Idéalisation du passé
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 20 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer
Nous avons vu dans un précédent article que les partisans de la décroissance proposent au Sud, en substance, le programme suivant : "Ni croître, ni décroître, retrouver les identités perdues". Examinons de plus près les implications de ce mot d'ordre...

Les "décroisseurs" partent du constat que le capitalisme a "désenchanté le monde"(1). Cette notion n'est pas étrangère au marxisme. Le Manifeste Communiste résume la question en ces termes : "Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané".  Le problème est que, de là, peuvent découler deux conclusions diamétralement opposées. Le texte de Marx et Engels continue ainsi : "Les hommes enfin sont forcés d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés". Autrement dit : l'espoir passe par l'invention d'une nouvelle société - le socialisme - qui permettra de retrouver des richesses humaines perdues ou perverties par le capitalisme et d'en créer d'autres, sur une base nouvelle : la conscience de l'humanité dans sa globalité. Pour les décroisseurs au contraire, la solution ne réside pas dans l'invention de quelque chose de neuf mais dans le retour au passé.

C'est peu dire que ce passé est systématiquement idéalisé. Notamment du point de vue des relations avec la nature. S. Latouche : "La reproduction durable a régné sur la planète en gros jusqu'au XVIIIe S"(2). C'est faux. Le développement de Rome dans l'Antiquité ne fut possible qu'au prix d'une érosion et d'une désertification irréversible des terres, notamment en Afrique du Nord. Il est fort probable que la civilisation maya se soit effondrée par suite d'une crise écologique qu'elle avait provoquée. Les polders sont le produit du déboisement massif autour de l'an mille. La culture itinérante sur brûlis pourrait être une des causes de la désertification du Sahara(3). Par son productivisme, le capitalisme a évidemment donné à la crise écologique des proportions globales, qualitativement nouvelles. Mais c'est foncer dans une impasse que vouloir combattre ce système au nom d'une "harmonie avec la nature" largement mythique.

L'idéalisation du passé, chez les décroisseurs, ne concerne pas que les relations avec la nature : elle porte aussi sur les relations sociales, les traditions, les croyances, etc. Latouche explique le triomphe de la colonisation par le fait que "le projet occidental" serait "difficile à refuser" : "Comment refuser d'abandonner ses pratiques contraires à l'hygiène, sa façon de produire inefficace et irrationnelle, ses croyances ancestrales ?"(4) A le suivre, ce refus serait pourtant le point de départ de l'alternative. Car "le culte occidental de la vie pour la vie, et son revers profane qu'il n'y a pas d'au-delà et que la mort n'a pas de sens, a pénétré absolument partout et s'incruste de plus en plus profondément". Dans ce contexte idéologique trouble, il n'est pas étonnant que Latouche rende hommage à Nietzsche: "Nietzsche avait très bien perçu la signification de ce phénomène : 'On a renoncé à la grande vie lorsqu'on a renoncé à la guerre'". Exemples de cette "renonciation", selon Latouche : "Même en Amazonie les guerres tribales ont reculé" et "le taux de suicide au Japon tend à se rapprocher de la moyenne mondiale"(5). Faut-il le regretter ?

Relativisme culturel

Le refus du bouleversement capitaliste entraîne chez les décroisseurs le refus de tout progrès et l'éloge d'un immobilisme des cultures traditionnelles (immobilisme qui n'existe que dans leur imagination). En même temps, leur rejet de la culture universelle capitaliste entraîne le refus de toute universalisation des droits. Toutes ces idées interagissent et expliquent une autre caractéristique de ce courant : le relativisme culturel, l'idée que toutes les pratiques culturelles sont à mettre rigoureusement sur le même pied et qu'un "consensus universel" n'est possible que si "chacun est prêt à faire des concessions". A cet égard, Latouche fait fort : "Si je partage pleinement l'horreur qu'inspire l'anthropophagie, écrit-il, (…) la seule attitude rationnelle devrait être de tolérance : si vous n'aimez pas, n'en dégoûtez pas les autres"(6).

Au-delà de ce cas extrême, on voit immédiatement les conséquences de ce schéma de pensée face à des pratiques telles que l'excision des filles. En fait, la lutte des femmes est vraiment le talon d'Achille du plaidoyer des décroisseurs pour le retour aux identités perdues (le "retour du refoulé", selon Latouche). Latouche : "si l'Inde avait conquis le monde, la purification des veuves (qui se jettent sur le bûcher de leur mari) ferait partie des droits de la femme"(7). Défendre cette "tradition" équivaut à soutenir les oppresseurs contre les opprimées ? Latouche ne veut pas le savoir : dans sa vision idéalisée, les sociétés traditionnelles seraient homogènes, sans classes ni groupes, sans conflits(8). Exemple significatif des dérives qui en découlent : le massacre d'un million d'innocents par les Khmers Rouges est décrit benoîtement comme le regrettable dérapage d'une légitime "recherche d'authenticité culturelle" qui a malheureusement dégénéré en un "tragique ethno-suicide"(9). Le succès des décroisseurs dans une partie du mouvement altermondialiste est décidément bien étrange !


(1) Selon l'expression de Max Weber. (2) S. Latouche, "Survivre au développement", p. 65. (3) Polders : "Vive la Terre", P. Westbroek, Seuil. Sahara : Mazoyer et Roudart, "Histoire des agricultures du monde". Pour une vue d'ensemble, lire JB Foster "Vulnerable Planet", Monthly Review Press, 1999. (4) S. Latouche, "L'occidentalisation du monde", p. 89 (5) Ibid, p. 88. (6) Ibid, pp. 168-169. (7) Ibid p. 170. (8) Lire à ce sujet Stéphanie Treillet "Décroissance et anti-développement : quel modèle de société ?", Critique Communiste.  (9) Ibid., p. 109.

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