Qui était Che Guevara?
Par Ataulfo Riera le Samedi, 07 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Après une longue période d'oubli, son visage semble omniprésent: sur des affiches, des badges, des livres, des t-shirts, des CD... La réapparition du portrait d'Ernesto Guevara, dit « El Che «, révolutionnaire d'origine argentine, démontre que le mythe né il y a 30 ans est loin d'avoir disparu. Mais, au-delà du mythe du rebelle éternellement jeune (dont beaucoup en ont fait une image «sainte» et inoffensive), au-delà de toute la récupération bassement commerciale dont le Che est actuellement l'objet, c'est l'homme, le révolutionnaire et le théoricien marxiste qu'il nous faut (re)découvrir. Personnage historique et non image légendaire, l'histoire et l'oeuvre de Che Guevara est importante à connaître. Sa vie, son oeuvre est une source d'exemples, d'enrichissements théoriques et pratiques non seulement de par les succès qu'il a connu, mais également de par ses échecs et ses erreurs. Loin de tout culte de la personnalité, nous voulons restituer ici la vie et l'oeuvre d'un révolutionnaire hors du commun.

Iere PARTIE: VIE ET MORT DE CHE GUEVARA

 

1. La jeunesse d'un révolutionnaire

 

Juillet 1997, au sud de la ville de Santa Cruz, en Bolivie, une équipe de chercheurs cubano-bolivienne vient de mettre à jour les ossements d'un groupe de guérilleros morts il y a 30 ans. Les restes de Che Guevara sont identifiés et transférés en grande pompe à Cuba. Soixante neuf ans plus tôt, le 14 juin 1928 à Rosario de la Fe, petite ville argentine, naissait Ernesto Guevara Lynch de la Serna. La famille Guevara était relativement aisée, mais le futur révolutionnaire baignait malgré tout dans une atmosphère nettement progressiste. Comme le relate Ricardo Rojo, un ami de la famille: « passion de la justice, haine du fascisme, indifférence religieuse, intérêt pour la littérature et amour de la poésie, méfiance envers l'argent «, telles était les idées des parents du Che. Souffrant de graves crises d'asthme, le jeune Guevara s'astreint à pratiquer intensivement des sports physiquement durs comme le rugby et l'escalade. Lecteur assidu (de Gandhi, Jack London, Freud et Rousseau notamment), Ernesto s'engage dans des études de médecine. Le goût du voyage et de la découverte, le désir de soulager les maladies également, le pousse, à 23 ans, avec un ami médecin (Alberto Granado) à parcourir pendant 8 mois le continent latino-américain. En 1953, son diplôme de médecin en poche, il repart sur les routes.

 

Ces deux voyages lui font se confronter de manière brutale à l'immense misère qui frappe les peuples latino-américains, misère décrite de manière sans égale par E.Galéano dans les «Veines ouvertes de l'Amérique Latine». Dans un discours prononcé en 1960, Guevara reviendra sur cette étape importante de sa vie: « Les conditions dans lesquelles j'avais voyagé m'avaient fait entrer en contact étroit avec la misère, la faim et la maladie. Je me rendis compte que j'étais incapable, faute de moyens, de soigner les enfants malades et j'eus sous les yeux la dégradation provoquée par la sous-alimentation et la répression constante. Je pus ainsi réaliser qu'il y avait des choses tout aussi importantes dans la vie que de devenir un chercheur illustre ou de contribuer magnifiquement à la science médicale: et c'était d'aider ces gens."

 

Cette prise de conscience de la souffrance et de l'exploitation subies par les masses populaires, écrasées par de sanglantes dictatures, amène le Che à s'intéresser activement aux événements politiques. Arrivé au Guatemala en décembre 1953 (après avoir transité par la Bolivie où une révolution ouvrière avait battu l'armée de ce pays), il est pour la première fois directement confronté à l'impérialisme US. Le gouvernement du progressiste modéré Jacobo Arbenz initiait une série de réformes sociales dans ce pays. Des terres ont été redistribuées aux paysans, terres appartenant à l'United Fruit, firme américaine toute puissante. Cette dernière obtient l'appui du gouvernement américain qui autorisa la CIA à organiser un putsch pour renverser le gouvernement. Le 18 juin, des mercenaires armés et entraînés par la CIA envahissent le pays. Le fait que l'armée d'Arbenz se refusera à armer le peuple précipitera la chute de son gouvernement. Le Che, qui participera activement à la résistance contre le putsch, est contraint de se réfugier au Mexique. Dans sa brève présence au Guatemala, à travers sa compagne Hilda Gadea, militante communiste, il prend connaissance et adhère sans réserves aux idées de Marx, Engels et Lénine. De cette expérience guatémaltèque, il retient également que les voies légales et réformistes ne mènent nulle part: seule une révolution sociale radicale peut permettre de mettre fin définitivement à l'exploitation et à la misère, ainsi qu'à la domination impérialiste des USA. Ernesto Guevara était devenu un révolutionnaire. Sa réflexion le pousse également à comprendre qu'il fallait lutter collectivement et savoir mobiliser les masses pour réussir la révolution. Dans un discours prononcé en 1960, il se souviendra de ses réflexions tirées de son expérience guatémaltèque: « Je me suis rendu compte de quelque chose d'essentiel: c'est que pour être révolutionnaire, ce qu'il faut avant tout, c'est faire la révolution. L'effort isolé, l'effort individuel, la pureté des idéaux (...) tout cela ne sert à rien si on agit seul, solitaire (...).Pour faire la révolution, il faut (...) tout un peuple qui se mobilise (...) «. Ce peuple, Guevara allait le trouver à Cuba...

 

2. Du « Granma « à la révolution cubaine

 

« La révolution n'est pas une pomme qui tombe quand elle est mûre! Vous devez la faire tomber, et ce fut précisément notre rôle historique « Che Guevara, interview à Libération (Algérie), mars 1965.

 

Au cours de l'été 1955, à 27 ans, E.Guevara prend contact au Mexique avec un groupe de jeunes exilés cubains. Parmi ces derniers, il se lie d'amitié avec Fidel Castro, dirigeant du Mouvement du 26 Juillet (M-26-7) et révolutionnaire alors aux idées démocratiques petites-bourgeoises radicales. Ce dernier, peu de temps auparavant, avait tenté sans succès de renverser la dictature cubaine de Fulgencio Batista. Ayant attaqué une caserne de l'armée cubaine, les camarades de Castro sont décimés, emprisonnés et torturés. Castro sera également emprisonné, mais Batista, voulant donner une image plus « propre « de son régime, amnistie et libère Fidel. Il s'en mordra les doigts... A peine installé au Mexique, Castro décide de rassembler un groupe de cubains, de les armer, de les entraîner et de débarquer à Cuba. A cette époque, cette île était une semi-colonie économique et politique américaine (surnommée le « bordel et le casino « des riches américains). Batista y régnait sans partage, faisant régner une terreur dictatoriale qui coûtera 20.000 morts en 10 ans. A l'image du reste du continent, l'île compte près de 80% d'analphabètes, pratiquement pas d'écoles et d'hôpitaux, les paysans vivent pour la plupart dans des huttes et souffrent chroniquement de la famine.

 

La compréhension de la profonde unité d'intérêts qui lie les révolutionnaires du continent et sa sympathie envers la cause des exilés cubains pousse Guevara à rejoindre sans hésiter l'expédition de Castro, d'abord en qualité de médecin, puis, en qualité de combattant. Comme il le rappela lui-même: «J'ai parlé pendant toute une nuit avec Fidel et, le lendemain matin, j'étais déjà le médecin de la future expédition.» Désormais, pour ce groupe de cubains, et, plus tard, pour le monde entier, Ernesto deviendra « El Che «Guevara. «Che!»est un mot, une interjection dans le langage parlé typiquement argentin (comme «hé!») et dont Guevara usait également lorsqu'il parlait. D'où ce surnom désormais célèbre et inséparable de son nom.

 

Le 25 novembre 1956, 82 révolutionnaires s'embarquent avec armes et bagages dans un vieux yacht appelé «Granma». Objectif: libérer Cuba! Mais, débarqués le 2 décembre après une traversée chaotique, les guérilleros sont attaqués par l'armée le 5 décembre à Alegria del Pio et sont littéralement massacrés: plus de 60 guérilleros sont tués ou faits prisonniers.

 

Le 21 décembre, les rares survivants implantent, avec de grandes difficultés et après plusieurs échecs, un premier foyer de guérilla dans la zone montagneuse du sud-est de l'île, la Sierra Maestra. Dans ces montagnes, ils se lieront profondément avec les paysans pauvres, étonnés de voir des gens en armes leur payer la nourriture et les traiter avec respect. Mieux, les guérilleros ouvrent des écoles et soignent les paysans malades et blessés. Le Che se dépensera sans compter. L'absence de rasoirs fait que les guérilleros se laissent pousser la barbe et les cheveux et très vite on les surnomme partout «los barbudos» (les barbus).

 

La paysannerie cubaine est en grande partie composée d'ouvriers agricoles, obligés de vendre leur force de travail contre un faible salaire dans les vastes plantations de canne à sucre des entreprises US et des grands propriétaires terriens. En dehors des périodes de récolte, ils étaient voués au chômage et à la misère. Ce fait donnera donc très tôt un caractère nettement prolétarien à la révolution et amènera, déclare Guevara, «une prolétarisation de notre pensée». En effet, pour les jeunes intellectuels de la ville (composante essentielle parmi les premiers guérilleros de Castro), le contact direct avec la vie du peuple le plus exploité sera bénéfique: beaucoup de guérilleros comprennent que la révolution ne pourra pas être seulement politique, mais également sociale. Dans ses «Souvenirs de la guerre révolutionnaire», le Che relate ainsi ce fait: «Cette conscience que nous avions de la nécessité d'un changement définitif dans la vie du peuple commençait à prendre corps. L'idée de la réforme agraire se fit plus impérieuse et la communion avec le peuple cessa d'être une théorie pour devenir à tout jamais une partie de notre être. La guérilla et les masses paysannes, petit à petit, se fondaient en un tout homogène, sans qu'il soit possible de dire à quel instant précis de la longue route se produisit la fusion».

 

L'attitude de «l'Armée rebelle» de Castro suscite la sympathie, puis l'adhésion totale; beaucoup de paysans s'engagent dans la guérilla dont les rangs sont également grossis par l'arrivée de révolutionnaires des villes. Car, et c'est important, la guérilla est également en contact étroit avec les organisations révolutionnaires citadines. Le 17 janvier 1957, «l'Armée rebelle» remporte sa première victoire. En juillet 1957, du fait de ses capacités militaires autant que politiques, le Che est nommé «commandant» et dirige une colonne de guérilla. «L'Armée rebelle» étend largement son territoire au sein duquel elle installe des services d'approvisionnement, des cliniques, des fabriques d'armes, de petites industries, une boulangerie, une imprimerie, des stations radio, instaure des lois et mène un réforme agraire (expropriant les grands propriétaires terriens), bref, c'est un mini-Etat qui se met en place, ouvrant une situation de double pouvoir territorial. La constitution d'un territoire « sanctuaire « permet à la guérilla de se doter d'une base d'opérations d'où elle pratique des sorties et des raids en territoire ennemi.

 

C'est de son expérience concrète de la lutte que le Che élaborera en 1960 son ouvrage « La guerre de guérilla, une méthode « où il fixera les tâches stratégiques et tactiques de ce type de lutte. (voir IIeme partie)

 

En avril 58, une grève générale échoue dans les villes, apportant un recul à la lutte. Analysant les causes de l'échec, le Che souligne «On a ignoré l'importance de l'unité ouvrière et on n'a pas essayé à ce que les travailleurs, dans l'exercice même de leurs activités révolutionnaires, choisissent le moment précis». Profitant que les voies d'approvisionnements et de communications de la guérilla avec les villes sont momentanément coupées, l'armée lance le 24 mai une vaste offensive qui se solde, elle aussi, par un échec. Les guérilleros en profitent alors pour lancer à leur tour une contre-offensive généralisée vers le 19 juin. Malgré ses 70.000 soldats (les guérilleros et les milices citadines ne compterons jamais plus de 5.000 hommes et femmes en armes), malgré l'aide américaine en armes, munitions et instructeurs, l'armée de Batista, à partir de l'automne 1958, ira de défaites en défaites. Le 29 décembre 1958, la colonne du Che, après 50 jours de marche à travers 677Km, libère au cours d'une bataille décisive la ville de Santa Clara. Les trois quarts du territoire cubain sont aux mains des révolutionnaires. Dans les villes, l'agitation des étudiants et des ouvriers contre le régime ne faiblit plus. Enfin, les 1 et 2 janvier 1959, dans une action conjuguant grève générale des travailleurs dans les villes et offensive générale des colonnes de «l'Armée rebelle», le régime de Batista (en fuite) est renversé. Les 3 et 4 janvier, les guérilleros entrent triomphalement à La Havane où la grève des travailleurs et l'action de leurs milices avait empêché un coup d'état mené par des restes de l'armée du dictateur. Sur la route de La Havane, le Che est interpellé par un guérillero qui demande à pouvoir renter chez lui sous prétexte que «nous avons gagné la révolution». Le Che refuse sèchement: «Nous avons gagné la guerre, mais la révolution ne fait que commencer»...

 

3. La Révolution en marche

 

« Il ne s'agit pas de réformer la société actuelle, mais bien d'en fonder une nouvelle «. Karl Marx

 

Un régime nouveau s'installe, composé d'une coalition des différentes organisations qui ont participé à la lutte. Le Che est naturalisé cubain le 9 février et voyage à l'étranger à la tête d'une délégation économique cubaine entre juin et septembre de la même année. Dès son retour, lui qui avait l'argent en horreur est désigné le 26 novembre 1959 à la tête de la Banque Nationale de Cuba. Sa première mesure sera d'aligner le salaire de son poste sur celui des simples ouvriers qualifiés. Furieux d'avoir perdu leur domination totale sur l'île, les Etats-Unis mettent des bâtons dans les roues. Après que Castro décide de nationaliser les principales firmes du pays (dont plusieurs sont américaines et exploitaient sans vergogne le pays et ses travailleurs), les USA rompent toutes relations et se font de plus en plus menaçants. Les changements sociaux ne s'arrêtent pas pour autant: en mai 1959, une réforme agraire largement favorable aux paysans est appliquée, les constructions d'hôpitaux et d'écoles se multiplient, la santé et l'éducation sont rendues gratuites, les loyers sont baissés de 50%, des acquis et des droits sociaux importants sont instaurés. Mais de toutes les mesures révolutionnaires, ce seront les nationalisations des industries et la réforme agraire radicale qui heurtent de plein fouet l'impérialisme US. Tout au long de l'année 1960, les conflits avec les USA se multiplient. Ces derniers stoppent leur vente de pétrole à l'île. Cuba se voit donc contrainte d'acheter du pétrole russe. Mais, les compagnies américaines présentes sur l'île se refusant de raffiner ce pétrole, Castro décide de nationaliser ces entreprises! L'attitude de l'impérialisme allait favoriser la radicalisation de la révolution, comme le relate le Che: « L'impérialisme a été un élément très important pour le développement et l'approfondissement de notre idéologie; chaque coup qu'il nous donnait appelait la riposte; chaque fois que les yankees, avec leur hauteur habituelle, réagissaient en prenant une mesure contre Cuba, nous devions immédiatement prendre une contre-mesure nécessaire, et la révolution se radicalisait ainsi progressivement.»

 

En 1961, une vaste campagne d'alphabétisation est décidée. Après une période de maturation, après l'expropriation du pouvoir économique et politique de la bourgeoisie, le 15 avril 1961, Castro décrète le caractère socialiste de la Révolution cubaine. La direction de la révolution cubaine, Castro en tête, se convertit au cours des années 59-61 au marxisme, non seulement sous l'influence de leur expérience sociale dans la guérilla, du fait de leur expérience à la tête du processus révolutionnaire, mais également sous l'influence de Guevara, qui avait adhéré au marxisme bien avant eux. Mais de tous les facteurs, c'est la formidable pression des masses ouvrières et paysannes qui poussera les nouveaux dirigeants à «sauter la pas» vers le socialisme (voir encadré: «Révolution permanente à Cuba» p...). «La construction du socialisme,» ce drame étrange et passionnant « comme l'appelait le Che, était à l'ordre du jour pour la première fois dans un pays d'Amérique.

 


L'impérialisme en Amérique Latine

Au début du XIXe siècle, à peine libérés de la domination coloniale espagnole, les nouveaux états d'Amérique Latine ont été l'objet des ambitions politiques et surtout économiques de l'Angleterre et des Etats-Unis, les principaux pays capitalistes. Le capitalisme de ces deux pays allait bientôt s'investir et contrôler les richesses de ces pays. Ils y organisent la production selon leurs intérêts économiques et non pas selon les capacités réelles des états latino-américains. Ainsi, des pays sont obligés de se spécialiser dans un seul type de production (ex. à Cuba, ce sera le sucre de canne). En 1823, le président Monroe décrète que les Etats-Unis ont le droit d'intervenir dans la politique intérieure des états du Sud du continent pour préserver ses intérêts économiques. Sur base de cette «doctrine Monroe», les Etats-Unis vont intervenir militairement à chaque fois que des révoltes, des révolutions ou de simples réformes mettent en danger leurs intérêts: au Nicaragua en 1909, en Haïti de 1915 à 1935. Porto Rico se proclame indépendant en 1869, mais quelques années plus tard, Washington y envoie des troupes et, depuis, les USA «administrent» encore ce pays. Ils interviendront également trois fois en République Dominicaine: 1916, 1925 et 1965. En 1954, il organisent le renversement du gouvernement Arbenz au Guatemala. En 1972, il feront de même avec le gouvernement progressiste d'Allende au Chili. A Cuba, où ils avaient installé leur fantoche Batista, ils envoient des mercenaires en 1961 pour renverser Castro. Depuis, l'île connaît un blocus économique féroce. En 1981, ils interviennent dans l'île de Grenade pour, de nouveau, renverser un gouvernement de gauche. La liste est longue...


Ces interventions n'ont qu'un seul but; préserver les intérêts économiques des firmes US et maintenir au pouvoir les dictatures complices de cette exploitation économique. La plupart des entreprises US en Amérique Latine récoltent des bénéfices nettement supérieurs à ceux qu'elles réalisent aux Etats Unis (grâce aux bas salaires et à l'exploitation éhonté des travailleurs et des ressources des pays du Sud). La majorité des bénéfices sont rapatriés aux Etats-Unis au lieu d'être réinvestis. Par exemple, à l'époque du Che, de 1950 à 1965, les investissements opérés par les Etats-Unis en Amérique Latine furent de 3,8 milliards de dollars. Pendant la même période, ils rapatrièrent 11,3 milliards. Les pays exploités ont donc eu à supporter un déficit de 7,5 milliards de dollars. De ce fait, l'appauvrissement des peuples d'Amérique Latine est directement proportionnel à l'enrichissement de la bourgeoisie américaine et des bourgeoisies nationales latino-américaines. L'impérialisme est donc un véritable système de domination économique, politique et culturel des Etats-Unis sur le reste des pays américains. C'est pourquoi il est, avec ses alliés autochtones, l "ennemi principal de tous les révolutionnaires de ce continent.

 

En 1962, le Che devient membre de la Direction des Organisations Révolutionnaires Intégrées, noyau du futur Parti Communiste Cubain (un P.C existait déjà auparavant, mais totalement stalinien et souvent en conflit avec la direction castriste).

 

Le lendemain du discours de Castro du 15 avril 1961, une troupe de mercenaires soutenus par les Etats-Unis débarque à Cuba. En quelques heures ils seront battus par le peuple en arme. Les USA instaurent alors un blocus économique total sur l'île.

 

Le danger politico-militaire et les difficultés économiques obligent Cuba à se rapprocher fortement de l'URSS. Le Che, de son côté, tente d'organiser au mieux la transition de l'économie cubaine du capitalisme au socialisme. Le 23 février 1961, il sera nommé ministre de l'Industrie. Dans son ministère, la ponctualité est de rigueur, le Che est très exigeant, non seulement pour les autres, mais également pour lui-même. Sa rigueur et son exigence n'étaient pas marquées par l'arrogance, mais bien par la compréhension de l'énormité et de la grande difficulté des tâches à accomplir. Ses deux objectifs principaux: transformer le travail de corvée en besoin enrichissant pour l'Homme et développer une économie cubaine socialiste débarrassée de la dépendance économique envers les pays capitalistes ou autres.

 

Mais le problème crucial, pour atteindre une économie socialiste, est le «sous-développement» économique de l'île, sous-développement que le Che définira de manière imagée et forte: «Qu'est ce que le sous-développement? Un nain avec une énorme tête et une poitrine puissante est «sous-développé «, dans ce sens que ses jambes faibles et ses bras courts ne correspondent pas au reste de son anatomie... Nos pays ont des économies faussées par la politique impérialiste qui a développé anormalement les branches industrielles ou agricoles de façon à ce qu'elles deviennent complémentaires des économies complexes des impérialistes. Le « sous-développement» ou développement faussé, amène dans les matières premières une dangereuse spécialisation qui maintient les peuples sous la menace de la famine. Nous, les «sous-développés», sommes aussi les pays de monoculture. Un produit unique, dont la vente incertaine dépend d'un marché unique qui impose et fixe les conditions, voilà la grande formule de la domination économique impérialiste» («Cuba, cas exceptionnel ou avant-garde?, 1963»).

 

En effet, la principale production de Cuba est le sucre de canne, qu'elle exporte et échange contre les produits agricoles, industriels et énergétique (le pétrole) qui lui font défaut. Le sous-développement doit donc être surmonté: l'indépendance économique permettra ainsi une réelle indépendance politique. Pour obtenir cela, le Che préconise une industrialisation importante qui implique que la Révolution doit désormais s'appuyer essentiellement sur les ouvriers. Les paysans ne sont pas oubliés dans ses plans, loin de là: ils obtiennent une réforme agraire et une amélioration considérable de leur niveau de vie et sont appelés à développer la polyculture (diversification de la production agricole, notamment en légumes, etc.). Mais dorénavant, pour le Che, une seule classe sociale pouvait libérer le pays de sa dépendance, du sous-développement et permettre une accumulation économique suffisante, base minimale pour atteindre le socialisme: le classe ouvrière. Le Che lance ainsi un vaste plan d'industrialisation, de création d'industries nouvelles et d'introduction de nouveaux procédés modernes de production.

 


L'Homme nouveau et la démocratie socialiste

Dans la construction d'une société réellement socialiste, Che Guevara insistera non seulement sur les changements structurels et économiques à apporter, mais aussi humains: «Le socialisme n'a pas été conçu (...) pour avoir de formidables usines seulement, il se fait pour l'Homme intégral». Pour lui, le socialisme doit instaurer un type d'Homme nouveau, débarrassé de l'égoïsme et de l'individualisme bourgeois: «Pour construire le communisme, il faut changer l'homme en même temps que la base économique». Et, «Si le communisme n'aboutissait pas à la création d'un Homme nouveau, il n'aurait aucun sens» déclarait-il dans un texte célèbre: «Le socialisme et l'Homme à Cuba» (1965). L'abolition de la propriété privée des moyens de production, les mesures sociales radicales, etc. sont des bases essentielles mais non suffisantes pour le socialisme. Il faut également modifier les rapports des hommes entre eux, envers le travail et, en général, c'est la qualité elle-même de la vie qui doit être modifiée. Les progrès matériels doivent être nécessairement accompagnés d'un nouveau sens de la vie, sens guidé par la camaraderie, la fraternité et la solidarité humaine. L'aliénation et les oppressions que subissent l'humanité sous le capitalisme doivent être éradiquées en même temps que l'exploitation économique, sociale et politique. Les mécanismes psychologiques d'oppression et d'aliénation sur lesquelles reposent également le capitalisme sont à combattre. Sur ces points, comme sur beaucoup d'autres, le Che s'affrontait à la conception stalinienne du socialisme pour qui seule l'économie et le développement aveugle du productivisme économique sont importants, le reste ne pouvant venir que par la suite. «Le Che assume une position philosophique qui privilégie l'action consciente et organisée comme créatrice de réalités sociales, une philosophie marxiste-léniniste de la praxis, à l'encontre du déterminisme social qui considère que les changements sont le résultat de la rupture de la correspondance entre les forces productives et les relations de production» (F.M.Heredia, «El Che y el socialismo»). Mais si le Che comprenait l'importance des facteurs subjectifs et la transformation de la vie quotidienne des Hommes comme devant accompagner nécessairement la construction du socialisme, il n'intégrait pas dans sa conception de l'Homme nouveau, du travailleur socialiste, une notion importante: celle d'une réelle autogestion des travailleurs. Or, le développement d'une conscience révolutionnaire parmi les masses passe bien plus facilement lorsque ces dernières disposent d'un pouvoir démocratique réel sur leur vie (dans tous les sens du terme), lorsque, par exemple, les travailleurs associés décident démocratiquement et d'eux-mêmes les plans productifs, leur finalité, etc. La conception de Guevara de la classe ouvrière en tant qu'avant-garde révolutionnaire nécessite que cette dernière soit réellement maître de son destin, c'est-à-dire qu'elle doit posséder ses propres organes de pouvoirs. Le Che, en 1965, allait tout de même entrevoir ce problème en déclarant qu' «Il est évident que le mécanisme ne suffit pas pour assurer une suite de mesures sensées et qu'il manque un rapport plus structuré avec la masse. Nous devons l'améliorer dans le courant des prochaines années.» ou encore: «il est nécessaire d'augmenter davantage sa participation consciente, individuelle et collective, à tous les niveaux des mécanismes de direction et de production «.Mais il n'aura malheureusement pas le temps de s'atteler à ce travail.


En 1963, Guevara initie jusqu'en 1964 un grand débat national et international sur les voies économiques à emprunter pour atteindre le socialisme. Le Che est contre la loi du marché, telle qu'elle est pratiquée non seulement dans les pays capitalistes, mais également dans les pays «socialistes» car ces derniers poursuivent «la chimère de réaliser le socialisme à l'aide d'armes ébréchées que le capitalisme nous a légué (la marchandise, comme cellule économique, la rentabilité, l'intérêt matériel individuel)».Dans sa juste conception de la nécessité de créer un Homme nouveau; il est également contre l'utilisation unique de stimulants matériels (primes et récompenses individuelles) pour inciter les travailleurs à mieux produire. A ces derniers, il préfère utiliser des stimulants «moraux» socialistes couplés à des stimulants matériels collectifs: «Le stimulant matériel est l'héritage du passé avec lequel il faut compter mais auquel il faut enlever peu à peu sa prépondérance dans la conscience des gens au fur et à mesure que la société progresse.» («Sur la construction du parti», 1963) Au cours de ce débat, il invite à Cuba l'économiste marxiste Ernest Mandel. Le fait que ce dernier était également un des dirigeants de la IVe Internationale (trotskyste) démontre l'anti-dogmatisme du Che (alors que les communistes staliniens taxent depuis toujours les trotskystes de contre-révolutionnaires)! Le Che était très clair sur l'aspect non-dogmatique du marxisme: «Pour créer une société socialiste à Cuba, il faut fuir comme la peste la pensée mécanique. Celle-ci ne conduit qu'à des méthodes stéréotypées. Le marxisme est une dialectique, un processus d'évolution. Le sectarisme à l'intérieur du marxisme crée un malaise, un refus de l'expérience «. A la même époque, il approfondit ses connaissances marxistes et relit « Le Capital « de Karl Marx, qu'il qualifie de « monument de l'intelligence humaine «.

 

4. Du Congo à la Bolivie

 

« Beaucoup te demandaient: Où est ta vraie patrie? Et tu répondais: Là où je peux lutter pour la révolution! « Cu Hoy Can, poète vietnamien

 

En 1964, Che Guevara préside la délégation cubaine à l'Assemblée générale des Nations Unies où il prononce, en uniforme de guérillero, un discours qui reste l'une des plus grandes dénonciation des méfaits de l'impérialisme.» Un animal carnassier qui se nourrit des peuples sans défense, voilà ce que l'impérialisme fait de l'homme « déclare-t-il.

 

Entre 1963 et 1965, le Che multiplie ses voyages officiels dans le tiers-monde, en Chine et en URSS surtout. A l'inverse des conclusions qu'il tira de ses premiers voyages effectués en 60-61 dans ces derniers pays, le Che critique fortement à partir de 1964 les méthodes qui y sont employées pour construire le socialisme. Il voit d'un très mauvais oeil la dépendance économique et idéologique accrue de l'URSS sur Cuba. La bureaucratie, dominant ces pays, risque également de se répandre à Cuba même. En effet, le Che, Castro et la plupart des dirigeants issus de la guérilla s'opposaient (avec succès d'ailleurs, au début) à l'ancien Parti communiste stalinien qui menaçait de bureaucratiser la révolution cubaine par ses méthodes copiées sur celles employées en URSS.

 

Le 20 février 1965, dans un discours tenu à Alger, Guevara dénonce le manque d'esprit socialiste dans les échanges économiques entre les pays du tiers-monde et l'URSS, cette dernière pratiquant des prix quasi identiques à ceux du marché capitaliste (« Les pays socialistes, déclare le Che, ont le devoir moral de liquider leur complicité tacite avec les exploiteurs de l'Ouest «), échanges, qui plus est, conditionnés avec une soumission politique envers Moscou.

 

Castro se fait fortement réprimander par les Russes pour ce discours. De retour à La Havane, le 14 mars, le Che s'enferme durant deux jours avec Castro qui le convainc d'abandonner toute charge publique pour calmer les Russes. Contrairement à une légende tenace, il n'y avait pas de grosses divergences entre Guevara et Castro. Ce dernier, du moins jusqu'en 1968 (où Castro s'alignera totalement sur l'URSS et contribuera à la bureaucratisation de la Révolution), était également très critique envers les partis communistes latino-américains et s'opposait aux méthodes et aux orientations de la bureaucratie d'URSS.

 

Au mois d'avril, le départ du Che de Cuba est rendu publique. La véritable raison de ce départ est qu'il se rendait compte de l'impossibilité d'un développement économique socialiste définitif à Cuba sans une extension de la Révolution à l'échelle internationale. En effet, en octobre 1964, le Che avait dû analyser ses propres erreurs concernant le développement économique de l'île. Au niveau de l'agriculture, il avait attaqué, avec justesse, la monoculture de canne à sucre. Mais la politique de polyculture qui a été instaurée pour pallier à cela fut désastreuse car trop diversifiée à la fois, ce qui entraîna une chute de la production agricole. Le Che comprit également que la production de sucre de cannes est nocive non pas en tant que telle, mais du fait que le marché mondial défavorise cette production. Il faut pouvoir vendre ce sucre de manière équitable, à son juste prix, ce qui était impossible, tant sur le marché capitaliste que sur le marché des pays dit socialistes. Au niveau industriel également, le Che critiqua ses propres erreurs. Si l'industrialisation est théoriquement juste pour sortir du sous-développement et bâtir le socialisme, il ne peut échapper aux contraintes internationales et nationales. En effet, on avait construis trop de nouvelles usines et trop vite ce qui entraîna une production de médiocre qualité et à un prix élevé. De plus, il existait un manque cruel de pièces de rechanges et l'exode important d'ingénieurs et de techniciens bourgeois avait encore plus compliqué l'affaire car il fallait attendre un certains temps avant de pouvoir former une masse de techniciens issus du prolétariat ainsi, de même, que pour former une classe ouvrière qualifiée et massive capable d'utiliser les instruments de production modernes que l'on tentait d'introduire. Mais le pire obstacle pour l'industrialisation préconisée par le Che fut le manque cruel de matières premières pouvant alimenter cette industrialisation car les coûts d'importation de ces matières était monstrueusement élevés. Une fois de plus, Cuba s'affronte aux dures lois du marché mondial. Et le Che en tire, avec justesse, comme conclusion qu' il est impossible de construire définitivement le socialisme dans un seul pays, qui plus est dans une petite île dépourvue de matières premières et d'énergie et obligée de se soumettre aux lois des marchés capitalistes et soi-disant «socialistes». La seule solution résidait donc en une extension de la révolution car si d'autres pays prenaient la voie de Cuba, des échanges économiques justes et équitables, cette fois-ci, permettraient à tout un chacun de combler les lacunes respectives au niveau économique. De plus, la victoire d'autres révolutions permettrait à Cuba de se renforcer politiquement non seulement face à l'impérialisme US, mais également d'empêcher toute mainmise du pays et de sa politique nationale et internationale par les bureaucraties russes et chinoises.

 

La compréhension de l'unité dialectique de la révolution mondiale (1: Toute révolution commence au niveau national, mais ne peut survivre et construire le socialisme définitivement que si elle s'internationalise. 2: Chaque victoire révolutionnaire entraîne le renforcement de tout le mouvement révolutionnaire mondial) était notamment exprimée dans son Discours d'Alger: « Il n'est pas de frontières dans cette lutte à mort. Nous ne pouvons rester indifférents devant ce qui se passe ailleurs dans le monde, car toute victoire d'un pays sur l'impérialisme est une victoire pour nous; de même que toute défaite d'une nation est une défaite pour nous. La pratique de l'internationalisme prolétarien n'est pas seulement un devoir pour les peuples qui luttent pour un avenir meilleur; c'est aussi une nécessité inéluctable «. (voir IIe partie).

 

Constatant l'échec pratique (mais non théorique) de ses options économiques, le Che ne peut poursuivre son travail au Ministère de l'Industrie. Mais, surtout, voulant contribuer, en payant de sa personne, à la victoire d'une autre révolution dans le monde, le Che décide de quitter Cuba en 1965. On est donc loin de l'image traditionnel du Che, guérillero éternel et romantique, se lançant dans la lutte par goût de l'aventure. Si le Che a quitté Cuba en 65 pour combattre ailleurs, ce n'est pas du fait de son soi-disant « romantisme révolutionnaire «, mais bien par une compréhension claire et réfléchie des nécessités concrètes de la révolution. Et comme, chez le Che, théorie et pratique ne font qu'un, comme il existe, tout au long de sa vie, une symbiose et une cohérence parfaite entre sa pensée et ses actes, le Che décida donc d'aider à la révolution internationale.

 

Ainsi, durant l'année 65, le Che a complètement «disparu» de la vie publique. Le monde s'interroge: où est Guevara?. Et Castro, de répondre logiquement: «Le commandant Che Guevara est là où il sera le plus utile pour la Révolution». En fait, le Che a quitté Cuba et tente de libérer le Congo de la domination impérialiste (belge notamment). Déjà, dans son discours aux Nations Unies prononcé un an plus tôt, le Che attaqua violemment l'intervention impérialiste dans ce pays où Patrice Lumumba, dirigeant socialiste, fut assassiné et remplacé par la clique dictatoriale de Mobutu. Le Che déclara alors: «Tous les hommes libres du monde doivent s'apprêter à venger le crime du Congo». Mais, après six mois passés dans ce pays, sa guérilla, composée de Cubains et de Congolais (où il rencontre Laurent Désiré Kabila, qui ne lui fera pas très bonne impression!) s'enlise dans les difficultés. Le manque de moyens matériels et les dissensions entre les différents groupes rebelles congolais auront raison d'une expérience qui semble aujourd'hui par trop volontariste et insuffisamment préparée. De plus, des conditions indépendantes de sa volonté vont se liguer contre sa tentative: au moment où le Che est au Congo, Cuba est en mauvaise relation avec la Chine de Mao. Cette dernière demande à Soumaliot et Mulele (dirigeants de la lutte révolutionnaire congolaise) d'inviter les cubains à rentrer chez eux. Quant aux soviétiques, alors en phase de bonne entente avec les Etats-Unis, qui soutiennent la clique de Mobutu et Tschombé, ils font pression sur les cubains pour qu'ils abandonnent la lutte au Congo. Pour toutes ces raisons, Guevara est donc pratiquement obligé de quitter le Congo.

 

Ne pouvant réapparaître publiquement à Cuba à cause des Russes et, surtout, voulant cette fois-ci essayer d'aider concrètement l'extension de la révolution socialiste en Amérique Latine, le Che lance en 1966 une guérilla en Bolivie. Son dernier combat...

 

5. La fin

 

« Prends, c'est seulement un coeur, Tiens-le dans ta main Et quand le jour viendra, Ouvre ta main pour que le soleil le chauffe « Che Guevara, « El Patojo «, 1963.

 

Déguisé, le Che arrive fin octobre en Bolivie où, avec un groupe de 17 cubains, plusieurs boliviens et autres latino-américains, il tentera d'implanter d'octobre 66 à octobre 67 un foyer de guérilla conséquent. Le choix de la Bolivie (dirigée alors par le dictateur Barrientos) avait une valeur symbolique et stratégique. Symbolique parce que le nom du pays vient de celui de Simon Bolivar, dirigeant des guerres d'indépendance latino-américaines du XIX siècle contre la domination espagnole. Le rêve de ce dernier, jamais réalisé, était d'unir toute l'Amérique Latine en une seule entité politique. Stratégique car le pays se trouve au coeur du continent, ayant des frontières avec 5 autres Etats (Brésil, Paraguay, Argentine, Chili et Pérou). L'idée de faire de la guérilla bolivienne un foyer d'où rayonneraient d'autres guérillas dans les pays précités, avec comme objectif stratégique à long terme la victoire de plusieurs révolutions sur le continent, était évidemment dans l'esprit du Che. Pour ce dernier, le rêve de Bolivar pourrait se réaliser à travers la création des Etats-Unis socialistes d'Amérique Latine. Dans l'immédiat, l'utilité de la guérilla bolivienne était également de contribuer à l'affaiblissement de l'impérialisme qui, à ce moment-là, concentrait une grande partie de ses forces dans la lutte contre le peuple vietnamien. Par rapport à cette question, l'évolution du Che dans sa critique des bureaucraties «socialistes « était fortement avancée. Dans un message adressé à une Conférence internationale qui se tenait en avril 1967 à La Havane, le Che lance son fameux mot-d'ordre: « Il faut créer un, deux, trois, plusieurs Vietnam». Dans ce même message, il n'hésite pas à critiquer fortement l'URSS et la Chine de Mao Tsé-Tung, non seulement parce ces pays n'osent pas aider conséquemment les révolutionnaires vietnamiens (en menaçant de guerre l'impérialisme par exemple), mais également parce les querelles qui divisent ces deux pays affaiblissent à l'échelle mondiale les forces anti-impérialistes: «Le Vietnam est (...) tragiquement seul. (...) La solidarité du monde progressiste avec le peuple du Vietnam ressemble à l'amère ironie que, pour les gladiateurs du cirque romain, signifiait l'encouragement de la plèbe. Il ne s'agit pas de souhaiter le succès de la victime de l'agresseur, mais de partager son sort (...). L'impérialisme américain est coupable d'agression, cela, nous le savons (...). Mais sont aussi coupables ceux qui, à l'heure de la décision, ont hésité à faire du Vietnam une patrie inviolable du socialisme. (...) sont coupables ceux qui poursuivent une guerre d'insultes et de crocs-en-jambe».

 

Après plusieurs mois d'activité, la guérilla bolivienne du Che s'enfonce de plus en plus dans l'échec. Les raisons de la défaite sont très diverses, elles tiennent non seulement à des failles dans les conceptions théoriques du Che au niveau de sa stratégie révolutionnaire (voir IIeme partie, page...), mais également à des erreurs tactiques et des événements conjoncturels. On peut citer au moins 7 éléments importants qui ont contribué à l'échec:

 

1) Manque total d'un soutien de masse: Durant les 11 premiers mois de la guérilla, pas un seul paysan indien ne fut recruté à la cause. Les indiens vivant dans la région où opérait la guérilla étaient très peu nombreux et très isolés. De plus, il parlaient une langue indienne inconnue des guérilleros. Enfin, une réforme agraire partielle, effectuée quelques années plus tôt, avait donné satisfaction à une couche de ces paysans. Pour toutes ces raisons, ils se méfiaient des guérilleros et beaucoup renseignaient l'armée sur les déplacement des hommes du Che. Ce manque de soutien de masse est sans aucun doute l'élément essentiel de la défaite des révolutionnaires, car, comme le notait Guevara lui-même: «Tenter de mener à bien une guerre de guérilla sans le soutien des masses conduit inévitablement au désastre»

 

2) Erreur tactique: la zone choisie par le Che avait l'avantage d'être proche des frontières de plusieurs pays mais elle ne répondait pas à la possibilité de créer un véritable foyer de guérilla, capable de créer une situation de double pouvoir territorial. D'abord pour des raisons purement géographiques: la zone était peu cartographiée, la guérilla dû ainsi passer de longs mois en reconnaissances et en relevés topographiques. Ensuite parce que la composition sociale de la région ne s'y prêtait pas. Par contre, si le Che aurait implanté son action plus au nord, les chances auraient été plus grandes car les paysans de ces régions auraient été plus réceptifs à la lutte et, tout près, se trouve une zone de mines comptant des ouvriers mineurs extrêmement combatifs. Une jonction avec ces éléments aurait permis au Che de rompre son isolement et de développer une assise de masse à la guérilla.

 

3) Hasards de la lutte: Le déclenchement du conflit armé, le 23 mars 1967, fut à l'initiative de l'armée, à un moment où la guérilla, en pleine phase d'entraînement et de reconnaissance du terrain, n'était pas encore prête au combat (Guevara estimait que le mois d'août serait le plus favorable). La troupe du Che connu ainsi plusieurs mésaventures graves: le 4 avril, le campement principal de la guérilla tomba aux mains de l'armée, occasionnant la perte de matériel important (et notamment des médicaments contre l'asthme dont souffrait le Che, ce qui allait fortement contribuer à l'affaiblissement physique de Guevara). Ensuite, le 17 avril 1967, la troupe du Che s'est a été scindée en deux et ne s'est plus retrouvée, les deux colonnes étant par la suite poursuivies et anéanties séparément. Le premier groupe sera anéanti le 31 août. Le groupe du Che, le 8 octobre 1967.

 

4) Adversaire féroce et préparé: l'armée bolivienne était fortement soutenue par les Etats-Unis. Des unités spéciales de lutte anti-guérilla avaient été formées par des instructeurs américains qui eux-mêmes se basaient sur les leçons de Cuba. Les impérialistes américains étaient fermement résolus à écraser au plus vite et par tous les moyens le premier noyau de guérilla. Les «Rangers» boliviens, épaulés par des officiers de l'armée US et des agents de la CIA, furent des ennemis redoutables et impitoyables pour la guérilla.

 

5) Isolement total par rapport à la ville et manque de soutien de la part du Parti communiste bolivien (stalinien). La guérilla du Che fut purement et simplement abandonnée et laissée à son sort par les dirigeants du PC bolivien. Pour ces derniers, la théorie de la lutte armée était à rejeter, seule comptait l'alliance entre les ouvriers et la bourgeoisie nationale pour lutter contre l'impérialisme et la dictature, les paysans n'intéressaient pas les staliniens (sur les divergences de stratégie révolutionnaire entre les staliniens et Guevara, voir IIeme partie, page....). Le Che avait également eu des contacts, inutiles eux aussi, avec le Parti communiste maoïste bolivien. Le fait que Guevara allait lancer la guérilla avant même que ne soit constitué un réseau urbain bien organisé et implanté allait contribuer à l'échec.

 

Bref, n'ayant aucun soutien des masses paysannes, sans aucun lien ou soutien concret avec le prolétariat des villes, (autre élément essentiel pour la victoire, comme le Che le reconnaissait aussi), mis à part quelques messages ou gestes de solidarité, trahis par ceux qui se réclament du communisme, la défaite du Che était inéluctable, et ce malgré quelques succès ponctuels.

 

On peut également rajouter, comme l'une des causes de l'échec de la guérilla bolivienne, le manque de compréhension du problème indien. En effet, majoritaires dans la population paysanne bolivienne, le Che ignorait les spécificités de l'oppression des indiens, oppression notamment culturelle. L'absence de connaissance de la langue indienne allait donc fortement handicaper le processus de conscientisation des paysans indiens pour qui les guérilleros n'étaient que des « blancs « de la ville.

 

A partir du 26 septembre 1967, plusieurs fois encerclé, tombant dans plusieurs embuscades, le groupe du Che est finalement décimé dans le ravin dit du «Quebrada del Yuro», près du village de La Higuera. Guevara voulait remonter plus au nord et gagner ainsi une région socialement plus «fertile» pour les idées révolutionnaires. Plusieurs hommes sont tués ou blessés dont le Che, qui sera finalement capturé par les «Rangers» boliviens. Transféré au village de La Higuera,, il sera interrogé et identifié par des officiers boliviens qui le laisseront sans soins durant toute une nuit. Le lendemain, vers 10h00, l'ordre d'abattre le prisonnier est donné par les autorités boliviennes, conseillées par la CIA américaine. En septembre 1958, de manière quasi prophétique, Guevara avait déclaré: «Je mourrai le sourire aux lèvres, au sommet d'une colline, derrière un rocher en combattant contre les américains ». Che Guevara, l'ennemi indomptable de l'impérialisme, devait mourir aux yeux des puissants de ce monde... Ernesto Che Guevara, un des plus grands révolutionnaires de ce siècle, que l'on peut sans hésiter placer, de par ses actes et sa pensée, aux côtés de Lénine, Trotsky, Luxemburg et Gramsci, fut donc froidement abattu d'une rafale le 9 octobre 1967 à 13h10.

 

Le 15 octobre, en direct à la télévision cubaine, Fidel Castro, contenant son émotion, confirme l'information. Le 18 octobre, il déclare: »Devant l'Histoire, les hommes qui agissent comme lui, les hommes qui font tout et donnent tout pour la cause des humbles grandissent chaque jour, ils entrent plus profondément dans le coeur des peuples. Et ceci, les ennemis impérialistes commencent à le percevoir et ils ne tarderont pas à se rendre compte qu'à la longue, sa mort sera comme une graine qui donnera naissance à beaucoup d'hommes décidés à suivre son exemple. »

 

6. Le mythe ou l'homme? Che Guevara pour aujourd'hui

 

« Le présent est la lutte, le futur est nôtre « Che Guevara

 

Le Che mort, son combat ne l'est pas, loin de là. Partout à travers l'Amérique Latine, la nouvelle de sa mort se répandit comme une traînée de poudre. Symbole de la première révolution libératrice du continent, les peuples exploités et opprimés se sont appropriés son image comme porte-drapeau de leurs luttes. Très vite, c'est dans le monde entier que son image allait se répandre, à la faveur d'une vague d'agitations et de bouleversements importants, vague de radicalisation débouchant même sur des possibilités révolutionnaires (Mai 68). Ainsi, les étudiants des principaux pays capitalistes, sur les barricades parisiennes comme sur les campus universitaires US en lutte contre l'intervention impérialiste de leur pays au Vietnam, manifestaient en portant l'effigie du Che en tête de leurs cortèges. Des groupes révolutionnaires «guévaristes» font même leur apparition... Après le reflux de cette vague de radicalisation, l'image du Che s'est peu à peu estompée (sauf dans le Tiers-Monde)... pour réapparaître avec force depuis quelques années.

 

L'actuelle floraison d'articles, badges, CD, livres, t-shirts, etc. n'est pas entièrement due à une récupération commerciale de Guevara, même si cet aspect est évidemment présent. En cette fin de millénaire, alors que l'on avait proclamé la faillite des «idéologies», du «communisme» (injustement identifié à la caricature de communisme que furent l'URSS et les pays de l'Est), du «marxisme», alors que le système capitalisme mondialisé domine la quasi totalité de la surface du globe, les masses prennent de plus en plus conscience de la nature inhumaine, injuste et dangereuse (pour l'Homme, pour la nature) dudit système. Souvent inconsciemment, et sans connaissances historiques profondes, des milliers de gens, des jeunes surtout, identifient le Che comme un symbole du refus et de la révolte contre les injustices de ce monde. Guevara n'avait-il pas écrit à ses propres enfants: « Surtout, soyez capables de ressentir au plus profond de vous même chaque injustice qui se commet de par le monde». En ce sens, le «retour du Che» actuel est positif. Mais il doit absolument dépasser ce stade s'il veut devenir mobilisateur de révoltes concrètes et conscientes. Pour ce faire, seule une connaissance approfondie de la vie et de l'oeuvre de Che Guevara, non plus en tant que mythe ou qu'icône à vénérer béatement, mais en tant que personnage révolutionnaire historique, pourra contrebalancer les aspects « marchands « de ce retour.

 

Mais revenir à Che Guevara signifie également revenir sur les idéaux et les théories qui ont animé et donné tout leur sens à son combat, c'est à dire revenir aux théories du marxisme révolutionnaire, du communisme. Et cette connaissance, pour être utile et complète, doit s'accompagner d'une engagement révolutionnaire concret et collectif pour changer ce monde de misère, d'oppression, d'exploitation et d'injustice.

 

Retour du Che. Retour au Che historique. Retour au marxisme révolutionnaire critique, anti-dogmatique et démocratique ainsi qu'à l'engagement militant, tels doivent être nos objectifs.

 


IIeme PARTIE: LE MARXISME DE CHE GUEVARA

 

«Vous pouvez tuer un homme. Vous ne pouvez pas tuer une idée qui plonge ses racines dans la réalité sociale la plus profonde. » Ernest Mandel, La Gauche du 21 octobre 1967.

 

Après avoir parcouru la vie du Che, nous allons aborder dans cette deuxième partie les aspects spécifiques de sa pensée marxiste. Aspects importants, car sa vie et son oeuvre (à l'image même du marxisme qui s'affirme comme unité entre la théorie et la pratique) sont inséparables. La fait que l'on a trop souvent présenté le Che, et qu'on le présente encore aujourd'hui, comme un simple « guerrier révolutionnaire « qui plus est « romantique « (ce qui est évidemment très commode pour l'ordre établi), démontre qu'il est également important d'aborder le Che théoricien pour montrer que ses actes se conformaient de manière conséquente à une pensée marxiste riche et fertile. Il nous faut donc aborder cette pensée, mais sans oublier non plus ses actes et, comme le Che le faisait lui-même à son sujet, ne pas hésiter à critiquer ses aspects erronés ou insuffisants lorsqu'il le faut.

 

7. L'internationalisme

 

L'internationalisme de Guevara était presque une seconde nature chez lui. Argentin, il participa aux événements du Guatemala, à la révolution cubaine, à la lutte congolaise, appela à partager le sort du Vietnam et finira sa vie en Bolivie. L'internationalisme était pour lui une nécessité intérieure d'éducation révolutionnaire; « Il ne peut exister de socialisme s'il ne s'opère pas dans les consciences un changement qui provoque une nouvelle attitude fraternelle envers l'humanité «. Pour lui, pour préserver la révolution victorieuse, il faut maintenir l'internationalisme prolétarien car il est un rempart contre la dégénérescence de cette révolution: «(le révolutionnaire), si son ardeur révolutionnaire s'émousse une fois les tâches les plus urgentes réalisées, à l'échelle locale, et s'il oublie l'internationalisme prolétarien, la révolution qu'il dirige cesse d'être un moteur et s'enfonce dans une confortable torpeur qui est mise à profit par (...) les impérialistes «.

 

Mais l'internationalisme est également une nécessité «extérieure». Dès 1959, l'extension de la révolution cubaine à toute l'Amérique Latine était sa préoccupation constante: «nous devons travailler chaque jour en pensant à l'Amérique Latine» déclare-t-il. Préoccupation fondée sur la certitude, surtout à partir de 1964, que le destin de l'Etat révolutionnaire cubain et son autonomie face à la bureaucratie soviétique était lié au destin de la révolution latino-américaine. D'autre part, son internationalisme conséquent se fondait sur la compréhension du lien étroit entre les processus révolutionnaires dans les différents pays à l'échelle mondiale: «Il faut tenir compte du fait que l'impérialisme est un système mondial, étape suprême du capitalisme, et qu'il faut le battre dans un grand affrontement mondial» («Le socialisme et l'homme à Cuba», 1965) Son internationalisme ne se limitait donc nullement à l'Amérique Latine: il a été un des rares dirigeants révolutionnaires de notre époque à comprendre l'unité organique du système capitaliste mondial, le rapport dialectique entre les différents secteurs de la lutte de classe à l'intérieur de ce système, et la nécessité d'une stratégie révolutionnaire unifiée à l'échelle internationale. Cette unité mondiale de la lutte de classe peut se définir comme suit: les combats que se livrent les prolétariats de chaque pays, ou telle ou telle de leurs fractions, constituent tous une partie d'un tout; l'affrontement général entre le prolétariat et la bourgeoisie. La lutte de classe est devenue internationale, comme la circulation du capital et la fluctuation des prix. Les rythmes, les formes, l'évolution de ces combats très divers épousent les particularités nationales et subissent le poids des héritages, mais leurs interactions, même inconsciente, est permanente.

 

En avançant, en 1967, le mot d'ordre «Un deux, trois, plusieurs Vietnam», Guevara esquissait (pour la première fois dans l'Histoire du mouvement ouvrier, exception mise à part de la petite minorité marxiste-révolutionnaire) une orientation révolutionnaire mondiale qui n'obéissait pas aux intérêts nationaux de tel ou tel Etat, de telle ou telle puissance « socialiste «, mais du prolétariat international dans son ensemble. Et il ne se bornait pas à lancer des slogans, il mettait en pratique ce qu'il proposait, en essayant, en Amérique Latine, d'ouvrir un deuxième front qui pourrait venir en aide au Vietnam et briser l "isolement de Cuba.

 

L'internationalisme était pour le Che à la fois un impératif moral, une exigence éthique de l'humanisme révolutionnaire, qui dépasse les étroites limites nationales dans un puissant mouvement de solidarité fraternelle, contre l'ennemi commun: «Il n'est pas de frontière dans cette lutte à mort... la pratique de l'internationalisme prolétarien n'est pas seulement un devoir pour les peuples qui luttent pour un avenir meilleur; c'est aussi une nécessité inéluctable» («Discours d'Alger»). Bien entendu, on peut lui reprocher de privilégier trop le tiers monde dans sa vision de la lutte de classe planétaire, et de ne pas concevoir la nécessité d'une révolution anti-bureaucratique en URSS et dans les pays de l'Est, même s'il critiquait sévèrement le « modèle économique « soviétique. Il reste que depuis la mort de Trotsky, on avait jamais vu un dirigeant révolutionnaire d'envergure historico-mondiale mettre, comme lui, l'internationalisme au coeur de sa perspective politique et de son activité militante. Un dirigeant qui ne se conduit pas comme «homme d'Etat», mais comme un combattant de la révolution mondiale, et paye de sa propre personne la mise en oeuvre de sa stratégie internationaliste.

 

8 La théorie de la guérilla

 

La lutte de guérilla, développée par les révolutionnaires cubains et théorisée par le Che, allait à l'encontre des méthodes de lutte des partis communistes staliniens. Pour ces derniers, la révolution en Amérique Latine ne pouvait être que «démocratique-bourgeoise» (cf. Ch.10). Dans ce cadre, elle ne devait se limiter qu'aux villes et impliquait la possibilité d'alliances avec l'armée ou une partie de cette dernière. Or, au-delà de la fausseté de cette conception, les armées latino-américaines sont essentiellement constituées d'éléments réactionnaires très liés à l'aristocratie des grands propriétaires terriens, à la grande bourgeoisie et à l'impérialisme américain. A chaque tentative de réformes sociales, l'armée, par des coups d'états sanglants, renversait les régimes progressistes. Pour Guevara, au contraire, le caractère socialiste de la révolution implique la destruction de l'appareil militaro-bureaucratique de l'Etat bourgeois. La défaite et la destruction de l'armée est donc une condition essentielle de ce point de vue. Et pour détruire cet instrument sanglant de l'asservissement des masses qu'est l'armée, il faut pouvoir lui opposer une armée révolutionnaire. Pour le Che, la guérilla est donc la continuation par les armes de la politique révolutionnaire car, dans le contexte de certains pays latino-américains, où les formes de lutte légales ou électorales sont quasiment impossibles, (à cause de la tyrannie des régimes en place), seule la lutte armée « illégale «de masse peut être efficace.

 

Partant de son expérience cubaine et de l'étude d'autres mouvements révolutionnaires armés (les partisans yougoslaves, algériens, vietnamiens et les enseignements militaires de Mao), le Che va définir les axes tactiques et stratégiques de la guerre de guérilla en Amérique Latine. Premier postulat fondamental; «dans l'Amérique sous-développée, le terrain fondamental de la lutte armée doit être la campagne» car: 1) La population rurale est majoritaire dans le continent; 2) Les paysans pauvres et le prolétariat agricole sont surexploités et voués à la misère, ce qui leur donne un potentiel révolutionnaire puissant; 3) Les insurrections urbaines limitées strictement à la ville sont vouées à l'échec; 4) La campagne offre plus de sécurité à l'action clandestine en offrant un vaste terrain de manoeuvre, de cachettes, etc.

 

S'il est vrai que la campagne offre des avantages certains comme terrain de lutte, le Che n'en sous-estimait pas moins les possibilités de lutte dans la ville. Même s'il reconnaissait l'importance «primordiale»de la lutte urbaine dans la phase finale, il la considérait, au début, comme une force d'appoint secondaire par rapport à la guérilla rurale. La guérilla urbaine des Tupamaros en Uruguay dans les années 70 allait démontrer qu'une telle forme de lutte était possible, surtout, évidemment, dans les pays où la population urbaine est importante. De plus, la campagne n'est pas un « sanctuaire « pour les révolutionnaires et leurs dirigeants: la propre capture du Che le prouve. Enfin, la conscience révolutionnaire des masses, même potentielle, n'est pas mécaniquement liée à leur état de misère.

 

Second postulat de Guevara: «On ne doit pas attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la révolution: le foyer insurrectionnel peut les faire surgir « («La guerre de guérilla»). Pour le Che, le foyer (le «foco» en espagnol) de guérilla doit jouer le rôle de catalyseur en exacerbant les contradictions de classes lorsqu'il s'affronte au pouvoir et en démontrant aux masses qu'il est possible de lutter et de vaincre. Ce postulat allait à l'encontre des conceptions traditionnelles «attentistes» pour qui il fallait attendre absolument que toutes les conditions favorables soient réunies pour passer à l'action révolutionnaire. Mais contre l'attentisme absolu des partis communistes traditionnels, le Che ne développait pas non plus un volontarisme aveugle: «l'établissement du premier foyer de guérilla nécessite un minimum de conditions favorables «. Ces conditions sont de nature économiques, sociales, politiques et idéologiques, et il faut les déterminer par une analyse concrète de la situation concrète.

 

Contrairement à beaucoup d'adeptes du Che, qui, par la suite, allaient tenter de mettre en pratique ses enseignements de manière dogmatique et mécanique (ce qui allait entraîner l'échec de plusieurs guérillas latino-américaines), la conception de Guevara du foyer de guérilla n'est pas volontariste ni mécaniste. Bien que sa dramatique expérience bolivienne démontre qu'il avait lui-même sous-estimé l'importance des «conditions nécessaires», sa position théorique est juste. Elle est celle de la dialectique matérialiste qui dépasse à la fois le matérialisme vulgaire et mécaniciste («les conditions déterminent seules le processus historique «) et l'idéalisme (qui affirme la toute puissance de la volonté). Pour le Che: la pratique de l'avant-garde révolutionnaire est le produit de conditions données, mais elle peut être à son tour créatrice de conditions nouvelles. Par son rôle au niveau de la conscience des masses, le foyer de guérilla peut donc agir comme un catalysateur et gagner, via son activité politico-militaire, l'adhésion des masses paysannes, puis ouvrières, qui rejoindront la lutte. Si, pour le Che, le noyau initial de la guérilla peut ne compter que quelques dizaines d'hommes, il doit, par la suite, acquérir le soutien actif des masses et grossir au fur et à mesure que des centaines de volontaires le rejoignent. Pour lui, la guerre de guérilla n'est donc pas l'affaire d'une minorité, au contraire: «Ceux qui veulent faire une guérilla, oubliant la lutte de masses, comme s'il s'agissait de deux luttes contraires, sont à critiquer. Nous sommes contre cette position. La guerre de guérilla est une guerre du peuple, c'est-à-dire une lutte de masses. Prétendre faire la guerre de guérilla sans l'appui de la population, c'est aller vers un désastre inévitable. La guerre de guérilla est l'avant-garde combattante du peuple (...) appuyée sur la lutte de masse des paysans et des ouvriers de la zone et de tout le territoire où elle se trouve. Sans ces conditions, on ne peut admettre la guerre de guérilla.» («La guerre de guérilla, une méthode», 1963)

 

L'influence des conceptions politico-militaires de Mao Tsé-Tung sur Che Guevara est ici évidente, notamment dans l'insistance qu'il porte au fait que la guérilla ne développe pas seulement une activité militaire, mais aussi et surtout politique. Par la propagande, mais aussi par les actes (réforme agraire dans son territoire), la guérilla joue un rôle d'éducatrice révolutionnaire des masses. Ses actes et prises de positions doivent amener à ce que la guérilla apparaisse peu à peu comme un «pouvoir alternatif» opposé au pouvoir établi, rendant concrètement possible la nécessité d'un changement radical et révolutionnaire. La victoire est impossible si l'on ne prend en compte que les aspects « techniques «: le caractère politico-militaire de la guérilla doit être omniprésent car elle est une des forme que prend la lutte de classe.

 

En partie justes, les conceptions du Che comportent toutefois une «tendance à réduire la révolution à la lutte armée, la lutte armée à la guérilla rurale et celle-ci au petit noyau du foco «. (M.Löwy). La lutte armée ne se limite pas à la guérilla: l'insurrection armée, les affrontement armés comme aboutissement d'une période de luttes de plus en plus radicale ou à l'issue d'une grève générale insurrectionnelle: tels sont également les aspects que peut prendre la lutte. De plus, le Che avait également tendance à étendre à toute l'Amérique Latine ses concepts de la guérilla, or, plusieurs pays (Argentine, Uruguay, etc.) à forte population urbaine et ouvrière ne correspondent pas au schéma cubain.

 

Le Che reprend également à son compte les «trois moments» de la guérilla théorisés par Mao: «Le premier, de défense stratégique, moment où la petite force mord l'ennemi» mais est encore très fragile: «Sa défense consiste dans les attaques limitées qu'elle peut réaliser». Deuxièmement: «Le point d'équilibre où s'établissent les possibilités d'action de l'ennemi et de la guérilla». Troisièmement: «Le moment final où l'ennemi est débordé et où l'armée de libération peut prendre les grandes villes et liquider totalement l'adversaire». Mais le Che se détachait tout de même des conceptions maoïstes sur deux questions essentielles: 1) pour lui, il n'est pas nécessaire que le noyau initial de guérilla comprenne des éléments d'origine prolétarienne citadine; 2) et il soutient, à l'encontre des conceptions étapistes staliniennes ou maoïstes, que la révolution prend immédiatement un caractère socialiste, sans étapes intermédiaires. De plus, l'attitude de la guérilla envers ses ennemis est tout à fait différente chez Guevara des méthodes appliquées, par exemple, par le Sentier Lumineux: organisation armée maoïste qui sévit actuellement au Pérou. Le Che Guevara, à Cuba ou en Bolivie, contrairement à cette organisation, n'exécutait jamais les soldats ou les officiers de l'armée fait prisonniers. Il n'exécutait jamais non plus, ce que fait actuellement le Sentier Lumineux, les dirigeants des organisations politiques rivales! L'association entre l'image du Che et la guérilla du Sentier Lumineux faite actuellement par le PTB est donc une insulte à la mémoire et à l'humanisme révolutionnaire de Guevara.

 

Encore aujourd'hui, l'influence des idées du Che concernant la guérilla est forte. Des organisations telles que l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN, Mexique), l'Armée de libération nationale (ELN, Colombie) et le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA, Pérou) s'inspirent en partie ou se revendiquent largement du «guévarisme».

 

9 Marxisme antidogmatique et humanisme révolutionnaire

 

La même cohérence que l'on rencontre entre les idées et la vie du Che se retrouve dans les différents aspects de sa pensée marxiste. Sa compréhension du marxisme en tant qu'humanisme révolutionnaire se reflétait ainsi dans ses choix économiques: « Le socialisme économique sans la morale communiste ne m'intéresse pas. Nous luttons contre la misère, mais à la fois également contre l'aliénation. Un des objectifs fondamentaux du marxisme est de faire disparaître l'intérêt, le facteur «d'intérêt individuel» et de profit, des motivations psychologiques. Marx se préoccupait tout autant des faits économiques comme de leur traduction dans les esprits. «. De telles paroles ne s'étaient pas entendues dans la bouche d'un dirigeant d'un Etat révolutionnaire depuis Lénine! Si le Che insistait tant sur la nouvelle relation au travail qui devait s'instaurer dans la construction du socialisme (insistance logique du fait de l'arriération économique du pays qu'il fallait combler pour le sortir de la dépendance et du «sous-développement»), le rôle de la morale révolutionnaire devait également affecter toute la vie sociale. L'être humain, l'humanité - l'Homme dans le langage du Che - est la base de sa pensée, comme il estimait, avec raison, qu'elle était la base du marxisme.

 

Dans la lutte pour la libération de l'humanité du capitalisme doivent apparaître des sentiments. Le Che se réfère à ces derniers avec pudeur: « Laissez-moi vous dire, au risque de paraître ridicule, que le révolutionnaire véritable est guidé par des sentiments d'amour. Il est impossible de penser à un révolutionnaire authentique sans ces qualités «. L'humanisme révolutionnaire de Guevara s'exprime également dans son souci constant d'éduquer les gens à ressentir chaque injustice qui se commet de par le monde comme une injustice personnelle: «Un homme doit développer sa sensibilité, en sorte qu'il soit angoissé lorsqu'un homme est assassiné quelque part dans le monde ou exalté lorsque se lève un nouveau drapeau de liberté quelque part dans le monde. «

 

Ainsi, pour le Che, le marxisme authentique n'exclut pas l'humanisme: il l'incorpore comme un des moments nécessaires de sa propre vision du monde. C'est en tant qu'humaniste que le Che souligne l'originalité et l'importance de la révolution cubaine qui a essayé de construire «un système marxiste, socialiste, cohérent, ou approximativement cohérent, dans lequel on a mis l'Homme au centre, dans lequel on parle de l'individu, de la personne et de l'importance qu'elle a comme facteur essentiel de la révolution». «Humanisme dans le meilleur sens du terme»: par cette expression, il suggère qu'il est indispensable de distinguer l'humanisme de Marx et les humanismes «dans le mauvais sens du terme»: humanisme bourgeois, chrétien, rationnel, philanthropique, etc. Contre tout humanisme abstrait qui se prétend «au-dessus des classes» (et qui est, en dernière analyse, bourgeois) celui du Che, comme celui de Marx, est explicitement engagé dans une perspective de classe et de révolution prolétarienne. L'humanisme marxiste du Che est donc avant tout un humanisme révolutionnaire qui s'exprime dans sa conception du rôle des hommes dans la révolution, dans son éthique communiste et dans sa vision de l'homme nouveau.

 

Pour éviter tout fanatisme, l'humanisme marxiste doit être pour le Che un trait essentiel de tout militant révolutionnaire: «Il ne faut jamais oublier que le marxiste n'est pas une machine automatique et fanatique dirigée comme un torpille par un servo-mécanisme vers un objet déterminé. Fidel aborde expressément ce problème dans une de ses interventions: «Qui a dit que le marxisme est le renoncement aux sentiments humains, à la camaraderie, à l'amour pour le prochain, (...) c'est précisément l'amour de l'homme qui a engendré le marxisme (...)». Cette appréciation de Fidel est essentielle pour le militant du nouveau parti, souvenez-vous en toujours, camarades, gravez-là dans votre mémoire comme l'arme la plus efficace contre toutes les déviations. Le marxiste doit être le meilleur, le plus accompli des êtres humains, mais toujours et avant toute chose, un être humain.». («Le parti marxiste-léniniste»).

 

Guevara établit un lien direct entre cet humanisme et l'antidogmatisme dans le marxisme: «il faut posséder une grande dose d'humanité, une grande dose de sens de la justice et de la vérité pour éviter de tomber dans des extrêmes dogmatiques, dans une froide scolastique, dans un isolement des masses. Il faut lutter tous les jours pour que cet amour envers l'humanité vivante se transforme en faits concrets, en actes qui servent d'exemple, de mobilisation «. («Le socialisme et l'homme».)

 

Une des qualités essentielle du marxisme du Che est donc son caractère passionnément antidogmatique, créateur et vivant: « Pour construire le socialisme à Cuba, il faut fuit comme la peste la pensée mécanique. Le marxisme est une dialectique, un processus en évolution. Le sectarisme à l'intérieur du marxisme crée un malaise, un refus de l'expérience.» Pour Guevara, Marx était le fondateur d'une méthode d'analyse révolutionnaire scientifique qui peut et doit se développer en fonction de la transformation de la réalité elle-même, bref, il doit être en «création continue», les marxistes doivent «être à chaque instant des créateurs «. Cette méthode ne doit donc pas être figée en des vérités intouchables, éternelles, immobiles et incriticables, bref dogmatiques. Contre cela, Guevara insistait, tout comme Lénine, sur le fait que le marxisme est avant tout un guide pour l'action concrète dans une situation concrète et à une époque déterminée: «Le marxisme n'est donc qu'un guide pour l'action. Les grandes vérités fondamentales ont été découvertes, et à partir d'elles, avec l'arme du matérialisme dialectique, on interprète la réalité en chaque endroit du monde. C'est pourquoi aucune construction (révolutionnaire) ne sera semblable à une autre; elles auront toutes des caractéristiques particulières à leur formation. Les caractéristiques de notre révolution sont particulières elles aussi. Elles ne peuvent pas être détachées des grandes vérités, elles ne peuvent pas ignorer les vérités absolues découvertes par le marxisme, non pas inventées, non pas dogmatiquement établies, mais bien découvertes dans l'analyse du développement de la société.» («Sur la construction du parti», 1963)

 

10. Contre la bureaucratie et le stalinisme

 

Le Che n'avait pas une vision claire et globale du phénomène bureaucratique, à savoir celui d'une couche sociale issue du prolétariat qui s'accapare au détriment des travailleurs le pouvoir de l'Etat révolutionnaire pour y défendre ses privilèges, distincts de ceux de la révolution. Le bureaucratie soviétique, victorieuse en Russie depuis 1923-1924, avec son expression politique la plus achevée: le stalinisme, en est l'exemple classique car elle étouffa par la répression policière toute forme de démocratie socialiste, écrasa dans le sang tout critique et empêcha, pour maintenir sa domination, toute extension internationale de la révolution.

 

Mais, s'il n'intégrait pas une telle vision globale de la question, le Che possédait une sensibilité anti-bureaucratique très forte. Confronté aux sociétés dites socialistes de l'URSS et de la Chine, il refusait d'accepter les méthodes antidémocratiques appliquées par la bureaucratie de ces pays: « Il n'est pas possible de détruire les opinions par la force parce que cela bloque le développement de l'intelligence « (Oeuvres VI, p.86). Mais ces critiques, bien que de plus en plus précises, n'aboutiront jamais à la définition de la bureaucratie russe comme étant une force sociale contre-révolutionnaire. Malgré tout, une des obsessions du Che était d'éviter que Cuba adopte le « modèle « stalinien en vigueur dans d'autres pays « socialistes «. En octobre 1962, dans son discours « Qu'est-ce qu'un jeune communiste ? «, il appelle les jeunes à «déclarer la guerre à tous les types de formalismes. (...) Le jeune communiste doit se rebeller devant tout ce qui est injuste, quel qu'en soit l'auteur «. Critiquant les méthodes de l'ancien parti communiste (le PSP, qui s'était intégré, comme d'autres, au nouveau parti unique mais qui y détenait des positions clé), il déclare: «(L'appareil politique) s'est transformé partiellement en tremplin pour des promotions et des charges bureaucratiques, totalement coupées des masses «.(« Le cadre dans la révolution «, Ecrits II, Maspéro).

 

En mai 1963, il dénonce les conséquences de ces premières tendances à la bureaucratisation du régime révolutionnaire: «Nous avons pris un chemin qui a été défini comme sectaire, mais qui est plus stupide que sectaire: c'est le chemin de notre isolement des masses, (...) le chemin de la suppression non seulement de la critique de la part de qui a le droit de le faire, c'est-à-dire le peuple, mais aussi de la vigilance critique de la part de l'appareil du Parti, qui s'est transformé en un exécutant en perdant ses fonctions de vigilance, d'inspection.»

 

Bref, dans sa conception, la lutte contre la bureaucratie passait par le dépassement de l'arriération matérielle et culturelle («l'Homme nouveau»), par l'extension internationale de la révolution, mais aussi par la libre discussion et surtout par l'exemple (et le Che en était un fameux: jamais, sauf dans les premières années de la révolution russe de 1917, des débats aussi démocratiques que ceux menés par Guevara sur la construction du socialisme à Cuba en 1963-1964 n'avaient eu lieu auparavant dans les autres pays dits «socialistes»). Mais la faiblesse de cette conception est qu'il ne liait pas (bien qu'il entrevoyait ce problème, cf. encadré p....) la liberté de discussion démocratiques à des formes d'organisation capables d'exprimer les opinions plurielles des travailleurs et des forces en faveur de la révolution (qui étaient loin d'être homogènes). Ainsi, sans doute du fait de sa trop courte expérience, le Che ne remettait pas en cause le choix d'un parti unique (même si le parti unique dirigeant à Cuba à l'époque du Che n'avait rien à voir avec celui des années 70 par exemple).

 

Mais sur la nature de ce que devait être ce parti, le Che donne une définition qui est loin d'être celle des partis « marxistes-léninistes « traditionnels, qu'ils soient maoïstes ou staliniens. Pour lui, la conduite de ce parti « ne sera pas l'ordre mécanique et bureaucratique, le contrôle étroit et sectaire, l'ordre indifférent (...) ce sera un parti qui appliquera rigoureusement sa discipline selon le centralisme démocratique et dans lequel en même temps seront toujours présente la discussion, la critique et l'autocritique ouvertes.». («Le parti marxiste-léniniste», 1963).

 

Guevara, qui avait nourri des illusions sur le stalinisme dans ses premières années de militant révolutionnaire, allait, dans son évolution politique, remettre en cause bien des dogmes staliniens. Le premier de ces dogme est évidemment celui de la transition au socialisme et de l'importance de la conscience et de l'éducation communiste authentique dans cette période (cf. encadré l'Homme nouveau). Ainsi, pour Guevara, « Le terrible crime historique de Staline « aura été « d'avoir méprisé l'éducation communiste et instauré le culte illimité de l'autorité « («Commentaire au Manuel d'économie politique de l'URSS «, oeuvre inédite de 1966 citée in « Tercer Milenio J.A. Blanco p.83, Cuba).

 

Il rejetait également la stratégie révolutionnaire élaborée par le stalinisme en Amérique Latine. Cette stratégie dite «étapiste» préconisait que les communistes et les révolutionnaires devaient s'allier à leur bourgeoisie nationale contre l'impérialisme. Depuis que Staline, dans les années 30, avait arbitrairement fixé cette stratégie étapiste, pour les communistes staliniens la révolution en Amérique Latine ne pouvait être que de type nationale et démocratique-bourgeoise dans sa première étape. Cette stratégie, dont l'origine est à chercher dans les intérêts purement diplomatiques de la bureaucratie russe (ainsi, à Cuba, les staliniens se sont alliés à Batista pendant la Seconde guerre mondiale au nom de «l'unité antifasciste»!) reléguait la révolution socialiste à plus tard et accordait un rôle révolutionnaire aux bourgeoisies nationales. La Révolution cubaine allait être l'exemple vivant de la fausseté de cette stratégie. En 1963, Guevara déclare clairement que «face au dilemme peuple ou impérialisme, les faibles bourgeoisies nationales choisissent l'impérialisme et trahissent définitivement leur pays. « («Le parti marxiste-léniniste»). Dans son « Message à la tricontinentale» de 1967, le Che va encore plus loin dans le rejet de la stratégie étapiste stalinienne: «les bourgeoisies autochtones ont perdu toute leur capacité d'opposition à l'impérialisme - si jamais elles l'eurent un jour - et elles forment maintenant son arrière-cour. Il n'y a plus d'autres changements à faire: ou révolution socialiste ou caricature de révolution.» Bref, pour le Che, seule une révolution socialiste fondée sur l'alliance ouvrière-paysanne peut accomplir les tâches démocratiques de la révolution. Mais elle réalisera ses buts non par la voie bourgeoise, mais par des méthodes socialistes, conjointement aux tâches socialistes proprement dites.

 

Guevara allait également remettre en question les dogmes staliniens en matière d'art et de culture. Ces dogmes avait été instaurés dans les années 30 en URSS et s'exprimaient dans un «art» appelé « réalisme socialiste « qui copiait purement et simplement l'art bourgeois dominant du XIXe siècle et rejetait comme «contre-révolutionnaire» les oeuvres abstraites ou non-réalistes d'avant-garde. Le Che voulait lutter contre l'application de ces dogmes à Cuba et critiquait de manière virulente cet «art» stalinien qui a «proclamé comme summum de l'aspiration culturelle une représentation formelle exacte de la nature, qui a fini par se transformer en une représentation mécanique de la réalité sociale qu'on voulait montrer; la société idéale, presque sans conflits ni contradictions, qu'on cherchait à créer (...). On recherche alors la simplification, ce que tout le monde comprend, c'est-à-dire précisément ce que les fonctionnaires comprennent. On liquide l'investigation artistique authentique (...) C'est ainsi que naît le réalisme socialiste sur les bases de l'art du siècle passé.». Le Che est très clair sur la nécessaire liberté artistique: «pourquoi donc chercher dans les formes congelées du réalisme socialiste l'unique recette valable?» Mais, tout en rejetant des formes d'art abstrait qui développent une « angoisse absurde et un passe-temps vulgaire constituant des soupapes commodes à l'inquiétude humaine «, il conclu en parlant des artistes: «Nous ne devons en aucune façon créer des salariés dociles à la pensée officielle, ni des « boursiers « qui vivent aux crochets du budget, exerçant une liberté entre guillemets».

 

Enfin, sa conception de l'internationalisme prolétarien (cf. chapitre 7), était à l'opposée des méthodes et des conceptions staliniennes ou maoïstes. De plus, rejetant une des thèses essentielle du stalinisme (et de la vieille social-démocratie), à savoir qu'il est possible de construire définitivement le socialisme dans un seul pays, Che Guevara y oppose l'impossibilité pratique et historique de la chose. Tout comme Trotsky, le Che était convaincu qu'il était possible et nécessaire de commencer à construire le socialisme dans une seul pays, mais qu'il est impossible de l'atteindre définitivement tant que le système capitaliste reste dominant à l'échelle de la planète: «Il est difficile de croire - difficile, mais évidemment pas impossible - au triomphe isolé de la révolution dans un seul pays.» (interview avec Josie Fannon, 26 décembre 1964). Dans sa conception de l'internationalisme, on retrouve une des thèse essentielle de Trotsky pour qui: «La ferme conviction que le but fondamental de classe ne peut être atteint (...) par des moyens nationaux ou dans le cadre national, est au coeur de l'internationalisme révolutionnaire». Dans «Tactique et stratégie de la Révolution latino-américaine, texte qui ne fut publié qu'après sa mort, en 1968, il déclare franchement son adhésion à la révolution mondiale en affirmant que: «la prise du pouvoir est un objectif mondial des forces révolutionnaires (...) il est difficile en Amérique de remporter la victoire dans un pays isolé» (Ecrits politiques II, coll. PCM). Ces vues s'accordaient non seulement avec celles de Trotsky; mais également avec celles de Lénine pour qui: «Il est impossible à un seul pays d'accomplir entièrement par ses propres forces la révolution socialiste, même si ce pays est moins arriéré que la Russie « (mai 1918). Et en novembre de la même année: «La victoire totale de la révolution socialiste est impensable dans un seul pays (...)».

 

11. Conclusion

 

Nous avons tenté, dans cette brochure, de présenter à la fois la vie et l'oeuvre d'un des plus grands révolutionnaire de ce siècle. Malgré ses quelques lacunes et erreurs (inévitables!), la pensée du Che reste encore essentielle aujourd'hui pour comprendre le sens et la valeur du marxisme, pour saisir l'importance de l'internationalisme prolétarien et pour intégrer la nécessité inéluctable de la révolution si l'on veut transformer le monde injuste qui nous entoure. En ce sens, tout comme pour d'autres révolutionnaires, la vie et l'oeuvre du Che représente toujours un exemple qu'il nous faut assimiler.

 

Aujourd'hui, comme hier d'ailleurs, outre la récupération commerciale dont il est l'objet, plusieurs courants politiques tentent de récupérer le Che pour leur «chapelle». Certains anarchistes ou gauchistes (ou, pour d'autres raisons, communistes en pantoufles), bien mal informés, ne veulent voir en lui qu'un éternel rebelle gauchisant et sans discipline. Ceux-là le réduisent à un simple aventurier de la révolution pour qui seule l'action directe et armée compte pour être un «vrai révolutionnaire» pur et dur. Certains voudraient même appliquer la théorie de la guérilla du Che à nos pays, à notre époque, oubliant volontairement que Guevara, s'inscrivant en droite ligne des expériences de Lénine, affirmait qu'il ne fallait employer cette forme de lutte que lorsque toutes les autres avaient été épuisées ou étaient impossibles à mener. La plus grande capacité des révolutionnaires était pour lui de juger quelles étaient les formes de lutte les plus adéquates au moment et au lieu qu'il fallait: «Les révolutionnaires ne peuvent prévoir toutes les variantes tactiques susceptibles d'advenir au cours de la lutte pour leur programme de libération. Les véritables capacités d'un révolutionnaire se mesurent à son habileté à trouver des tactiques révolutionnaires adéquates pour chaque changement de situation. Ce serait une erreur impardonnable que de sous-estimer ce que peut gagner un programme révolutionnaire par un processus électoral donné. Mais il serait également impardonnable de ne penser qu'aux élections et de négliger les autres formes de lutte «. («Cuba, cas exceptionnel ou avant-garde?», 1963)

 

Le Che n'était pas non plus un (dangereux pour certains) utopiste ou un doux rêveur détaché de la réalité: « Son idéal humain et fraternel d'une société communiste authentique était accompagné d'une analyse lucide, concrète et réaliste de la situation économico-sociale, politique et militaire. « (Michaël Löwy, « La pensée du Che «)

 

Certains courants «trotskystes» sont également à blâmer: soit ils récupèrent sans critiques ou autocritiques le Che, soit ils le rejettent purement et simplement comme étant un «aventurier petit-bourgeois». Il faut savoir que le Che avait vivement critiqué le parti trotskyste présent à Cuba au début des années 60 («Le Parti trotskyste a agi contre la révolution. Par exemple, sa ligne prétendait que le gouvernement révolutionnaire était petit-bourgeois «, déclare-t-il notamment). Bien que sincèrement révolutionnaire, le PORT (parti trotskyste cubain de l'époque), qui n'appartenait pas à la IVe Internationale fondée par Léon Trotsky, avait développé une ligne politique ultra-sectaire et dogmatique qui méconnaissait la nature réelle de la révolution et de sa direction. Mais, malgré ses critiques virulentes contre le PORT, le Che protesta vivement contre la fermeture du journal de ce parti en avril 1962: «Il s'agissait d'une erreur commise par un fonctionnaire de deuxième ordre. Ils ont détruit les plaques (du journal et d'un livre de Léon Trotsky, NDLR)). On n'aurait pas dû faire cela.». Bref, s'il combattait des erreurs de la part de trotskystes, il ne les considérait pas pour autant comme des « agents secrets de l'impérialisme « comme les appellent encore certains staliniens. Ainsi, parlant du dirigeant populaire péruvien Hugo Blanco, membre de la IVe International, il déclare: «Il a combattu avec détermination, mais la répression était dure. (...) Un jour, lors du débarquement du Granma et qu'il y avait un grand risque qu'on se fasse tous tuer, Fidel a dit: ce qui est plus important que nous, que nos vies, c'est l'exemple que nous offrons. C'est la même chose, Hugo Blanco a offert un exemple et il s'est battu autant qu'il le pouvait » (interview du 23 juillet 1963 au journal algérien El Moudjahid). En 1964, comme on l'aura vu, il allait même inviter l'un des principaux dirigeants de la IVe Internationale à débattre à Cuba. Enfin, dans son « journal de Bolivie «, le Che mentionne sa lecture de l'Histoire de la Révolution russe de Trotsky.

 

Il est clair que des aspects théoriques de Trotsky (tout comme de Mao en ce qui concerne sa conception de la guerre de guérilla) ont exercé une influence sur sa pensée, tout comme il évoluait vers des conceptions marxistes-révolutionnaires sans le savoir réellement.

 

Au-delà de toutes les falsifications ou déformations (il est facile de récupérer un cadavre!), nous devons restituer le véritable Che Guevara, c'est-à-dire l'homme d'action dont la riche pensée théorique marxiste était en perpétuelle évolution. Au vu de cette évolution, on peut dire avec certitude que le Che avançait à grand pas vers des conceptions marxistes-révolutionnaires. De plus, son évolution politique était rapide au vu de la courte durée de sa vie militante (entre sa prise de conscience marxiste au Guatemala et sa mort en Bolivie, 13 années seulement se sont écoulées, alors que d'autres grands révolutionnaires ont vécus plusieurs dizaines d'années de militantisme). Lorsque l'on voit l'évolution de ses conceptions sur le rôle des bourgeoisies nationales et de la bureaucratie, sur l "internationalisme, sur la construction du socialisme, etc. on constate qu"il se rapprochait des conceptions élaborées par Trotsky ou d'autres marxistes-révolutionnaires. Mais il ne faut pas en tirer pour autant la conclusion que le Che était un « trotskyste «, loin de là! Au-delà de ce jeu d'étiquettes un peu stérile, Guevara fut en réalité un révolutionnaire marxiste accompli qui fut, durant sa trop courte vie, toujours en cohérence parfaite avec des idées en constante évolution et progression. Il fut et reste un exemple (au double point de vue de ses actes et de ses idées) pour tous ceux qui veulent sincèrement libérer l'humanité de toute forme d'oppression d'exploitation et d'aliénation. Il est également, comme le dit avec justesse Michaël Löwy: «une de ces figures qui sont tombées debout, les armes à la main, et sont devenues, pour toujours, des graines semées dans la terre latino-américaine, des étoiles dans le ciel de l'espérance populaire, des charbons ardent sous les cendres du désenchantement.»

 


ANNEXES

 

1) REVOLUTION PERMANENTE A CUBA:

 

La révolution cubaine et nous

 

Plusieurs courants politiques nient le caractère socialiste de la Révolution cubaine. Pourtant, les faits historiques sont là! Ayant, à ses premiers débuts, des dirigeants petits-bourgeois aux objectifs socialement limités, la révolution prendra bien vite un caractère prolétarien et massif qui va lui permettre, sans interruption, de sauter «l'étape» d'une démocratie bourgeoise pour initier la construction du socialisme. Analysons brièvement cette évolution.

 

S'appuyant principalement sur les masses paysannes prolétarisées, la révolution va vaincre grâce à la jonction entre ces masses paysannes et l'intervention des masses ouvrières des villes, chose souvent méconnue. La révolution était également présente dans les villes où des milices ouvrières se constituent en 1958. Le 1er janvier 1959, alors que les colonnes du Che s'approchent de La Havane, la nouvelle de la fuite du dictateur Batista se répand. Dans la capitale, les milices étudiantes et ouvrières se sont déjà emparées d'une série de positions stratégiques, dont la Radio nationale. Mais plusieurs officiers de l'armée du dictateur tentent aussitôt un putsch pour prendre le pouvoir avant l'arrivée de «l'Armée rebelle». Alertés, les travailleurs déclenchent immédiatement une grève générale massive qui durera une semaine et déjouera tous les plans des militaires, activement soutenus par la haute bourgeoisie. Comme le relate Carlos Franqui, un des chefs de la guérilla, dans son «Journal de la Révolution cubaine: «La grève ouvrière nationale (...) fut un facteur décisif de la victoire qui anéantit les tentatives de coup militaire, de médiation américaine, et consolida le nouveau pouvoir révolutionnaire (...). La grève générale fut l'instrument de la victoire «. Une fois au pouvoir, même s'ils étaient sincèrement révolutionnaires, Castro et le M-26-7 n'en sont pas moins d'origine petite-bourgeoise, avec les limites que cela implique. De plus, plusieurs ministres bourgeois composent le nouveau gouvernement. Ainsi, le 17 avril, Castro déclare: «J'ai dit de façon claire et définitive que nous ne sommes pas des communistes». Mais les masses cubaines, surtout depuis l'intervention des travailleurs, qui constituent des comités de défense de la révolution, sont en pleine ébullition sociale et aspirent à des changement sociaux et politiques beaucoup plus profonds que ceux proposés par le nouveau gouvernement. Le 17 mai 1959, une première réforme agraire est promulguée.

 

Cette dernière était loin d'être de caractère socialiste, mais elle suffisait malgré tout pour rendre la bourgeoisie et l'impérialisme hostiles au nouveau gouvernement. De plus, pour l'impérialisme américain, la révolution cubaine risquait de faire tache d'huile dans le reste du continent. Il fallait donc commencer à stopper ce processus. Face à ces réactions hostiles, les dirigeants castristes avaient le choix: soit ils se pliaient aux exigences de la bourgeoisie et de l'impérialisme, ce qui les amèneraient à freiner les masses révolutionnaires. Soit ils devaient aller plus loin sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie cubaine et l'impérialisme en s'appuyant au contraire sur ces masses révolutionnaires. C'est la deuxième option qui l'emporta car, comme nous l'avons expliqué, sous la pression formidables des masses, de par leurs expériences et de par l'influence du Che, les dirigeants cubains issus de la guérilla, en premier lieu Castro, se rallient à la cause socialiste. Le gouvernement, l'appareil d'Etat et économique est alors épuré de ses éléments bourgeois au fur et à mesure que le processus révolutionnaire avance dans le sens socialiste du terme. Tout au long de l'année 1959, à chaque mobilisation de masse des travailleurs en faveur de mesures de plus en plus radicales, un ministre bourgeois est poussé à la démission. Au sein du M-26-7 lui-même des clivages de classe apparaissent, amenant l'exclusion de l'aile droite du mouvement. Les mesures bourgeoises, limitées, du début, sont ainsi dépassées. Les leaders castristes, soutenus par l'élan révolutionnaire des travailleurs, exproprient économiquement et politiquement la bourgeoisie cubaine de son pouvoir en octobre 1960 (abolition de la propriété privée des moyens de production et planification socialiste de l'économie menée par le Che). En 1961, la caractère socialiste de la révolution est officiellement déclaré. Ainsi, le prolétariat cubain a mené la révolution cubaine sur les voies du socialisme. A partir de ce moment-là, les Etats-Unis s'efforceront par tous les moyens politiques, militaires et économiques, d'écraser la révolution.

 

Ainsi donc, l'évolution ininterrompue de la révolution cubaine vers le socialisme démontre la validité de la théorie de Léon Trotsky sur la révolution permanente. Cette dernière, Trotsky l'avait élaborée à l'encontre des marxistes dogmatiques qui niaient la possibilité de «sauter» les étapes de l'évolution sociale (féodalisme, capitalisme, socialisme). Pour ces marxistes dogmatiques (tout comme les staliniens qui préconisent cet « étapisme « pour la révolution dans les pays du tiers monde) une révolution dans un pays « sous-développé « semi-féodal, doit forcément être de nature bourgeoise, dirigée par la bourgeoisie et se limiter à des objectifs bourgeois. Dans leur esprit, ce n'est qu'après une période relativement longue de ce régime capitaliste bourgeois que l'on pourra tenter de mener une révolution socialiste! Par contre, voici comment Trotsky résume dans « Bilan et perspectives « sa théorie qui s'applique pleinement à ce qui s'est passé à Cuba: « Commençant comme bourgeoise dans ses tâches immédiates, la révolution développera vite de puissantes contradictions de classe et n'aboutira à la victoire qu'en transférant le pouvoir à la seule classe capable de se tenir à la tête des masses exploitées, le prolétariat. Un fois au pouvoir, le prolétariat non seulement ne voudra pas, mais ne pourra pas se limiter au programme démocratique-bourgeois (...) (Il) développer(a) la tactique de la révolution permanente (...), avancer(cera) vers des réformes sociales sans cesse plus profondes et chercher(a) un soutien direct dans la révolution (internationale) «.

 

Dans un discours prononcé le 30 avril 1961, Che Guevara semble faire écho à cette citation de Trotsky en déclarant: « Celui qui pénètre dans la réforme agraire avec le sens de sa répercussion nationale, avec un sentiment d'honnêteté, un sentiment de justice sociale, va obligatoirement (...) vers une économie socialiste, parce qu'une série de contradictions très grandes se produisent automatiquement, avec le régime des grandes propriétés intérieures, très liées, étroitement liées aux grands capitaux monopolistes, de sorte qu'il est nécessaire de prendre des mesures chaque fois plus draconiennes pour préserver la gouvernement qui a promulgué la première loi, la loi agraire. « (revue Partisans n°2, 1960). Comme l'écrit Jean-Jacques Nattiez dans son excellente biographie politique du Che: «De même que la pratique des guérilleros de la Sierra ne pouvait déboucher directement que sur le socialisme, parce que le marxisme est une théorie vraie, la pratique du gouvernement cubain rencontre, même sans le savoir ou vouloir le reconnaître, la révolution permanente parce qu'elle est une théorie juste. «

 

Evolution de la Révolution cubaine

 

A Cuba, on a donc assisté à une authentique révolution permanente qui a entraîné la destruction de l'Etat bourgeois et la naissance d'un «Etat ouvrier « qui entreprend la transition au socialisme. Mais ce dernier, va connaître peu à peu des caractéristiques de «déformation bureaucratique «. En effet, le nouvel appareil d'Etat, s'il s'appuie sur les masses ouvrières et paysannes, est par contre contrôlé par un parti unique issu d'une fusion entre les principales organisations révolutionnaires petites-bourgeoises, étudiantes et ouvrières. Parmi ces dernières, on trouve le PSP, le Parti communiste cubain. Ce dernier est nettement stalinien, donc totalement inféodé à la bureaucratie de Moscou. Il s'installe dans des postes clés de l'appareil du parti et de l'Etat où il emploie les méthodes traditionnelles de la bureaucratie: étouffement de l'auto-organisation des masses et de la démocratie socialiste et accaparement de privilèges sociaux importants. Si, au début, Castro, Che Guevara et d'autres s'opposent parfois avec force à ce courant stalinien, ils ne peuvent l'éliminer du fait de la dépendance économique et militaire de plus en plus forte de Cuba envers l'URSS. Ainsi, en 1962, Castro s'attaque à Annibal Escalante, principal dirigeant stalinien, qu'il accuse d'avoir « converti l'appareil du parti en un nid de privilèges, de tolérances, de faveurs en tous genres...». Mais les Russes exigent que ces critiques n'aillent pas trop loin. Après l'échec de la révolution internationale que voulait lancer le Che à partir de la Bolivie en 1967, Castro, face à l'isolement croissant de Cuba, se rapprochera de plus en plus de l'URSS, ce qui ne l'empêche pas, fin 1968, d'arrêter et de traduire en justice Annibal Escalante et d'autres dirigeants staliniens pour leurs méthodes. A partir de 1970, sous la mainmise croissante des russes, le régime de Cuba sera de plus en plus bureaucratisé et copié sur le système russe. Mais Cuba gardera des caractéristiques historiques et culturelles propres qui ne peuvent la mettre sur un même pied d'égalité avec l'URSS où la dégénérescence bureaucratique a donné naissance à un régime monstrueux. A Cuba, par contre, malgré les très graves dérives autoritaires du régime (interdiction de l'homosexualité jusqu'à il y a peu, absence de réels débats pluralistes, etc.), ll n'y a jamais eu de goulags ni de répression massive et violente, et encore moins d'éliminations physiques des premiers dirigeants révolutionnaires, comme ce fut le cas en URSS dans les années 20-40, des premiers dirigeants révolutionnaires.

 

Depuis de 1986, et surtout en 1989-91, Castro a lancé une période de «rectification». Alors que l "URSS et les pays soi-disant communistes s"écroulent, le régime cubain rétablit une très relative et fragile liberté dans l'île où l'on peut de nouveaux critiquer et débattre, mais avec des limites. Il s'agit donc d'une « libéralisation « et non d'une réelle démocratisation socialiste totale qui impliquerait de redonner le pouvoir aux travailleurs et d'abattre la bureaucratie.

 

Pour nous, la révolution cubaine fut une révolution socialiste, dans le sens où la construction du socialisme y a été entamée. Mais sans extension de la révolution internationale, comme Che Guevara l'avait bien compris, il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays. (voir page......) Aujourd'hui, donc, le socialisme est loin d'être atteint à Cuba. L'île est toujours dans sa phase de transition entre le capitalisme et le socialisme, phase bloquée par l'absence de révolution internationale et par le rôle de frein que joue la bureaucratie cubaine au sein même du pays. Même bloquée et en difficulté, la révolution cubaine maintient encore aujourd'hui des acquis sociaux révolutionnaires importants (pas de propriété privé des moyens de production, santé et scolarité gratuite et pour tous et toutes, lois sociales importantes pour les travailleurs, etc.) et n'a toujours pas connu une dégénérescence bureaucratique totale. La IVe Internationale, à laquelle nous adhérons, soutient donc inconditionnellement Cuba dans cette époque difficile où elle affronte seule l'impérialisme américain, plus que jamais résolu à écraser le peuple et la révolution cubaine. C'est pourquoi nous luttons activement pour la levée du blocus économique injuste, criminel et illégal que mène les USA contre Cuba. Et ce sans contrepartie de la part du régime. Mais notre soutien à la révolution cubaine n'est pas un soutien aveugle; nous critiquons fraternellement mais fermement les dérives bureaucratiques du régime. Nous pensons notamment que la pleine liberté pour ceux qui défendent la révolution mais critiquent la bureaucratie est essentielle. Par exemple, l'existence de plusieurs partis se réclamant de la révolution socialiste devrait être permise. Les travailleurs, qui ont certes la possibilité de débattre, n'ont pas de pouvoir décisionnel dans leurs entreprises et dans l'orientation politique et économique, il faut leur permettre d'exercer ce pouvoir à travers des comités ouvriers et paysans qu'ils auront librement constitué. De telles mesures démocratiques socialistes, loin d'affaiblir la révolution, la renforcera au contraire parmi les masses.

 

Le Che féministe

 

Même s'il n'intégrait pas systématiquement la question de l'oppression des femmes dans ses conceptions sur « l'Homme nouveau « (dans le sens « être humain «), le Che n'en ignorait pas pour autant les difficultés de cette question. Parlant devant les travailleurs et travailleuses d'une usine de textile comptant 4.000 employés, le Che critique le fait que, malgré le nombre important de femmes dans cette entreprise, sur les 197 travailleurs adhérents au parti révolutionnaire, seules 5 sont des femmes!

 

«197 camarades ont été choisis, mais sur ces 197 il n'y a que 5 femmes. (...) Ce qui indique une intégration insuffisante de la femme sur le plan de l'égalité des droits, de l'égalité des conditions de vie, de la participation au travail actif de la construction du socialisme. (...) Il semble qu'il y ait deux causes déterminantes. Tout d'abord, effectivement, la femme n'est pas libérée de toutes sortes de liens qui l'attachent à la tradition d'un passé défunt. C'est pour cela qu'elle ne participe pas à la vie active d'un travailleur révolutionnaire. Ensuite, il se peut que la masse des travailleurs, le soi-disant sexe fort, trouve que les femmes ne sont pas encore suffisamment évoluées et fasse savoir sa majorité; dans des endroit comme celui-ci, on remarque surtout les hommes, leur travail est plus visible, et on oublie un peu le rôle de la femme que l'on juge subjectivement. (...)

 

Le passé continue à peser sur nous; la libération de la femme doit consister à obtenir sa liberté totale, sa liberté intérieure; car il ne s'agit pas d'une obligation physique imposée aux femmes pour les retenir dans des situations données; c'est aussi le poids des traditions (...) Le prolétariat n'a pas de sexe.» («Sur la construction du parti», discours fait devant les travailleurs et travailleurs de l'usine textile d'Ariguanabo en 1963.)

 

Ataulfo Riera

Brochure éditée par la Jeune Garde Socialiste en 1997

 


CHRONOLOGIE:

 

14 juin 1928: Naissance d'Ernesto Guevara.

1951-1952: Voyage en motocyclette à travers l'Amérique Latine avec son ami A. Granado.

1953: Gradué en médecine (thèse sur les allergies), second voyage à travers le continent.

1954: De décembre à août, il reste au Guatemala. Rencontre Hilda Gadea, sa première femme. Chute d'Arbenz. Se forme au marxisme.

1954-1956: Installé au Mexique. Rencontre Castro et adhère à son projet de libérer Cuba.

25 novembre 1956: Départ du yacht Granma avec les 82 révolutionnaires.

5 décembre 1956: La guérilla est décimée à Allegria Del Pio par l'armée du dictateur Batista.

20 décembre 1956: Les 17 survivants se rassemblent dans la Sierra Maestra.

17 janvier 1957: Première victoire des guérilleros.

9 avril 1958: Echec de la grève générale révolutionnaire.

Juin 1958: L'offensive de Batista est battue, l'Armée rebelle passe à la contre-offensive.

Du 28 au 31 décembre: La colonne du Che remporte la bataille de Santa Clara.

1-3 janvier 1959: Chute et fuite de Batista. Guevara et ses hommes entrent à La Havane

9 février 1959: La nationalité cubaine lui est octroyée.

Juin-septembre 1959: Voyage officiel en Egypte, Japon, Indonésie, Sri Lanka, Pakistan, Yougoslavie, Maroc.

26 novembre 1959: Nommé président de la Banque nationale de Cuba

Octobre-novembre 1960: Visites officielles en Tchécoslovaquie, URSS, Chine, Corée du Nord, RDA.

23 février 1961: Nommé ministre de l'Industrie, privilégie l'industrialisation.

15 avril 1961: Le caractère socialiste de la Révolution cubaine est proclamé.

1963-1964: Initie un vaste débat sur l'économie de transition.

Juillet 1963: Visite dans Algérie indépendante de Ben Bella.

9 décembre 1964: Discours de Genève devant l'Assemblée Générale des Nations Unies.

Entre janvier et mars 1965: Le Che visite le Mali, le Congo-Brazzaville, la Guinée, le Dahomey, la Chine, etc.

20 février 1965: Dernier discours public, à Alger.

14 mars 1965: Retour à Cuba où il cesse toute activité publique.

20 avril 1965: Le départ du Che de Cuba est rendu public. Il est parti pour l'ex-Congo belge.

Novembre 1966: Arrivée du Che en Bolivie.

23 mars 1967: Premier combats de la guérilla bolivienne.

17 avril 1967: Message du Che à la Conférence Tricontinentale de La Havane.

26 septembre 1967: Dans la zone de Valle Grande, le groupe du Che tombe dans une première embuscade

8 octobre 1967: A Quebrada del Yuro, son groupe encerclé et décimé, le Che, blessé, est capturé.

9 octobre 1967: Ernesto Che Guevara est assassiné au village de La Higuera, son corps sera ensuite secrètement enterré.

 

 

BIBLIOGRAPHIE:

 

- Michael Löwy: « La pensée de Che Guevara, un humanisme révolutionnaire «, Ed. Maspero, Paris 1970. Réédition aux Ed. Syllepse, Paris 1997. *

- Michael Löwy: « Che Guevara, presente! «, in La Gauche du 12/10/1977. *

- Michael Löwy: « L'étincelle qui ne s'éteint pas «, in Inprécor n°415, juillet 1997.*

- Janette Habel: « Che Guevara: de l'éthique dans le combat politique, in Inprécor n°415, juillet 1997. *

- Janette Habel: « Rupture à Cuba «, Ed. La Brèche, Paris. *

- Zbigniew Kowalewski: « Le Che dans le maquis africain «, in Inprécor n°415, juillet 1997. -

- Antonio Moscato: « Le combat internationaliste et antibureaucratique du Che «, in revue IVe Internationale n°26-27, décembre 1987. *

- Ernest Mandel: «Le grand débat économique «, in revue Partisans n°37, avril-juin 1967. *

- Collectif: « Guevara para hoy «, co-édition Erre Emme et Université de Matanzas (Cuba), La Havane 1994. *

- Edouard Waintrop: « Ni Che, ni maître «, in Libération, 14 septembre 1995. *

- Miguel Romero: « Che, un revolucionario sin fronteras «, in Combate du 3 octobre 1987. *

- Régis Debray: «La guérilla du Che «, Ed. Seuil, Paris 1996. *

- Régis Debray: «Révolution dans la révolution «, Ed. Maspero, Paris 1997 *

- Andrew Sincler: «Guevara «, Ed. Seghers, Paris 1970. *

- M. Camejo: « La guerilla, porqué fracaso como estrategia «, Pathfinder Press, 1974. *

- H.D. Rodriguez: «Che Guevara: aventura o revolucion? «, Ed. P&J, Barcelone 1968. *

- Jean Cormier: « Che Guevara «, Ed. du Rocher, Monaco 1995.

- Jean Cormier: «Che Guevara, compagnon de la révolution «, Ed. Gallimard, 1996.

- Capull A., Gonzales F: « La CIA contre le Che «, Ed. EPO, Bruxelles 1993.

- Daniel Alarcon Rodriguez: « Les survivants du Che «, Ed. du Rocher 1995.

- Paco Ignacio Taibo II, Escobar F., Guerra F: « L'année où nous n'étions nulle part «, Ed. Métaillé, Paris 1995.

- Paco Ignacio Taibo II: « Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che «, Ed.Métaillé/Payot 1997. *

- Carlos Tablada Perez: « El pensamiento economico de Ernesto Che Guevara «, Ed. Casa de las Americas, La Havane 1987. *

- Jean-Jacques Nattiez: « Che» Guevara, Ed. Seghers, Paris 1970. *

- Ricardo Rojo: « Che Guevara, vie et mort d'un ami «, Ed. Seuil, Paris 1968.

- « Che «, Ed. Cuba, La Havane, 1973 *

- Charles Bettelheim, « Cuba et sa révolution «, Ed. Cercle d'Education Populaire, Bruxelles 1963. *

- Gavi Philippe: « Che Guevara «, Ed. Universitaires, 1970.

- K.S Karol: « Les guérilleros au pouvoir «, Ed. Laffont, Paris, 1970. *

- Conrad Detrez: «Les mouvements révolutionnaires en Amérique Latine», Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles 1972.*

- Fernando Martinez Heredia: « El Che y el socialismo «, Ed. Dialectica, Buenos Aires, 1992. *

 

OEUVRES DU CHE:

 

En français, il existe une édition des textes du Che chez Maspero en 6 tomes.

 

- « Oeuvres t. I: Textes militaires «; *

- « Oeuvres t. II: Souvenirs de la guerre révolutionnaire «;

- « Oeuvres t. III: Textes politiques «; *

- « Oeuvres t. IV: Journal de Bolivie «; *

- « Oeuvres t. V: Textes inédits «; *

- « Oeuvres t. VI: Textes inédits «. *

 

(* = textes consultés pour la présente brochure)

Voir ci-dessus