«Vivement un grand parti de gauche! » Une Interview de Felipe Van Keirsbilck, Secrétaire général de la Centrale Nationale des Employés (CNE-CSC)
Par Felipe Van Keirsbilck & Guy Van Sinoy le Vendredi, 09 Novembre 2012 PDF Imprimer Envoyer

La Gauche : Le Premier Mai dernier, Daniel Piron lançait, au nom de la FGTB de Charleroi, un appel qui s’adressait aux militants syndicaux les invitant à s’investir sur le terrain politique. C’était aussi un appel lancé aux organisations de gauche à se rassembler et à lutter ensemble contre la politique néo-libérale du gouvernement Di Rupo, avec la perspective de créer une force politique significative à gauche. Comment te situes-tu par rapport à cet appel ?

Felipe Van Keirsbilck : « D’abord, je voudrais dire que je me sens absolument en accord avec ce que je crois être les deux fondements de cet appel de la FGTB de Charleroi. Pour moi il y a deux fondements de base. D’une part les organisations syndicales doivent s’impliquer dans les enjeux politiques. A la CNE nous sommes particulièrement clairs sur le fait que le syndicalisme dans les entreprises (défendre les jobs, les salaires et tout ça), c’est indispensable, mais sans avoir une perspective sur les questions politiques, c’est du syndicalisme à courte vue qui mène à l’impasse. Un des premiers fondements de l’appel de Daniel Piron est de dire que les syndicats qui ont fait correctement leur travail doivent avoir une expression politique. Nous sommes d’accord avec cela, tout en précisant qu’à la CNE nous n’avons pas d’amis politiques ni de relais politiques privilégiés. Il y a bien entendu les partis politiques qui sont des adversaires directs, ceux qui défendent les intérêts du capital et du profit. Mais parmi les autres partis, nous n’avons pas d’amitiés particulières et nous n’en cherchons pas. Donc sans avoir de liens partisans, à la CNE nous sommes entièrement d’accord de dire que les syndicats ont besoin d’une expression politique.

Les politiques d’austérité détruisent la société, l’économie, la démocratie…

« Deuxième point important dans l’appel de la FGTB de Charleroi, avant d’en venir aux détails organisationnels, c’est le fait que la situation actuelle justifie une action déterminée contre les politiques d’austérité. Politiques d’austérité qui détruisent à la fois la société, l’économie et la démocratie. Et cela non pas par erreur ou par stupidité de la part de ceux qui nous gouvernent. Les dirigeants économiques et politiques veulent aujourd’hui profiter de l’occasion de la crise pour parachever rapidement ce qu’ils essaient de faire depuis 30 ans, à savoir la destruction des conquêtes sociales et démocratiques obtenues depuis près d’un siècle. Là évidemment toutes les forces syndicales, associatives et politiques doivent s’unir et se mobiliser pour refuser radicalement ce retour en arrière. Il ne s’agit pas seulement d’adoucir l’austérité ou d’y mettre un peu de sucre sous forme de relance de la croissance, ou que sais-je. En tant que CNE, il s’agit pour nous de dire que ces politiques d’austérité dont les trois volets sont la réduction des dépenses publiques, la baisse des cotisations sociales et la baisse des salaires, nous sommes radicalement contre. Pas uniquement dans la perspective de défendre les intérêts matériels des affiliés de notre centrale, mais aussi parce que d’un point de vue politique, pour défendre notre modèle social  et notre démocratie perfectible, nous sommes contre la politique d’austérité, point.

Voilà donc deux éléments sur lequel nous sommes sur la même longueur d’onde que les responsables FGTB de Charleroi dans leur appel du 1er Mai. Après, si on rentre maintenant dans les choses plus concrètes en Belgique, il est clair qu’il faut une force politique de gauche, un parti politique de gauche qui soit suffisamment radical pour affronter la situation. A ce sujet, je voudrais préciser que comme CNE, comme syndicat, nous n’avons pas une vocation systématique à rechercher la radicalité. C’est la situation qui est radicale. Nous prétendons que nous défendons les intérêts des 99% de la population: ceux qui ne possèdent pas des millions d’euros, qui ne sont pas de grands actionnaires ou de grands dirigeants de l’économie. Nous ne croyons donc pas être une organisation radicale, mais tout simplement faire partie de ceux qui défendent les intérêts de la très grande majorité de la population: les employés, les cadres, les ouvriers, les chômeurs, les pensionnés, les femmes, les jeunes, les étudiants. Mais la radicalité des politiques d’austérité fait que nous avons besoin d’un parti politique, évidemment de gauche, qui soit prêt à affronter la Troïka, à affronter les dogmes néo-libéraux, à affronter la pensée unique, à affronter la politique de la Commission européenne qui est exclusivement au service du capital et de la destruction des acquis sociaux. Le fait est que la radicalité est devenu un monopole de la droite, notamment parce que la gauche et une grande partie du mouvement syndical en Europe a renoncé à la bataille des mots et des idées. »

 

On ne peut que regretter que le PS n’affronte pas les politiques d’austérité

« On ne peut que regretter que le PS ne le fasse pas. Si le PS prenait au sérieux sa vocation même de parti réformiste – je ne lui demande pas d’être révolutionnaire – vocation réformiste au service du bien public et des intérêts du monde du travail, il ferait cela. Il chercherait à rompre avec les politiques d’austérité. Il ne le fait pas. Aux explications et aux excuses qu’il avance pour ne pas le faire, on peut accorder un peu ou beaucoup de crédit. La principale justification que le PS avance est que dans un gouvernement de coalition avec des forces politiques néo-libérales rabiques, le Parti socialiste est pris en otage dans un gouvernement qui veut faire le contraire de ce qu’il devrait normalement faire. C’est un problème que le PS doit gérer, mais ce n’est certainement pas le mien. Et en tous cas, quand on est en situation d’otages, il me semble que la première responsabilité devrait être de tenter de desserrer les liens. Dans la position où il accepte d’être mis, soit avec résignation soit avec hypocrisie, le PS n’est pas aujourd’hui la force politique qui veut et qui peut aider les travailleurs qui ont besoin d’une rupture avec l’austérité. De là l’idée qu’il faut soit une force politique nouvelle qui puisse faire ce travail,  soit - les deux options sont possibles - qui puisse faire comprendre au PS que les compromissions avec le libéralisme ne sont pas une solution. Dans les deux cas, il faudra une force politique démocratique, radicalement réformiste, c’est-à-dire qui pousse à la rupture avec les politiques néo-libérales.

Jusque-là, je n’ai pas de difficultés. Là où c’est plus compliqué c’est quand on commence à renter dans le « Qui ? ». Il y a une foule aujourd’hui de partis plus ou moins petits qui prétendent tous être l’avenir de la gauche radicale en Belgique. Des anciens et des nouveaux. Pour l’instant ils ne semblent pas avoir la volonté de s’unifier. Et à part les succès récents du PTB aux élections communales et provinciales, succès qu’il faut d’ailleurs saluer, on ne voit pas pour l’instant de masse critique qui commence à rassembler quelque chose à la gauche de cette social-démocratie de renoncement qu’est devenue le PS.»

La Gauche : La FGTB et la CSC ont des histoires et des origines différentes. Dans la mesure où la FGTB, qui au départ ne s’appelait pas FGTB, a été créée par le Parti Ouvrier Belge. C’est donc un parti qui a créé un syndicat. La CSC de son côté, même si elle est liée à la famille chrétienne, revendique plutôt le fait de ne pas avoir d’amis politiques. Alors aujourd’hui, pour des militants de la CSC, l’idée de constituer une force politique paraît-il imaginable ou au contraire est-ce que cela n’entre pas en collision avec les traditions de la CSC ?

FVK. : « D’abord un petit commentaire sur ce que tu viens de dire. En effet il y a dans la CSC une volonté de ne pas avoir de liens ou d’allégeances politiques. Je regrette amèrement que certains de mes collègues perdent cela de vue et affichent des amitiés particulières avec des partis politiques. Mais la ligne que tu as définie est bien celle de la CSC. Cela n’a malheureusement pas toujours été le cas dans l’histoire politique de l’ACV en Flandre qui a entretenu des liens extrêmement étroits avec le CVP,… et ce n’est pas entièrement guéri aujourd’hui. Mais il y a quand même eu de grands progrès et aujourd’hui, certainement du côté francophone, on peut dire que la CSC est libre par rapport au monde politique.

 

Respecter l’indépendance syndicale

Maintenant, c’est vrai qu’il y a une contradiction entre le fait de dire que nous souhaitons l’émergence d’une nouvelle force politique à gauche de cette social-démocratie anémique et le fait que nous ne sommes pas liés à des partis. Je suis conscient de cette contradiction. Cela veut dire que pour l’instant ma position est de dire que je souhaite l’émergence de cette force car elle correspond au besoin pour défendre les intérêts bien compris des travailleurs au sens large. Mais nous n’allons pas le faire nous-mêmes. Ni moi comme secrétaire général de la CNE, ni aucun des responsables de la CNE, nous ne pouvons nous impliquer dans la construction d’une telle force politique. Parce que ce dont nous sommes responsables avant tout est de maintenir l’indépendance de notre organisation syndicale. Nous pensons que, si demain, un dirigeant de la CNE devait porter une casquette politique en même temps qu’une casquette syndicale, cela ferait du tort aux deux. Et nous pensons qu’il ne manque pas aujourd’hui en Belgique d’hommes et de femmes avec des compétences politiques, avec des idées et du courage qui soient capables de porter un tel projet. Et si cela arrive nous nous réjouirons qu’un besoin de représentation politique des travailleurs soit rencontré.

Si cela arrive demain, nous continuerons à  interpeller Ecolo, le CDH et le PS comme nous le faisons aujourd’hui, à pointer leurs responsabilités politiques quand ils sont aux gouvernements.  Et comme nous le ferions demain face à n’importe quel parti de gauche qui acquerrait un poids politique significatif, et se retrouverait en position de gouverner. Il se peut qu’un parti – le PS renouvelé, le PTB, ou n’importe lequel – qui assumerait une position de gauche radicale nous soit plus sympathique… mais nous n’en deviendrions en aucun cas les « amis ». On n’a pas d’amis et on n’en veut pas. Je continue donc à penser qu’il faut une telle force politique, mais nous ne souhaitons pas que des dirigeants syndicaux sèment la confusion ou affaiblissent l’indépendance syndicale en s’impliquant directement pour forger un tel parti. »

La Gauche : « Tu as mentionné en début d’interview qu’un des éléments importants des élections communales du 14 octobre était la progression électorale spectaculaire du PTB qui double au moins son nombre d’élus. Dans une certaine mesure, le PTB semble aujourd’hui devenu une force quelque peu incontournable. Penses-tu que cette avancée électorale du PTB peut constituer un tremplin pour la création d’une force de gauche, ou au contraire un obstacle ? »

FVK. : « C’est une bonne question car les deux scénarios me semblent possibles. Quand tu avances que le PTB est devenu une force incontournable, je dirais « Ne nous emballons pas ! ». 3% ici, 4% là, de façon très locale, c’est un progrès notable, mais qui reste limité. Là où il progresse fort, le PTB est passé d’un petit pourcent à 3 ou 4 pourcents. A l’échelle de la gauche à prétention radicale en Belgique, vu la faiblesse des autres composantes, cela peut paraître beaucoup. Mais le PTB n’est pas encore une grande force politique. Et donc je dirais, en ce qui me concerne, que les ingrédients existent pour pouvoir constituer une vraie force politique à gauche. Il se pourrait aussi qu’au sein du PS, d’Ecolo, voire même du CDH – qui sait ? – qu’un certain nombre de contre-performances politiques (pas uniquement de mauvais résultats électoraux, mais les mauvais résultats des politiques néolibérales auxquelles ces partis collaborent de fait) commencent à peser et que certains militants disent: «Voilà à quoi mènent notre situation d’otages et de compromissions perpétuelles avec un projet néo-libéral qui n’est pas seulement une divergence partielle sur tel ou tel détail, mais un projet totalement antagoniste avec la démocratie, le progrès, la protection sociale, les droits syndicaux, etc. » A un moment donné, certains membres de ces partis traditionnels vont peut-être dire « Maintenant, merde ça suffit !»

Les modèles relativement récents qui existent en Europe, je pense notamment au Front de Gauche en France, à Syriza en Grèce, sont aussi des modèles qui ont pu associer l’ancienne ou la traditionnelle gauche radicale avec des références marxistes plus ou moins explicites, qui sont d’ailleurs très utiles dans le débat politique, avec des déçus ou des réveillés des courants de gauche traditionnelle ou écologiste qui constatent que le centre de gravité de la politique gouvernementale va de plus en plus à droite puisque la droite se radicalise de plus en plus et essaye même de racoler dans une frange de l’électorat d’extrême-droite. Et donc au fur et à mesure où la gauche traditionnelle va de reculons en reculades, de renoncements en capitulations, un certain nombre de personnes qui n’ont pas renoncé à leur intelligence et à leur intégrité peuvent à un moment donné avoir un sursaut.

 

Il y a urgence historique

Il y a le PTB qui représente aujourd’hui quelque chose. Saluons-le ! Et saluons aussi la preuve que dans l’électorat il y a une aspiration à une autre politique que les micro-nuances du néolibéralisme. Maintenant, le scénario n’est pas fixé d’avance. Si le PTB peut considérer que les enjeux politiques et historiques qui se posent aujourd’hui à la Belgique et à l’Europe justifient une ouverture, une coalition, si possible portée par l’enthousiasme d’un mouvement social plutôt que par des calculs d’apothicaires d’anciens propriétaires de petits appareils qui négocieraient -  ce qui a été malheureusement le cas dans des situations précédentes de tentatives de coalitions de gauche – alors là la victoire électorale du PTB aux communales pourrait être un coup d’accélérateur dans la constitution d’une force de gauche significative, démocratique, éco-socialiste, porteuse des mobilisations syndicales et qui soit radicale au sens où elle défend les intérêts de la grande majorité de la population, et donc pas radicale dans un sens groupusculaire.

Maintenant le scénario inverse est aussi possible. Les succès du PTB peuvent lui monter à la tête et lui laisser croire que leurs campagnes de propagande, d’ailleurs généralement très bien faites, vont les conduire de 3 % à 5 %, puis un beau jour de 5% à 7%. Si c’est ça, cela me paraît dans le chef du PTB, si tel était leur choix, mal prendre en compte les urgences historiques auxquelles nous sommes confrontés. Et donc de ne pas offrir un point d’appui à la mise sur pied d’une coalition de mouvements sociaux et politiques au sens large qui permettrait de constituer une force capable d’atteindre rapidement un seuil politique significatif, 10% par exemple. Et donc ça, je crois, à la fois pour la richesse du pluralisme et de la diversité du débat à l’intérieur de la gauche radicale, et pour les besoins d’une réponse très rapide à la crise européenne, alors l’option d’une coalition dans laquelle le PTB pourrait jouer un rôle aux côtés d’autres acteurs me semble assez réjouissante.

Mais je n’ai rien à dire dans le PTB, pas plus que dans aucun parti politique. Simplement, comme militant et dirigeant d’une organisation syndicale, je dois exprimer notre préoccupation, notre besoin qu’émerge rapidement (nous n’avons pas 15 ans,…) une force de gauche qui ait une ambition de peser sur le cours des choses, de quitter la sphère protestataire, mais en même temps de porter un regard clair sur la situation radicale que nous visons, ce qui implique d’affronter les pouvoirs financiers, d’assumer que les intérêts du capital ne sont pas les mêmes que ceux des travailleurs.»

Propos recueillis par Guy Van Sinoy

(Les intertitres sont de la rédaction)

 

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