Che Guevara: : L'étincelle qui ne s'éteint pas
Par Michael Löwy le Vendredi, 23 Mai 1997 PDF Imprimer Envoyer

Les années passent, les modes changent, aux modernismes succèdent les post-modernismes, les dictatures sont remplacées par des dèmocradures, le keynésianisme par le néo-libéralisme, le mur de Berlin par le mur de l'argent. Mais le message de Che Guevara, trente années plus tard, contient un noyau incandescent qui continue à brûler.

Il y a quelque chose dans la vie et le message du médecin/guérillero argentin/cubain qui parle encore aux générations de 1997. Sinon, comment expliquer cette pléthore d'ouvrages, articles, films et débats ? Ce n'est pas un simple effet commémoratif du trentième anniversaire : qui s'intéressait, en 1983, pour les 30 années de la mort de Joseph Staline ?

Le Che est - comme José Marti, Emiliano Zapata, Augusto Sandino, Farabundo Marti et Camilo Torres - une de ces figures qui sont tombés debout, les armes à la main, et sont devenues, pour toujours, des graines d'avenir semées dans la terre latino-américaine, des étoilés dans le ciel de l'espérance populaire, des charbons ardents sous les cendres du désenchantement.

Dans toutes les manifestations de la mouvance révolutionnaire en Amérique Latine au cours des 30 dernières années, de l'Argentine au Chili, du Nicaragua à El Salvador, du Guatemala au Mexique, on perçoit les traces, tant visibles, tant invisibles, du "guévarisme". Elles sont présentés aussi bien dans l'imaginaire collectif des combattants, que dans leurs débats sur les méthodes, la stratégie et la nature de la lutte. On peut les considérer comme des semences qui ont germé, pendant ces trente dernières années, dans la culture politique de la gauche latino-américaine, produisant des branches, des feuillages et des fruits. Ou comme un des fils rouges avec lesquels on tisse, de la Patagonie au Rio Grande, les rêves, les utopies et les actions révolutionnaires.

Les idées du Che ne sont-elles pas dépassées ? Serait-il maintenant possible de changer les sociétés latino-américaines - dans lesquelles une oligarchie installée au pouvoir depuis des siècles monopolise les ressources, les richesses et les armes, en exploitant et en opprimant le peuple - sans révolution ? C'est la thèse que défendent au cours des dernières années certains théoriciens de la gauche "réaliste" en Amérique latine, à commencer par le talentueux écrivain et journaliste Jorge Castaneda, dans son livre bien connu L'utopie désarmée (1993).

Toutefois, à peine quelques mois après la parution du livre, dans son propre pays, le Mexique, on assiste au spectaculaire soulèvement des indigènes du Chiapas, sous la direction d'une organisation d'utopistes armés, l'EZLN, dont les principaux dirigeants viennent du guévarisme. Il est vrai que les zapatistes, contrairement aux groupes de guérilla traditionnels, n'ont pas pour objectif de "prendre le pouvoir", mais de susciter l'auto-organisation de la société civile mexicaine en vu d'une profonde transformation du système social et politique du pays.

Néanmoins, sans le soulèvement de janvier 1994, l'Armée Zapatiste de Libération Nationale - toujours les armes à la main, quatre années plus tard - ne serait pas devenue une référencé pour les victimes du néo-libéralisme, non seulement au Mexique, mais dans toute l'Amérique latine et le monde. Le zapatisme combine plusieurs traditions subversives, mais le guévarisme n'est pas moins un des ingrédients essentiels de cette bouillonnante et imprévisible culture révolutionnaire.

Curieusement, le même Jorge Castaneda, dans un article récent publié dans la revue américaine Newsweek, commence à se demander s'il serait réellement possible de redistribuer, par des moyens non-rèvolutionnaires, la richesse et le pouvoir concentrés dans les mains des élites riches et puissantes, transformant les structures sociales ancestrales en Amérique latine : si cela se révèle, en cette fin de siècle, trop difficile, il faudra reconnaître «qu' après tout, Guevara n'avait pas tout à fait tort« . (1)

Le Che n'a pas été seulement un combattant héroïque, mais aussi un penseur révolutionnaire, le porteur d'un projet politique et moral, d'un ensemble d'idées et valeurs pour lesquelles il a lutté et donné sa vie. La philosophie qui donne à ses options politiques et idéologiques sa cohérence, sa couleur, sa température, est un profond humanisme révolutionnaire. Pour le Che, le véritable communiste, le véritable révolutionnaire était celui qui considère les grands problèmes de l'humanité comme ses problèmes personnels, celui qui est capable de "sentir de l'angoisse quand on assassine un homme quelque part dans le monde et d'être exalté quand se lève quelque part un nouveau drapeau de liberté" (2).

L'internationalisme du Che - à la fois mode de vie, foi séculaire, impératif catégorique et patrie spirituelle - a été l'expression combative et concrète de cet humanisme révolutionnaire et marxiste.

Il y a une phrase de José Marti que le Che citait souvent dans ses discours, et qu'il appelait "le drapeau de la dignité humaine" : "Tout être humain véritable doit sentir dans son visage le coup donné au visage d'un autre être humain ". La lutte pour cette dignité est un principe éthique qui va l'inspirer dans toutes ses actions, depuis la bataille de Santa Clara jusqu'au dernier combat désespéré dans les montagnes de Bolivie. C'est un terme important dans la culture latino-américaine.

Il faut peut-être chercher son origine dans le Don Quichotte, œuvre que le Che lisait dans la Sierra Maestra, dans les "cours de littérature" qu'il donnait aux recrues paysannes de la guérilla et héros avec lequel il s'identifiait, ironiquement, dans la dernière lettre à ses parents. Mais cette valeur n'est pas pour autant étrangère au marxisme. N'est-ce pas Marx lui-même qui écrivait dans son article "Le communisme de l'Observateur Rhénan" (septembre 1847) : "Le prolétariat a besoin de sa dignité encore plus que de son pain " ?

On a souvent limité la pensée stratégique de Guevara au thème du foco de guérilla. Ses idées sur la révolution latino-américaine sont beaucoup plus profondes. Par sa célèbre formulation de 1967, dans le Message à la Tricontinentale - " Il n'y a plus d'autre changement à faire : ou révolution socialiste ou caricature de révolution " - il a aidé toute une génération de révolutionnaires à se dégager du carcan de la doctrine stalinienne de la " révolution par étapes ".

Il n'en reste pas moins qu'on trouve dans ses écrits - que ce soit sur l'expérience cubaine ou sur l'Amérique Latine - et encore plus dans sa tragique tentative bolivienne, une tendance à réduire la révolution à la lutte armée, la lutte armée à la guérilla rurale et celle-ci au petit noyau du foco. Cette tendance a dominé dans l'héritage guévariste en Amérique latine, même si l'on trouve aussi dans son œuvre des passages qui nuancent cette conception - par exemple en insistant sur l'importance du travail politique de masses, ou sur l'inadéquation de la lutte armée dans un pays où il existe un régime démocratique. Sans parler de son refus explicite et catégorique de l'attentat et du terrorisme aveugle. (3)

En tout cas, l'héritage du guévarisme, qui a marqué la stratégie des organisations révolutionnaires latino-américaines au cours des années 60 à 80, reste présent, comme sensibilité révolutionnaire et comme résistance irréductible à l'ordre établi, dans la gauche du continent, aussi bien dans certains mouvements sociaux, comme le MST (Mouvement des paysans sans terre du Brésil), que dans les courants qui se réclament du socialisme.

Le socialisme dans les Amérique, écrivait José Carlos Mariategui en 1929, ne doit pas être copie et calque, mais création héroïque. C'est exactement ce qu'a essayé de faire le Che, en rejetant la proposition de copier les modèles "réellement existants" et en cherchant une voie nouvelle vers le socialisme, plus radicale, plus égalitaire, plus fraternelle, plus humaine, plus cohérente avec l'éthique communiste.

Ses idées sur le socialisme et la démocratie étaient encore en évolution au moment de sa mort, mais on observe clairement dans ses discours et écrits une prise de position de plus en plus critique envers l'auto-intitulé "socialisme réel" des héritiers du stalinisme. Dans son célèbre "Discours d'Alger" (février 1965) il appelait les pays qui se réclamaient du socialisme à "liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l'Ouest", qui se traduisait dans les rapports d'échange inégal avec les nations qui essayaient de se libérer du carcan impérialiste. Il ajoutait ceci : "Le socialisme ne peut exister s'il ne s'opère dans les consciences une transformation qui provoque une nouvelle attitude fraternelle à l'égard de l'humanité, aussi bien sur le plan individuel dans la société qui construit ou qui a construit le socialisme que, sur le plan mondial, vis-à-vis de tous les peuples qui souffrent de l'oppression impérialiste ". (4)

Analysant dans son célèbre essai de mars 1965, Le socialisme et l'homme à Cuba, les modèles de construction du socialisme existant en Europe de l'Est, le Che rejetait, toujours à partir de sa perspective humaniste révolutionnaire, la conception qui prétend "vaincre le capitalisme avec ses propres fétiches" : " en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l'aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l'intérêt matériel individuel comme stimulant, etc) on risque d'aboutir à une impasse ". (5)

Un des principaux dangers du modèle importé de l'URSS c'est l'accroissement de l'inégalité sociale et la formation d'une couche privilégiée de technocrates et bureaucrates : dans ce système de rétribution "ce sont les directeurs qui, chaque fois, gagnent davantage. Il faut voir le dernier projet de la République démocratique allemande ; l'importance qu'y assume la gestion du directeur ou mieux la rétribution de la gestion du directeur ". (6)

La pensée économique du Che sur les questions de la transition au socialisme est à la fois passionnante et problématique. Passionnante par son engagement égalitaire et anti-bureaucratique et par sa critique du fétichisme du marché - y compris dans les pays dits "socialistes". Ce n'est pas un hasard si notre camarade Ernest Mandel s'est solidarisé avec lui dans le débat économique des années 1963-64, contre les partisans des conceptions économiques de Staline (Charles Bettelheim) et contre les imitateurs cubains du modèle soviétique.

Mais sa réflexion - évidemment inachevée - est aussi problématique à plusieurs égards. Moins par ce qu'elle dit, que par ce qu'elle ne dit pas, ce qu'elle tait : la question de la démocratie socialiste. Ce n'est pas que les arguments du Che Guevara en défense de la planification économique contre les catégories marchandes soient faux : au contraire, ils gagnent une nouvelle actualité face à la vulgate néo-libérale dominante aujourd'hui. Mais ils laissent dans l'ombre la question politique clé : qui planifie ? Qui décidé des grands choix du plan économique ? Qui déterminé les priorités de la production et de la consommation ? Sans démocratie véritable - c'est-à-dire sans :

a) pluralisme politique ;
b) discussion libre des priorités et
c) libre choix par la population entre les diverses propositions et plate-formes économiques alternatives ; la planification devient inévitablement un système bureaucratique, autoritaire et inefficace de " dictature sur les besoins ", comme le montre abondamment l'histoire de l'ex-URSS. En d'autres termes : les problèmes économiques de la transition au socialisme sont inséparables de la nature du système politique. L'expérience cubaine au cours des vingt dernières années a révèle, elle-aussi, les conséquences négatives de l'absence d'institutions démocratiques/socialistes - même si Cuba a pu éviter les pires aberrations bureaucratiques et totalitaires des autres États dits "socialistes réels".

La polémiqué du Che contre le fétichisme mercantile était tout à fait justifiée ; mais ses arguments en faveur de la planification seraient beaucoup plus convaincants s'ils étaient situés dans une perspective de contrôle démocratique des travailleurs sur les instances planificatrices. Comme le soulignait Ernest Mandel dans un autre contexte, il existe un tertium datur au delà des impasses du marché d'une part et de la planification bureaucratique de l'autre : l'autogestion démocratiquement articulée et centralisée, l'auto-gouvernement planifié des producteurs associés. (7) Dans ce domaine les idées de Guevara étaient - malgré sa méfiance envers le modèle soviétique et malgré sa grande sensibilité anti-bureaucratique - loin d'être claires.

8 octobre 1967 : une date qui restera pour toujours dans le calendrier millénaire de la marche de l'humanité opprimée vers son auto-émancipation. Les balles peuvent tuer un combattant de la liberté mais non ses idéaux, ses espoirs, ses rêves. Ceux-là lui survivront, quand ils germeront dans la conscience des générations qui reprennent la lutte. C'est ce qu'on découvert, pour leur rage et déception, ceux qui tuèrent Emiliano Zapata, Rosa Luxembourg, Léon Trotsky et Ernesto Che Guevara.

Le monde d'aujourd'hui, après la chute du mur de Berlin, la fin des régimes autoritaires en Europe de l'Est, le triomphe de la globalisation capitaliste et l'hégémonie des idéologies néo-libérales, semble se trouver à des années lumière de celui qui a vu vivre et lutter Ernesto Guevara. Cependant, pour ceux qui ne croient pas à la pseudo-hégélienne " fin de l'histoire ", ni à l'éternelle pérennité de l'économie de marché capitaliste/libérale, pour ceux qui refusent les injustices sociales criantes et la marginalisation des peuples du Sud par le "nouvel ordre mondial", le message humaniste et révolutionnaire du Che reste une fenêtre ouverte sur l'avenir.


  1. Jorge Castaneda, " Rebels Without Causes ", Newsweek, 13/1/1997 Ç We may discover, by the end of the century (...) that Che Guevara had a point, after all È.
  2. Che Guevara, œuvres III, Textes politiques, Paris, Maspero, 1968, p.118
  3. Voir par exemple E.Guevara, Textes militaires, Paris, Maspero, 1968, p. 162.
  4. Ibid. pp. 266-267.
  5. Che Guevara, " Le socialisme et l'homme à Cuba ", Textes politiques, p. 283.
  6. Che Guevara, " Le plan et les hommes ", œuvres VI, Textes inédits, Paris, Maspero, 1972, p.90.
  7. E.Mandel, " In defense of socialist planning ", New Left Review, n¡159, sept. oct. 1986.

Voir ci-dessus