucoup plus tôt lorsque nous n'avions pas reconnu - et c'est également ma faute, je ne l'ai aussi pas reconnu à temps - que nous nous engagions dans une lutte décisive. Et comme nous n'avions pas mobilisé le parti de toutes nos forces, nous étions venus à une situation dans laquelle nous ne pouvions sauter faute d'élan». (Radek, compte-rendu, édition allemande, p.178)

«Historiquement, quelle fut notre faute? La tâche consistait en ceci que nous qui dans la période générale n'avons pas réussi une seule fois à organiser la défense, ne pouvions pas suffisamment lutter de façon défensive, nous avons dû en deux mois et demi passer à l'offensive ». (Brandler, p.234)

II est vrai que le caractère de la situation en Allemagne en 1923 ne fut compris, par la direction du PC allemand et par Radek, que tardivement, vers la fin de juillet. Mais ce fait est loin d'être la raison profonde de ce qui se passa trois mois plus tard en octobre 23. C'est certainement parce qu'il en était conscient que Brandler, ultérieurement, s'efforça de dénier l'existence en Allemagne d'une situation révolutionnaire. D'autres prétendirent, entre autres, que dans les mois les plus décisifs on n'avait pas rencontré parmi les masses la combativité qu'elles avaient eue en 1918 à la fin de la guerre. Nous reviendrons plus loin sur ces questions.

Au fur et à mesure que l'on s'éloignait de 1923, les interprétations évoluèrent, tout d'abord de la part de militants communistes allemands. Ces interprétations s'accentuèrent à l'approche et après la victoire du nazisme. Ainsi, à titre d'exemple, citons celle de A. Rosenberg qui était en 23 dans la « gauche » du PCA :

« Bien qu'en 1923, à la suite de l'occupation de la Ruhr et de l'inflation, la décadence politique et économique de la bourgeoisie allemande se précipitât, le Comité Central du parti communiste allemand se refusa à faire de la propagande en faveur de la dictature du prolétariat et de la révolution sociale. On s'en tint au front unique et au gouvernement ouvrier ». (A.Rosenberg, Histoire du Bolchévisme, écrit en 1932, p.265-266, Ed.Grasset)

« Succédant à l'avènement de Mussolini au pouvoir en Italie, les événements d'octobre 1923 en Allemagne furent la deuxième défaite et cette fois décisive de l'Internationale communiste. Le plus déprimant, ce n'était pas le fait lui-même qu'une révolution ouvrière eût échoué en Allemagne. On peut différer d'opinion quant à la possibilité d'une telle révolution en Allemagne en 1923 et à la manière dont elle aurait dû être menée. Le plus désolant, c'était la preuve que la tactique et la stratégie communistes avaient donnée de leur insuffisance et de leur impuissance complètes ». (p.267-268)

Ce « gauchiste » oubliant ce qu'il avait défendu en 1923-24, critique la direction allemande pour n'avoir pas fait de la « propagande » pour la dictature du prolétariat et pour avoir cherché à réaliser le front unique ouvrier ; il ne trouve rien de « déprimant » à ce que la révolution socialiste ait échoué en Allemagne ; après tout, pense-t-il, on peut différer d'opinion sur ce qu'étaient la situation et ses possibilités et sur ce que le Parti aurait dû faire !

Un autre exemple de réinterprétation de l'histoire de cette époque nous est donné dans un livre de souvenirs, « Spartakus », paru en Allemagne il y a deux ou trois ans, qui n'a d'ailleurs d'autre prétention que de rappeler des souvenirs personnels, non celle d'écrire l'histoire. L'auteur, Retziaw, ancien membre du Spartakusbund, ancien fonctionnaire du PC allemand pendant de longues années, ne voit dans ce qui se passe en Allemagne au cours et après la première guerre mondiale qu'une suite d'événements inévitables, allant de l'assassinat de Karl et de Rosa.

Les historiens également n'ont pas donné aux événements de 23 en Allemagne toute leur signification. Ainsi, Isaac Deutscher, dans sa biographie de Trotsky, n'accorde que peu d'importance à L'Internationale communiste après Lénine où Trotsky donne une place importante à Octobre 1923 en Allemagne et passe rapidement sur ces événements, ne leur consacrant que quelques pages. Deutscher partageait un point de vue assez voisin de celui que Radek et Brandler défendirent quelques années après les événements ; il s'est gardé de discuter les positions de Trotsky sur cette question, probablement parce qu'il ne se sentait pas en terrain très solide. E.H. Carr traite la question de façon beaucoup plus ample, dans son histoire de l'Union soviétique se trouve tout un chapitre de 42 pages intitulé « le fiasco allemand ». Mais Carr, dont les recherches ont pour sujet essentiel la construction et la politique de l'Etat créé par la révolution d'Octobre- non la marche de la révolution socialiste internationale - ne discute pas la question de savoir s'il y avait ou non une situation révolutionnaire en Allemagne en 1923. Il fournit des documents, des informations au plus haut point intéressants, qui témoignent de l'irrésolution, des indécisions qui existaient dans les sommets du PC allemand, de l'Internationale communiste et de l'Etat soviétique. Sur la marche de la révolution allemande après la première guerre mondiale, P. Broué a publié voici quelques mois un livre important « Révolution en Allemagne 1917-1923 » (1). Il donne pour la première fois au public de langue française une information d'une très grande richesse, dépassant de loin le livre de Flechtheim sur le même sujet. La lecture du livre de Broué s'impose à tout militant révolutionnaire.

Malheureusement, Broué, lui aussi, esquive la question essentielle : y avait-il une situation révolutionnaire en Allemagne en 1923 et pourquoi, dans l'affirmative, a-t-elle abouti à un fiasco ? On trouve dans son livre beaucoup d'éléments qui permettent de répondre à cette question, mais l'auteur, qui s'engage dans des questions ne manquant pas d'intérêt, ne saisit toutefois pas à bras le corps cette question essentielle. Il étudie soigneusement par exemple ce qu'étaient le parti communiste allemand, ses militants, les composantes de ce parti, et c'est avec émotion que j'ai retrouvé notamment en illustration dans son livre nombre d'anciens compagnons de lutte de la fin des années 20 et des années 30. A propos des hommes qui ont dirigé le PCA après la mort de Karl et de Rosa, Broué fait des éloges littéralement stupéfiants de Paul Lévi alors que son passage à la social-démocratie après 1923 a révélé l'entièreté de son évolution et de ses caractéristiques politiques. Qu'il ait été intellectuellement supérieur aux dirigeants communistes qui prirent sa succession ne peut en rien estomper le fait qu'il s'est avéré ne pas être un révolutionnaire. Sa désertion de 1921 prit prétexte de l'action aventureuse de mars, elle était en fait la manifestation des premières dérobades qui se produisirent dans le mouvement communiste dès que les difficultés commencèrent à se dessiner après l'enthousiasme de 1919 et 1920.

A ce titre, Paul Lévi ne fut qu'un précurseur de bien d'autres que la vague révolutionnaire d'après guerre avait amenés à l'IC et que le reflux ramena dans le giron du réformisme. Broué termine sur le front unique qu'il n'est pas loin de présenter comme l'essence de la politique révolutionnaire ; mais le front unique n'est qu'une tactique que doit employer le parti révolutionnaire, une tactique que le PCA eut de grosses difficultés à appliquer. C'est une tactique qui se réalise ou non - cela ne dépend pas seulement du parti révolutionnaire - mais le front unique ne peut en soi résoudre le problème essentiel qui se posait en 1923 et qui se posera pour tout parti révolutionnaire de masse dans une période révolutionnaire, à savoir la conquête du pouvoir : celle-ci peut s'effectuer selon les cas dans le sillage ou dans le dépassement du front unique.

Y AVAIT-IL UNE SITUATION REVOLUTIONNAIRE EN Allemagne EN 1923 ?

C'est la question des questions. En l'absence d'une situation révolutionnaire, la reculade d'octobre 23 à Chemnitz, le « fiasco allemand » n'aurait eu qu'une importance relative. En présence d'une situation révolutionnaire, une telle reculade fut fatale. Or, on peut dire que toutes les données de l'année 1923 (on en trouve de très nombreuses dans le livre de Broué et nous n'en mentionnons que quelques unes) conduisent à répondre affirmativement à la question.

Les effectifs du PCA et des Jeunesses communistes augmentent considérablement (en un an de 30.000 à 70.000 pour la jeunesse communiste). Les tirages des journaux communistes (il existe plusieurs quotidiens à travers le pays) augmentent également de façon très importante : à Berlin, la « Rote Fahn » dépasse le tirage du quotidien social-démocrate « Vorwärts ». Les manifestations de plus en plus nombreuses, les luttes d'importance variable sont essentiellement dirigées par des membres du PCA. Au 5e congrès de l'Internationale communiste, Brandler dans une partie de son intervention où il met en garde contre la sous-estimation de la défaite et contre la ligne aventuriste qui va en découler, souligne ce fait :

« ... tous les ouvriers qui luttèrent en 1923 ne luttèrent pas sous la direction des amsterdamiens (2) et des sociaux-démocrates, mais sous la direction du parti communiste, tandis que maintenant, avec un pourcentage plus grand de grèves économiques et plus de participants qu'en 1923, ce n'est pas le cas pour toute l'année depuis le début de janvier jusqu'à la fin d'avril ». (Compte-rendu p.227)

Un des témoignages les plus symptômatiques de la progression de l'influence communiste est donné par son expression dans le mouvement syndical. On sait combien celui-ci, surtout en Allemagne, est enfermé dans une machine bureaucratique généralement peu sensible à ce qui se passe dans la classe même. L'appareil syndical est quasi inamovible. Cet appareil joua un rôle funeste dans la révolution de 1918. Or, pour la première fois en 1923, le parti communiste parvient à l'ébranler. Le succès peut-être le plus éclatant est obtenu dans le puissant syndicat des métaux où, en juillet de cette année, le PC obtient dans les centres industriels la moitié des voix et un tiers des mandats pour le congrès de ce syndicat. Et ce n'est pas un exemple isolé. La progression est encore plus marquée dans les conseils d'usine (Betriebsräte). La poussée révolutionnaire de la classe est incontestable.

S'il est vrai que l'ensemble du PC se soit mis en mouvement avec lenteur, parfois avec une conviction insuffisante, la cause essentielle est à rechercher dans la direction qui n'a pas été à la hauteur de ses responsabilités. C'est dans le discours de Clara Zetkin au 5e congrès, dans un discours où elle prend la défense de la direction Brandler contre ceux qui veulent en faire un bouc-émissaire et où elle cherche à faire prévaloir une orientation de droite contre l'ultra-gauchisme du moment, qu'elle dresse un réquisitoire impressionnant contre la direction :

« La situation en Allemagne qui avait connu une crise par les effets de l'occupation de la Ruhr était objectivement sans aucun doute extraordinairement révolutionnaire. Plus encore, la situation objectivement révolutionnaire commença, si ce n'était pas encore consciemment, mais seulement instinctivement, clair, déjà à se transformer en une situation subjectivement révolutionnaire. En avril, mai, juin, juillet, nous voyons ces phénomènes : partout des mouvements de salaires, partout des démonstrations contre la famine, des pillages de boutique, des réquisitions de produits alimentaires dans les campagnes par les ouvriers des villes, etc. Indiscutablement, la situation était révolutionnaire. Des centaines de petites sources chaudes sortaient du terrain ébranlé par des forces volcaniques ».

« Qu'auraient dû être les tâches du parti, de haut en bas, de droite à gauche ? Rassembler toutes ces eaux en un seul courant puissant, montrer à ce courant son lit, sa direction, à savoir la lutte pour la conquête du pouvoir. Cela n'eut pas lieu. J'exprime ouvertement mon opinion que, bien que tous les éléments du parti soient partiellement coupables, la plus grande partie de la faute est à attribuer à la direction. Précisément parce qu'elle était la direction, parce qu'elle doit aller de l'avant pour montrer le chemin et qu'elle ne doit pas se laisser pousser de l'avant par les masses du parti ».

« Le parti n'a pas compris comment transmettre aux larges masses la conscience des rapports entre leurs souffrances cuisantes et la conquête du pouvoir. Il n'a pas compris autre chose : savoir créer des bastions solides, fortement organisés pour des actions de masse. Il n'a pas concentré suffisamment les conseils d'entreprise et avant tout ne les a pas assez politisés. Il n'a pas fait de ceux-ci des organes qui, à la place des conseils ouvriers politiques, pouvaient d'abord devenir des centres de rassemblement, ensuite des organes des masses agissantes devenues actives. Il a omis une troisième chose : diriger la volonté des masses vers la guerre civile; il avait créé des organismes unitaires politiques, armés pour la lutte sous forme de centuries. Mais celles-ci n'étaient que des organisations de parade. Elles n'étaient pas liées à la lutte des ouvriers ». (Clara Zetkin, Compte-rendu du 5e Congrès, p.323-324)

Ceux qui comparent la combativité des masses en 1923 à celle de 1918-1919 restent à la surface des choses. Fn 1918, le soulèvement suscité par les souffrances qu'engendra la guerre fut suffisant pour entraîner l'écroulement de la monarchie des Hohenzollern, mais il laissa intact l'ordre bourgeois. En 1923 se posait le problème de la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans un pays où le capitalisme avait encore des forces très grandes. La « spontanéité » ou pour parler plus correctement le mouvement propre des masses, produit à la fois de l'histoire et des conditions objectives mêmes, si profond et puissant qu'il soit, ne pouvait suffire à accomplir cette tâche par lui-même ; il lui fallait disposer d'une direction ayant la capacité de prendre appui sur ce mouvement montant des masses, de tracer la route à suivre, les objectifs à atteindre aux divers stades de la lutte, d'élever ainsi celle-ci jusqu'au combat pour le pouvoir.

On ne peut attendre des ouvriers qu'ils parviennent par eux-mêmes, sans une organisation, à définir l'action à mener quotidiennement, plus particulièrement dans des moments de crise, quand de nouvelles initiatives sont exigées par une situation qui change de jour en jour, parfois d'heure en heure. La « spontanéité » ne peut qu'amener le mouvement des masses à se dissiper en l'absence d'objectifs précis. En ce qui concerne le « manque de combativité » que certains observateurs de l'époque déclarent avoir constaté dans les journées cruciales d'octobre 1923, dans la mesure où ce phénomène existait, il trouve son origine dans les rapports direction-parti-masses.

Les ouvriers ont besoin d'organisations ; mais, dans le même temps où ils suivent leurs organisations, ils ne sont pas passifs tant dans leur action que dans leur pensée par rapport à celle-ci. Ils sont très sensibles, dans les périodes cruciales, à la capacité des directions de ces organisations, à leur résolution ou leur manque de résolution. Ceci se voit toujours au cours de grèves même partielles ou locales; à plus forte raison en est-il ainsi dans des périodes révolutionnaires. Le manque de combativité des masses allemandes en octobre 1923 était en réalité un reflet parmi celles-ci du manque de résolution de la direction. Elles entrevoyaient plus ou moins confusément que quelque chose n'était pas à la hauteur des événements dans la direction. Il y avait à cette époque-là tous les éléments d'une crise révolutionnaire, il manquait une direction capable de l'exploiter.

« LA CRISE HISTORIQUE DE L'HUMANITE SE REDUIT A LA CRISE DE LA DIRECTION REVOLUTIONNAIRE »

Cette phrase clef du Programme de Transition, Trotsky l'avait écrite en pensant avant tout à la tragédie de la révolution allemande, qui aboutissait à la catastrophe de 1933 puis à la deuxième guerre mondiale. Il n'avait cessé de suivre la marche des événements en Allemagne. Il avait déjà au cours de l'année 1923 tiré le signal d'alarme au sujet des faiblesses de la direction du PC allemand (3) et dès la retraite lamentable d'octobre 1923 il avait mis le doigt sur la plaie dans le Cours Nouveau, en quelques pages qui condensent ce qu'il développera largement par la suite :

« La guerre fit définitivement perdre à la vie politique de l'Allemagne son équilibre « traditionnel ». Dès les premiers jours de son existence officielle, le jeune parti communiste entra dans la période orageuse des crises et des bouleversements. Néanmoins, au cours de son histoire relativement courte, on observe le rôle non seulement créateur mais aussi conservateur de la tradition qui, à chaque étape, à chaque tournant, se heurte aux besoins objectifs du courant et à la conscience critique du parti.

Dans la première période déjà, l'existence du communisme allemand, la lutte directe pour le pouvoir devint sa tradition héroïque. Les terribles événements de mars 1921 révélèrent que le parti n'avait pas encore suffisamment de forces pour atteindre son but. Il fallut faire volte-face vers la lutte pour les masses avant de recommencer la lutte directe pour le pouvoir.

Cette volte-face s'accomplit difficilement car elle allait à rencontre de la tradition nouvelle. Dans le parti russe, actuellement, on rappelle toutes les divergences de vues, même insignifiantes qui ont surgi dans le parti ou dans son comité central dans les dernières années. Peut-être conviendrait-il aussi de se rappeler le dissentiment capital qui se manifesta au 3e congrès de l'Internationale communiste. Maintenant, il est évident que le revirement obtenu alors sous la direction de Lénine, malgré la résistance acharnée d'une partie considérable, au début de la majorité du congrès, sauva littéralement l'Internationale de l'écrasement et de la désagrégation dont elle était menacée dans la voie du « gauchisme » automatique, a-critique qui, en un court espace de temps, était déjà devenu une tradition figée.

Après le 3e congrès, le parti communiste allemand effectue, assez douloureusement, le revirement nécessaire. Alors commence la période de lutte pour les masses sous le mot d'ordre du front unique, avec de longues négociations et autres procédés pédagogiques. Cette tactique dure plus de deux ans et donne d'excellents résultats. Mais en même temps, ces nouveaux procédés de propagande, prolongés, se transforment en... une nouvelle tradition semi-automatique dont le rôle a été très important dans les événements du second semestre 1923.

Dès maintenant, il est incontestable que la période qui va de mai (commencement de la Résistance dans la Ruhr) ou de juillet (effondrement de cette résistance) jusqu'à novembre, moment où le général Seeckt prend le pouvoir, est dans la vie de l'Allemagne une phase nettement accusée de crise sans précédent. La résistance que l'Allemagne républicaine à demi-étouffée d'Ebert-Cuno avait tenté d'opposer au militarisme français s'est écroulée, entraînant avec elle le piteux équilibre politique et social du pays. La catastrophe de la Ruhr a, jusqu'à un certain point, joué pour l'Allemagne « démocratique » le même rôle que 5 ans auparavant la défaite des troupes allemandes pour le régime des Hohenzollern.

Dépréciation incroyable du mark, chaos économique, effervescence et incertitude générales, désagrégation de la social-démocratie, afflux puissant des ouvriers dans les rangs communistes, attente unanime d'un coup d'Etat... Si le parti communiste avait modifié brutalement l'allure de son travail et avait profité des 5 ou 6 mois que lui accordait l'histoire pour une préparation directe, politique, organique, technique à la prise du pouvoir, le déroulement des événements aurait pu être tout autre que celui auquel nous avons assisté en novembre.

Mais le parti allemand était entré dans la nouvelle courte période de cette crise, peut-être sans précédent de l'histoire mondiale, avec les procédés de la période biennale précédente de propagande pour l'établissement de son influence sur les masses. Il fallait alors une nouvelle orientation, un nouveau ton, une nouvelle façon d'aborder la masse, une nouvelle interprétation et application du front unique, de nouvelles méthodes d'organisation et de préparation technique, en un mot un brusque revirement tactique.

Le prolétariat devait voir à l'œuvre un parti révolutionnaire marchant directement à la conquête du pouvoir. Mais le parti allemand continuait en somme sa politique de propagande, bien que sur une échelle plus large. Ce n'est qu'en octobre qu'il prend une nouvelle orientation. Mais il lui reste alors trop peu de temps pour développer son élan. Il donne à sa préparation une allure fiévreuse, la masse ne peut le suivre, le manque d'assurance du parti se communique au prolétariat et, au moment décisif, le parti recule sans coup férir.

Si le parti a cédé sans résistance des positions exceptionnelles, la raison principale est qu'il n'a pas su, au début de la nouvelle phase (mai-juillet 1923) s'affranchir de l'automatisme de sa politique antérieure, établie comme pour des années, et poser carrément dans l'agitation, l'action, l'organisation, la technique, le problème de la prise du pouvoir.

Le temps est un élément important de la politique, particulièrement à une époque révolutionnaire. Il faut parfois des années et des dizaines d'années pour rattraper des mois perdus ».

Quelques mois plus tard, avant que s'ouvre le 5e congrès de l'IC où il n'interviendra pas- il ne veut pas que le « trotskysme » condamné pour la première fois au début de l'année y soit utilisé pour ajouter à la confusion des débats- il reprend la question des événements d'octobre 1923 dans une introduction à l'ouvrage Les cinq premières années de l'Internationale communiste, où il rassemble tous ses écrits relatifs à son activité pour celle-ci. Vers la fin de 1924, il souligne l'importance du rôle de la direction révolutionnaire dans un livre : « Les leçons d'Octobre », qui servit d'ailleurs de prétexte à un rebondissement de la lutte contre le trotskysme. Enfin, il traite la question de manière très détaillée dans sa lettre au 6e congrès de l'IC, faisant une critique approfondie des carences et des erreurs du 5e congrès sur cette question et reformulant une fois encore la signification du tournant objectif constitué par l'échec de la révolution allemande d'après la guerre de 1914-1918.

Il n'est évidemment pas question de donner ici en quelques lignes les enseignements développés dans ces divers ouvrages, qu'il s'agisse entre autres de la compréhension de la marche de la révolution, plus particulièrement en Europe, par périodes de flux et de reflux, chacune de ces périodes passant par diverses phases, du rôle exceptionnel de la direction dans les moments de crise révolutionnaire où tout se décide dans un laps de temps extrêmement court, des mots d'ordre et des formes d'organisation dans les périodes de flux pour porter la montée des masses vers les plus hauts niveaux, des nécessités d'incrustation dans les organisations traditionnelles pour maintenir le maximum de cohésion dans les périodes de reflux. Tous ces enseignements sont d'autant plus précieux à présent où la poussée des masses dans l'Europe capitaliste, bien que ne recevant pas le stimulant que fut la révolution d'Octobre dans les années 1918-1923, s'avère être d'une ampleur et d'une profondeur incomparablement plus grandes que celle qui se produisit un demi-siècle auparavant.

Mais tous les enseignements du marxisme ne peuvent vraiment exister s'ils ne sont incarnés dans une organisation révolutionnaire. La création de la 3ème Internationale avait pour but de réaliser le projet des dirigeants bolcheviks de remodeler le mouvement ouvrier international qui avait failli en août 1914 et de créer une organisation apte à remplir les tâches exigées par la nouvelle époque : la lutte révolutionnaire pour le pouvoir.

La 2ème Internationale avant 1914 comportait plusieurs directions nationales de parti disposant d'hommes de valeur, mais ceux-ci n'avaient jamais été testés par des luttes véritablement révolutionnaires sauf en 1905 en Russie. La gauche de la 2ème Internationale n'avait pas une unité théorique ou politique, bien qu'elle se soit rassemblée contre le révisionnisme montant. Dans cette gauche, seule Rosa s'était séparée avant 1914 de la direction de la social-démocratie allemande. Encore moins cette gauche avait-elle — en dehors d'une discussion sur la grève générale— approfondi les problèmes de la lutte pour le pouvoir et pas du tout (à l'exception de Lénine) le problème de la direction révolutionnaire.

La tâche de la 3ème Internationale n'était pas simple, notamment du fait que les dirigeants des partis communistes, à l'origine, étaient soit des hommes qui avaient été formés dans les anciens partis sociaux-démocrates où ils avaient acquis des habitudes d'une époque révolue, soit des militants provenant de courants de type syndicalistes, expérimentés dans les luttes ouvrières revendicatives mais sans formation théorique et politique, soit des jeunes totalement dépourvus d'expérience et de formation théorique. D'une façon générale, il apparaît rétrospectivement que les cinq années qui s'écoulèrent de 1919 à 1924, avant qu'ait commencé le phénomène de recul et de dégénérescence de la révolution, furent un temps trop court pour que le travail de l'Internationale communiste ait donné des résultats très solides sur le plan des directions.

Cela s'aperçut rapidement dès que des défaillances se manifestèrent dans la direction soviétique elle-même. On n'a peut-être pas assez souligné que la première intervention de Staline— dans la coulisse— sur la direction de l'Internationale communiste se fit précisément pendant l'été 1923 dans une lettre à Zinoviev et Boukharine allant dans le sens qui produisit le « fiasco allemand » : « Si aujourd'hui, en Allemagne, le pouvoir, pour ainsi dire, tombait et que les communistes s'en saisissaient, ils échoueraient avec perte et fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Et dans le pire, on les mettrait en pièces et on les rejetterait en arrière... Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler ». (7 août 1923)

II n'est pas douteux qu'en 1923 les transformations sociales qui s'étaient produites en Union Soviétique après la fin de la guerre civile et au cours des premières années de la NEP (affaiblissement du prolétariat, amélioration du sort de la paysannerie moyenne et riche, montée de la bureaucratie soviétique) avaient déjà eu des conséquences néfastes au sein du parti bolchevik lui-même, en dépit des épurations auxquelles il avait été préalablement soumis. Un appareil du parti s'était formé avec des intérêts particuliers. Il était encore bien fragile. Si la direction du parti bolchevik avait alors compris l'ampleur du danger bureaucratique, si elle ne s'était pas divisée, si elle avait compris l'impact des phénomènes de dégénérescence bureaucratique sur le parti lui-même, la bureaucratie n'aurait pas eu le champ libre qu'elle trouva dès que fut porté le premier coup au « trotskysme » dans les cadres dirigeants du parti lui-même.

La retraite sans combat en Allemagne en 1923, au moment où les meilleurs éléments du parti bolchevik venaient d'être une fois de plus mobilisés pour aider la révolution allemande, c'est à dire pour étendre la révolution mondiale, entraîna un découragement considérable dans l'avant-garde et dans la classe ouvrière soviétique (4), contribuant ainsi au renforcement de la bureaucratie qui allait formuler, quelques mois plus tard, sous la plume de Staline, son aspiration au «socialisme dans un seul pays». La retraite également sans combat 10 ans plus tard, devant la montée au pouvoir de Hitler— également dictée par la myopie bureaucratique de Staline et la dégénérescence du PCA- allait engendrer une démoralisation et des découragements encore plus grands. Avec octobre 1923 se produisit le tournant qui inaugura un long chapitre de recul profond et de confusion sans précédent dans le mouvement ouvrier international après qu'Octobre 1917 ait ouvert tant d'espérances.

Aux effets pernicieux subsistants de l'opportunisme social-démocrate s'ajoutaient ceux du phénomène stalinien encore plus déroutant, plus particulièrement pour tous ceux qui voyaient encore pendant bien des années dans l'Union soviétique un pôle révolutionnaire. Longtemps après qu'eut pris fin le recul de la révolution mondiale, la confusion semée par le stalinisme est loin d'être dissipée. Certes, depuis quelques années, on ne trouve plus seulement quelques groupes extrêmement faibles s'opposant aux politiques réformistes des partis socialistes et des partis staliniens, mais des dizaines et même des centaines de milliers d'hommes et de femmes, essentiellement des jeunes, qui ont rejeté le carcan des vieilles directions et qui cherchent à travers de multiples expériences la politique révolutionnaire susceptible de mener au renversement du système capitaliste. Mais même ces derniers ne sont pas totalement débarrassés des miasmes du stalinisme.

Octobre 1923 ne fut pas seulement le début d'une longue période de défaites et de réaction au sein du mouvement ouvrier. En même temps que la situation objective commençait à se détériorer à un degré insoupçonnable, Trotsky commençait, lui, à rassembler une organisation qui, si faible numériquement et si violemment persécutée qu'elle ait été, a réussi à maintenir et à enrichir le marxisme révolutionnaire face à de gigantesques événements qui posèrent des problèmes relatifs à la lutte pour la révolution socialiste comme jamais l'histoire n'en avait posés jusque là. L'héritage théorique et politique de la 3e Internationale fut défendu, conservé, accru face au capitalisme et aussi face aux usurpateurs du drapeau de la révolution d'octobre disposant de l'autorité et des moyens de l'Union soviétique. La montée actuelle des masses, en particulier son extension au vieux continent européen, permet pour la première fois depuis 1923 au mouvement trotskyste de faire pénétrer cet acquis au sein d'avant-gardes relativement larges, de l'utiliser de plus en plus hors du domaine de la propagande pour celui de l'agitation et de l'action, de créer sur cette voie des organisations qui commencent à remplir le rôle de directions révolutionnaires.

Quatrième Internationale, n°14, avril-mai 1974

NOTES

(1) Editions de Minuit, Paris.

(2) Les syndicats réformistes étaient organisés dans la Fédération Syndicale Internationale dont le siège était à Amsterdam, d'où ce nom.

(3) Voir l'Internationale Communiste après Lénine (Editions PUF.tome 1,p.194).

(4) Au 13ème congrès du PC de l'Union Soviétique qui allait prononcer la première condamnation du soi-disant « trotskysme », en mai 1924, Boukharine qui appartient à la majorité du Bureau Politique, reconnaît en ces termes les effets du « fiasco allemand » sur ce parti : « La dépression psychologique (due à la défaite allemande) eut une influence extraordinaire sur la base de notre parti ».

Voir ci-dessus