La gauche sociale-libérale a géré pendant vingt ans l’héritage de Pinochet
Par Franck Gaudichaud, Sébastien Brulez le Dimanche, 08 Septembre 2013 PDF Imprimer Envoyer

Franck Gaudichaud est Maître de conférences en études latino-américaines à l’Université de Grenoble 3. Il vient de publier deux ouvrages* sur les mille jours de l’Unité populaire au Chili et l’implication du «pouvoir populaire». Nous l’avons interviewé avant sa participation aux conférences organisées par la Formation Léon Lesoil à Bruxelles et à Mons.

Pouvez-vous nous expliquer brièvement de quoi parlent vos deux derniers ouvrages?

Ces deux publications sont le fruit de plusieurs années de travail de terrain, d’entretiens et de travail d’archives, que j’ai réalisé entre le Chili et la France. C’est l’occasion, à 40 ans du coup d’Etat, de revenir sur cet évènement fondamental de l’histoire du XXème siècle: «la voie chilienne au socialisme» (1970-1973). Mais c’est surtout essayer de donner une autre vision de l’Unité populaire (UP) à un moment où, très souvent, on en reste au personnage de Salvador Allende, à l’impact criminel de l’intervention impérialiste étasunienne ou à la direction des partis. Là l’objectif est de faire une histoire collective «par en bas», au ras des luttes, celle des acteurs oubliés de l’UP, pour analyser les formes d’auto-organisation du mouvement ouvrier et social, ce qu’on a appelé le «pouvoir populaire», et en particulier pour (re)découvrir les cordons industriels qui regroupaient alors, de manière horizontale et territoriale, syndicats et usines les plus combatifs.

Pour aller au-delà de la simple vision historique, que peut-on retirer de cette expérience pour les luttes actuelles?

Justement, ces deux livres se veulent ancrés résolument dans le réel et les réflexions stratégiques sur les transitions post-capitalistes. L’expérience de l’UP a encore à nous apprendre aujourd’hui. On a souvent parlé des «leçons» chiliennes: il y a de fait des bilans critiques à tirer, tout en contribuant à sauver de l’oubli la mémoire de tou·te·s ceux/celles qui ont lutté et ont très souvent souffert la répression par la suite. Ce retour critique nous apporte une riche réflexion sur comment penser les articulations entre luttes de classes et champ politique; et nous amène à réfléchir sur les rôles possibles d’un gouvernement populaire dans une conjoncture pré-révolutionnaire.

Car c’est aussi la question de l’Etat qui est posée au travers de ces mille jours. Salvador Allende et la coalition de gauche gouvernementale (PC/PS essentiellement) faisaient le pari d’une voix «légale», «institutionnelle» au socialisme, qui respecterait la Constitution de 1925 et utiliserait l’Etat à son profit; ils envisageaient les forces armées comme respectueuses du suffrage universel. Ce mythe s’est effondré dramatiquement le 11 septembre 1973, en même temps que celui de la révolution «par étape». L’Etat a été in fine le garant des intérêts de l’oligarchie et s’est retourné contre le mouvement ouvrier, contre la gauche au travers des forces armées, du parlement (où Allende est resté minoritaire), de l’appareil judiciaire... et aussi grâce à l’intervention de la CIA. C’est donc la question de la rupture révolutionnaire qui est à nouveau posée, même si bien entendu la problématique est plus complexe: comment développer et coordonner les formes de pouvoirs populaires et de pouvoir dual, comment réussir à défendre le processus face à la violence militaire et paramilitaire, comment construire des formes de «démocratie radicale» dans un tel contexte? Etc.

Quelles autres questions entrent en jeux d'après vous?

Ce qui m’a particulièrement intéressé c’est la richesse, la complexité de cette dialectique entre  temps institutionnel et temps des luttes sociales. Daniel Bensaïd parlait des temps «discordants». J’ai centré la recherche sur les formes multiples – et souvent méconnues – d’auto-organisation, celles des cordons industriels, des commandos communaux, du ravitaillement populaire, qui sont animés souvent par des militant·e·s de l’aile gauche de l’UP, mais aussi de la gauche révolutionnaire, dont le MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire). Il y a eu de fortes contradictions entre ce qui surgit de la base, notamment au sein des cordons industriels, et la volonté des partis, d’Allende, de la centrale syndicale (CUT) de canaliser ce mouvement au sein de son projet de réformes. Avec un rôle très net du puissant Parti communiste, qui a tout fait pour freiner ces mobilisations qu’il considérait comme «gauchistes» ou «divisionnistes». Donc ça pose aussi la question du rôle et des pratiques de la gauche réformiste et/ou révolutionnaire, de leur capacité à favoriser l’émancipation et l’autogestion, ou pas.

On voit qu’une bonne partie de la structure institutionnelle imposée par Pinochet se maintient toujours. Le Chili a gardé la même constitution (même si elle a été quelque peu modifiée), l’enseignement est toujours organisé sur le même modèle, etc. Comment voyez-vous la situation par rapport à toutes ces mobilisations ont on entend parler dernièrement?

On voit que 40 ans après, la période qui s’était ouverte le 11 septembre 1973 continue à marquer le régime politique et social actuel. Les 17 ans de dictature néolibérale ont débouché sur un régime parlementaire extrêmement limité et férocement néolibéral; dans lequel, vous l'avez dit, la constitution est maintenue mais aussi l’héritage économique, politique qui a transformé le pays en un laboratoire du capitalisme.

La grande richesse des dernières années, c’est qu’a surgi une nouvelle génération mobilisée qui n’a pas vécu la dictature et qui critique frontalement cet héritage. Au travers du modèle de l’éducation marchandisé remis en cause par le mouvement, c’est l’ensemble du modèle qui est au centre des luttes, aux côté des mobilisations écologistes, salariales ou du peuple mapuche. Les jeunes réclament désormais une nouvelle constitution, la renationalisation du cuivre et du système de retraite, la fin de la répression, etc. Finalement, ces mobilisations remettent aussi en cause la gauche sociale-libérale qui a géré pendant 20 ans l’héritage de Pinochet (1) et qui a une responsabilité immense dans ce qu’est le Chili actuel.

Pourtant Camila Vallejo, leader des manifestations étudiantes, se présente aux prochaines élections pour le Congrès et affiche désormais son soutien à Michelle Bachelet (PS). Quelle latitude pour une gauche anticapitaliste ?

C’est l’un des enjeux de novembre prochain, pour le premier tour des élections présidentielles, après quatre ans de gouvernement d’une droite de combat. Il y a neuf candidat·e·s, mais avec une domination claire de l’ex-présidente Bachelet et donc de la Concertation, alliée pour l’occasion avec le Parti communiste. Donc de nouveau un PC qui se fourvoie avec les sociaux-libéraux et récupère pour ce faire des figures du mouvement étudiant. A l’opposé, le défi reste de construire une gauche anticapitaliste, à la gauche du PC, indépendante de la Concertation, mais aussi une dynamique sociopolitique qui surmonte la profonde fragmentation de la gauche radicale et des secteurs populaires.

Note:

(1) Coalition nommée «la Concertation», dans laquelle on retrouve notamment le Parti socialiste et la Démocratie-chrétienne.

* F. Gaudichaud, ¡Venceremos! Analyses et documents sur le pouvoir populaire au Chili, Editions Syllepse, Paris, 2013. Et F. Gaudichaud, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaires de Rennes, 2013.


Propos recueillis par Sébastien Brulez

Entretien publié dans La Gauche n°64, septembre-octobre 2013. 

Photo : Franck Gaudichaud par Robert Bonet

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