Folie de l’auto, folie du capital
Par La Gauche le Vendredi, 14 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Karl Marx a visité le salon de l'auto. A sa sortie, il a bien voulu répondre à nos questions.

Vos impressions? 

K.M.: Je souris dans ma barbe. La question automobile constitue une superbe illustration de la validité de mes thèses. D'abord un peu de théorie. Le capitalisme se caractérise par sa démesure, par sa tendance à dépasser toujours ses propres limites - ou plutôt par son incapacité à voir que ces limites existent. Cette démesure n'est pas le produit d'une idéologie. C'est le contraire: l'idéologie du dépassement de ses limites par l'individu est le produit de la tendance démesurée du mode de production. 

La démesure capitaliste découle directement de la forme que prend la richesse dans cette société. Le capitalisme se distingue de tous les modes de production qu'il l'ont précédé par le fait que la richesse, ici, prend la forme généralisée de l'argent qui produit plus d'argent. La classe capitaliste n'accumule pas des trésors, comme les autres classes dominantes de l'histoire: elle investit, c'est-à-dire qu'elle exploite le travail salarié pour empocher une plus-value. Celle-ci doit être investie à son tour et, en tant que capital, produire à son tour une plus-value, etc. Ainsi, le mécanisme même du capitalisme implique un élargissement de la production selon une progression géométrique. La plus-value agit comme un multiplicateur qui pousse à piller toujours plus les ressources naturelles et à accroître toujours plus les forces productives.

Pour éviter toute ambiguïté: les forces productives ne sont pas seulement les forces matérielles (moyens de production, etc). La principale d'entre elles est la force de travail humaine. La tendance à accroître les forces productives inclut donc la tendance à accroître la population. 

On voit bien aujourd'hui que les ressources de la nature et les possibilités d'augmenter sans cesse les forces productives sont li-mitées, pour la simple raison que la planète n'est pas infinie. 

Pourquoi cette évidence ne parvient-elle pas à s'imposer au capitaliste? 

K.M. : Parce que le contact du capitaliste avec le réel se fait par la médiation de l'argent. Or, l'argent crée l'illusion qu'il est possible d'accumuler sans cesse plus de richesses matérielles, du fait que, en tant que symbole de valeur, l'argent lui-même semble n'avoir point de limites. 

Et l'automobile là-dedans? 

K.M.: La contradiction entre la démesure inhérente au capital d'une part, et les possibilités limitées des forces productives comme de la nature d'autre part, éclate clairement dans la question automobile. Les capitalistes veulent produire toujours plus d'autos pour en vendre toujours plus et réaliser ainsi la plus-value. C'est indispensable à leurs yeux pour rentabiliser les gigantesques investissements qu'ils ont réalisé sous l'aiguillon de la guerre de concurrence qu'ils se livrent entre eux. Mais si toute la planète, en l'an 2005, comptait autant d'automobiles que votre pays, il y en aurait plus de trois milliards. C'est invivable. 

A supposer que le capital soit capable de résoudre le problème de la pollution par les moteurs qui asphyxient le globe, il lui resterait à résoudre la question de l'espace et de la mobilité. Ce n'est pas une mince contradiction: alors que le système implique une mobilité toujours plus grande et des communications toujours plus rapides, l'auto, qui est un des moyens de cette accélération, aboutit au résultat exactement inverse! Alors que l'accroissement de population nécessite une utilisation ultra-rationnelle des terres arables, la croissance de l'automobile noie toujours plus de terres sous le béton et l'asphalte! 

Votre conclusion? 

K.M. : Ainsi posé, il est clair que le problème ne peut avoir qu'une solution radicale, et que cette solution ne peut être qu'une solution anticapitaliste. Il faut se fixer pour objectif l'élimination quasi-absolue de l'auto et son remplacement par des transports en commun nombreux, non-polluants, gratuits et de qualité. Cela n'est possible que si la collectivité se réapproprie les formidables forces productives matérielles accumulées dans le secteur de l'auto, et qui sont le produit de la spoliation de son travail. En même temps, cette réappropriation est la condition pour une réorientation de fond en comble de la production en fonction des besoins, seul cadre dans lequel il sera effectivement possible de se passer de l'automobile. Sinon, la crise de l'auto sera payée par la majorité sociale qui, aujourd'hui, ne peut tout simplement pas se passer de l'auto. Telle est la logique inhumaine de ce système. C'est pourquoi je ne souris pas vraiment: je suis inquiet. La folie de l'auto est la folie du capital. On ne peut éliminer l'une qu'en éliminant l'autre.

Editorial de La Gauche, 22 janvier 1992 

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