Dossier: Révolution arabe, « péril islamiste » en la demeure?
Par Olivier Roy, Husam Tammam, Patrick Haeni le Dimanche, 13 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Tout comme il servait à justifier les dictatures de Ben Ali et de Moubarak, à fermer les yeux sur leurs crimes et faire taire toute critiques à leur encontre, l'épouvantail du « danger islamiste » est aujourd'hui à nouveau désespérément agité par les médias et les gouvernements impérialistes afin de minimiser la portée des révolutions tunisienne et égyptienne. Il s'agit, ni plus ni moins, que de susciter la peur et la crainte afin de redonner vie à la fumeuse théorie du « choc des civilisations » pour le moins déstabilisée par l'irruption démocratique des masses arabes. Le but est bien entendu d'empêcher la solidarité et la jonction entre ces dernières et leurs luttes et celles des travailleurs d'Europe. Or, que ce soit dans les processus en Tunisie ou en Égypte, le rôle des partis islamistes — dont les orientations sont d'ailleurs extrêmement contrastées d'un pays arabe à l'autre et en leur sein même — a été pratiquement nul dans le premier cas et, dans le second, pour le moins contradictoire, tardif et surtout non hégémonique. Si, pour la gauche, ces partis sont clairement des adversaires politiques sur les questions des droits des femmes, sociales ou économiques, cette même gauche doit absolument plaider pour qu'ils puissent pleinement participer aux confrontations démocratiques et jouir des mêmes droits politiques. Au-delà des oppositions programmatiques fondamentales entre la gauche et ces courants, il faut surtout comprendre leur réalité afin de les replacer à leurs justes dimensions et démystifier les stéréotypes intéressés que l'on tente actuellement d'imposer vis-à-vis de la révolution arabe. Sans pour autant partager toutes ses conclusions ou analyses, l'opinion d'Olivier Roy, l'un des principaux spécialistes de ces questions, offre un éclairage global intéressant, tandis qu'Husam Tammam et Patrick Haeni étudient plus particulièrement les cas du "clergé" islamique, des Frères musulmans et du parti Ennahda dans les révolutions égyptienne et tunisienne. (LCR-Web)

Révolution post-islamiste

Par Olivier Roy

L'opinion européenne interprète les soulèvements populaires en Afrique du Nord et en Egypte à travers une grille vieille de plus de trente ans : la révolution islamique d'Iran. Elle s'attend donc à voir les mouvements islamistes, en l'occurrence les Frères musulmans et leurs équivalents locaux, être soit à la tête du mouvement, soit en embuscade, prêt à prendre le pouvoir. Mais la discrétion et le pragmatisme des Frères musulmans étonnent et inquiètent : où sont passés les islamistes ?

Mais si l'on regarde ceux qui ont lancé le mouvement, il est évident qu'il s'agit d'une génération post-islamiste. Les grands mouvements révolutionnaires des années 1970 et 1980, pour eux c'est de l'histoire ancienne, celles de leurs parents. Cette nouvelle génération ne s'intéresse pas à l'idéologie : les slogans sont tous pragmatiques et concrets ("dégage", "erhal") ; il ne font pas appel à l'islam comme leurs prédécesseurs le faisaient en Algérie à la fin des années 1980. Ils expriment avant tout un rejet des dictatures corrompues et une demande de démocratie. Cela ne veut évidemment pas dire que les manifestants sont laïcs, mais simplement qu'ils ne voient pas dans l'islam une idéologie politique à même de créer un ordre meilleur : ils sont bien dans un espace politique séculier. Et il en va de même pour les autres idéologies : ils sont nationalistes (voir les drapeaux agités) mais ne prônent pas le nationalisme. Plus originale est la mise en sourdine des théories du complot : les Etats-Unis et Israël (ou la France en Tunisie, qui a pourtant soutenu Ben Ali jusqu'au bout) ne sont pas désignés comme la cause des malheur du monde arabe. Même le pan-arabisme a disparu comme slogan, alors même que l'effet de mimétisme qui jette les Egyptiens et les Yéménites dans la rue à la suite des événements de Tunis montre qu'il y a bien une réalité politique du monde arabe.

Cette génération est pluraliste, sans doute parce qu'elle est aussi plus individualiste. Les études sociologiques montrent que cette génération est plus éduquée que la précédente, vit plus dans le cadre de familles nucléaires, a moins d'enfants, mais en même temps, elle est au chômage ou bien vit dans le déclassement social. Elle est plus informée, et a souvent accès aux moyens de communications modernes qui permettent de se connecter en réseau d'individu à individu sans passer par la médiation de partis politiques (de toute façon interdits). Les jeunes savent que les régimes islamistes sont devenus des dictatures : ils ne sont fascinés ni par l'Iran ni par l'Arabie saoudite. Ceux qui manifestent en Egypte sont précisément ceux qui manifestaient en Iran contre Ahmedinejad (pour des raisons de propagande le régime de Téhéran fait semblant de soutenir le mouvement en Egypte, mais c'est un règlement de comptes avec Moubarak). Ils sont peut-être croyants, mais séparent cela de leur revendications politiques : en ce sens le mouvement est "séculier", car il sépare religion et politique. La pratique religieuse s'est individualisée.

On manifeste avant tout pour la dignité, pour le "respect" : ce slogan est parti de l'Algérie à la fin des années 1990. Les valeurs dont on se réclame sont universelles. Mais la démocratie qu'on demande aujourd'hui n'est plus un produit d'importation : c'est toute la différence avec la promotion de la démocratie faite par l'administration Bush en 2003, qui n'était pas recevable car elle n'avait aucune légitimité politique et était associée à une intervention militaire. Paradoxalement l'affaiblissement des Etats-unis au Moyen-Orient, et le pragmatisme de l'administration Obama, aujourd'hui permettent à une demande autochtone de démocratie de s'exprimer en toute légitimité.

Ceci dit une révolte ne fait pas une révolution. Le mouvement n'a pas de leaders, pas de partis politiques et pas d'encadrement, ce qui est cohérent avec sa nature mais pose le problème de l'institutionnalisation de la démocratie. Il est peu probable que la disparition d'une dictature entraîne automatiquement la mise en place d'une démocratie libérale, comme Washington l'espérait pour l'Irak. Il y a dans chaque pays arabe, comme ailleurs, un paysage politique d'autant plus complexe qu'il a été occulté par la dictature. Or en fait, à part les Islamistes et, très souvent, les syndicats (même affaiblis), il n'y a pas grand chose.

Les islamistes n'ont pas disparu mais ont changé

Nous appelons islamistes ceux qui voient dans l'islam une idéologie politique à même de résoudre tous les problèmes de la société. Les plus radicaux ont quitté la scène pour le jihad international et ne sont plus là : ils sont dans le désert avec Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), au Pakistan ou dans la banlieue de Londres. Ils n'ont pas de base sociale ou politique. Le jihad global est complètement déconnecté des mouvements sociaux et des luttes nationales. Bien sûr la propagande d'Al-Qaida essaie de présenter le mouvement comme l'avant-garde de toute la communauté musulmane contre l'oppression occidentale, mais cela ne marche pas. Al-Qaida recrute de jeunes jihadistes dé-territorialisés, sans base sociale, qui ont tous coupé avec leur voisinage et leur famille. Al-Qaida reste enfermé dans sa logique de "propagande par le fait" et ne s'est jamais préoccupé de construire une structure politique au sein des sociétés musulmanes. Comme de plus l'action d'Al-Qaida se déroule surtout en Occident ou vise des cibles définies comme occidentales, son impact dans les sociétés réelles est nul.

Une autre illusion d'optique est de lier la réislamisation massive qu'ont semblé connaître les sociétés du monde arabe au cours des trente dernières années avec une radicalisation politique. Si les sociétés arabes sont plus visiblement islamiques qu'il y a trente ou quarante ans, comment expliquer l'absence de slogans islamiques dans les manifestations actuelles ? C'est le paradoxe de l'islamisation : elle a largement dépolitisé l'islam. La réislamisation sociale et culturelle (le port du voile, le nombre de mosquées, la multiplication des prêcheurs, des chaînes de télévision religieuses) s'est faite en dehors des militants islamistes, elle a aussi ouvert un "marché religieux" dont plus personne n'a le monopole ; elle est aussi en phase avec la nouvelle quête du religieux chez les jeunes, qui est individualiste mais aussi changeante. Bref les islamistes ont perdu le monopole de la parole religieuse dans l'espace public, qu'ils avaient dans les années 1980.

D'une part les dictatures ont souvent (mais pas en Tunisie) favorisé un islam conservateur, visible mais peu politique, obsédé par le contrôle des moeurs. Le port du voile s'est banalisé. Ce conservatisme de l'Etat s'est trouvé en phase avec la mouvance dite "salafiste" qui met l'accent sur la réislamisation des individus et non sur les mouvements sociaux. Bref, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réislamisation a entraîné une banalisation et une dépolitisation du marqueur religieux : quand tout est religieux, plus rien n'est religieux. Ce qui, vu de l'Occident, a été perçu comme une grande vague verte de réislamisation ne correspond finalement qu'à une banalisation : tout devient islamique, du fast-food à la mode féminine. Mais les formes de piété se sont aussi individualisées : on se construit sa foi, on cherche le prêcheur qui parle de la réalisation de soi, comme l'Egyptien Amr Khaled, et on ne s'intéresse plus à l'utopie de l'Etat islamique. Les "salafis" se concentrent sur la défense des signes et valeurs religieuses mais n'ont pas de programme politique : ils sont absents de la contestation où l'on ne voit pas de femmes en burqa (alors qu'il y a beaucoup de femmes parmi les manifestants, même en Egypte). Et puis d'autres courants religieux qu'on croyait en retrait, comme le soufisme, fleurissent à nouveau. Cette diversification du religieux sort aussi du cadre de l'islam, comme on le voit en Algérie ou en Iran, avec une vague de conversions au christianisme.

Une autre erreur est de concevoir les dictatures comme défendant le sécularisme contre le fanatisme religieux. Les régimes autoritaires n'ont pas sécularisé les sociétés, au contraire, sauf en Tunisie, ils se sont accommodés d'une réislamisation de type néo fondamentaliste, où l'on parle de mettre en œuvre la charia sans se poser la question de la nature de l'Etat. Partout les oulamas et les institutions religieuses officielles ont été domestiqués par l'Etat, tout en se repliant sur un conservatisme théologique frileux. Si bien que les clercs traditionnels, formés à Al-Azhar, ne sont plus dans le coup, ni sur la question politique, ni même sur les grands enjeux de la société. Ils n'ont rien à offrir aux nouvelles générations qui cherchent de nouveaux modèles pour vivre leur foi dans un monde plus ouvert. Mais du coup les conservateurs religieux ne sont plus du côté de la contestation populaire.

Une clé du changement

Cette évolution touche aussi les mouvements politiques islamistes, qui s'incarnent dans la mouvance des Frères musulmans et de leurs épigones, comme le parti Nahda en Tunisie. Les Frères musulmans ont bien changé. Le premier point c'est bien sûr l'expérience de l'échec, aussi bien dans l'apparent succès (la révolution islamique d'Iran), que dans la défaite (la répression partout menée contre eux). La nouvelle génération militante en a tiré les leçons, ainsi que des anciens comme Rachid Ghannouchi en Tunisie. Ils ont compris que vouloir prendre le pouvoir à la suite d'une révolution conduisait soit à la guerre civile, soit à la dictature ; dans leur lutte contre la répression ils se sont rapprochés des autres forces politiques. Bons connaisseurs de leur propre société, ils savent aussi le peu de poids de l'idéologie. Ils ont aussi tiré les leçons du modèle turc : Erdogan et le parti AK ont pu concilier démocratie, victoire électorale, développement économique, indépendance nationale et promotion de valeurs sinon islamiques, du moins "d'authenticité".

Mais surtout les Frères musulmans ne sont plus porteurs d'un autre modèle économique ou social. Ils sont devenus conservateurs quant aux mœurs, et libéraux quant à l'économie. Et c'est sans doute l'évolution la plus notable : dans les années 1980, les islamistes (mais surtout les chi'ites) prétendaient défendre les intérêts des classes opprimées et prônaient une étatisation de l'économie, et une redistribution de la richesse. Aujourd'hui les Frères musulmans égyptiens ont approuvé la contre-réforme agraire menée par Moubarak, laquelle consiste à redonner aux propriétaires terriens le droit d'augmenter les baux et de renvoyer leurs fermiers. Si bien que les islamistes ne sont plus présents dans les mouvements sociaux qui agitent le delta du Nil, où l'on observe désormais un retour de la "gauche", c'est dire de militants syndicalistes.

Mais l'embourgeoisement des islamistes est aussi un atout pour la démocratie : faute de jouer sur la carte de la révolution islamique, il les pousse à la conciliation, au compromis et à l'alliance avec d'autres forces politiques. La question aujourd'hui n'est plus de savoir si les dictatures sont le meilleur rempart contre l'islamisme ou non. Les islamistes sont devenus des acteurs du jeu démocratique. Ils vont bien sûr peser dans le sens d'un plus grand contrôle des mœurs, mais faute de s'appuyer sur un appareil de répression comme en Iran, ou sur une police religieuse comme en Arabie saoudite, ils vont devoir composer avec une demande de liberté qui ne s'arrête pas seulement au droit d'élire un parlement. Bref ou bien les islamistes vont s'identifier au courant salafiste et conservateur traditionnels, perdant ainsi leur prétention de penser l'islam dans la modernité, ou bien ils vont devoir faire un effort de repenser leur conception des rapports entre la religion et la politique.

Les Frères musulmans seront d'autant plus une clé du changement que la génération en révolte ne cherche guère à se structurer politiquement. On reste dans la révolte de protestation, pas dans l'annonce d'un nouveau type de régime. D'autre part, les sociétés arabes restent plutôt conservatrices ; les classes moyennes qui se sont développées à la suite des libéralisations économiques veulent de la stabilité politique : elles protestent avant tout contre la nature prédatrice des dictatures, qui confine à la kleptomanie dans le régime tunisien. La comparaison entre la Tunisie et l'Egypte est éclairante. En Tunisie le clan Ben Ali avait affaibli tous ses alliés potentiels, par refus de partager non seulement le pouvoir mais surtout la richesse : la classe des hommes d'affaires a été littéralement escroquée en permanente par la famille, et l'armée a été laissée non seulement hors-jeu sur le plan politique, mais surtout en dehors de la distribution des richesses : l'armée tunisienne était pauvre ; elle a même un intérêt corporatiste à avoir un régime démocratique qui lui assurera sans doute un budget plus élevé.

Par contre en Egypte le régime avait une base sociale plus large, l'armée est associée non seulement au pouvoir mais aussi à la gestion de l'économie et à ses bénéfices. La demande démocratique butera donc partout dans le monde arabe sur l'enracinement social des réseaux de clientélisme de chaque régime. Il y a ici une dimension anthropologique intéressante : la demande de démocratie est-elle capable de dépasser les réseaux complexes d'allégeances et d'appartenances à des corps sociaux intermédiaires (qu'il s'agisse de l'armée, de tribus, de clientèles politiques, etc.). Quelle est la capacité des régimes à jouer sur les allégeances traditionnelles (les Bédouins en Jordanie, les tribus au Yémen) ? Comment ces groupes sociaux peuvent-ils ou non se brancher sur cette demande de démocratie et en devenir des acteurs ? Comment la référence religieuse va se diversifier et s'adapter à des nouvelles situations ? Le processus va être long et chaotique, mais une chose est certaine : nous ne sommes plus dans l'exceptionnalisme arabo-musulman. Les événements actuels reflètent un changement en profondeur des sociétés du monde arabe. Ces changements sont en cours depuis longtemps, mais ils étaient occultés par les clichés tenaces que l'Occident accrochaient sur le Moyen-Orient.

Il y a vingt ans, je publiais L'Echec de l'islam politique. Qu'il ait été lu ou non n'a pas d'importance, mais ce qui se passe aujourd'hui montre que les acteurs locaux ont tiré eux-mêmes les leçons de leur propre histoire. Nous n'en avons pas fini avec l'islam, certes, et la démocratie libérale n'est pas la "fin de l'histoire", mais il faut désormais penser l'islam dans le cadre de son autonomisation par rapport à une culture dite "arabo-musulmane" qui pas plus aujourd'hui qu'hier n'a été fermée sur elle-même.

Olivier Roy, professeur et directeur du programme méditerranéen de l'Institut universitaire européen de Florence (Italie)

Opinion publiée par le journal « Le Monde », le 12.02.11


Egypte : les religieux face à l'insurrection

Par Husam Tammam et Patrick Haenni

La « colère arabe », en Egypte, n'a pas été islamiste − pas plus qu'en Tunisie quelques semaines plus tôt. L'islamisme en était une composante, guère plus. Dans l'ensemble, le rôle des différentes forces religieuses a été très conservateur politiquement. Rares sont ceux qui ont soutenu le mouvement de protestation, certains ont été contraints de se solidariser en partie avec lui, nombreux sont enfin ceux qui s'y sont franchement opposés, autant parmi les coptes que les musulmans.

La nature exacte des acteurs du déclenchement de la révolte, le 25 janvier, date du premier appel à descendre dans la rue à l'occasion de la journée de la police, n'est pas encore tout à fait connue.

Deux choses, en revanche, sont avérées. Tout d'abord, les premières manifestations sur la place Tahrir ont été menées par les jeunes des différents mouvements de protestation qui ont structuré le politique de ces deux dernières années ; il s'agissait de mouvements sans orientation idéologique claire, mélangeant aspirations démocratiques, références nationalistes et tendances de gauche.

Ensuite, les Frères musulmans, comme les autres forces politiques instituées, ont été absents du soulèvement à ces débuts. Les acteurs religieux ont dû alors, comme tous les acteurs politiques d'ailleurs, prendre acte du soulèvement en cours. Les positions étaient variées, mais aucun acteur religieux ne s'est érigé en dépositaire de la « révolution », et la plupart s'en méfient. Un scénario à l'iranienne est ainsi peu probable : entre les leaders religieux et la rue, l'heure n'est pas à la communion.

Le fossé croissant entre la dynamique de la rue et celles des acteurs religieux officiels

En effet, si l'on regarde en panorama les positionnements des acteurs religieux, l'humeur n'est nullement au grand soir. Le mouvement salafiste condamne ; les Frères musulmans, au début, se mettent en retrait, avant de se faire aspirer par la dynamique de la contestation, puis tentent de la recadrer avec un processus de négociation que les manifestants, plus maximalistes, y compris chez les Frères, ne souhaitent pas.

A noter que ce n'est pas forcément le cas de tous les Egyptiens, beaucoup se seraient contentés d'une solution médiane : Moubarak gère la transition, et on reporte la demande de démocratie aux prochaines élections. La voix de la rue n'est en effet pas forcément la conscience du peuple ! Plus que cela : les différentes formations islamistes en ont sans doute été les plus éloignées. Ainsi, les composantes diverses du mouvement salafiste ont très clairement condamné les manifestations dès le moment où les premiers appels ont été lancés.

Les institutions religieuses officielles, tant musulmanes (al-Azhar et Dar al-Fatwa) que chrétiennes (l'Eglise copte), prises dans des rapports d'allégeance avec le régime, ont encore plus raté le coche de la dynamique révolutionnaire.

Le grand shaykh d'al-Azhar, Ahmed al-Tayyeb, a tout d'abord soutenu le régime avant de revenir difficilement sur ses positions avec des propos moins alignés, mais très en retard sur les revendications du soulèvement : au sommet de la dynamique de contestation, début février, le shaykh d'al-Azhar appelle au calme, condamne la mort d'Egyptiens sans pouvoir affirmer clairement que ces morts sont tombés dans un rapport de confrontation entre un régime qui prit l'initiative de la violence via ses relais habituels : la police civile, le parti-Etat et les voyous des bas quartiers. Le pape Shenouda, de son côté, appela, tout au cours du soulèvement, la population chrétienne à ne pas se joindre aux protestations.

La dépendance politique du leadership des institutions cléricales, tant chrétienne (l'Eglise copte) que musulmane (al-Azhar), est d'ailleurs très mal reçue et risque de remettre en cause durablement les liens avec leurs bases. En atteste la colère des jeunes coptes à la place de Tahrir vis-à-vis des positions du patriarche Chenouda, la démission du vice-porte-parole d'Al-Azhar Mohamed Rifaï al-Tahtawi (qui descendit ensuite dans la rue avec les manifestants) ou encore la participation des imams et prédicateurs d'al-Azhar venus se joindre en habits officiels au mouvement de protestation.

La masse des orants qui quitta les mosquées officielles pour rejoindre les manifestations, le vendredi, a mis en évidence la crise de communication entre l'institution religieuse et la population : ses fatwas d'appel au calme restèrent lettre morte. De leur côté également, nombre de coptes rejoignent les protestations. Leur prière dans la rue aux côtés des musulmans prend alors la figure d'un double refus : non seulement du régime, mais aussi du soutien politique sans faille de l'Eglise à un régime dont beaucoup de coptes considèrent qu'il n'a rien fait pour eux quand ils ne disent pas qu'il a cautionné l'islamisation et la confessionnalisation des identités dans le pays.

Curieusement, c'est celui que l'on imaginait le moins enclin à se mêler de politique, à savoir le jeune prédicateur branché Amr Khaled, conscience religieuse des classes moyennes, qui a le plus clairement soutenu le mouvement de protestation. Non seulement il a d'emblée appuyé le soulèvement avec des demandes clairement politiques (notamment la révision de la Constitution), mais il a aussi appelé les militants de son réseau d'initiatives de développement à soutenir la militance en cours et s'est engagé à envoyer « 50 000 jeunes dans la rue pour protéger les institutions publiques ».

Cela constituait une position non de défiance, mais bien de soutien : Amr Khaled s'est rendu à plusieurs reprises à la place Tahrir et a appelé le régime à « écouter les demandes de la jeunesse ». Si la dynamique de politisation de ce prédicateur s'inscrit dans un processus de longue durée, la contestation en Egypte l'a clairement accélérée et clarifiée.

Le salafisme et le pouvoir : réconciliation sur le dos de la révolution

La nébuleuse salafiste s'est tout autant trouvée en rupture profonde avec la dynamique de la rue. Dès le début et jusqu'à maintenant, sa position a été sans équivoque : il faut boycotter le mouvement de protestation, car la protestation équivaut au chaos. Il convient de préférer l'iniquité du pouvoir au vide que sa contestation risque d'engendrer (les salafistes se fondent pour cela sur une fatwa du penseur islamique médiéval Ibn Taimiyya, affirmant que 70 années de pouvoir inique valent mieux qu'un jour sans pouvoir).

Les shaykhs salafistes influents en Egypte, notamment les shaykhs qui ont établi de fortes positions d'influence via les télévisions satellitaires pieuses (comme les chaînes al-Nâs, al-Rahma, etc.), ont légèrement fléchi dans leur refus global. Avec l'extension du mouvement, ils ne s'opposent plus à celui-ci, mais tentent de le contenir, se contentant de rappeler l'importance de la protection des biens publics et soulignent la nécessité de s'opposer aux voyous et aux bandes.

Cette théologie de la soumission politique, très présente via l'influence des shaykhs saoudiens Rabia al-Madkhali ou Mohamed Amân al-Jâmî, recevait évidemment la bénédiction du pouvoir, même si sa radicalité (notamment dans son rejet de la population copte) avait pour prix un durcissement important des positions sur le front confessionnel.

Ainsi, alors que, en 2010, en raison notamment de la dégradation sur le front confessionnel (voir l'excellent rapport de l'Egyptian Initiative for Personal Rights sur le sujet), le régime de Moubarak décide de supprimer les chaînes religieuses dominées par les shaykhs de la mouvance salafiste, précisément au nom de la paix sociale. Ces mêmes clercs salafistes retrouvent maintenant droit de cité, non pas en restaurant les chaînes satellite interdites, mais en accédant aux chaînes égyptiennes officielles, où l'on voit désormais des shaykhs tels que Mohamed Hassan, Mahmoud al-Masri et Moustapha al-Adawi prendre la parole pour ressasser à satiété leurs condamnations des protestations et leurs rappels des bienfaits d'une situation de paix sociale, certains allant jusqu'à qualifier la dynamique de révolte de « complot sioniste ».

Jusqu'à la phraséologie, leur position est alignée sur l'orientation prise du wahabisme officiel des clercs du royaume saoudien. Le mufti du royaume avait, dans la même veine, déclaré que tous les mouvements de protestation dans le monde arabe étaient des machinations occidentales contre la communauté musulmane.

Des shaykhs de ce courant sont restés sur une ligne constante : l'un d'entre eux, le shaykh Mahmoud Amer, avait déclaré illicites d'un point de vue religieux les candidatures contre Moubarak aux élections présidentielles de 2005, soutenant que Moubarak était le dépositaire religieux de l'autorité légitime des affaires de la communauté ; le même personnage avait rendu licite le sang de Mohamed al-Baradaï (ce qui équivaut à un appel indirect au meurtre) lorsqu'il annonça vouloir se présenter aux élections présidentielles, estimant qu'il était en train d'« inciter à l'insurrection civile contre le régime de Moubarak » (Al-Ahram Hebdo, n° 850, semaine du 2 au 28 décembre 2010).

Si ces postures de shaykhs rallié au courant madkhaliste représentant l'aile la plus loyaliste du wahabisme saoudien étaient prévisibles, la position des shaykhs salafistes de l'école d'Alexandrie était attendue avec plus de curiosité : l'école salafiste d'Alexandrie a, en effet, développé une ligne beaucoup plus autonome par rapport au régime que celle des prédicateurs ralliés idéologiquement à la ligne des clercs officiels du royaume saoudien.

L'école salafiste d'Alexandrie se trouve maintenant dans une position de critique du régime : elle a subi les pressions des services de sécurité et des vagues d'arrestation, culminant sans surprise après l'attentat d'Alexandrie du 31 décembre 2010, avec l'emprisonnement de centaines d'entre eux et la mort sous la torture de l'un des leurs, Sayed Bilal.

Malgré cela, les dirigeants de l'école salafiste d'Alexandrie, ainsi que leurs partisans dans plus de 10 gouvernorats d'Egypte, ont refusé de cautionner et plus encore de participer à l'insurrection en cours. Plus que cela : ils sont allés dans le sens de la campagne d'intimidation des populations en insistant sur le risque de chaos. On parlait aussi, dans les mosquées de l'école salafiste d'Alexandrie, de la menace que représentait le mouvement de protestation pour « l'identité islamique ». Sur le site « La voix des pieux ancêtres », son shaykh le plus en vue, Yasser Burhâmî, émit une fatwa affirmant le caractère illicite des manifestations. Paroxysme de cette démission politique du salafisme, certaines mosquées salafistes sont simplement restées fermées pendant le deuxième vendredi de manifestations, baptisé « jour du départ » (yum al-rahîl).

Sans être aussi clair que l'école d'Alexandrie ou les différents shaykhs salafistes égyptiens rattachés à la tendance loyaliste des clercs du royaume saoudien, le courant des anciens jihadistes, qui se sont illustrés ces dernières années par une série de révisions idéologiques allant dans le sens d'une théologie du refus du recours à la force, est largement demeuré sur la réserve. A l'exception d'un communiqué de deux de ses mentors, Tariq et Abbud al-Zumur, soutenant la mobilisation, la plupart des anciens jihadistes penchaient plutôt pour l'apaisement et pour l'arrêt de la dynamique de contestation politique en cours, trouvant que, finalement, on pouvait se satisfaire de la proposition de Moubarak de ne pas se représenter aux prochaines élections présidentielles prévues à l'automne. Ils cherchent par ailleurs à se positionner dans le cadre d'un dialogue national, une attitude interprétée par certains experts comme une stratégie de dilution de la demande de changement par multiplication d'exigences et d'agendas potentiellement contradictoires.

Seule note discordante dans ce concert loyaliste salafiste : la position du courant du « salafisme réformiste », courant d'émanation saoudienne fondé sur le projet de fusion du conservatisme wahhabite et du militantisme Frères musulmans. Ce courant, bien que très minoritaire en Egypte, existe à travers quelques personnalités comme Gamal Sultan, et le projet d'un parti politique, le « parti de la réforme »: il a, dès le début, soutenu sans ambiguïtés le mouvement de revendication démocratique.

Le rôle des Frères musulmans

Quant aux Frères musulmans, ils évoluent sous la pression de la rue (et non l'inverse). Dans un premier temps, lors la première manifestation du 25 janvier à l'occasion de la journée de la police, ils ont participé de manière symbolique seulement, en n'envoyant que des groupes restreints, puisés dans les organisations de jeunesse des Frères. Puis, lorsqu'a été proclamé le « jour de la colère », le 28 janvier, les Frères ont concentré leurs efforts sur Le Caire et mobilisé environ 100 000 personnes, selon l'un de leurs cadres.

Puis, avec l'enchaînement des événements (poursuite de la contestation, répression massive et morts, démission de la police et stratégie du chaos de la part du régime), les positions se sont radicalisées : le président Moubarak met les troubles sur le dos des Frères, qui l'accusent en retour, par la voix de leur guide suprême, Mohamed Badi'a, de « terrorisme d'Etat » ; selon un de ses cadres, les Frères compteraient près de 40 morts dans leurs rangs.

Un sentiment de non-retour se dessine alors chez les Frères, conscients qu'ils seraient la victime principale de la restauration de l'ordre si le mouvement de contestation n'aboutissait pas : « La seule carte qui nous reste est la mobilisation sur la place Tahrir. C'est devenu notre assurance-vie contre le retour de balancier qui nous attend si le régime se remet sur pied », affirma un des responsables des jeunes Frères sur la place.

Ainsi, alors que les Frères sur la place Tahrir, profondément mobilisés, fortement influencés par les autres mouvements ayant lancé le mouvement de protestation, continuent de réclamer le départ du président comme préalable à toute négociation, la direction est entrée le 5 février en pourparlers avec le vice-président Omar Soleiman, ancien chef des renseignements égyptiens, ce qui exaspère les jeunes Frères dans la rue. Selon un proche, la direction des Frères estimait ne pas pouvoir refuser une telle occasion d'obtenir déjà une certaine forme de reconnaissance, voire, en aval, accéder à une présence légitime.

L'esprit de la révolution : une nouvelle culture politique en formation

Contrairement à d'autres mouvements islamistes qui ont clairement clarifié le dilemme structurel de l'islamisme (mouvement de prédication ou de participation politique), les Frères musulmans se fondent sur le concept de shumuliyya, de globalisme : cela fait des Frères non seulement une organisation politique, mais aussi religieuse, sociale, économique, etc. Et cette confusion entre le politique et le religieux se trouve en porte-à-faux par rapport à une insurrection dont l'esprit est avant tout politique.

Ainsi, à Alexandrie, dans une des manifestations de masse, alors que les rues débordaient et que les observateurs avançaient des chiffres d'un million et demi de personnes dans la rue, un de leurs prédicateurs se lança dans un prêche tout ce qu'il y a de plus contestataire, appelant à la révolution, conformément à l'esprit ambiant, puis terminant avec quelques implorations pour son succès. Puis, oubliant la geste révolutionnaire qui lui avait donné un tel public ce jour-là, il appela, comme il se doit, la population à rentrer sagement chez elle...

Ailleurs dans la manifestation, alors qu'arriva l'heure de la prière et que personne n'avait fait ses ablutions ni n'était dans l'état de le faire, et que de plus la foule était mixte et qu'il était impossible de mettre ses chaussures hors de l'espace de prière, la population pieuse, sans trop s'en faire, se prépara à prier, suscitant l'ire de quelques jeunes visiblement islamistes condamnant la prière en état d'impureté et de mixité. Les islamistes se firent alors vertement insulter par la foule. Un jeune lança à l'un d'eux : « Cette révolution n'est pas la tienne. »

Les deux anecdotes sont parlantes : la révolution a bien une logique politique et porte une culture également politique. Elle n'est pas religieuse (cela ne signifie pas, bien entendu, que l'équation politique post-autoritaire, si elle se réalise, ne fasse pas la part belle aux religieux). Cette culture politique n'est pas celle des Frères, qui tendent à confondre normativité religieuse et demande politique et à sacrifier les demandes de la population − et des forces politiques qui les représentent − pour des intérêts plus étroits. Les Frères musulmans n'ont pas mené la révolution, ils ne semblent définitivement pas plus les dépositaires de son « esprit ».

Le concept est certes flottant, mais, entre Tunis et Le Caire, on voit bien un esprit révolutionnaire se former, que tout oppose à la culture politique des Frères :

- il est non programmatique ;

- il ne défend pas une idéologie contre une autre, mais demande un cadre transparent pour la compétition politique ;

- il est anti-autoritaire ;

- il est démocratique et non religieux ;

- il fonctionne dans une logique lâche de réseaux, d'esprit Facebook, de transparence (aux antipodes de l'organisation pyramidale, du culte de la soumission et du secret) ;

- il contourne l'ensemble des acteurs de la classe politique, Frères musulmans compris, mais recrute à la base jeune de ces partis et les pousse en général hors de leurs formations (le passage par Facebook a ainsi engendré un mouvement − modeste mais réel − d'autocritique et de démobilisation de jeunes qui rejoignaient alors les mobilisations en réseau existantes).

Révélateur parmi d'autres, l'enthousiasme de cette jeune militante travaillant pour un site islamiste, sur la place Tahrir, capable de se réjouir que les dernières manifestations aient été menées par les chrétiens laïcs en désaccord avec l'Eglise.

Cette dynamique affecte profondément les Frères. Entre une partie des jeunes Frères mobilisés dans la rue et l'élite entrant en dialogue, le désaccord est profond. « La rupture est totale entre les Frères dans la rue et la direction politique. Depuis l'ouverture du dialogue et en conséquence de la dynamique de mobilisation, ils remettent en cause les fondements même des Frères, à savoir une approche de transformation par le bas, à travers l'éducation des militants. Ce qu'ils veulent, c'est une transformation par le haut, tout en restant sur une ligne d'opposition pacifique », témoigne un cadre des Frères proche de Abou al-Foutouh, le chef de file de l'aile réformiste des Frères, la plus proche d'un modèle AKP, mais aussi la moins prompte à une politique d'accommodements avec le régime : « Abou al-Foutouh a su capter cet état d'esprit. Pour lui, il faut casser avec ce qu'il appelle "le syndrome de l'oppression" et la passivité politique qu'il engendre. »

Les jeunes Frères, surtout sur la place Tahrir, tendent alors à se rallier au nouvel esprit militant qui se dégage des nouvelles initiatives en réseau qui ont été au cœur de ce soulèvement que les Frères ont péniblement rattrapé : le groupe de Khaled Saïd, le groupe du 6 Avril, le groupe de soutien à la candidature de Baradaï, les jeunes mobilisés autour du prédicateur Amr Khaled, le « groupe de contrôle » (un groupe de monitoring électoral créé par des jeunes Frères à l'occasion des législatives de 2010 qui s'est maintenu ensuite et a fonctionné comme groupe de monitoring de la gestion policière du soulèvement en cours), autant de groupes qui doivent bien peu à la mobilisation des partis, et encore moins à leur esprit.

Par là, les dynamiques de contestation traduisent bien non seulement l'essoufflement des modèles autoritaires des régimes en place, mais également l'épuisement des formes traditionnelles de leur contestation. Ce qui se joue en Egypte n'est pas seulement la contestation d'un régime, mais bien la remise en cause d'une culture politique.

Patrick Haenni est chercheur à l'Institut Religioscope. Il est l'auteur, notamment, de L’Ordre des caïds, conjurer la dissidence urbaine au Caire (Éd. Karthala, 2005) ; L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005) ; et a codirigé avec Stéphane Lathion, Les Minarets de la discorde (Gollion, Infolio, 2009). Husam Tammam est journaliste et chercheur au Caire.


Tunisie : l'islamisme d'Ennahda, quand le politique s'impose sur le religieux

Par Patrick Haenni et Husam Tammam

De la deuxième Intifada palestinienne aux réactions contre les caricatures danoises du Prophète Muhammad, les photos et les radio-trottoirs de la presse ont distillé l'idée que les coups de sang de la « rue arabe » seraient essentiellement fondés sur le religieux. L'hémoglobine de la colère tunisienne - et de l'ensemble des « rues arabes » qui lui ont emboîté le pas depuis - relève pourtant d'une alchimie autre: ni les acteurs de la révolution du jasmin, ni les slogans qui les portaient n'étaient islamistes ; l'encadrement de la rue, quand il existait, était plutôt syndical ; les mots d'ordre étaient plus sociaux et politiques que religieux ou identitaires. Pain et démocratie, l'Etat islamique n'était pas à l'ordre du jour de la colère tunisienne.

« Pour comprendre la révolution du jasmin, ne cherchez pas l'islamiste, remarquait à ce propos un intellectuel de sensibilité islamique encore en exil. Ni une quelconque force politique organisée car tous étaient d'accord pour considérer que tenter la récupération du mouvement et le forcer dans une orientation politique spécifique, c'était potentiellement le faire avorter. C'est vraiment le peuple qui a fait l'événement et, pour le comprendre, il faut d'abord se mettre à l'écoute des rappeurs et bloggeurs. »

Les graffitis sur les murs de Tunis ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, saluant un peu partout Facebook et remerciant la musique rap pour avoir rythmé, si ce n'est structuré, « l'héritage de la révolution du 14 janvier », profondément irrigué par une culture jeune mondialisée, en situation de défiance radicale par rapport à l'ensemble du champ politique, opposition comprise.

Absent dans l'organisation du soulèvement, mais bien implanté individuellement dans les différents corps intermédiaires et préparant son comeback en phase de restructuration, l'islam politique va peser lourdement dans l'équation politique de l'après-Ben Ali.

Force dominante de l'islam politique tunisien, le mouvement Ennahda (la Renaissance) est, dans le vaste mouvement de restructuration des forces politiques d'opposition, le point nodal de toutes les interrogations et de toutes les craintes. Mouvement très particulier, tiraillé entre une aile tunisienne laminée par la répression et une élite à l'étranger, passablement déconnectée de la réalité du pays et largement repositionné sur les enjeux de l'islam en Occident, Ennahda est bien spécifique dans le paysage de l'islam politique où il entend se situer « quelque part entre le PJD marocain et l'AKP turc », comme le relève un de ses cadres - c'est-à-dire dans l'affirmation du primat de la logique politique sur l'action prédicative et religieuse.

A ce titre, Ennahda, dans les mois à venir, est bien l'une des pièces centrales du pari « post-autoritaire » tunisien : l'émergence d'une société politique stabilisée ayant réussi le double pari du pluralisme et de l'intégration des islamistes. Obstacle ou occasion à saisir ? Un retour sur l'Histoire incite à l'optimisme.

Pluralisme interne et autonomisation idéologique

Tout d'abord, contrairement à d'autres, le mouvement islamiste tunisien, incarné par Rachid Ghanouchi, n'a jamais été un mouvement avec une tête unique ou une idéologie uniforme et fixe. Le mouvement s'est bien construit sur une matrice intellectuelle commune, à savoir la littérature de base des penseurs rattachés à la mouvance des Frères musulmans égyptiens, mais ce socle de base, dès le cours des années 1980, a été étoffé de références spécifiques.

Ensuite, la tendance islamiste tunisienne ne s'est jamais enfermée dans le dogme de la littérature des Frères musulmans, ni dans l'exaltation du chef charismatique et de ses thèses. En effet, à côté de Ghanouchi, d'autres leaders de sa génération ont exercé une forte influence sur le mouvement. On peut noter des cadres comme Aly al-Arîd, Hamadi al-Jibâlî, al-Sâdiq Shurû, Abdelfatah Murû, lesquels ont doté le mouvement d'une assise idéologique spécifique préparant son autonomisation par rapport à la matrice intellectuelle des Frères musulmans sur laquelle il s'était adossé à ses débuts, et ainsi affirmer sa spécificité articulée autour du primat du politique sur le religieux.

Un des anciens compagnons de route de ce qui était encore le Mouvement de la Tendance Islamique se rappelle que le mouvement a très tôt, dès les années 1980, supprimé le concept de Hâkimiyya (gestion des affaires de l'Etat et de la société fondée sur le principe que l'adoration revient à Allah seul, NDLR), pierre de touche des fondements religieux du système politique et des manuels d'édification militante dans la ligne de Sayyed Qutb.

Le groupe des «i slamistes progressistes » de Hamid Enneifer et Salaheddine al-Jurshi joua également un rôle important dans l'évolution du mouvement. Tout le but de ce courant a été de tenter de faire percoler les idéaux de liberté politique et de justice sociale dans la doctrine de l'islam politique militant notamment en établissant un véritable débat interne. Les partisans de ce courant étaient en effet régulièrement en dispute avec Ghanouchi sur de multiples points liés notamment aux principes de l'Etat de droit moderne. Ils parvirnent néanmoins, se souvient Salah Eddine al-Jurshi, à faire passer Ghanouchi d'une vision théologique du droit, fondée sur la sharia, à une vision en termes de droit positif. Car, pour ce mouvement revendiquant un positionnement islamique de gauche et une pensée religieuse plus ouverte, la primauté est non à la mobilisation sur les grands slogans de l'islam politique, mais au travail social.

Si leur impact reste, au niveau international, relativement limité, les islamistes progressistes sont parvenus en revanche à développer, au sein d'Ennahda, un certain sens de la Realpolitik, qui a favorisé notamment la volonté de séparer le militantisme politique de l'activité religieuse. Les islamistes progressistes ont d'ailleurs désormais disparu au sein de Ennahda, notamment parce qu'ils ont aussi fait les frais de la crise de la gauche au début des années 1990, engendrant des repositionnements importants de certains d'entre eux, comme Salaheddine al-Jurshi qui s'est dirigé depuis vers des thèses plutôt libérales.

Rachid Ghanouchi est d'ailleurs un penseur atypique dans la mouvance islamiste, fruit d'une accumulation d'expériences et de références dont ne peut se targuer aucun autre dirigeant islamiste contemporain. Socialisé politiquement dans le nationalisme arabe, influencé par Nasser, il passe par différents partis ce qui lui donne une culture politique plurielle que son adoption du crédo islamiste n'a pas amené à renier. Par ailleurs, il quitte tôt la Tunisie. Dans le cadre de ses études, il découvre l'Egypte, puis la Syrie. Il s'établit en France où il fréquente différents milieux. Il se rapproche de l'islam avec le mouvement de prédication populaire de la Jamaat al-Tabligh wa al-Daawa. Puis il découvre pour les écrits de Ali Shariati, le plus « tiers-mondiste » des islamistes, qui se traduit par sa fascination pour le soulèvement iranien comme moment historique de l'affirmation des déshérités, lesquels avaient, pour l'anecdote, provoqué certaines conversions de membres de Ennahda au chiisme.

Ennahda s'est donc construit sur un relatif pluralisme interne : porosité relative à certains thèmes de la gauche, mise à distance du tronc idéologique de l'islam politique des Frères musulmans égyptiens, débat interne véritable.

Sous le jet de pavés contre la gauche, des parfums de rose... un islamisme ouvert à la question sociale

La seconde spécificité du mouvement islamiste tunisien est sa réceptivité relative à la question sociale. Ce qui est loin d'aller de soi. En effet, la majorité des mouvements islamistes peinent à s'abstraire d'une politique identitaire qui les a éloignée des questions sociales et syndicales.

Les Frères musulmans égyptiens n'ont présenté des candidats aux syndicats ouvriers pour la première fois qu'en 1996, et avec une perspective corporatiste plus que militante. Les Frères musulmans jordaniens ont, après un début d'activité dans les années 1980, passé la question sociale à la trappe en préférant se focaliser sur les grandes questions de la géopolitique islamiste, à savoir la Palestine et l'ingérence américaine dans la région.

Par ailleurs, les Frères ne sont pas les représentants patentés des classes déshéritées. Ils ont des intérêts de classe opposés : l'AKP turc est l'émanation d'une petite bourgeoisie d'affaires provinciale, la Jamaa Islamiyya libanaise fait la part belle aux entrepreneurs, les Frères musulmans égyptiens ont une vision sur l'économie structurée par un véritable lobby d'affaires lié à la présence d'un capital islamiste qui s'est constitué par l'exil dans les pays du Golfe.

Le PJD et le mouvement al-Adl wa al-Ihsan, au Maroc, marqués tous deux par une forte implantation syndicale, font exception et tiennent un discours et des positions politiques plus ancrées à gauche.

Surtout, la question sociale restait solidement plantée dans le pré carré idéologique de son pire adversaire politique : la gauche communiste et laïque. Bref, au-delà de la référence incantatoire aux déshérités, l'islam politique n'a pas tant d'affinité idéologique avec la question sociale que cela, d'autant plus qu'il tend, théologiquement, à dépolitiser le soucis de justice sociale en le réduisant à un souci moral (le devoir de solidarité des riches et la lutte contre la corruption).

Sur ce plan, l'islamisme politique tunisien ne s'est guère distingué de ses alter ego militants en Afrique du Nord et au Machreck. Mouvement fortement implanté dans les cercles estudiantins, l'islam militant tunisien a cherché par la force à s'imposer sur les campus que les organisations de gauche se sont escrimé à conserver de manière non moins musclée. Il s'est opposé à la grève générale de 1978, réclamant le passage devant les tribunaux des organisateurs selon l'un des leaders actuels de l'UGTT, l'Union générale du Travail en Tunisie.

Mais animosité avec la gauche ne signifie pas nécessairement rejet des causes de la gauche pour l'ensemble de la mouvance: à l'occasion de la grève générale, et alors que les militants islamistes encore dispersés n'avaient aucun ancrage dans le monde ouvrier, Ghanouchi considéra, dans un entretien qu'il nous accorda en 2009, que le jeudi noir fut, pour lui, un des événements les plus formateurs politiquement. Il réalisa à cette occasion que, lorsque la rue tunisienne se mobilise, c'est pour la défense de ses intérêts vitaux, non pour la sharia islamique. Une centralité dont on peut douter qu'elle soit nécessairement partagée par ses cadres : Larbi Guesmi, membre du parti et réfugié politique en Suisse, définit ainsi en termes bien plus classique les buts de son parti, à savoir la promotion « des valeurs conformes à l'identité du peuple tunisien à majorité arabo-musulmane » (cité dans Le Temps, jeudi 20 janvier 2011).

L'intérêt de Ghanouchi pour la question sociale, c'est aussi au mouvement de la «gauche islamique» qu'il la doit. Ce mouvement, présent aux marges du mouvement islamiste tunisien dès la fin des années 1970, a été influencé par des penseurs comme le philosophe égyptien Hassan Hanafi, mais aussi par des courants chiites, comme Ali Shariati que nous mentionnions, ainsi que par les Mujahidî Khalq (Moudjahidines du peuple). Ce mouvement, connu aussi sous le nom des « islamistes progressistes », diffusa ses idées pendant près d'une décennie à travers la Revue prospective de la pensée islamique, plus connue sous le nom de la « Revue 15/21» et qui fut un des vecteurs d'ouverture de l'islamisme à des penseurs venus d'autres horizons idéologiques.

Dans les rangs islamistes, la domination de cadres issus des classes moyenne et un souci unanimiste fondé sur le mythe fédérateur de la oumma (ou de la nation pour les plus politiques d'entre eux) avaient engendré, parmi les cadres islamistes, un certain mépris pour la question ouvrière, voir plus généralement la question sociale. Une partie des dirigeants d'Ennahda, au contraire a relativement tôt fait en partie sienne la symbolique ouvrière. Le mouvement a été ainsi le premier parti islamiste à célébrer le 1er mai, « fête des ouvriers » en arabe ('eid al-'umâl). La question sociale occupa rapidement une certain place dans les prêches délivrés par les cadres du mouvement, lequel s'attela à développer une littérature de base sur la question.

Le retour de l'immigration a, en revanche, de fortes chances de rendre plus centrale la question sociale dans les revendications du groupe islamiste. En effet, non seulement beaucoup des cadres du « Nahda de l'émigration » sont souvent en interaction forte avec la gauche alors que les plus jeunes se sont souvent ralliés à la mouvance de Tariq Ramadan, bien positionnée à gauche dans son approche des enjeux afférents à la question sociale.

Par-delà le dogme, une capacité d'ouverture politique et de concessions idéologiques

En conséquence, aucun parti islamiste sunnite n'a pris la question de la justice sociale autant au sérieux que l'islam politique tunisien. Ce qui facilite le contact avec la gauche. Dans le cadre de l'alliance politique du 18 octobre 2005 (appel lancé par représentants d'associations de la société civile et de partis politiques pour le respect des droits politiques et humains, NDLR), rassemblement de partis d'opposition qui s'était entendu sur une plateforme politique de revendication démocratique regroupant trois tendances (islamistes, gauchistes, libéraux), les revendications sur les questions qui fâchent (statut personnel, condition de la femme, droit) ont offert un bon exemple. Elle a montré un islamisme certes en position d'opposition conservatrice, mais non intransigeant sur le dogme et capable de mettre des bémols à ses revendications initiales; « il ne fait pas de doute que les années de répression - mihna - ont fait mûrir politiquement les cadres du mouvement dans le pays, notamment en les poussant à clarifier clairement une vision séparant le religieux et le politique », observe un intellectuel tunisien, regrettant toutefois qu'on ne puisse se fonder sur une véritable production intellectuelle afin de fonder ces impressions sur des textes.

La plateforme du 18 octobre est parlante sur plusieurs points : d'une part, elle montre que l'islamisme est capable d'entrer dans des processus de délibération, y compris avec son pire ennemi idéologique, le communisme. Elle montre ensuite que l'islamisme peut faire des concessions, ce qui se fit d'ailleurs au prix de fortes polarisations en interne, toute une aile d'Ennahda refusant précisément les accommodements qui fondèrent la position du mouvement dans la dynamique du 18 octobre. Enfin, last but not least (et point capital pour l'avenir de la Tunisie), elle montre aussi que la gauche tunisienne, si elle est bien dans des positions de défense de certains acquis propres à la Tunisie (laïcité, statut de la femme), n'est pas nécessairement dans une position éradicatrice face à l'islam politique d'Ennahda alors même qu'elle est, pour le moment, dans un rapport de force relativement favorable. Si les anciens communistes du Tajdid (Renouveau) campent sur une position de refus total de l'islam politique, d'autres comme le Parti Démocratique Progressiste, parti de gauche libérale, sont pour leur intégration, comme l'est aussi le Parti Ouvrier Communiste Tunisien.

Selon un intellectuel de sensibilité islamiste, « le chemin a été difficile. Il y a 20 ans de cela, islamistes et gauchistes se promettaient mutuellement la mise à mort en cas de prise de pouvoir des uns ou des autres. Et lorsque Ben Ali a commencé à réprimer Ennahda, la gauche s'en est bien accommodée, avant de subir elle-même le même sort dans les années qui suivirent. Et dans les geôles, alors que tous devenus victimes, les premiers contacts sérieux ont pu s'établir. »

Du côté des syndicats, la tendance dominante de l'UGTT a également renoncé, depuis la chute de Ben Ali, à qualifier Ennahda de « fascisme islamiste ».

La méfiance reste certes de mise. Dans les rangs de la gauche, on dénonce le populisme de Ennahda et on se souvient de son refus au grand moment du syndicalisme tunisien: la grève général de 1978. Quant aux chefs de Ennahda, ils redoutent la persistance de forces «éradicatrices» dans le gouvernement comme dans les rangs de la gauche. Mais un pas important a été franchi avec l'initiative du 18 Octobre, qui a posé un engagement de principe pour une entente minimal nécessaire au vivre ensemble.

La rupture avec l'héritage des Frères musulmans – et le passage de la question sociale à la démocratie

L'intégration de la question sociale par l'islamisme a facilité l'ouverture de l'islamisme aux autres forces politiques. Difficilement. Mais si l'ouverture a eu lieu, c'est moins sous la contrainte des règles du jeu politique (comme en Egypte dans les années 1980 où les Frères, pour accéder au Parlement, ont du faire alliance avec des partis reconnus) que dans le cadre d'un partage minimum de valeurs lequel, une fois encore, n'a pas empêché les confrontations musclées des années 1980.

En effet, d'une part, la question sociale, adoptée par les futurs leaders d'Ennahda dès la fin des années 1970, a permis un rapprochement avec la gauche syndicale. Mais au-delà, sous l'influence tant de Rachid Ghanouchi que de certains courants internes comme les islamistes progressistes, le rapport à la référence démocratique s'est apaisé. La dynamique a été progressive, mais elle a été rendue possible par deux facteurs.

D'une part, l'autonomisation idéologique vis-à-vis de la doctrine traditionnelle des Frères musulmans. Dans les années 1980, à travers la production des différents courants mentionnéscomme la gauche islamique, mais aussi grâce à l'évolution intellectuelle de Ghanouchi, le mouvement prend ses distances par rapport à la littérature traditionnelle des Frères musulmans. Ghanouchi pose les jalons d'une pensée spécifique, dès 1981 à travers sa thèse de doctorat portant sur la question des libertés publiques Il réfléchit sur des thèmes portant bien sur la question des libertés: sur la femme, sur la question du statut des minorités non religieuses dans l'islam. L'aboutissement de la réflexion se cristallise en 1993 dans son livre Libertés publiques dans l'Etat islamique, publié par le Centre des Recherches de l'Unité arabe, basé à Beyrouth, une maison d'édition d'ailleurs plus nationaliste arabe qu'islamiste.

D'autre part, la volonté d'ancrer leurs mots d'ordre dans le nouveau référentiel et de couper les ponts, non seulement avec une partie de l'héritage des Frères musulmans, mais aussi avec l'esprit de mouvement de prédication qui dominait encore le MTI. La décision de passer du mouvement religieux au parti politique a été prise au congrès de 1988. Le traditionnel slogan des Frères musulmans « L'islam, c'est la solution » a été remplacé par « La liberté, c'est la solution » et de manière non purement démagogique: par là, les leaders du futur Ennahda affirmaient avant tout le primat d'une vision politique et partisane sur leur précédente orientation de prédication. De l'intérieur, le mouvement est aussi vu comme une phase de réancrage national dans la tradition tunisienne. Le passage du prédicatif au politique s'accompagne d'un retour sur la tradition religieuse tunisienne malékite, voire sur un certain patriotisme national incarné par des poètes comme Abu al-Qâssim al-Shâbî.

Ces dynamiques ont affecté le mouvement sur plusieurs plans : tout d'abord, la rupture claire avec la tentation du travail clandestin, puis la régulation interne du mouvement islamiste par des procédures - et un mode de fonctionnement - de type démocratique, enfin une volonté de faire primer le politique concret sur l'idéologique. Pour Aly Al-Arîdhî, « nous ne voulons pas d'Etat religieux mais un Etat démocratique fondé sur le seul principe de citoyenneté ». En clair, cela revient à « laisser la promotion des valeurs religieuses à la société civile », c'est-à-dire, a contrario, à séculariser les mécanismes institutionnels de la compétition politique: «si on entre dans la sphère publique, il faut la gérer avec les mécanisme de fonctionnement et les concepts qui lui sont propres». Une forme de sécularisation par « effet de champ » qui entraîne une seconde conséquence majeure : la mise à l'écart de la notion de shumuliyya, renvoyant à l'idée que l'islam est une réponse programmatique et totale, pierre de touche du message de Hassan al-Bannah, fondateur des Frères musulmans, est considéré désormais comme « ayant été dépassé ».

D'un côté, cet aggiornamento parvient à rassurer une partie des compagnons de route. Pour cet ancien membre des islamistes progressistes, opposés à Ennahda, deux acquis au sein du parti peuvent être considérés comme définitifs : l'acceptation de la spécificité de la femme tunisienne et de la régulation de la compétition politique par les urnes.

D'un autre côté, et par suite de ce mouvement d'émancipation de la matrice Frères musulmans initiale et d'avancées réelles sur le plan du rapport à la démocratie, Ennahda a adopté des positions très critiques à l'égard des Frères égyptiens. Rachid Ghanouchi a, par exemple, condamné leur programme de 2007, en affirmant qu'en refusant la présidence aux coptes et aux femmes et en voulant placer le processus législatif sous la supervision d'un conseil d'oulémas, les Frères ne se fondent pas sur une acceptation pleine et entière du principe de citoyenneté. A l'inverse, du côté des Frères, la perception de Ghanouchi est contrastée : fils spirituel du dirigeant soudanais Hassan al-Tourabi critiqué pour avoir tenté de développer une mouvance islamiste parallèle à celle des Frères musulmans égyptien pour les uns, islamiste d'orientation libérale pour les autres. Il est critiqué par certains comme Rafiq Habib, le penseur copte et compagnon de route très écouté au sein de l'aile conservatrice des Frères égyptiens, qui voit dans l'ouverture conceptuelle du chef d'Ennahda les prémices d'un mouvement paradoxal de sécularisation, précisément parce qu'il entérine de facto la séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique.

L'improbable confiscation de la révolution par l'islamisme

L'avenir de Ennahda ne saurait être déduit de son expérience passée. Et le contexte de reconstruction politique post-autoritaire soulève plusieurs interrogations et autant de dilemmes. Comment va se passer la restructuration en Tunisie du « Nahda de l'exil » (Nahda al-Mahjar) et du « Nahda de l'intérieur » (Nahda al-dâkhil) ? Les prérogatives de ce dernier ont été considérablement renforcée lors du dernier congrès général du parti en 2007, dans un contexte d'affirmation d'une nouvelle génération politique qui préférerait, selon un proche de Ennahda, voir Rachid al-Ghanouchi ne pas trop occuper le devant de la scène politique et laisser la place aux nouveaux cadres politiques de l'intérieur. Comment va se coupler une base militante interne porteuse désormais d'une culture politique propre, faite d'expérience carcérale, de tractations diverses avec le pouvoir, de dialogues avec l'opposition, de grèves de la faim, et une direction politique et intellectuelle profondément marquée par l'expérience de l'islam en Occident ?

Deux points structurels se dégagent pourtant de ce bref retour historique sur l'expérience islamiste tunisienne.

Tout d'abord, le fait que Ennahda ne pourra pas faire cavalier seul dans la restructuration du pouvoir. Contrairement à d'autres pays, comme l'Egypte, où les Frères musulmans sont les seuls à tenir tête au régime, Ennahda s'inscrit dans une configuration d'oppositions où la gauche non seulement n'a pas été laminée mais où, depuis les années 1970, elle a tenu haut le pavé par le biais de l'activisme syndical. Le syndicalisme a été jusqu'à ce jour le principal contre-pouvoir au régime de parti unique tant sous Bourguiba que sous son successeur.

En d'autres termes, l'islamisme sera obligé de composer, c'est-à-dire de transiger avec le dogme. Et la plateforme du 18 Octobre rappelle qu'il a d'ores et déjà prouvé qu'il en était capable.

Ensuite, Ennahda revient au pays dans un moment politique arabe où les islamistes légalistes ont globalement fait leur aggiornamento: le souffle du grand soir ne les porte plus, le pragmatisme domine, la grammaire de l'Etat-nation et la référence à la démocratie se sont imposés. Or Ennahda, loin de s'inscrire en faux, est à la tête de ce mouvement, conscient dès le début que c'est sur des questions concrètes, à commencer par la question sociale, qu'ils seront jugés par le peuple. Ennahda a, dès sa naissance, tiré un trait sur le romantisme révolutionnaire, s'est montré peu intéressé par les grands slogans religieux et identitaires, a pris acte, dans les documents du manifeste du 18 Octobre, des acquis de la femme tunisienne et a compris que son futur se jouera sur le politique concret.

Dans un contexte de champ religieux fortement déstructuré, privé de discours savant depuis la mise au pas de la Zeitouna par Bourguiba, avec des prêches du vendredi imposés (souvent lus, sourit un enseignant de sensibilité religieuse, par des officiers de police retraités), le tout sur fond de poussée sensible du salafisme via les chaînes satellite et les sites Internet, le mouvement Ennahda est ainsi, s'il maintient le cap idéologique pris ces dernières années, non seulement une pièce centrale de l'équation politique de sortie de l'autoritarisme, mais aussi un facteur potentiel de stabilisation d'un champ religieux en attente de bouleversements en profondeur avec la fin du régime de Ben Ali.

Cet article a bénéficié de la relecture attentive de Nicolas Dot Pouillard, Ridha Ajmi, Mehrez Drissi, Nahla Chahal, Mongi Abdennabi.

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