La parole aux FARC. Interview de Pablo Catatumbo par María Jimena Duzán*
Par Pablo Catatumbo, María Jimena Duzán* le Vendredi, 02 Août 2013 PDF Imprimer Envoyer

María Jimena Duzán : Depuis quand n’êtes-vous pas venu des montagnes ?

Pablo Catatumbo : Je ne suis pas venu à la civilisation depuis les négociations de Tlaxcala (1), c’est-à-dire depuis près de 25 ans. Et cela fait 12 ans qu’Iván Márquez (2) ne l’avait pas vue.

María Jimena Duzán : Vous avez été le premier membre du Secrétariat des FARC qui a fait le pas, initiant le processus de paix. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

Pablo Catatumbo : C’est vrai. Les explorations ont commencé avec le gouvernement Uribe (3), lorsqu’il nous a envoyé une lettre, signée alors par Frank Pearl (4). Néanmoins, à ce moment, nous avions estimé qu’un processus de paix n’était pas viable car son mandat arrivait à son terme.

María Jimena Duzán : Et pourquoi avez-vous décidé de commencer le dialogue exploratoire avec le gouvernement Santos ?

Pablo Catatumbo : Parce que les lettres qu’il nous a fait parvenir et les messages qu’il nous a envoyés avaient un autre contenu. De plus, il venait de commencer à gouverner et, dès la prise de la présidence, il a dit qu’il n’avait pas fermé les portes à la paix et que c’est lui qui avait les clés. Avec Alfonso Cano (5) et le secrétariat nous avions analysé ce discours et il nous est apparu qu’il y avait là un message. Nous sentions qu’il y avait la possibilité d’arriver à une solution politique, qui n’avait jamais été absente de notre approche stratégique. Le reste, je ne peux pas le dire, car nous avons des accords de confidentialité avec le président, que les deux parties respectent.

María Jimena Duzán : Quel peut être l’impact sur le processus de paix de la possible réélection du président Santos ?

Pablo Catatumbo : Il me paraît positif. Si le président est réélu, il va continuer le processus. D’autre part, cela lui donne l’opportunité de le défendre, chose qu’il n’a pas fait jusqu’à présent avec suffisamment de force et de conviction.

María Jimena Duzán : Pourquoi dites-vous cela ?

Pablo Catatumbo : Il a toujours un double discours. D’un côté, il négocie à La Havane, de l’autre il parle de délais. D’abord, il nous donne un rendez-vous, puis c’est reporté à novembre. À diverses reprises il a laissé entendre que si cela ne fonctionne pas, rien ne sera perdu, nous reviendrons à la guerre de toujours.

María Jimena Duzán : Dans le document rédigé par le Haut conseiller pour la paix, Sergio Jaramillo, le processus de paix est défendu et l’importance de la fin du conflit est soulignée. N’est-ce pas votre avis ?

Pablo Catatumbo : Qu’a fait Sergio Jaramillo ? Il a exposé de manière claire et cohérente la pensée du gouvernement sur ce que doivent être les pourparlers de paix. De ce point de vue, cela me paraît intéressant, parce qu’ils ne l’avaient pas fait avant. Mais il faut être clair : c’est l’opinion du gouvernement pas la nôtre.

María Jimena Duzán : Et que ne partagez-vous pas dans ce document du Haut commissaire ?

Pablo Catatumbo : Tout d’abord, nous avons des différences en ce qui concerne le temps. Nous ne voulons pas un processus à la va-vite. Il est très compliqué de mettre des délais à une confrontation qui a provoqué tant de tragédies et qui dure depuis près de 50 ans.

María Jimena Duzán : Est-ce que cela signifie que cette année nous ne verrons pas la fumée blanche ?

Pablo Catatumbo : Je ne veux pas tomber dans de tels scénarios. Pour notre part, nous voulons plutôt rappeler au gouvernement qu’il y a des sujets très complexes sur lesquels nous ne sommes pas parvenus à un accord jusqu’à maintenant, comme la propriété foncière en Colombie. Du point de vue historique, c’est le latifundisme qui nous a conduits à la guerre. Si vous passez l’histoire en revue, ce conflit a commencé lorsque López Pumarejo (6) a dit que les paysans avaient droit à leurs terres et immédiatement le pouvoir des propriétaires fonciers lui a sauté dessus. C’est ainsi que la guerre a commencé.

María Jimena Duzán : Vous voulez que le gouvernement défende le processus, mais vous avez mis six mois à discuter du premier point. À ce rythme, cela va durer éternellement.

Pablo Catatumbo : Je suis d’accord que le processus doit avancer. Mais pour cela il faut la volonté des deux côtés. Le gouvernement a dit qu’il a des lignes rouges et qu’il sait jusqu’où il veut arriver. Cela, si on ne l’explique pas bien, prête à des conjectures. Cela rassemble beaucoup à ce qu’Uribe appelait les inamovibles.

María Jimena Duzán : Au sein du Congrès circule une proposition de suspendre le processus de paix pour mener à bien les élections. Cela vous paraît-il viable ?

Pablo Catatumbo : Cette proposition est peut-être bien intentionnée, mais si elle gagne des soutiens elle pourrait rendre le processus non viable. J’insiste : il y a eu des progrès, mais ils ne sont pas suffisants. Le gouvernement a offert de restituer les terres à ceux à qui elles ont été arrachées, mais ce n’est pas la réforme agraire, et encore moins une révolution. Il ne s’agit là que d’un acte de justice élémentaire et il est incomplet, car selon l’Inspection la dépossession atteint 8 millions d’hectares et ils proposent de ne restituer que 2 millions. Pour qu’il y ait une révolution à la campagne, nous devrions au moins changer l’injuste concentration de la propriété foncière. C’est pourquoi, lorsqu’ils nous disent que la propriété privée ne sera pas affectée, nous pensons que c’est là que sont les lignes rouges dont a parlé le président Santos.

María Jimena Duzán : Personne ne dit qu’il n’y a pas de concentration des terres. Mais il y a aussi le droit à la propriété privée et le gouvernement a été très clair que ce sujet n’est pas négociable. Ne serait-ce pas que vous aussi, vous avez des lignes rouges qui ne permettent pas plus d’avancer ?

Pablo Catatumbo : Je précise, nous ne parlons pas d’exproprier toute la propriété latifundiste, seulement de l’application des instruments administratifs et des lois qui existent pour mettre des limites à cette concentration. Pour cela nous proposons que, s’il y a 40 millions d’hectares en élevage extensif, au moins la moitié serve de cette manière à la production alimentaire. En ce qui concerne les Zones de réserve paysanne (7), nous avons demandé qu’on légalise les 9,5 millions d’hectares qui sont en cours d’aménagement, mais le gouvernement refuse, arguant qu’il n’y a que 3,5 millions d’hectares.

Lorsque je suis entré dans la guérilla, San Vincente de Caguán n’existait pas, les zones de La Uribe et d’El Pato étaient des forêts. Le général Rojas (8) avait mis en œuvre une réforme agraire pour donner des terres aux paysans, alors ils sont venus dans la forêt avec des haches et ont défriché la montagne. Ce sont ces paysans qui réclament aujourd’hui les titres de leurs terres. C’est ce qui a eu lieu aux États-Unis, quand l’Ouest s’est peuplé, mais la Colombie est le seul pays où il faut une guerre pour obtenir le titre d’une terre qu’on possède déjà, de fait.

María Jimena Duzán : Si le processus de paix se termine bien, voudriez-vous être membre du Congrès ?

Pablo Catatumbo : María Jimena… Si mon objectif était de siéger au Congrès, je n’aurais pas eu besoin de passer 40 ans dans la montagne. Si j’ai combattu tant d’années, ce n’est pas pour arriver à devenir parlementaire. Pour cela, je me serais mis dans un parti traditionnel et je me serais rapidement transformé en un clientéliste de plus. Nous avons une très grande volonté de paix, mais il serait injuste pour le pays qu’une guerre qui lui a tant coûté se termine sans qu’il y ait un changement minimal dans les conditions de vie des gens. Et ce serait un acte irresponsable des guérillas colombiennes si elles cherchaient seulement des bénéfices personnels.

María Jimena Duzán : En ce qui concerne les bénéfices personnels, celui de ne pas aller en prison pour les crimes commis vous intéresse-t-il ?

Pablo Catatumbo : Nous pensons que la proposition de Santos n’est pas généreuse à cet égard. Le M-19 (9) a obtenu l’amnistie, la Constituante, une circonscription électorale spéciale, des ministères et même des journalistes. Tout cela lui a été octroyé pour qu’ils arrêtent la prise du Palais de justice. Aux FARC-EP, qui sont une guérilla beaucoup plus importante, ils offrent un cadre juridique qui nous conduira en prison. À la question, « Combien d’années ? », ils répondent : « Très peu, de quatre à huit ans ». Ce n’est pas logique.

María Jimena Duzán : Ce n’est pas moins logique que d’accorder des bénéfices judiciaires sans que soit clarifié comment vous allez affronter le sujet des victimes.

Pablo Catatumbo : Ce n’est pas vrai. Nous avons déjà dit que nous allons prendre nos responsabilités devant les victimes. Ce qui se passe, c’est que quand nous disons que nous sommes également victimes, nombreux sont ceux pour qui c’est une façon cynique de dire que nous n’avons aucune responsabilité. Ce n’est pas ça. La réalité, même si beaucoup ne veulent pas l’accepter, c’est que nous aussi nous sommes victimes. Chaque représentant des FARC-RP à La Havane, sans parler de ceux qui sont dans la montagne, peut faire le récit de sa tragédie. (…) (10)

María Jimena Duzán : Vous êtes aujourd’hui à La Havane mais demain vous pouvez retourner dans les montagnes pour mener une guerre que vous avez perdue. Ne craignez vous pas de finir comme Alfonso Cano ?

Pablo Catatumbo : Que nous ayons perdu la guerre, c’est relatif. Ce qui est certain, c’est que l’armée n’a pu nous battre, ni nous n’avons pu gagner la guerre. Faire durer ce conflit ne peut être bon pour le pays. Vous me demandez si j’ai peur de mourir et je réponds : lorsqu’on assume un engagement révolutionnaire, on doit en assumer les conséquences. Nous autres révolutionnaires, nous ne cherchons pas à préserver notre vie, mais à défendre nos idéaux. C’est pourquoi Che Guevara disait que nous sommes une espèce rare. Et en ce qui concerne la mort d’Alfonse, je crois que d’avoir donné l’ordre de le tuer a été la pire erreur de Santos. C’était un grand homme de la paix.

María Jimena Duzán : Cette image altruiste des de grands guerriers en armes contraste avec celle que vous avez acquise durant tant d’années de la guerre. Vous êtes une guérilla chaque jour plus alliée avec des narcotrafiquants, qui soumet la population civile aux extorsions et aux enlèvements, au recrutement des mineurs et aux mines antipersonnelles.

Pablo Catatumbo : Écoutez, une armée qui a lutté, qui a supporté une forme de guerre comme celle que nous avons supportée, si elle avait été intégrée par les trafiquants de drogue, aurait disparue rapidement. Nous avons tenu huit années de Plan patriote, puis deux années de guerre contre l’armée de Santos. Et je vous dirais une chose : il n’est pas certain que ce gouvernement ait décidé de ralentir le combat. L’intensité des affrontements est égale ou pire qu’avec Uribe. Je viens du front de cette guerre.


María Jimena Duzán : Qu’avez-vous ressenti en étant assis avec le général Mora et le général Naranjo (11) ?

Pablo Catatumbo : Nous nous sommes salués cordialement. Nous n’avons jamais considéré ce combat comme personnel. Nous les voyons comme des adversaires d’une confrontation politique dans laquelle nous sommes d’un côté et eux de l’autre. Ces derniers jours, j’ai entendu le général Naranjo dire que, lorsqu’on respecte l’ennemi, on devient soi-même respectable. C’est une bonne formule à mon avis.

María Jimena Duzán : Si c’est vrai que vous ne faites pas d’enlèvements et que vous n’avez rien à voir avec le trafic de drogue — une chose difficile à croire — comment alors financez-vous la guerre ?

Pablo Catatumbo : Le sujet des enlèvements pour motifs économiques est définitivement clos. Ce que je tiens à vous dire, ce que nous ne sommes pas des trafiquants de drogue. (…) (12)

María Jimena Duzán : Vous affirmez que vous aviez toujours la volonté de la paix, mais Pastrana est resté devant une chaise vide, attendant Marulanda (13), qui n’est jamais arrivé.

Pablo Catatumbo : Pastrana s’est engagé à mettre un terme aux groupes paramilitaires, mais il ne l’a pas fait. Marulanda était méfiant. Il avait quitté la table deux fois à cause des massacres réalisés par les groupes paramilitaires. Il perdait confiance. C’est cela la vérité. Marulanda voulait la paix. Il a même accepté d’aller dans une maison avec piscine à Caguán, alors que je crois qu’il ne savait pas nager.

María Jimena Duzán : Pensez-vous que cette fois la fin du conflit sera signée ?

Pablo Catatumbo : Il faut construire une conviction solide des deux côtés que ce processus est possible. Pour notre part, nous allons tout faire dans ce but. Mais nous avons dit dès le début très clairement que notre but ce n’est pas une réinsertion, ni un processus similaire à celui du M-19. Nous parlons d’une fin de conflit, mais qui conduit à la justice sociale. Nous ne voulons pas des récompenses. Le président le sait et c’était clair dès les premières lettres que nous avons échangées. Je vais vous dire une lapalissade : les processus de paix n’ont pas abouti dans le pays pour une raison très simple…

María Jimena Duzán : Quelle est cette raison ?

Pablo Catatumbo : Parce que nous ne nous comprenons pas. Quand nous parlons de paix, l’establishment comprend démobilisation. Mais pour nous la paix, cela signifie la justice sociale et quelques réformes et des garanties de participation politique. C’est ce désaccord que nous devons surmonter. C’est pourquoi je dis : il y a des avancées et il faut être optimiste, mais surtout il ne faut pas quitter la table de négociations.

María Jimena Duzán : Mais vous êtes des experts à ne pas quitter la table de négociations. Le statut politique que la négociation vous donne vous convient.

Pablo Catatumbo : Nous pouvons avancer sur la question de la participation politique sans mettre fin au premier point, la question agraire. Il peut y avoir plusieurs questions sur lesquelles nous sommes d’accord, mais il y a un sur lequel nous sommes en désaccord : le gouvernement parle d’un référendum pour approuver l’accord et nous d’une Constituante. Mais nous ne sommes pas ici pour imposer des conditions, nous sommes ici pour trouver les moyens nous permettant d’aboutir à un accord.

____________________________

* Pablo Catatumbo, de son véritable nom Jorge Torres Victoria, né en 1953, commandant du Bloque occidental, est membre du Secrétariat des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et un des négociateurs de La Havane entre les FARC et le gouvernement Santos. María Jimena Duzán est journaliste et politologue colombienne. Cet interview a été d’abord publié par la Revista Semana le 25 mai 2013 : http://www.semana.com/nacion/articulo/habla-pablo-catatumbo/344345-3 (Traduit de l’espagnol par JM).

1. Il s’agit du troisième tour d’une série de négociations de paix, qui ont eu lieu en avril et mai 1992 au Centre de vacances La Trinidad, à Tlaxcala (Mexique), entre le gouvernement colombien du président César Gaviria et les guérillas FARC, ELN et EPL.

2. Luciano Marín Arango, dit Iván Márquez, né en 1955, a commencé à militer en 1977, rejoignant rapidement les FARC. Commandant du Bloque Caribe des FARC et membre du secrétariat des FARC.

3. Alvaro Uribe, juriste, a été président de Colombie de 2002 à 2010, établissant les accords de libre commerce avec les États-Unis. Il a poursuivi les accords militaires avec les États-Unis (Plan Colombie) et a renforcé la répression militaire et la guerre (Plan patriote).

4. Frank Pearl, économiste et politicien colombien, a été plusieurs fois ministre, Haut conseiller présidentiel pour la réintégration sociale et économique des personnes et groupes ayant pris les armes sous le gouvernement Uribe, et Haut commissaire pour la paix. Il conduit pour le gouvernement Santos les négociations de paix avec les FARC.

5. Guillermo Léon Sáenz Vargas, dit Alfonso Cano (1948-2011), a été dirigeant des Jeunesses communistes (JUCO), intellectuel marxiste, puis commandant du Bloque central, commandant en chef (2008-2011) et membre du Secrétariat des FARC. Il est mort lors d’un bombardement du camp des FARC, en novembre 2011, au cours de l’opération Odiseo.

6. Alfonso López Pumarejo (1886-1959), a été président de Colombie de 1934 à 1938 et de 1942 à 1946. Libéral, il a tenté de moderniser la Colombie par « une révolution agro-industrielles (augmentation des impôts, tentatives de réforme agraire, code du travail, droit de citoyenneté — mais non de vote ! — accordé aux femmes) et en 1944 a dû faire face à une tentative de coup d’État. Après sa démission en 1946 et la prise de la présidence par la droite latifundiste, commence la période dite de la Violence (Violencia), qui voit la persécutions des paysans par une police inféodée au Parti conservateur.

7. Les zones de réserve paysanne sont sélectionnés par l’Institut de réforme agraire (INCORA), l’État doit y préserver les règles environnementales ainsi que les droits sociaux, économiques et culturels des paysans selon la loi 160/94.

8. Le général Gustavo Rojas Pinilla (1900-1975) avait établit la dictature militaire en Colombie de 1953 à 1957. Tenant de mettre fin à la guerre civile (la Violencia), il a octroyé l’amnistie aux paysans armés (tout en interdisant le PC) et a créé une Officine de réhabilitation et d’assistance devant répondre à la revendication de réforme agraire. L’opposition des élites conservatrices et libérales a bloqué largement toute tentative de réforme agraire et finit par forcer Rojas à abandonner la direction de l’État en mai 1957.

9. Le M-19 (Mouvement du 19 avril) a été un mouvement de guérilla, créé en 1974 par des membres de l’Alliance populaire nationale et des militants issus des FARC. Il défendait l’idée de guérilla urbaine. En novembre 1985, ses militants ont réussi à investir le siège de la Cour suprême colombienne, prenant 300 otages. Suite à des négociations avec le président Vargas, le M-19 dépose les armes le 8 mars 1990, devient le parti Alliance démocratique (AD/M-19), ses combattants sont amnistiés. Après l’assassinat de son principal dirigeant, candidat à la présidence de la République en 1990, son remplaçant Antonio Navarro obtient 12 % et devient ministre de la Santé dans le gouvernement de César Gaviria. AD/M-19 participe à l’Assemblée constituante de 1991 (27 % des voix et 19 sièges) et Antonio Navarro devient co-président de la Constituante. En 2002 Antonio Navarro dissout le AD/M-19 et fonde, avec des sénateurs d’autres provenances, le Pôle démocratique indépendant (PDI).

10. Nous n’avons pas traduit la partie consacrée aux divers cas de personnes enlevées ou tuées par les deux camps en guerre. Notons seulement, que Pablo Catatumbo insiste : « Nous ne gardons pas de rancœur. Je comprends que c’est un conflit qui a affecté tout le monde. C’est pourquoi nous parlons des victimes du conflit, c’est-à-dire des familles des soldats et de celles des guérilleros. » En ce qui concerne les victimes des FARC, il explique : « Je comprends qu’il s’agit d’un drame immense et terrible, que nous ne pouvons nier et que nous devrons aborder en tant qu’organisation. »

11. Le général Jorge Enrique Mora Rangel a été commandant en chef de l’Armée colombienne d’août 2002 à novembre 2003. Le général Oscar Naranjo Trujillo a été directeur de la Police nationale colombienne entre mai 2007 et juin 2012.

12. Nous n’avons pas traduit la question et la réponse sur la manière dont Pablo Catatumbo a rejoint la guérilla, où il mentionne avoir été recruté par Jaime Bateman, qui fut ensuite un des fondateurs du M-19.

13. Pedro Antionio Marin, plus connu sous son pseudonyme Manuel Marulanda Vélez (1930-2008) a été le fondateur et le principal dirigeant des FARC.


Colombie

« Nous pouvons nous permettre le prix de la paix »

Interview de Juan Mario Laserna par María Isabel Rueda*


Juan Mario Laserna était un homme de confiance de Juan Manuel Santos (1) et des élites dominantes dans le domaine économique. Il raconte dans cette interview que c’est lui qui a amené le président de la Bourse de New York à Caguán (2). Il a fait partie de la délégation parlementaire colombienne qui s’est rendue à La Havane pour discuter de l’ordre du jour des négociations entre le gouvernement et la guérilla, déclarant qu’il s’était consacré exclusivement aux questions de réinsertion économique. Comme il l’avait déjà fait en 1999, il a proposé un considérable endettement budgétaire garanti par les agences internationales (dans ce cas par Goldman Sachs) ainsi que l’intégration dans le marché des 4 millions d’hectares contrôlées par les FARC au cours des dernières décennies. Il confirme que la réinsertion économique des FARC par le gouvernement Santos a le soutien du capital financier international, ce qui est décisif quelle que soit l’évolution future des négociations du « processus de la paix ». (Daniel Libreros, Bogota)

María Isabel Rueda : Que faisiez-vous à La Havane ?

Juan Mario Laserna : J’ai été invité par le président du Congrès, le sénateur Roy Barreras, en tant que membre d’une commission parlementaire qui avait une mission exploratoire.

María Isabel Rueda : Pour parler des problèmes juridiques, politiques ou économiques ?

Juan Mario Laserna : La plupart de mes compagnons y allaient pour parler du second point de l’accord, qui est d’ordre juridique, et des possibilités de participation politique. Il me revenait plus d’étudier si ce qui est négocié est viable et peut tenir, vu par quelqu’un de la commission économique.

María Isabel Rueda : Quelle était l’ambiance à La Havane ?

Juan Mario Laserna : Ma référence, ce sont les négociations de Caguán où j’avais accompagné et interprété le président de la Bourse de New York.

María Isabel Rueda : Je peux enfin demander à quelqu’un que faisait le président de la Bourse de New York à Caguán…

Juan Mario Laserna : Je pense qu’il perdait son temps. Nous avions un dialogue de sourds avec « Raúl Reyes » (3), à tel point que lorsque Camillo Gómez (4) m’a demandé si je voulais être un des mandataires de la paix, je lui ait dit que non, car je ne croyais pas à ce processus.


María Isabel Rueda : Et vous croyez en celui-là ?

Juan Mario Laserna : L’attitude que j’ai vue à La Havane est très différente. C’est une autre génération, un autre type de dialogue, il y a des inquiétudes et il y a des réponses. Au moins certains pensent qu’il y a un intérêt à signer la paix. Il savent qu’il doivent le faire.

María Isabel Rueda : À Caguán ils n’étaient pas intéressés et maintenant ils le sont ?

Juan Mario Laserna : Oui, et cela peut avoir plusieurs explications. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils sont plus faibles. Mais il y a une volonté de dialogue, de discuter des questions concrètes ; c’est évident maintenant, contrairement à Caguán.

María Isabel Rueda : Quelles sont ces questions concrètes dont vous avez parlé ?

Juan Mario Laserna : Nous avons parlé du réseau tertiaire dans le secteur agricole. Nous avons parlé de la commercialisation de l’agriculture et de l’élevage, de la possession de la terre, de son acquisition par les étrangers. Ce sont des sujets très spécifiques, sur les quels on peut dire oui, non, peut-être. Ce n’étaient pas des sujets abstraits. Nous ne savions pas à l’avance quel serait le programme.

María Isabel Rueda : Pensez-vous qu’il y a un véritable dialogue avec les FARC sur les questions économiques ?

Juan Mario Laserna : Le gouvernement a mis en avant un sujet, celui du développement rural intégral. Les FARC ont leurs propres approches, mais beaucoup d’entre elles font déjà partie du plan de développement.

María Isabel Rueda : Ce qui a été proposé aux FARC n’est-il pas exotique dans le cadre du plan normal de développement de la Colombie ?

Juan Mario Laserna : Ce que j’ai entendu n’est pas exotique. Certes, ils ont parlé aussi d’une vision de propriété collective avec laquelle quelqu’un comme moi, qui croit en l’économie sociale du marché, peut être en désaccord sur de nombreux points. Mais en ce qui concerne le développement rural, le commerce des marchandises, les problèmes des prix, de leur volatilité, de réévaluation monétaire, d’accès, sont des questions qui font partie du plan de développement, qui ne sont pas exotiques mais sont des nécessités que le gouvernement devra de toute manière atteindre, avec ou sans processus de paix.

María Isabel Rueda : Un économiste comme vous, actif dans le Parti conservateur, peut-il s’entendre avec les FARC ?

Juan Mario Laserna : Ils posent les problèmes très spécifiques d’une population rurale qui vit dans des conditions parfois semi-féodales. Beaucoup de besoins dans certains secteurs sont très basiques. Mais il est aussi question de reconstruire le tissu social et le Parti conservateur ne peut être insensible à ce débat car il est partie prenante de nombreux processus historiques de ce pays. Par ailleurs les objectifs des conservateurs ou ceux de la guérilla ne sont pas abstraits. Quand il s’agit d’améliorer la situation sociale, ils ne sont pas si différents. Nous allons vers des objectifs, par des voies différentes. Les unes viennent du nord et les autres du sud, mais la terre est ronde.

María Isabel Rueda : Un des problèmes les plus graves du pays c’est la réévaluation monétaire. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est la réévaluation ?

Juan Mario Laserna : Si même les économistes ne le comprennent pas… Ce qu’ils comprennent, ce sont les effets de la réévaluation sur les petits producteurs. Cela au moins n’est pas un dialogue de sourds, comme dans le passé.

María Isabel Rueda : Vous n’avez été choqué par rien de ce qu’ils ont proposé ?

Juan Mario Laserna : Rien qui pourrait paraître saugrenu. Je ne sais pas si c’est le calendrier complet ni comment les négociations vont se terminer.

María Isabel Rueda : Vous étiez le thermomètre économique de la négociation à La Havane. Est-ce que le processus de paix avec les FARC est finançable ?

Juan Mario Laserna : Tout dépend de ce qui sera convenu, mais je pense qu’on peut arriver à un accord financièrement tenable. Tenant compte de la situation internationale et du fait que notre taux d’endettement est de seulement 4 % par an, le plus bas de notre histoire, je crois qu’il y a un espace budgétaire pour financer un processus de paix raisonnable.

C’est finançable mais pas donné. Il faudra garder la main sur le portefeuille.

María Isabel Rueda : Cela veut-il dire plus d’impôts, plus d’émissions monétaires, plus d’endettement ?

Juan Mario Laserna : Une combinaison de tout cela. En ce moment, il serait utile d’élargir les dépenses budgétaires, surtout parce qu’on voit des nuages de récession. Donc dépenser plus, développer de manière keynésienne. C’est ce que je crois. Par les impôts, qu’il faudra examiner très attentivement en sachant qu’un accord de paix pourrait énormément profiter à certains secteurs : les secteurs minier et énergétique, par exemple.

María Isabel Rueda : Vous référez-vous au fait que les FARC laisseraient en paix le secteur des mines et de l’énergie, où moins d’argent serait perdu s’il n’y avait plus attentats…

Juan Mario Laserna : Oui. Plus vite nous aurons trouvé un accord qui impliquera l’arrêt des destructions des infrastructures de ce secteur, plus vite nous pourrons générer des fonds pour financer un processus de développement.

María Isabel Rueda : Donc gagnant-gagnant…

Juan Mario Laserna : En un sens, oui.

María Isabel Rueda : Comment financer le processus de paix ?

Juan Mario Laserna : Quand j’étais directeur du crédit public — le ministre des Finances était alors Juan Manuel Santos — et que nous avions tous ces problèmes de l’endettement et du plan de sauvetage financier, nous nous sommes exercés pour un débat de la Fondation pour l’enseignement supérieur et le développement (Fedesarollo) : comment on pourrait réaliser un achat, ou achat souverain, d’un processus de paix. J’avais travaillée avec un collaborateur de Goldman Sachs, qui est maintenant le chef de son équipe pour l’Amérique latine.

María Isabel Rueda : À l’époque, pensait-il qu’il était possible d’émettre dix milliards de dollars de dette afin d’acheter le processus ?

Juan Mario Laserna : Il trouvait cela surprenant. Mais trois ans plus tard il m’a appelé pour me dire que ce que j’avais proposé était ce que l’Allemagne de l’Ouest faisait avec l’Allemagne de l’Est après la chute du Mur. Ils ont émis beaucoup de dettes, dépassant toutes les limites de Maastricht, et ils ont financé l’unification. Comment l’ont-ils fait ? Ils ont acheté l’Allemagne de l’Est.

María Isabel Rueda : Et ici nous voudrions faire quelque chose de semblable ?


Juan Mario Laserna : Oui, s’il y a la volonté de parvenir à un véritable accord. Les FARC ont alors dit : et nous, que pouvons-nous dire aux nôtres ? Nous allons signer un processus de paix pour une quantité de bonnes raisons et après, quoi ? Nous devons rapidement commencer à réfléchir sur le financement d’un tel processus, de sorte qu’il ne reste pas lettre morte.

María Isabel Rueda : Je vois que, pour la première fois, nous ne parlons pas des nuages. Nous sommes déjà en train de parler chiffres, de ce que coûtera la réintroduction des FARC dans la légalité…

Juan Mario Laserna : Si cela est bien fait, cela pourra bénéficier à beaucoup d’autres secteurs. Le secteur minier et énergétique qui est si décrié et qui paye des royalties si basses — comme le dit l’OCDE — pourra être très bénéficiaire s’il y a un processus qui facilite les investissements et cela même s’il paye plus de royalties ou de taxes. Si le processus est bien structuré, il pourra être financé.

María Isabel Rueda : En résumé : Êtes-vous moins pessimiste que la plupart des Colombiens ?

Juan Mario Laserna : J’étais très sceptique, bien que le plus ouvert possible. Aujourd’hui j’ai accepté ce que j’avais refusé à Camillo Gómez à Caguán. Ai-je répondu à votre question ?

María Isabel Rueda : Clairement. Cet optimisme a-t-il déjà été transmis au Président ?

Juan Mario Laserna : Je vais parler plus longtemps avec lui. Il y a une partie procédurière qui est compliquée, mais on note chez ceux des FARC une préoccupation importante. Ils veulent savoir si les propositions de développement rural vont être réalisées, et comment et avec qui nous le garantirons. C’est un problème de politique économique et de la réalisation de leurs idéaux qu’ils devront expliquer aux leurs : pourquoi fera-t-on une réforme agraire, pourquoi fera-t-on une chose à Vichada (5), pourquoi fait-on le grand développement, pourquoi protège-t-on certaines cultures… Sans cela, leur conception du temps leur permet de rester dans les montagnes aussi longtemps qu’ils voudront.

María Isabel Rueda : Vous le direz au président Santos.

Juan Mario Laserna : Je dirais évidemment qu’il faut penser à la deuxième étape, à la participation politique, mais aussi à quelque chose de substantiel en ce qui concerne le plan de développement agricole. Et je vais alligner les chiffres.

María Isabel Rueda : Et en chiffres, combien va coûter ce que nous devrons faire pour que les FARC se démobilisent ?

Juan Mario Laserna : Une partie, c’est ce que nous devrons leur garantir, mais aussi ce que nous assurons à ceux qu’ils ont essayé de représenter. Il ne s’agit pas seulement d’acheter chaque individu, mais aussi de progrès concrets de leurs propositions qu’ils pourront afficher.

María Isabel Rueda : Le Président sait-il où il va ?

Juan Mario Laserna : Oui. Évidemment la pression militaire et ce qui a été fait par le précédent gouvernement ainsi que ce qui a été fait militairement est fondamental. Je ne sais pas pourquoi ils négocient. Mais ils négocient. Il y a une confluence de facteurs. La pression militaire et une conjoncture internationale permettent qu’existe une fenêtre d’opportunité. Cette fenêtre existe et le Président l’a vue.

María Isabel Rueda : Une anecdote ?

Juan Mario Laserna : J’ai commencé à parler de la réévalution monétaire, et du café et du « mal hollandais » (6). J’ai eu à préciser que je ne parlais pas de Tanja (7). Va savoir si Tanja n’est pas une autre sorte de « mal hollandais »…

_____________________

* Juan Mario Laserna, membre du Parti conservateur, proche du président Juan Manuel Santos, est président de la Commission économique du Sénat de Colombie. Dans les négociations avec les FARC, il représente l’État colombien et, en particulier, les élites financières de Colombie. Cette interview a été réalisée par María Isabel Rueda et publiée par El Tiempo du 10 mars 2013 (http://www.eltiempo.com/politica/articulo-web-new_nota_interior-12672228.html). L’introduction a été écrite par Daniel Libreros pour Correspondencia de Prensa (rédaction et administration : < Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir. >). (Traduit de l’espagnol par JM).

1. Juan Manuel Santos (né le 10 août 1951 à Bogota), issu d’une famille de la grande bourgeoisie (propriétaire du quotidien El Tiempo, entre autres), économiste et journaliste, est président de la République de Colombie depuis le 7 août 2010. Ancien dirigeant du Parti libéral, il l’a quitté en juillet 2006 pour se rallier au président Uribe et fonder le Parti social d’unité nationale. Il a été ministre de la Défense de juillet 2006 à mai 2009 et, à ce titre, responsable des opérations contre la guérilla, dont le bombardement du camp des FARC en Équateur.

2. La zone de Caguán de 42 000 km2 a été démilitarisée et octroyée en 1998 par le président Pastrana au contrôle des FARC dans le cadre des précédentes négociations de paix, puis reprise par les forces armées en 2002. Les négociations de paix ont eu lieu, avec de nombreuses crises et interruptions, à San Vincente del Caguán de janvier 1999 à février 2002. C’est le 22 juin 1999 que le président de la Bourse de New York, Richard Grasso, s’est rendu à Caguán.

3. Luis Edgar Devia Silva, alias Raúl Reyes (1948-2008), porte-parole des FARC, a été assassiné par l’armée colombienne lors de l’opération Phenix dans un camp sur le territoire équatorien, juste avant une rencontre prévue avec un représentant du président français Nicolas Sarkozy.

4. Camillo Gómez (1967), avocat et membre du Parti conservateur colombien, a été le Haut commissaire de la paix sous le gouvernement Pastrana.

5. Vichada est le second plus grand département de Colombie (capitale : Puerto Carreño) situé dans la partie orientale du pays, à la frontière du Venezuela. Le Parc national El Tuparro se trouve dans ce département.

6. Le « mal hollandais » (ou maladie hollandaise, en anglais Dutch disease) est un phénomène économique qui relie l’exploitation des ressources naturelles et le déclin de l’industrie manufacturière locale. Le terme est apparu au cours des années 1960, lorsqu’à la suite de la découverte de grands gisements de gaz dans la province de Groningue et dans la mer du Nord, les revenus d’exportation des Pays-Bas ont considérablement augmenté, faisant apprécier sa devise (le florin), ce qui a nui à la compétitivité des exportations manufacturières du pays.

7. Tanja Nijmeijer (pseudonymes Eillen, Alexandra, Holanda), militante hollandaise née en 1978, a rejoint les FARC en 2001. Elle est la seule Européenne connue au sein des FARC. En 2012 elle a été choisie pour faire partie de l’équipe des négociateurs des FARC.


Ces deux entretiens sont prévus pour le prochain numéro d’Inprecor, la revue mensuelle, d’actualités politiques, d’informations et d’analyses publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

http://orta.dynalias.org/inprecor/


Voir ci-dessus