France : «Nous sommes face au défi d’une reconstruction sociale et politique»
Par Franck Gaudichaud le Dimanche, 15 Avril 2007 PDF Imprimer Envoyer

Daniel Bensaïd est Professeur de philosophie à l’Université de Paris 8. Il a participé au mouvement de Mai 68 lors de ses études à l'Université de Nanterre et il est, depuis sa fondation en 1969, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR – section française de la IVe Internationale). Penseur marxiste internationalement reconnu, il est auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont une autobiographie intitulée «Une lente impatience», qui est aussi le récit de toute une génération de militants anticapitalistes. Lors d’un entretien mené début avril 2007, soit à quelques semaines du premier tour des élections présidentielles, nous avons abordé avec lui la situation politique française. Extraits (l’interview complète sera publié par la revue Inprécor, www.inprecor.org)

Après 5 ans d’un gouvernement de droite, d’une offensive libérale brutale et avec, en réaction, plusieurs mouvements sociaux importants, certains analystes parlent – au moment de la fin du long règne du Président Chirac – d’une crise du régime de la V° République. A quelques semaines des élections présidentielles, quel panorama fais-tu sur le contexte politique de l’hexagone [8] ?

Daniel Bensaïd : Incontestablement, il y a bien une crise de régime: l’héritage idéologique et le système institutionnels issu du gaullisme sont en pleine décomposition. Les deux piliers de ce système, c’est­à­dire le gaullisme comme force politique dominante et le Parti communiste (PC) dans ses années de prospérité, sont en crise. Il ne reste plus grand­chose du gaullisme dans le parti majoritaire de la droite, dirigé par Sarkozy [UMP – libéral/néoconservateur]. Et le PC pourrait bien faire le score le plus bas de son histoire, y compris par rapport aux présidentielles de 2002, où il était déjà au plus bas. Nous sommes donc face à un paysage politique transformé. Les raisons de cette transformation sont évidemment à chercher d’abord dans les rapports sociaux. Certains pans de la société se sont réduits, voire écroulés, notamment ceux qui alimentaient la base sociale du PC. Il faut rappeler que l’électorat communiste représentait en France jusqu’à 25% des votes exprimés (en 1969). Même dans les couches moyennes, il semble que le PS et la social­démocratie perde une partie de ses appuis électoraux, dont les enseignants. Au travers des privatisations et de la contre­réforme libérale, toutes les valeurs du service public, de la fonction d’Etat, qui ont été un des ciments de ses appuis, sont remis en cause.

Cette évolution est également décelable au sein des élites socialistes, dont les liens sont désormais beaucoup plus étroits avec le monde de l’entreprise et les conseils d’administration des grands groupes capitalistes. Ce contexte régressif crée un phénomène de désaffiliation sociale, d’atomisation, alimenté par les politiques de flexibilisation du travail, d’individualisation des salaires, de destructions des solidarités et des sécurités sociales au profit des intérêts privés. Sur le plan électoral, cela entraîne un phénomène que les politologues nomment la «dissonance»: c’est­à­dire un écart grandissant entre les partis et les électorats ; tout comme un lien de plus en plus aléatoire entre les deux. Et enfin, la privatisation non seulement des services publics mais aussi de la violence, la substitution du contrat à la loi, etc., tout cela abouti à vider l’espace public de ses enjeux politiques.

Parmi les aspects pervers de l’édifice institutionnel de la V° République, bien qu’il ne soit pas le plus important, on pourrait citer le système hallucinant des parrainages des candidats à l’élection présidentielle, largement commenté dernièrement dans la presse [9]. Globalement, ces institutions représentent le type même de l’héritage bonapartiste. Marx désignait la France comme fondatrice de ce type de fonctionnement politique, que l’on retrouve de Napoléon Premier à De Gaulle, en passant par Mac Mahon ou Clemenceau [10]. D’ailleurs, si Sarkozy gagne, on risque d’avoir pour 5 ans «Napoléon le tout petit» ! Dans ces conditions le «doublebind» est très contraignant pour le parti qui va gagner les élections. Soit il ne touche pas à la structure institutionnelle et poursuit l’idée d’instaurer un régime présidentiel classique marqué par le bipartisme. Ce choix implique d’exclure davantage ceux qui ne se sentent déjà pas représentés par le système actuel, puisqu’il exclut de fait près de la moitié de l’électorat de toute représentation.

L’autre choix possible serait celui d’une réforme du mode de scrutin, limité à l’introduction de la proportionnelle. Dans ce cas, on ouvre la «centrifugeuse» à l’italienne, où les partis dominants s’essaient à des compromis superstructurels qui aboutissent, par exemple, au fait que Prodi ait plus de 100 ministres dans son gouvernement. Bien sûr, nous sommes favorables à une proportionnelle intégrale, par régions et avec calcul national des restes, pour représenter au plus près la réalité électorale. Mais une réforme institutionnelle véritable devrait, pour être cohérente, supprimer la présidence de la République, le Sénat, accorder le droit de vote aux résidents étrangers, supprimer la tutelle des préfets sur les Communes, reconnaître le droit à l’autodétermination des départements et territoires d’outre­mer, bref engager un véritable processus constituant !

En France, le fait que les grands partis n’aient pas réussi à imposer un bipartisme qui serait le complément logique de l’évolution vers un présidentialisme fort, est le reflet d’un rapport de force indécis et fluctuant entre les classes. Nous avons un panorama où les mouvements sociaux perdent, certes, mais où ils résistent, ce qui a des effets politiques. Toutes ses résistances d’ailleurs divisent la bourgeoisie sur les manières d’y répondre. Le fait que le leader du centre­droit, François Bayrou [UDF – chrétien­démocrate], ne se rallie pas à une grande coalition de Républicains conservateurs, à l’américaine, rappelle que les contradictions de la société travaillent également le champ politique. 

FG: A propos des contradictions du champs politique, il existe également celles de la gauche radicale. Au cours des derniers mois, il y a eu en France de nombreux débats sur la possibilité, ou non, de présenter des candidature «unitaires» aux présidentielles, en rassemblant des militants issus du PC, de la LCR, mais aussi des syndicalistes, associatifs, écologistes, etc… Dans un article, tu écris que le militantisme est une «école de la modestie». Pourtant aujourd’hui, certains militants reprochent à la LCR de ne pas l’avoir été suffisamment et d’avoir défendu avant tout son appareil au moment de la discussion sur une possible «unité antilibérale». Que leur réponds­tu ?

DB: Sans vouloir être polémique, je ne pense pas que l’immodestie soit particulièrement de notre côté dans ces débats là. Je tendrais même à penser exactement le contraire. Que s’est­il passé ? Nous sommes sortis d’une victoire. Une des rares victoires politiques de la dernière décennie: le rejet du traité constitutionnel européen au referendum de 2005. Et cela avec comme élément essentiel, le fait que le non majoritaire était de gauche, avec un caractère social marqué, un «non» issu des milieux populaires, sans xénophobie, en solidarité avec les immigrés. Cet événement a créé un espoir et en même temps une illusion, tous deux compréhensibles et articulés autour de l’idée que l’on pouvait désormais prolonger ce «non» sur le terrain politique et électoral. Cette idée a été de plus piégée par la logique présidentialiste du gouvernement socialiste précèdent, qui a inversé le calendrier électoral afin que les élections présidentielles soient les premières dans l’ordre chronologique et qu’elle distribue les cartes pour les élections suivantes [les législatives, puis les municipales en 2008]. Dans ce cadre électoral assez défavorable, il y a eu l’espérance – et l’illusion – que la présidentielle serait le prolongement naturel du «non» au referendum. Se mettre d’accord pour rejeter un traité libéral est une chose ; proposer un projet pour le pays, et donc un projet gouvernemental, en est une autre !

Le problème lors des débats autour d’une candidature commune antilibérale ne portait pas principalement sur la plateforme politique, car s’il y avait des points importants de désaccords, ils auraient sûrement pu être surmontés, voire abordés plus tard. Mais ce que nous voulions surtout, c’est d’un débat politique clair sur la question des alliances, c’est­à­dire sur la nécessaire indépendance quant à la future majorité parlementaire et gouvernementale qui sortirait des urnes. Ce problème est central et il fait partie de la campagne électorale. Si on se refuse à régler cette question immédiatement, on créée des illusions et des déceptions à venir. Pour notre part, nous étions prêts à faire campagne autour d’un candidat unitaire qui ne serait pas issu de la LCR, bien que je pense qu’Olivier Besancenot [porte-­parole de la LCR] avait montré dans la campagne référendaire qu’il était probablement le meilleur porte-­parole. C’est d’ailleurs ce que semble confirmer la campagne actuelle et pour plusieurs raisons: sa clarté dans le discours, son expérience de militantisme social, son non-professionnalisme politique et, enfin, par un effet de génération.

Malgré tout, la LCR était prête à sacrifier ces atouts au profit d’une dynamique unitaire. Mais nous exigions en contrepartie que nous n’allions pas faire une campagne pour une ou un candidat qui négocierait, le lendemain, un strapontin dans un gouvernement sous hégémonie du Parti socialiste. Un PS unifié autour de sa majorité qui avait appelé à voter «oui» au referendum européen ! D’autant plus que la question du traité constitutionnel européen n’est pas dernière nous: elle est pour 2008, de nouveau. Nous voulions une réponse politique claire, ce qui n’était tout de même pas exorbitant et nous ne l’avons pas eu. Un accord politique sur ce thème avec les divers courants politiques qui participaient à cette discussion, et notamment avec le PC, était indispensable, ce qui n’exclu pas les individus qui sont entrés dans la bataille du «non» sans avoir d’affiliation politique. Il fallait aussi respecter l’école de la démocratie qu’aurait dû représenter ces discussions. Or, la façon dont a été géré ce mouvement par les animateurs des Collectifs unitaires est une anti­école de Démocratie. La Démocratie, c’est savoir faire des choses ensemble, cela veut dire que ce que l’on décide nous engage de manière collective. Cela veut dire également fixer des critères de vote stricts. Pourtant de tels critères n’ont pas été mis en place, au nom d’un «double consensus» improbable, et c’est ce qui a permis au PC de créer de multiples collectifs de dernière minute et sans aucun contrôle. Certains ont crié au hold­up des communistes sur les collectifs unitaires. Pour ma part, je crois que c’est difficile de leur reprocher de telles pratiques, alors qu’aucun critère commun ne les empêchait. Le PC a encore 60.000 adhérents et on ne peut pas lui interdire de faire intervenir ses militants au sein des collectifs ! Donc, le problème à régler avec le PC était bien une question po­li­ti­que. Au contraire, les responsables nationaux des collectifs ont contribué à enterrer le débat politique et surtout la question de l’alliance avec le PS, pour centrer les débats sur des questions de personne: à savoir qui allait être le candidat.

Quant à la candidature de José Bové, leader syndical paysan, elle est confuse, sans être unitaire. José Bové a d’abord retiré sa candidature au moment des discussions au sein des collectifs unitaires, pour la relancer après l’échec des collectifs, suite à un «plébiscite» électronique via Internet. Je pense que tout cela participe de la même dérive que l’évolution du PS, où Ségolène Royal a été désignée par l’opinion publique et non au terme des débats militants internes au parti. Le fait que le PS ait mis en place les fameux «adhérents à 20 euros», donnant la possibilité à n’importe qui de désigner la candidate du PS, représente une dégradation du débat démocratique au sein du PS. Donc, je réaffirme la formule selon laquelle militer dans un parti, qui a ses règles et ses statuts, c’est effectivement une école de responsabilité et de modestie. De modestie, car c’est une aventure collective et que l’on ne peut penser seul. De responsabilité, car nous avons des comptes à rendre aux militants. Ce n’est pas le cas de tout le monde... 

FG: Envisageons l’après présidentielle: il y a en France une gauche radicale et anticapitaliste relativement importante (en tout cas en comparaison avec d’autres pays d’Europe) ; et aussi un niveau de conflictualité sociale réel. Marx disait que la France est le pays de la politique, l’Allemagne de la philosophie et l’Angleterre de l’économie: est­ce vraiment le cas et comment penser l’après­élection en France, de ton point de vue ?

DB: Tout d’abord, cela dépendra largement du résultat électoral. D’autant plus que pour ces élections, on sort un peu de la «routine». Je vois comme peu probable une présence de François Bayrou au deuxième tour ; et s’il y était cela représenterait un séisme politique, avec le ralliement d’un partie du PS à une sorte de Parti démocrate de centre gauche, une sorte de «prodisme» à la française ; et de forts reclassements à droite. A gauche, si le PS perd les élections, il y aura assurément à l’intérieur de ce parti des règlements de compte très violents: les différents courants qui s’étaient divisés sur le referendum européen s’y préparent déjà ! D’autre part, si le PC est battu pour la deuxième fois par des candidats de la gauche radicale, alors que ce parti s’était plutôt redressé à l’occasion de la campagne européenne, cela confirmerait que le PC se trouve bel et bien dans une impasse historique, et qu’il n’est plus capable de remonter la pente. Il y a une vie après le deuxième tour des élections présidentielles et après les législatives qui suivent. Et tout le monde va être obligé de réfléchir.

Cependant, pour aborder sereinement cette nouvelle séquence, plus nous aurons accumulé de force, plus nous serons préparés, plus nous serons capables d’affronter cette nouvelle reconstruction politique qui nous attend. Car nous ne nous sommes qu’au début de cette nouvelle étape et il faut prendre la mesure des défaites et des dégâts des 25 dernières années. Quant à «la France, pays politique», il s’agit bien entendu d’une commode simplification, mais il existe néanmoins une singularité française (plutôt qu’une «exception française»). Cette singularité reste relative. Par exemple, on retrouve aussi une gauche radicale forte dans plusieurs pays européens, tels que le Bloc de gauche au Portugal, le PS hollandais (qui n’est pas un parti social­démocrate), le PS écossais, Refondation communiste en Italie (jusqu’à il y a peu tout du moins), «Respect» en Angleterre, etc… C’est vrai qu’il s’agit de phénomènes de radicalisation extrêmement instables. Le cas de Refondation communiste (RC ­Italie) est parlant à ce sujet. Cette organisation était beaucoup plus radicale que le PC français au moment des grands Forums sociaux européens et elle a été l’un des piliers du mouvement altermondialiste. Pourtant, en seulement trois ans et dans un pays qui a connu le plus fort mouvement anti­guerre européen contre l’invasion de l’Irak, RC s’est inscrite dans une coalition gouvernementale où la solidarité institutionnelle fait que ses élus votent comme un seul homme (à une ou deux exceptions près) l’envoi de troupes en Afghanistan, le budget d’austérité, la suite des privatisations et, probablement, la nouvelle mouture du traité constitutionnel européen, dont Prodi est l’un des pères… Cet exemple révèle la fragilité de ces mouvements de déplacement politique vers la gauche. Il s’agit d’un phénomène très fluide, du fait notamment du décalage qu’il subsiste entre une remontée des luttes sociales, une réactivation des résistances et l’absence de victoires politiques. D’où la facilité avec laquelle une partie des militants qui ont lutté, zappe leur engagement social au profit d’une illusoire politique du «moindre mal». Cela a été le cas du «tout sauf Berlusconi» en Italie, dont on peut parfaitement comprendre le réflexe. En France, c’est un scénario qui donne «tout sauf Sarkozy». Certains électeurs, portés par cette logique, hésitent à voter au premier tour entre O. Besancenot en suivant leur conviction et… François Bayrou, selon un calcul qui leur fait envisager Bayrou comme le candidat le mieux placé pour contrer Sarkozy ! Il existe ainsi une hésitation entre un vote, dés le premier tour, pour Royal ou Bayrou, décrété «utile» ou du «moindre mal» et un vote de conviction politique. Dans ces conditions, l’espace de radicalité à gauche reste extrêmement instable et traversé lui-même de projets politiques assez divers. Ainsi, on ne sait toujours pas si le PC sera prêt à aller une nouvelle fois dans un gouvernement de la gauche plurielle sous hégémonie du PS (ou le soutenir), et il y a certaines possibilités pour qu’il réitère cette option si Mme Royal gagne. En tout cas l’hypothèse est ouverte et le PC n’y a toujours pas répondu...

Voir ci-dessus