Marx et la Marchandise. Aliénation, chosification et fétichisme
Par Hendrik Patroons le Mercredi, 07 Février 2007 PDF Imprimer Envoyer

Cette brochure est le texte remanié et augmenté des deux conférences que j’ai faites pour Association Jaurès Espaces Tarn en collaboration avec Attac, le 24 janvier et le 9 février 2006. AJET s’efforce, tout comme Attac, de continuer le travail d’éducation que menait le mouvement ouvrier avant que cette forme d'accès populaire à la culture ne fut submergée par la marchandisation de notre vie quotidienne.  J’ai tenu compte des questions et commentaires soulevés par un auditoire qui tient, malgré les catastrophes du siècle passé, à l’idée d’une société socialiste, d’une véritable démocratie sociale et d’une société sans marchandises ni bureaucrates. Je remercie Gérard Bordes, Marijke Colle, Antoine Dequidt, Alain Tondeur et Jacques Trinques pour leur aide, leurs commentaires et leurs corrections.

1. Un peu de théorie

 

De plus en plus de produits du travail humain et de la nature sont devenus des marchandises. Le vivant lui-même n’échappe pas à la voracité de la marchandisation. La mondialisation en cours s’applique à transformer tout ce qui ne l’est pas encore en marchandise et cela pour un marché mondial qui globalise tout. On est ainsi obligé de constater l’actualité de Karl Marx (1818-1883)[1], qui a défini le capitalisme comme la production généralisée de marchandises. L’œuvre maîtresse de Marx et le fondement même de la critique marxiste, commence ainsi :

 

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘immense accumulation de marchandises’. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent, le point de départ de nos recherches. »

 

La forme marchandise des objets que nous consommons ou que nous convoitons exerce une profonde influence sur notre conscience et sur notre comportement. Je n’hésite pas à dire qu’elle détruit notre humanité, qu’elle nous transforme en individus envieux, en hommes et femmes qui se dressent contre leurs semblables, perdant leur sociabilité, la caractéristique éminente de l’homo sapiens.[2] Cette influence destructrice est liée à ce que Marx a nommé le caractère fétichiste de la marchandise.[3] Un fétiche est un objet auquel on attribue un pouvoir magique et bénéfique. La forme marchandise est également liée à un autre phénomène, celui de la chosification, c’est-à-dire la transformation dans notre conscience de toute relation humaine, sociale, en objet naturel, normal, intangible, éternel, indépendant de notre volonté. Aujourd’hui les deux concepts, ‘fétichisme’ et ‘chosification’, sont consubstantiels avec la marchandisation. Ils expliquent la perversité mercantile de notre modernité.

 

Il va de soi que certaines formes de fétichisation et de chosification ont toujours existé et existerons toujours. Il s’agit cependant d’examiner leurs formes concrètes actuelles qui, d’un point de vue marxiste, sont fondamentalement dominées par la marchandise.

 

Un fétiche par excellence est cette fameuse ‘main invisible du marché’, chère à l’idéologie néo-libérale et auquel le social libéralisme s’est soumis. L’argent est une autre idole, et non la moindre. La technique, le travail salarié, le marché, les institutions, sont devenus dans nos consciences des choses de moins en moins perçues comme le résultat de relations sociales, humaines, et de plus en plus acceptés comme des choses naturelles, inévitables. On ne peut pas les remettre en question sans se heurter à un tir nourri idéologique et parfois même à un tir nourri métallique. Il faut donc commencer par expliquer ce qu’est la marchandise[4].

 

1.1. La Marchandise

 

Marx distingue dans la marchandise une valeur d’usage et une valeur d’échange.

 

La valeur d’usage d’un objet répond à un besoin, comme celui de l’estomac ou de la fantaisie. Elle satisfait un besoin humain particulier. Sa nature, qu'il s'agisse d'un objet matériel ou d'un service, ne change rien à l’affaire : du pain, une voiture, les soins d’une manucure, un polar, les transports publics.

 

Cette valeur d’usage est le résultat d’un travail particulier, concret. Le travail d’un boucher qui coupe une entrecôte et celui d’un chirurgien qui opère une appendicite, produisent des valeurs d’usage, mais ils ne peuvent être comparés et ne peuvent donc pas être échangés. Les valeurs d’usages n’ont, a priori, aucune commune  mesure ! Mais puisque les marchandises sont vendues et achetées, elles doivent posséder quelque chose en commun, faute de quoi il serait impossible de les comparer pour les échanger.

 

D’où vient donc cette substance commune ? Quelles sont les conditions qui rendent possibles la comparaison et donc l’échange des marchandises ? C’est qu’elles sont le produit d’un travail non pas concret, particulier, mais au contraire d’un travail abstrait. Ce que les marchandises ont en commun, c’est la valeur d’échange et cette valeur est le résultat d’un travail abstrait.

 

Si deux marchandises distinctes s’échangent sur le marché, c’est qu’il doit y avoir dans ces deux objets un élément commun quantifiable, pertinent pour le marché, un commun dénominateur. Comment cela se passe-t-il ? La société égalise à travers le marché deux dépenses particulières de travail, donc met en rapport deux travaux concrets. Le marché établit dans quelle proportion des marchandises ayant la même valeur abstraite, doivent s’échanger.

 

Supposons que 3 h de travail représentent la moyenne nécessaire pour produire un pantalon et qu’il faut 9 h pour produire une paire de basket (à qualification et données techniques égales). L’égalisation par le marché consiste à établir une équivalence entre 3 pantalons pour 1 paire de baskets, de sorte que, indirectement, 1 h de travail dans la production de pantalons s’échangera bien contre 1 h de travail pour les baskets.

 

Il faut introduire ici le concept du temps de travail socialement nécessaire. Si l’on calcule le travail en heures, il ne s’agit pas simplement d’un temps naturel, mais d’un temps social. Le temps doit être socialement ‘nécessaire’. C’est à dire que l’on néglige le temps individuel, concret, pour s’intéresser au temps dépensé en moyenne par les travailleurs. Celui qui produit 5 paires de chaussures par jour, peut les vendre à un prix moindre que celui qui en produit une, sans diminution de son revenu. La concurrence oblige le moins productif à suivre le plus productif. Le marché établit une moyenne. Le travail n’est donc pas une catégorie purement physique, une dépense concrète d’énergie par unité de temps – non, c’est une catégorie sociale.

 

Nous devons également constater que le commun dénominateur des marchandises est en réalité le travail indirectement social. Que se passe-t-il ? Les capitalistes ne décident pas consciemment et à priori les produits dont la société a besoin. Il n’y a pas de plan économique. Dans la société marchande, chaque entrepreneur produit pour le marché et c’est le marché qui décide si le produit est utile, donc social, c’est à dire s’il est vendu. Dans le capitalisme c’est le marché qui décide après-coup, indépendamment de la volonté humaine, si le travail dépensé à la production d’une marchandise a été utile, donc sociale[5] ! Si les produits ne sont pas vendus, ce travail a été du gaspillage, sans utilité sociale. Si les canons se vendent bien c’est qu’ils représentent un travail social, tandis qu’un médicament préventif qui ne trouve pas d’acheteur parce que l’État a dépensé son budget à l’achat de canons, représente un travail non social. Le marché sanctionne ! Une crise de surproduction est l’expression de cette sanction sociale par la ‘main invisible’ du marché.

 

L’échange a donc une fonction sociale : égaliser les travaux concrets pour qu’on les puisse échanger. C’est donc par le marché, après coup, que se réalise l’allocation du travail social dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production. De là les crises de surproduction, donc de gaspillage social.

 

Conclusion. Dans le capitalisme la ‘socialisation’ du travail se fait à travers le marché. Le marché ne reconnaît pas le travail concret, particulier, mais seulement le travail abstrait, commun dénominateur permettant l'échange des Marchandises. C’est à travers le travail abstrait que le travail concret du travailleur est relié au travail en général de la société.

 

1.2. Le travail salarié

 

Pour produire une marchandise, il faut travailler, et pour travailler, il faut disposer d’une force de travail. Cette force de travail est elle-même une marchandise que le travailleur est obligé de vendre au propriétaire des moyens de productions, le capitaliste. Il faut bien faire la distinction entre force de travail et travail tout court. La force de travail c’est la possibilité de fournir du travail. On ne vend pas son travail, on vend sa force de travail, sa possibilité de fournir du travail. La différence entre force de travail et travail est essentielle pour comprendre théoriquement l’exploitation du travailleur.

 

Comme toute marchandise, la force de travail a une valeur d’usage. C'est cette valeur d’usage qui crée une valeur réelle, une richesse nouvelle. Le travailleur vend sa force de travail à une valeur inférieure à la valeur de ce que cette force crée. Le salaire qu’il reçoit en échange lui permet de reproduire sa force de travail et de procréer pour reproduire une population laborieuse.

 

« En achetant ce travail à l’ouvrier et en la payant à sa valeur, le capitaliste, comme tout acheteur, a acquis le droit de consommer la marchandise qu’il a achetée ou d’en user ».[6] Si trois heures de travail suffisent au travailleur pour produire la valeur représentée par son salaire et qu'il est obligé de travailler 8h pour percevoir ce salaire, cela fait 5 h de surtravail encaissé par le patron.

 

Par le biais de la signature du contrat d'embauche, le patron s'approprie ce surproduit, cette valeur supplémentaire, obligatoirement produite par le travailleur au-delà de la valeur représentée par le salaire. Pour donner un exemple très simplifié, six dix ouvriers et ouvrières produisent ensemble cinq voitures par jour ils n’ont pas pour autant le droit de quitter tous les deux jours l’usine avec une voiture pour chacun d’eux. Ils sont exploités.

 

Cette exploitation capitaliste se fait de manière intégrée dans l’espace et dans le temps. Le travailleur ne peut pas la voir directement. Contrairement au travailleur des temps modernes, le paysan médiéval qui était obligé de travailler trois jours par semaine sur les terres de son seigneur, et qui labourait le reste du temps sa propre terre, comprenait immédiatement qu’il était exploité dans une proportion de trois jours sur sept.

 

La production d’un surproduit par le travailleur forme la base de son exploitation et prend différentes formes : celle de la fameuse ‘plus-value’ et celle du profit, formes dont l’explication nous mènerait trop loin[7].

 

Il est important de souligner qu’on ne peut réduire la valeur de la force de travail à une quantité physique mesurable, en une consommation énergétique pour la reproduire, par exemple en calories. Il y a un aspect culturo-psychologique à cette ‘valeur’, ce que Marx a nommé l’aspect ‘moral’. Le pain ne suffit pas pour se sentir plus ou moins heureux, il faut aussi les roses. Ce supplément est déterminé par les exigences culturelles et par la combativité du travailleur, pour obtenir ce qu’il considère comme nécessaire à côté de la nourriture, du logement et des vêtements pour lui et sa famille[8]. Avoir une télé est devenu en Europe une nécessité sans laquelle on se sent pauvre. Ce n’est pas le cas du travailleur rural dans un pays  moins développé, dont les besoins pour se sentir plus ou moins heureux sont plus ‘modestes’. On constate donc que la lutte de classe syndicale et politique pour la satisfaction de besoins plus étendus que ceux nécessaires à la simple survie, empêche la marchandisation totale de la force de travail !

 

1.3. Marchandise et salaire comme relations sociales

 

En effet : la marchandise est produite par le salarié qui est obligé de vendre sa force de travail parce qu’il ne possède pas de moyens de production. Dans cette transaction le salarié crée une valeur dont un autre est le propriétaire. Pour en arriver là, le capitalisme a dû mener une bataille contre les institutions de l’Ancien Régime : exproprier les paysans et les artisans et les transformer en travailleurs formellement libres mais obligés de vendre leur force de travail. La marchandise n’a pas toujours existé et le travail salarié non plus. La généralisation de la production de marchandises et donc du travail salarié est un phénomène social relativement récent dans l’histoire humaine.

 

Le capital lui-même est une relation sociale, à savoir entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas les moyens de production. Une somme d’argent ne produit pas de plus-value si elle n’est pas investie dans la production ; une usine de Coca-cola sur une île déserte isolée, sans travailleurs disponibles n’est pas un capital. Le capital lui-même est une relation des plus sociale. Pour la même raison, le marché est une relation sociale, c’est le lieu virtuel ou réel où l’on se rencontre pour échanger des marchandises.

 

Il faut insister sur ce caractère social, car l’idéologie libérale, obligée de défendre le système capitaliste, prétend sans cesse que la marchandise, le salaire, le capital et le marché sont des choses naturelles, quasi éternelles, donc intangibles ! Ce qui nous conduit à un phénomène sociologique et psychologique significatif de la vie quotidienne dans la société capitaliste : la chosification.

 

1.4. La chosification

 

Les relations que le producteurs privés nouent entre eux ne s’établissent que par l’intermédiaire du marché. C’est le marché qui crée un lien social, donc un rapport social. On dit que le rapport social est ‘chosifié’ : le rapport entre les humains se matérialise sous la forme d’un rapport entre choses, entre marchandises. Par la notion de ‘chose’ on conçoit en général un objet naturel, et non pas un produit d’une relation établie par eux-mêmes entre êtres humains, non pas une relation sociale qui peut être transformée ou abolie mais quelque chose de naturel, donnée une fois pour toute, inaltérable, intangible, à laquelle on ne peut échapper. La chosification de la société bourgeoise se révèle dans la société civile, une notion hégélienne[9], reprise par Marx. Cette notion est aujourd’hui employée dans un sens qui escamote la division en classes de la société. Dans sa conception originelle elle désigne (à l’opposé de la sphère de l’État, institution qui unifie les humains concurrentiels[10]), le monde ‘libre’, la sphère où les citoyens (la bourgeoisie) s’adonnent à leur fonction sociale par excellence : échanger des marchandises, acheter la force de travail pour produire les marchandises, etc. Cette fonction sociale sur laquelle repose le monde bourgeois est le fondement de l’idéologie dominante qui est, comme on le sait, l’idéologie de la classe dominante. La liberté, c’est la liberté de la libre entreprise. La liberté c’est la concurrence libre et non faussée. La liberté commence avec la liberté de faire de la publicité.

 

Selon cette même logique chosiste, la société capitaliste est, dans l’interprétation historique d’un esprit bourgeois étriqué, le summum de certaines choses qui ont toujours existé, propres à cette hypothétique nature humaine que les marchands et industriels nous attribuent : la marchandise, le travail salarié, le marché, la concurrence. Ainsi la Révolution française, est un acte brutal et nécessaire dans les yeux d’une bourgeoisie ascendante qui vient d’instaurer son pouvoir politique, tandis que la bourgeoisie française actuelle considère la face brutale de cette révolution non seulement comme une dérive ‘totalitaire’, mais comme un acte superflu, étant donné le développement naturel d’une société qui contenait depuis toujours le capitalisme dans ses ‘gènes’. Les formes de sociétés qui se sont succédées ne sont que les étapes successives vers le progrès. Cette conception du progrès diffère fondamentalement de la notion socialiste du progrès.

 

Mais les interprétations chosifiées de l’histoire ne sont pas l’apanage de la pensée bourgeoise. Ainsi l’interprétation positiviste qu'une partie de la IIe Internationale (socialiste) faisait de la naissance du socialisme. Puisque, selon Marx, les forces productives ne pouvaient se développer dans le cadre des relations de production capitalistes, elles étaient nécessairement poussées par la force des ‘choses’, par le mouvement ‘naturel’ de la nature tendant à se libérer du carcan bourgeois. Les salariés n’avaient qu’à élire leurs députés, qui voteraient les réformes permettant aux forces productives de se développer. La bourgeoisie ne pourra pas empêcher l’émergence du socialisme que la classe ouvrière n’aurait donc pas à imposer de force. Dans la conception chosiste de l’histoire, l’élément subjectif, les êtres humains ne sont plus que des figurants, des objets de l’action, des choses, et non des sujets, des êtres conscients et actifs. Naturaliser le social, voilà le fondement de la chosification.

 

Transformer les institutions humaines en choses naturelles et même divines[11], produit des abstractions, tel le marché qui, si l’on ne tient pas compte du marché de quartier hebdomadaire où nous allons acheter nos légumes, n’a pas de forme matérielle : il existe en tant que mouvement boursier, ou marché à terme où l’on vend les œufs pas encore pondus par des poules qui ne sont encore que des poussins, etc. Cette abstraction, la fameuse ‘main invisible’ est par contre une abstraction sociale, mais une abstraction sociale réelle, dans le sens qu’elle agit, qu’elle pèse de tout son poids sur notre vie.

 

Ces abstractions réelles sont des éléments constitutifs de nos relations interhumaines, interpersonnelles. Elles produisent une aliénation : le rapport social global en tant que tel est devenu une puissance étrangère qui nous colonise, qui nous domine. Elles sont des automatismes qui reproduisent le système de classes, l’exploitation et la dégradation humaine.

 

La chosification ou réification (du latin res, chose) transforme dans notre tête les relations interhumaines en relations entre choses. Une des caractéristiques principales d’une société basée sur la généralisation de la production de marchandises, c’est le fait qu’un grand nombre de relations humaines ont tendance à perdre leur caractère purement humain, pour se réduire dans la conscience en choses inertes, ‘mortes’, à des relations mécaniques, à des relations entre choses.

 

Je reviendrai plus loin sur la chosification dans notre vie quotidienne.

 

1.5. L’aliénation

 

Le concept aliénation recoupe beaucoup de significations, allant de la folie en passant par l’idée romantique de la perte de notre ‘unité originelle en tant qu’être humain avec la nature’, a la perte de notre ‘authenticité’ selon des penseurs réactionnaires comme Heidegger[12]. Pour rester dans le concret nous devons chaque fois situer le contexte dans lequel nous employons la notion d’aliénation.

 

Le jeune Marx a traité de l’aliénation et ses idées ont été publiées en 1932 sous le titre Manuscrits de 1844[13]. Marx étudie l'aliénation par le travail, résultat de la soumission du travailleur aux relations sociales. Relations sociales caractérisées dans le système capitaliste, par la division du travail et par la production de marchandises. En dernière instance il s’agit pour l’individu de l’impossibilité de mettre en œuvre ses propres capacités et qualités, bloquées qu'elles sont par des entraves sociales et économiques. Ces capacités et qualités renvoient à réalité potentielle, à des choses qui ‘peuvent être’, qui existent à l’état embryonnaire. Si nous définissons le travail aliéné comme toute forme d’activité humaine qui empêche ‘l’épanouissement de nos potentialités’, nous devons prendre en compte non seulement les potentialités dont nous sommes déjà conscients, mais également de ceux dont nous pourrions devenir conscients dans un cadre social transformé.

 

La suppression du travail aliéné suppose par conséquent la suppression de production de marchandises et de la division du travail. En effet, c’est à travers le travail salarié, lui-même divisé pour le besoin du profit en une multitude de tâches qui perdent tout lien signifiant entre elles, que le travailleur est soumis formellement et réellement au capital. Formellement par les conditions dans lesquelles il travaille (la manufacture par ex.) et réellement quand il perd toute autonomie au sein du processus de production industriel. Dans le premier cas l’exploitation produit une plus-value absolue (par le prolongement du temps de travail), dans le second cas dans une plus-value relative (en augmentant la productivité par le machinisme, la technologie, etc.). Le travailleur n’a aucun contrôle sur la forme de son travail, ni sur le produit de son travail, ni sur le but social de son travail. Le travailleur est formellement libre, mais en réalité il est l’esclave du capital, c’est-à-dire des relations de production entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne possèdent que leur force de travail.

 

1.6. Le fétichisme

 

Confrontés à la marchandise, nous oublions facilement qu’il s’agit d’un rapport social, rapport qui est le fruit de l’exploitation dans une société marchande. Nous prenons le support matériel, l’enveloppe matérielle de l’objet pour sa réalité profonde. Nous sommes les victimes du  phénomène du fétichisme de la marchandise, de la transformation de la marchandise en idole. Nous la considérons comme une chose naturelle, hors et au-dessus des rapports humains.

 

Ce fétichisme est la matrice des idéologies dont le point de départ et l'ultime destination est le marché. Pensez aux discours juridiques sur l’égalité, aux discours d’économie politique sur l’échange comme un libre choix, sur la concurrence libre et non faussée, sur le libre arbitre etc. Marx dit quelque part que le marché est le paradis des droits (bourgeois) de l’homme. Tout le monde y est égal. On vend et on achète entre des égaux et quelqu’un a dit récemment que le droit à la publicité est la base de la démocratie. Voilà du fétichisme bourgeois de 24 carats. Mais l'égalité face au marché n'est pas un concept tout à fait exact, à moins d'ignorer l’existence pertinente des différentes classes sociales. L’idéologie mercantile prétend que l’entrepreneur et le travailleur individuel sont égaux sur le marché du travail. Rien n’est moins vrai et la preuve est faite par la construction de syndicats et d’une législation sociale dont l'objet est précisément d'atténuer une inégalité sociale bien réelle. La ‘Machine égalitaire’ d’Alain Minc fonctionne en réalité comme une machine à produire des inégalités.

 

Cette marchandisation de plus en plus poussée détruit les services sociaux pour en faire des objets du marché des services. Elle transforme les fonds de retraite en marchandises livrées à la spéculation boursière. Elle attaque le code du travail pour abaisser le prix de la force de travail. Elle produit des individus de plus en plus soumis à la pensée fétichiste. Nous sommes confrontés au renforcement progressif de l’individualisme moderne du consommateur salarié, mais également au rêve de consommation des jeunes damnés des ghettos. ‘Je suis ce que j’ai’ est la devise de ce fétichisme.

 

Il y a là une différence avec les rapports entre humains et objets dans les périodes précapitalistes. Les objets pouvaient être également des symboles, c’est à dire en tant que prolongement du statut social d’une personne, mais ils n’étaient pas pour autant surdéterminés par des rapports marchands généralisés. Alors qu’aujourd’hui les objets prédéterminent ce que nous sommes aux yeux des autres. Nous ne sommes plus ce que nous faisons concrètement, mais ce que nous avons. Au Moyen Âge par exemple, on s’habillait selon son statut social et on devait s’en tenir là. Aujourd’hui on croit être l’égal d’une certaine actrice renommée et riche en portant un sac à main Vuitton. L’objet fétiche nous ment sur nous-mêmes, produit une fausse conscience et aucun de nous n'y échappe complètement.

 

Les objets-marchandises touchent notre affectif, ont parfois une face libidineuse, nous donnent une reconnaissance sociale, satisfont nos pulsions, finissent par se substituer à nos relations humaines. Ils nous parlent, nous consolent (pensez à ce chien-robot japonais), nous donnent une personnalité. Dans les sociétés anciennes les objets n’étaient que le prolongement du statut de l’individu, qui lui cherchait la consolation affective plutôt dans la transcendance religieuse et non dans l’immanence de la marchandise. Je ne prétends pas qu'il faut revenir à la religion. Je dis plutôt que nous devons aller à la recherche d’une ‘transcendance sociale’, celle de la fraternité humaine et de la solidarité, et qui ne peut exister que hors du marché.

 

Puisque la force de travail est elle-même une marchandise, elle est  sujette à une certaine fétichisation[14]. Mais puisque cette marchandise est un peu différente des autres, vu qu'elle fait partie d’un être pensant, agissant et se défendant, on ne peut pas la séparer complètement du travailleur, car sa vente se fait avec plus ou moins de succès dans la lutte de classes.

 

Lukács explique que la transformation de la force de travail en marchandise atomise les salarié(e)s et les empêche de comprendre la nature du système qui les exploite. Ni l’éducation populaire socialiste, ni les réformes imposées par le mouvement ouvrier ne suffisent en elles-mêmes pour éliminer la mainmise idéologique de la marchandise sur la conscience de classe. Le travailleur considère sa force de travail, ou plutôt son travail – parce qu’il n’a pas analysé le problème de fond en comble – comme une marchandise naturelle. Cette simple croyance  produit une aliénation, car étant tout de même exploité et obligé d’obéir aux ordres du patron, il n’a aucun pouvoir sur la destination de ce qu’il a produit.

 

Les salarié(e)s ont le sentiment qu’ils ou elles ne sont que de simples atomes dont le sort dépend entièrement du marché, sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Il faut, selon Lukács, mais c’est sujet à discussion, qu’une situation extraordinaire leur montre la vraie nature du système capitaliste avec son marché et ses marchandises, pour qu’ils commencent à le contester globalement, c.à.d. développer une conscience révolutionnaire qui conteste le salariat et la marchandise.

 

Mais les capitalistes sont eux-mêmes prisonniers du fétichisme de la marchandise et du marché. Ils ne sont pas pour autant malhonnêtes quand ils disent que les lois du marché les obligent à réduire le nombre de leurs travailleurs ou à délocaliser l’entreprise. Si on accepte le capitalisme, la concurrence, le profit, c’est-à-dire la production généralisée de marchandises, on accepte sa logique. Mais les capitalistes, eux aussi prisonniers d’une fausse conscience, oublient tout simplement d’y ajouter que ce sont eux qui profitent en fin de compte de ce système et non les salarié(e)s qui en sont les victimes.

 

Que faire alors, concrètement, contre cette fétichisation rampante et envahissante de la marchandise? La combattre, d’abord en sauvegardant les sphères de la vie que la marchandisation n’a pas encore totalement envahie, en premier lieu celle des services publics. Cela ne va pas sans combattre le néo-libéralisme, donc le capitalisme. Combattre la fausse conscience, la conscience fétichisée, ne se fait pas en première instance par la théorie, mais par une pratique anticapitaliste, par la lutte syndicale et la contestation politique. Ce n’est que dans les sphères où la logique marchande ne domine pas que nous pouvons faire l’expérience d’une logique différente et saine, une logique de non-profit, solidaire dans l’économie de notre vie, préfiguration d’une société socialiste.

 

L’actuelle offensive néolibérale, qui est en fait une offensive pour élever le taux de profit sur le marché mondial, montre de jour en jour l’inadéquation croissante de la valeur de la marchandise comme mesure et expression des besoins humains. Cette crise de la loi de la valeur sous-tend et explique la crise des rapports sociaux bourgeois, des problèmes posés par l’actuelle mondialisation, de la crise de l’Etat-nation, de l’envahissante économie boursière, etc. Nous ne sommes pas les seuls dans la m…, eux aussi le sont. Profitons-en dans notre contestation.

 

1.7. Le communisme, la bureaucratie et le mal

 

Selon Marx le communisme c’est tout simplement l’abolition de la production de marchandises, du travail salarié, de la division du travail, de la séparation du travail manuel et intellectuel, de celle de la ville et de la campagne. Avec la disparition des classes sociales l’État aura disparu,  puisque celui-ci sert à préserver la domination d’une classe sur une autre. Marx a refusé de décrire cette société en détail, contrairement au socialistes utopistes qui ne manquaient pas de paternalisme autoritaire à ce sujet. Le communisme sera le résultat du mouvement d’émancipation et de libération du genre humain lui-même et c’est ce mouvement réel[15], c’est-à-dire les gens eux-mêmes qui, à travers leurs expériences concrètes, donneront forme à la société communiste. Elle ne sera pas un paradis sur terre, elle ne sera pas exempte de conflits, de drames humains. Mais elle pourra résoudre ces problèmes et drames humains sans guerres, sans persécutions, sans mépris pour son prochain, avec un toit, de la nourriture et des soins médicaux pour chacun d’entre nous. C’est moins que ce que nous promettent les religions monothéistes, mais cela nous suffit largement.

 

Marx fait précéder le communisme par une phase socialiste, la phase dans laquelle les moyens de production sont propriété commune et dans  laquelle les producteurs librement associés n’échangent plus des marchandises. Dans le socialisme les travaux de l’individu deviennent parties intégrantes du travail de la communauté, ce qui fait toute la différence avec le régime capitaliste. En cela Marx se différencie des conceptions anarchistes et sociales-démocrates.

 

« Ce à quoi nous avons affaire ici [le socialisme], c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. Le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. »[16]

 

Et Marx précisait plus loin que malgré la disparition de la production de marchandises et de la loi de la valeur, le ‘droit bourgeois’ continue à prédominer parce que l’on reste dans une situation d’égalité formelle et non réelle. Des quantités égales de travail individuel, immédiatement reconnues comme travail social, résultent dans des parts égales du fond de consommation. Mais puisque les individus différents ont des besoins différents et des capacités différentes pour produire des quantités de travail, certains peuvent satisfaire leurs besoins et d’autres pas, surtout si le pays vit sous un régime de sous-production comme c’était le cas en URSS.

 

Il ne s’agit pas ici d’une querelle byzantine sur les notions de communisme et de socialisme. Selon la définition de Marx,ce que l’on a abusivement appelé le ‘socialisme réellement existant’ n’était pas du tout du socialisme, loin de là.  Lénine avait écrit en 1917 dans sa brochure L’Etat et la révolution que la première phase, celle du socialisme, impliquait ‘l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la propriété des moyens de productions, c’est-à-dire, égalité du travail et égalités des salaires’. Le programme du parti bolchevique stipulait en 1919 comme son but ‘une rémunération égale pour tout travail’. À partir de 1925 Staline enrageait contre cet ‘égalitarisme petit-bourgeois’ : ‘l’égalitarisme n’a rien en commun avec le marxisme socialiste’.[17] Il a catégoriquement déclaré en 1952 que la ‘loi de la valeur existe et fonctionne en URSS’[18] tandis que l’économiste est-allemand Behrens affirmait qu’en RDA existait une ‘production socialiste (sic) de marchandise’[19]. Notons aussi qu’il n’existait en URSS même pas cette égalité formelle qui caractérise selon Marx la phase socialiste.[20]

 

On pourrait dire que l’URSS, les anciennes ‘démocraties populaires’ (et l’actuelle Cuba) étaient des ‘sociétés de transition’ entre le capitalisme et le socialisme. Mais il faut également constater que cette ‘transition’ était entravée non seulement par l’existence du marché mondial capitaliste, mais également par la dégénérescence bureaucratique de ces États, c’est-à-dire par le pouvoir dictatorial d’une couche sociale parasitaire qui n’aspirait nullement au socialisme et qui s’est transformée finalement en une classe capitaliste.

 

Mais une société de transition vers le socialisme ne peut être réellement démocratique que si les citoyens ont suffisamment de temps libre pour leurs discussions sociales et politiques. Cela suppose une diminution radicale du temps de travail, un temps pour les loisirs qui n’est plus occupé par la consommation de marchandises, mais par la jouissance individuelle et collective de ce que la société aura à nous donner, matériellement et spirituellement.

 

Et le Mal, pourrons nous l’éviter dans la nouvelle société ? L’humain n’est ni bien, ni mauvais. L’idée du péché originel commun aux religions monothéistes est une idée foncièrement pessimiste et nous dévie des mesures sociales à prendre pour sauvegarder la solidarité et la coopération humaines. Notre cerveau n’est pas le résultat d’une évolution naturelle vers un but malsain ou bienfaisant. La nature ne nous a pas donné un cerveau pour résoudre des problèmes mathématiques comme ceux du calcul intégral et différentiel, ni pour succomber à la volonté de pouvoir, ni pour devenir philanthrope. Il s’avère tout simplement à travers l’histoire humaine que pour notre cerveau extrêmement flexible, ces différentes options sont possibles. A nous de choisir et d’instaurer les conditions sociales qui favorisent le bien et non le mal.

 

Le néolibéralisme a supplanté depuis une bonne vingtaine d’années nos idées concrètes et donc nuancées sur les ‘droits de l’homme’ (essentiellement bourgeoises) et la morale (non moins bourgeoise), par une abstraction et une fétichisation qui ne servent qu’à la manipulation de ces concepts. Dans une discussion autour des questions morales[21] Trotski (1879-1940) attaquait l’hypocrisie de ceux qui veulent le socialisme (la fin) mais qui refusent les moyens pour y parvenir (la révolution). Cela ne signifiait absolument pas que Trotski soutenait le jésuitisme qui dit que la fin justifie les moyens, comme osent l'affirmer certains critiques mal intentionnés qui ne lisent pas ce qu’ils critiquent. Mais Trotski rejette les vérités éternelles ou l’éternelle vérité de la morale, composante idéologique de l’ordre existant.

 

« Aucun acte ne peut être apprécié en dehors de la fin poursuivie par son auteur. Il [Trotski] rejette  ainsi l’idée que ‘l’esclavagiste qui par la ruse et la violence enchaîne un esclave est, devant la morale, l’égal de l’esclave qui, par la ruse et la violence, brise ses chaînes’, mais il souligne l’interdépendance étroite des moyens et des fins  qui se modifient mutuellement. »[22]

 

2. Fétichisme et chosification  dans notre vie quotidienne

 

On pourrait appeler modernité l’envahissante présence de la marchandise dans la vie quotidienne, présence qui différencie fondamentalement la condition humaine de celle qui avait cours dans les sociétés dominées par les modes de production antérieurs, sociétés dans lesquelles le travail concret dominait. Il ne s’agit cependant pas de glorifier à la manière romantique un passé dans lequel la prépondérance de la valeur d’usage était accompagnée d’oppression et d’obscurantisme. Le Manifeste Communiste de 1848, rédigé bien avant le règne global de la marchandise, commente ainsi l’arrivée de la bourgeoisie au pouvoir et sons système:

 

« La bourgeoisie n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le dur ‘paiement comptant’ (…) Elle a dissout la dignité personnelle dans la valeur d’échange et substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises, la seule liberté sans scrupule du commerce. En un mot, elle a substitué à l’exploitation que voilaient les illusions religieuses et politiques l’exploitation ouverte, cynique, directe et toute crue (…) Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science, en salariés à ses gages. »

 

Mais il ajoute aussitôt :  « L’extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère indépendant et, par suite, tout attrait pour l’ouvrier. Celui-ci n’est plus qu’un accessoire de la machine et l’on n’exige de lui que le geste le plus simple, le plus monotone, le plus facile à apprendre. (… Les ouvriers) sont chaque jour et chaque heure asservis par la machine, par le surveillant, et avant tout par le fabricant bourgeois individuel lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant qu’il proclame plus ouvertement le profit comme sa fin ultime. »

 

Dans cette situation de dépendance envers le capital (la ‘condition du salariat’ qui ‘repose exclusivement sur la concurrence d'ouvriers entre eux’ comme dit le Manifeste), dans cet univers de publicité débridée qu’est la société du capitalisme du troisième âge, nous sommes incités à nous réjouir que de valeurs qui ne sont sociales que du point de vue du profit, produits de l’exploitation de l’homme, et donc répréhensibles d’un point de vue humaniste. Examinons quelques aspects de cette perversion marchande.

 

2.1. Le salariat

 

Vous êtes salarié et vous pensez comme la plupart entre nous que le salaire est la chose la plus naturelle possible, de même que la marchandise. Vous acceptez donc inconsciemment que la force de travail soit une marchandise et que son exploitation, tout comme le profit, soit une chose naturelle. Vous subissez ainsi une forme d’aliénation qui a des conséquences néfastes pour vous en tant que salarié et en tant qu'être humain.

 

Si le patron vous dit : je dois diminuer le salaire ou alléger le code du travail, vous pouvez bien penser que c’est un salaud, que vous n’allez pas accepter cela sans résistance, mais qu’en fin de compte vous ne pouvez qu’admettre qu'on ne peut s’opposer à la ‘nature’, et que vous resterez ce que vous êtes, un esclave du salariat. Ainsi dans notre monde moderne la main invisible de la nécessité du profit a remplacé la main implacable de Dieu. Cette idéologie pessimiste est celle du social libéralisme.

 

Mais cela va plus loin. Puisque la marchandise est naturelle on accepte de devoir vendre sa force de travail comme seule marchandise dont on dispose et d'acheter d'autres marchandises pour rester en vie. Vous vous sentez lié d’une manière tout à fait naturelle à la société marchande. Vous ne pourriez que conclure que la privatisation des services publics est la conséquence d’une loi de la nature. Si par exemple le patron vous dit qu’il doit fermer ou délocaliser son usine si les normes de pollutions ne sont pas abaissées vous allez vous opposer aux mesures anti-pollutions au nom de la sauvegarde de votre emploi, alors qu’il s’agit avant tout de la sauvegarde du profit patronal. Si vous perdez votre emploi, vous ne pouvez plus acheter de marchandises, seuls moyens de vivre une vie décente dans le monde capitaliste. Le chantage patronal, qui est celui de la marchandise, a atteint son but.

 

Il ne s’agit pas de faire une critique morale des attitudes  ouvrières concrètement et idéologiquement prisonnières du système salarié. Pour échapper à ce chantage patronal il faut une conscience anticapitaliste. Et une telle conscience suppose une alternative politique concrète qui ne peut être élaborée qu’à travers des combats anticapitalistes des organisations syndicales et associatives.

 

C’est la raison pour laquelle les acquis sociaux (services publics, code du travail, sécurité social et l’assurance maladie) et les acquis politiques (suffrage universel, droits syndicaux) doivent être défendus avec obstination. Ils sont aujourd’hui les lieux par excellence où l’on fait l'expérience des formes alternatives au monde du profit. C’est une des raisons pour lesquelles ils sont la cible des attaques néolibérales. Mais leur défense malheureusement ne suffit pas. La sécurité sociale par ex., est financée par les salaires indirects et par les contributions patronales : elle est donc l’objet de la lutte de classe, menacée tant que le capitalisme existe.

 

2.2. Écologie et fétichisme

 

Rien n’échappe à la marchandisation, même pas les labels ‘bio’ et ‘écolo’., Ils sont devenus des marchandises que le producteur bio doit acheter. Mr. Martinetti, paysan et président tarnais de Nature et Progrès, a été inspecté, alors même qu'il ne prétendait aucunement que ses produits étaient bio. Mais l’inspection exigeait qu’il se soumette au label bio, puisque ‘les gens disaient’ que ses produits étaient ‘biologiques’. Belle logique, entièrement dirigée par le fétichisme marchand!

 

Mais il y a plus sérieux. Il existe au sein de l’écologisme une certaine conception qui découle d’une tradition philosophique conservatrice ou franchement réactionnaire du XXe siècle, la fameuse ‘philosophie de la vie’, celle qui oppose ‘culture’ à ‘civilisation’, la culture étant de nature spirituelle et la civilisation de nature matérielle, technique. Pour ces pessimistes romantiques et anti-humanistes comme Oswald Spengler (1880-1936) ou Martin Heidegger (1889-1976), le matérialisme, c’est-à-dire la technologie, est devenu un ‘système’ qui nous domine entièrement, un dieu qui vit sa propre vie et nous dirige. Le théologien protestant Jacques Ellul (1912-1994) suit certaines idées de cette conception fétichiste de la technique. Il remarque à juste titre que certaines technologies sont par définition inacceptables, parce qu'intrinsèquement incontrôlables et constitutives d'une menace pour la vie humaine sur la terre, comme c’est le cas du nucléaire. Il décrit comment la technologie influence nos activités, pensées et attitudes. Mais il rejette la structure sociale, les relations de productions entre prolétaires et capitalistes comme le fondement déterminant de cette dérive. Je cite:

 

« L’homme ne peut plus être sujet, car le système implique que, au moins par rapport à lui, l’homme y est toujours traité en tant qu’objet. Ce phénomène est, aujourd’hui, beaucoup plus important que la fameuse interprétation marxiste de la ‘marchandise’. Elle était définie  par le système capitaliste. Maintenant celui-ci est englobé dans le système technicien, et la catégorie de marchandise (toujours partiellement exacte, et utilisable avec précaution) n’explique plus grand chose. La catégorie d’objet technicisé est beaucoup plus décisive et aujourd'hui rigoureuse. »[23]

 

C’est ici qu’Ellul adopte une attitude fétichiste envers la technologie. Elle est la suite logique de son rejet de la théorie marxiste de la valeur. Selon lui ‘Le facteur produisant la valeur n’est plus le travail humain mais l’invention scientifique et l’innovation technique’[24], autres fétichisations.

 

Car la technologie est un fait social, tout comme l’invention scientifique et l’innovation technique. Elle est produite par des humains, et plus précisément par leur travail, mais les propriétaires des moyens de productions et acheteurs de la force de travail scientifique et technique, s’en servent pour produire des marchandises, pour diminuer la valeur de la force de travail (le salaire) et pour produire artificiellement de nouveaux besoins. La technologie sert le profit, rien d’autre. Marx écrit dans les Grundrisse (l’ébauche du Capital, 1857-1858):

 

« Le capital n’emploie (…) la machinerie que dans la mesure où elle permet à l’ouvrier de travailler durant une plus grande partie de son temps pour le capital, de se rapporter à une plus grande partie de son temps comme à du temps ne lui appartenant pas ; de travailler plus longtemps pour un autre».

 

Il est donc possible de changer la fonction technologique en abolissant la production généralisée de marchandises et en soumettant l’économie et les choix technologiques aux décisions démocratiques de la population, délivrée du profit et du marché. Je me demande si Jacques Ellul aurait soutenu aujourd’hui que ‘la catégorie de la marchandise n’explique plus grand chose’ quand l’OMC fait tout son possible pour transformer tous les services sans exceptions en marchandises, que le néolibéralisme défend la concurrence libre et non faussés pour pouvoir écouler les marchandises sur le marché mondial, tandis que le patronat attaque de fond le prix de la force de travail, la seule marchandise que le salarié ait à vendre, pour augmenter le taux de profit, le vrai moteur de la production et le vrai fétiche capitaliste.

 

Rejeter  la possibilité d’un changement fondamental de la société c'est non seulement faire preuve d’un pessimisme contreproductif, mais c'est également accepter d'être désarmé devant les dangers écologiques. Le comble de cette attitude est le cynisme d’un Yves Cochet, ancien ministre "Vert" qui trouve que les sociaux-libéraux sont encore trop keynésiens, et qui se réjouit de la pénurie de pétrole annoncée, au motif que cette pénurie est un facteur d'activation de la ‘décroissance’ (celle des salariés bien entendu, auquel on va donner des bons de consommations), sans se soucier des guerres et des conflits sociaux que cela va engendrer, en y ajoutant que nous (l’Occident ?) devons faire face à la révolte des pauvres qui a déjà commencée et qu’il est trop tard pour investir dans des solutions écologiques alternatives et dans l’énergie durable comme propose Greenpeace. ‘C’est comme ça !’ est le mot clef fétichiste qu’aime répéter ce penseur ‘Vert’ dans les conférences où il fait la promotion de son livre.[25]

 

Notons que la protection de l’environnement est devenue elle-même un marché lucratif. La marchandise est un cercle infernal. Le terme ‘productivisme’, employé à tort et à travers, est, pour cette raison, totalement abstrait, fétichiste. Le capital fait produire pour le profit. On ne produit pas pour produire. Et quand on ne peut plus faire assez de profit on ferme l’usine, ou on la délocalise, ou on fait la grève des investissements. La production capitaliste se soumet au profit et non à un ‘système technique englobant’.

 

Quand on attribue un ‘productivisme’ à Marx il faut savoir que celui-ci avait conscience du ‘métabolisme’ entre la société humaine et son environnement naturel, qu’il ne considérait pas la nature comme inépuisable. Quand Marx critique le fait que les relations de production capitalistes freinent le développement des forces productives, il faut réaliser qu’aujourd’hui le capitalisme freine en effet le développement des forces productives non pas tant du point de vue industriel mais d’un point de vue humain, c’est-à-dire qu’il freine l’émergence d’un tas de capacités intellectuelles et sociales. Prenons l'exemple des personnes âgées. Une fois que vous êtes retraité, le capital vous considère comme un non-productif, un parasite, alors même que vous pouvez toujours jouer un rôle éminemment social, donc utile.

 

2.3. Publicité et consumérisme [26]

 

La publicité stimule l’acquisition par les consommateurs de marchandises et fait l’illustration d’un certain ‘style de vie’. Elle facilite la réalisation du profit dans un contexte de surproduction et de concurrence exacerbée. Elle a également une fonction ‘idéologique’, car elle contribue à l’intériorisation d’une représentation fausse de la réalité sociale. Le couple publicité-consommation complète le rôle aliénant du travail dans cette autre partie de l’existence humaine appelée « temps libre ». Elle détruit ce qui reste dans l’être humain d’existence autonome. Après avoir vendu sa force de travail et produit des biens qui lui sont étrangers, l’homme ne peut plus qu’acheter et consommer ce que d’autres ont produit en vendant leur force de travail.

 

L’objet de ses désirs, ce n’est pas l’épanouissement de ses facultés personnelles, ce n’est pas la richesse de ses relations humaines, ce n’est pas le bonheur de l’être social, coopérateur et convivial que l’homme a vocation d’être; ce n’est même pas la satisfaction primitive des besoins que rechercherait l’animal en lui. C’est bien plutôt l’appropriation et la consommation  publique, exhibitionniste, de marchandises. Publique, cette consommation devient symbole rassurant de réussite individuelle dans la jungle de la concurrence et des rivalités. Marchandise lui-même, l’être humain dépend entièrement d’autres marchandises pour satisfaire ce qu’il croit être ses désirs.

 

Bien plus, la ‘société de consommation’ tend à ne susciter dans les esprits  aucune alternative qu’elle-même, mais en plus grand ! Voilà sans doute une des grandes difficultés à laquelle les militants anticapitalistes se heurtent dans leur travail de conscientisation élémentaire. Même quand l’être humain ne peut s’approprier et consommer ce que la publicité lui présente comme désirable, c’est encore le capitalisme qui gagne. Car la frustration ainsi ressentie ne conduit pas souvent l’être humain à s’interroger sur ses aspirations authentiques. Elle stimule au contraire son envie compulsive d’obtenir quand même l’objet désiré, d’atteindre quand même le « style  de vie » tant vanté, que ce soit par un acharnement au travail, par le parasitisme social ou  par la délinquance.

 

L’effet de la publicité est d’autant plus efficace que son média principal, la télévision et l’internet, réalise une intrusion performante dans la vie privée de l’être humain, en exploitant les frustrations nées de son isolement, tout en perpétuant celui-ci. Parmi ces frustrations, la principale est la frustration affective. La publicité l’a bien mesurée, elle n’apporte à la frustration affective d’autre exutoire que la marchandisation de l’affectif et du sexuel qui doit nous inquiéter : elle nous touche dans ce que nous avons de plus humain. Car l’affectif n’est pas sans liens avec les caractéristiques de la personnalité humaine que sont l’empathie, la sympathie, la solidarité et la coopération.

 

La publicité-consommation est devenue un instrument idéologique du conditionnement social. Bien plus efficace que, par exemple, la religion. Alors que la religion a été, presque jusqu’à nos jours, le vecteur principal du conservatisme social, elle n’a plus d’impact aujourd’hui (du moins dans les sociétés « riches ») que lorsqu’elle se présente sous la forme consommable et lucrative des nouvelles sectes et des prédicateurs télévisuels, c’est la religiosité individualiste à la carte. Nous choisissons dans les hypermarchés des religions et ‘pratiques alternatives’, celles qui nous plaisent. C’est l’attitude typique du consommateur moderne.

 

2.4. Les besoins humains

 

Dans les discussions sur la décroissance et dans la critique du consumérisme nous sommes confrontés à la fameuse question des besoins. Quels besoins sont naturels, lesquels sont superflus, nocifs, dispendieux ? Disons d’abord  qu’il est dangereux d’employer le mot ‘naturel’, car les besoins sont pour une grande part le résultat de relations sociales, aliénées ou non. Dans toute discussion sociale, il importe de revenir chaque fois à cette différence entre le social, qui est une relation humaine, et le naturel, les choses, le sacro-saint fétiche.

 

C’est la course aux profits qui instaure la dictature du marché qui nous impose les besoins. Si nous voulons promouvoir les besoins humains non fétichisés, notre décision collective devra être prise après de larges discussions politiques et sociales dans le cadre de la plus grande démocratie, celle où le profit n’a pas voix au chapitre. Cela n’est possible que dans une économie planifiée, qui décide non pas après coup mais immédiatement de ce qui sera social ou non. Ceci ne signifie pas cependant qu’il faut abolir du jour au lendemain toute production marchande. Mais cette abolition doit être le but final de la lutte finale.

 

Un autre danger dans la discussion sur les besoins c’est une pensée qui repose sur une conception anthropologique pessimiste, réactionnaire : l’homme est mauvais, il veut tout pour lui-même et rien pour l’autre et il veut toujours plus. Dans cette pensée les besoins humains sont supposés insatiables. Il se peut qu’il y a parmi nous des "Madame Marcos" qui se sentent frustrées de ne pas posséder 6000 paires de chaussures, ou des messieurs qui ont besoin de trois Ferrari et de deux voiliers, mais ne sont-ils pas les ‘victimes’ du sentiment de pouvoir fétichiste que leur a donné leur richesse marchande ? Quand nous regardons dans notre for intérieur nous savons que nous sommes pas si insatiables qu’on le prétend. Et puis c’est toujours celui qui possède beaucoup qui critique le matérialisme bien modeste des pauvres.

 

Mais ce n’est pas seulement dans le capitalisme qu’on est confronté à une dictature des besoins. Dans les pays du soi-disant ‘socialisme réel’ les besoins de la population étaient décidés par un petit groupe politique, sans aucune consultation démocratique. Cela a conduit à une dépolitisation des salariés. L’encerclement par le marché mondial capitaliste et ses marchandises a eu raison de cette situation. Aujourd’hui les femmes en Allemagne orientale comprennent qu’elles ont gagné quelques marchandises simples mais perdu également quelques avantages sociaux (crèches, etc.).

 

2.5. Sexualité et érotisme

 

La misère sexuelle, résultat d’une société qui incite systématiquement au commerce sexuel sans pour autant fournir les possibilités sociales d'une activité érotique libérée dans l’espace et dans le temps, engendre, conjuguée à la double morale masculine, une prostitution de grande envergure, elle-même largement marchandisée. En Allemagne (comme aux Pays-Bas) où la prostitution a été ‘légalisée’ dans le cadre de la pensée néolibérale, ‘Les maison closes ont pignon sur rue, les souteneurs sont assimilés à des gérants et les prostituées, appelées ici « travailleuses du sexe », cotisent comme tout un chacun’[27]. Les bordels y prennent des formes gigantesques et sont gérés sur le modèle de McDonald.

 

L’acceptation de ce genre d’exploitation du corps de la femme et de son oppression va tellement loin, que la maire adjointe (Verts) de Berlin redoute que ces grands bordels ne fassent concurrence aux ‘petites maisons closes du quartier’, car ‘Les prostituées de Berlin ne croulent pas sous le travail. Nous sommes dans une ville pauvre. Les gens ont peu d’argent à consacrer à cela.’[28] Conclusion : augmentons les salaires pour que plus d’hommes puissent aller aux bordels de proximité et ainsi donner du travail aux femmes, victimes du grand capital ! On est en pleine chosification de l’humain. Et tout cela en marge de la coupe mondiale de foot, autre marchandisation du corps humain. La pornographie est une autre forme de chosification, permettant l’utilisation virtuelle d’un corps humain, pur objet, sans aucune relation humaine avec le jouisseur. Par cela la pornographie transforme la femme réelle en objet soumis à la merci du mâle.

 

Mais il y a des formes plus subtiles de la marchandisation de l’érotisme[29]. Je me réfère à un article sur le cinéaste et écrivain dans le Monde Diplomatique[30]. Pier Paolo Pasolini était un ennemi la modernité imposée par la tyrannie du marché. Il a chanté, dans sa Trilogie de la vie la liberté sexuelle du monde populaire qui n’était pas encore asservie au puritanisme bourgeois. Mais il a abjuré peu après cette Trilogie. Je cite :

 

« …il se rend compte que le pouvoir des années 1970 peut parfaitement accepter la ‘libération sexuelle’, et promouvoir en ce domaine la permissivité, dès lors que chacun est assigné à un rôle de consommateur, et que le sexe devient une marchandise comme les autres. C’est ainsi que le sexe cesse d’être une valeur de scandale (puisque le puritanisme disparaît) : il est a son tour absorbé, intégré, il n’est plus tabou, il relève désormais du nouveau conformisme de la consommation. »

 

La marchandisation de toutes les activités humaines est donc selon Pasolini un ‘sacrilège une ‘profanation’, je dirai 100.000 fois plus méchante qu’une caricature du Prophète, béni soit son nom. Pasolini soulignait la sexualité (hétéro ou homo) comme un phénomène  ‘singulier, irréductible à toute commune mesure[31]’. Il disait :  ‘C’est un phénomène excessivement individuel[32].’ et  ‘Il y a des gouffres entre ceux qui appartiennent à la même famille érotique’. Ce qui, selon Scarpetta l’aurait opposé aujourd’hui à toute fierté d’appartenance comme la ‘gay-pride’, elle-même de plus en plus commercialisée.

 

Que voyons-nous : qu’à travers les médias, et particulièrement la télévision, eux-mêmes soumises à la marchandisation, à travers leur représentation des choses comme marchandises, des normes de comportement sont établies qui imposent, comme l’écrit Scarpetta dans le même article, ‘le règne d’un troupeau généralisé’, non seulement sur le plan érotique mais sur tous les plans de l’activité humaine.

 

2.6. L’individualisme moderne

 

Je renvoie le lecteur qui veut approfondir le problème de l’individualisme aux idées avancées par Philippe Corcuff[33]. Il y a un individualisme solipsiste, un individualisme égoïste extrême, un phénomène déjà vilipendé par non moins qu’Adam Smith (1723-1790), celui que les néolibéraux osent présenter comme un de leurs précurseurs: ‘tout pour nous même et rien pour les autres’, cette ‘vile maxime des maîtres de l’humanité’[34], résultat de la guerre hobbesienne[35] de tous contre tous. Cette individualisation ou individuation se fait à travers la possession de la marchandise. On devient le militant individualiste de la marchandise.

 

Mais il a une autre face à l’individualisme moderne. Je suis une personne, je veux décider moi-même, je ne suis l’esclave de personne. Je veux choisir moi-même ce que je veux manger en accord par ex. avec une coopérative agricole, en non pas obéir aux dictats de la grande surface. Cet individualisme là, il faut le promouvoir. Il est un aspect important de la démocratie, et la bataille féministe a précisément été liée au développement de l’individualité, de l’humanisation de la femme, de la lutte contre le fait d’être une chose, un objet. Cet individualisme là ce développe à travers la contestation d’une société qui refuse l’autonomie à la personne humaine, et elle renforce à son tour cette contestation.. Le philosophe Kant (1724-1804) écrivit dans son article sur les Lumières: ‘Humain, aies le courage de te servir de ton propre entendement !’. Marx n’a jamais combattu cet individualisme là, bien au contraire.

 

2.7. Le patriarcat, le postmodernisme et le correct

 

En France les femmes sont surreprésentées parmi les pauvres[36] (53% contre 51% de la population totale) notamment parce qu’elles sont plus souvent que les hommes, chef de famille monoparentale, mais aussi en raison de l’écart salarial qui persiste entre les deux sexes. Malgré l’égalité formelle sur le marché du travail, les travailleurs à bas salaires sont à 80% des femmes ![37]

 

Une certaine conception chosifiée et minoritaire dans le mouvement féministe impute la double (ou triple) exploitation de la femme au ‘patriarcat’, et non au capitalisme en tant que tel. Le capitalisme est un mode de production, celui de la production généralisée de marchandises. Le patriarcat n’est pas un mode de production. Le capitalisme est de notre temps, le patriarcat a été de tous les temps. Il n’est pas très productif de parler du Patriarcat avec un grand P, concept abstrait qui mène à beaucoup de choses et à peu de concret. Il faut aborder le patriarcat dans son contexte sociétal concret. Le patriarcat est une relation institutionnelle entre les sexes, liée au fonctionnement du mode de production dans lequel il survit et agit, c’est à dire dans le ‘rôle’ séparé (le ‘genre’) qu’il attribue à chacun des deux sexes, et ceci adapté aux exigences structurelles du mode de production spécifique. Ces rôles ou genres diffèrent d’un mode de production à l’autre, ou d’une formation sociale à une autre. Ceux d’une société clanique ne sont pas ceux d’une société capitaliste. Les modes de production successifs ont repris chaque fois le patriarcat de l’ancien mode pour l’adapter à leurs besoins.

 

Le capitalisme moderne utilise le patriarcat, ou plutôt certains aspects des relations patriarcales, par exemple pour pousser vers le bas les salaires des vendeurs mâles de la force de travail. Le travail non rémunéré de la femme au foyer n’a pas de valeur d’échange et n’existe donc pas dans le système de l’allocation sociale capitaliste du travail, mais il a une fonction importante dans le système capitaliste. Il est la base d’une oppression spécifique, celle des femmes.

 

Si l’on veut abolir le patriarcat, il faut en première instance abolir le travail salarié, source de l’exploitation et fondement de la position spécifique actuelle de la femme au sein de la famille et sur le marché du travail. Il faut donc instaurer le communisme ! Si l’on considère le socialisme comme la première étape dans l’abolition de la production généralisée de marchandises et donc du travail salarié, on ne peut pas supposer le patriarcat comme aboli dans cette étape qui précède l’abolition complète de la production de marchandises.

 

Mais cela ne signifie absolument pas, comme le mouvement ouvrier l’a trop longtemps pratiqué, le mouvement révolutionnaire compris, que nous instaurons dans notre lutte anticapitaliste une hiérarchie entre les luttes contre les différentes formes d’oppression (oppression en tant que travailleur, en tant que femme, en tant que jeune, en tant qu’homosexuel, etc.). La lutte contre les relations patriarcales commence dès aujourd’hui; elle fait inséparablement, consubstantielle­ment partie de la lutte contre le capitalisme. Elle est une condition nécessaire et non ‘secondaire’ pour avancer vers une société socialiste, donc vers l’abolition du ‘patriarcat’.

 

Mettre le capitalisme et le patriarcat théoriquement sur un même niveau est une déviation post-moderniste, typique de l’attitude du ‘politiquement correct’. C’est l’expression d’une conception Foucaldienne (dans sa version ‘Coca-Cola Light’) du pouvoir. Dans cette optique, ce n’est pas le capitalisme qui est responsable de l’exploitation, mais l’oppression qui est le produit de la ‘volonté de pouvoir’. Ainsi on prétend que c’est le racisme qui exploite les noirs américains et non le capitalisme. "Abolissez le racisme, et l’exploitation disparaît, car noirs et blancs deviennent ainsi égaux sur le marché du travail !" Mais cette abolition n’empêche nullement que perdurent l’exploitation par la vente obligatoire de la force de travail et l’oppression capitaliste globale. Le ‘politiquement correct’ a une approche toute différente. Il remplace l’exploitation par le ‘harcèlement’ psychologique sur le lieu du travail et remplace la lutte contre l’exploitation par la lutte pour des ‘bonnes manières patronales’ au sein de l’atelier. Dans cette approche les syndicats b ne représentent plus les travailleurs. Ils ont été remplacés par le lobbying et l’avocat qui deviennent les représentants (les ‘délégués’) des travailleurs en tant qu’individus atomisés. La critique psychologisante et philologique remplace la critique concrète de tout un système.

 

Dans cette vision post-moderniste la ‘lutte contre le patriarcat’ sonne comme un appel radical et révolutionnaire, mais en réalité elle évite la question de la double exploitation de la femme. Les groupes féministes- socialistesdes années 1970-1990 avaient déjà combattu cette vision du ‘patriarcat’.

 

2.8. Madame Bovary, créature aliénée

 

Le roman de Flaubert s’intitule Madame et non Emma Bovary. L’usage du prénom aurait conféré à ce personnage féminin, une histoire individuelle. Mais Flaubert visait plus loin. Le mot ‘Madame’ renvoie au nom de la femme mariée, portant le patronyme du mari. Il s’agit là d’une dépossession, d’une Entausserung, d’une extériorisation ou extirpation,  pour employer le langage Hégélien. L’héroïne est ainsi enfermée dans la prison des mœurs. Je m’explique[38]. Au XIXe siècle la femme bourgeoise s’éduque essentiellement dans et par la vie privée. Or, la Révolution a eu pour conséquence de cantonner les femmes dans cette sphère privée, de leur interdire toute participation à la société civile, ce lieu où les citoyens bourgeois en tant qu’individus s’adonnent au commerce, deviennent en quelque sorte des individualités. La seule façon pour devenir plus ou moins une personne individuelle consistait pour ces femmes, comme on le voit chez Balzac, à devenir les initiatrices sexuelles et/ou sociales de jeunes hommes ambitieux cherchant le succès dans une société corrompue par l’argent, cet autre fétiche. Pensez à M me de Beauséant et à Rastignac dans Le père Goriot. L’idée que le mâle et la société et à la fin la femme elle-même se font de la femme, est chosifiée et diabolisée. Les femmes sont des initiatrices lubriques, des manipulatrices, des séductrices, des vampires, des femmes fatales, elles dévorent les hommes dira Zola, cet écrivain naturaliste qui naturalise le social. Pour revenir à Madame Bovary, dès le titre, Flaubert stigmatise le triomphe de cette société inégalitaire, qui aliène l’individu par le processus de réification généralisé. Madame Bovary, créature aliénée, développe un amour du luxe, de la vie brillante, des illusions romanesques et commet l’adultère. (Notons également que le roman lui-même reste impersonnel en employant le style indirect libre, l’ironie et les points de vue des différents personnages.)

 

Ces facultés nocives que la misogynie impute à la femme (elle est capricieuse, velléitaire, infantile, etc.), sont le résultat d’une vieille oppression patriarcale, reprise et transformée par la société capitaliste pour servir à ses besoins d’exploitation spécifiques. La femme aliénée n’est pas un être humain à part entière, elle appartient plutôt au règne animal. Marx dit que dans ce monde aliéné, l’homme et plus précisément l’ouvrier du XIXe siècle, est devenu homme dans sa bestialité (manger, déféquer…) et une bête dans son humanité (penser, créer, travailler). Remarquons également la réponse du Manifeste Communiste de 1848 au reproche selon lequel le socialisme veut introduire la communauté des femmes.

 

 « Le bourgeois ne voit dans sa femme qu’un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production seront exploités en commun et ne peut naturellement imaginer pour les femmes d’autre sort que d’être également mises en commun. Il ne soupçonne pas qu’il s’agit précisément de supprimer la condition de simples instruments de production qui est celle des femmes. »

 

2.9 Il ne faut pas désespérer

 

Herbert Marcuse, le philosophe et gourou d’une certaine contestation culturelle en 1968, éprouva un sentiment de révolte quand une maison d’édition française avait décidé de publier Le Capital de Marx en livre de poche. Voilà que le capitalisme intègre même la théorie anticapitaliste dans son système marchand se plaignait-il. A cela un marxiste a répondu : ‘C’est vrai, mais ce livre a non seulement une valeur d’échange, il a également une valeur d’usage. Quelle est cette valeur d’usage : de comprendre théoriquement le capitalisme pour mieux le combattre.’ Il ne faut donc pas être trop pessimiste. On peut changer les choses fondamentalement. Un autre monde est possible.

 

Bibliographie sommaire

 

Ouvrages francophones

ARTOUS (Antoine): Le fétichisme chez Marx. Le marxisme comme théorie critique, Syllepse, Paris 2006

BELLUE (François) : Réification et universalité. D'abord lire Marx avant d'en parler, in Marx ou pas (?)

CORNU (Auguste) : L'idée d'aliénation chez Hegel, Feuerbach et Marx, in La Pensée, mars-avril 1848

GABEL (Joseph) : 1. La réification, essai d'une psychopathologie de la pensée dialectique, in Esprit, octobre 1951. 2. La fausse conscience – Essai sur la réification (1962), Paris 1977 (3e édition revue et augmentée).

GOLDMANN (Lucien) : Recherches dialectiques (Chap. : La réification), Paris 1959.

GUTERMAN (Norbert) et LEFEBVRE 'Henri) : La conscience mystifiée suivie de La conscience privée, Paris 1999.

ISRAEL (Joachim) : Le concept d'aliénation de Marx à nos jours, Paris 19—

JAKUBOWSKY (Franz) : Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l'histoire  (1936) [Chap. V : La réification], Paris 1971

KOSIK (Karl) : La dialectique du concret (1967), Paris 1988

LUKACS (Georges) : LA réification et la conscience du prolétariat (1923), in Histoire de la conscience de classe, Paris 1960

MANDEL (Ernest) : 1 Aliénation et planification, Lausanne, 1969. 2. La formation de la pensée économique de Karl Marx (Chap. 11), Paris 1967.

MARX (Karl) : Le capital, (Livre I, chap. 1, 2, 3 et 4 'Le caractère fé"tiche de la marchandise)(1867) 2. Les manuscrits de 1844 (plusieurs éditions d qui diffèrent légèrement quant à la structure et au contenu : Editions Sociales ; 18/18, 1972).

SIMMEL (Georg) :  L'argent [auteur non marxiste].

VINCENT (Jean-Marie) : Fétichisme et société, Paris 1973.

 

Quelques titre en anglais et en allemand

Marx on Alienated Labour, Herbert Marcuse , 1941

Reification of People and the Fetishism of Commodities, Raya Dunayevskaya, 1943

The People of alienation: Marx's Debt to Hegel, Raya Dunayevskaya.

Alienation, George Novack

Fetishism, George Novack

Freedom and Fetishism, Marshall Berman, 1963

Marx's notion of commodity fetishism, Geoffrey Pilling, 1980

Reification or the Anxiety of Late Capitalism, Timothy Bewes, Londres & New York, 2002.

Marx's Theory of Alienation, István Mészáros, Londres, 1970

Der Begriff Entfremdung, Joachim Israel, Hambourg, 1972

The Marxist Theory of Alienation, Ernest Mandel in International Socialist Review, Mai 1970

Das Prinzip Verdinglichung, (Studie zur Philosophie : Georg LUKÁCS, Rüdiger Danneman, Frankfurt/Main, 1987)

Verdinglichung und Utopie – Ernst Bloch und Georg Lukács zum 100. Geburtstag: M. Löwy  / A. Münster / N. Tertulian. Frankfurt/Main 1987

 

Notes:

[1] Marx est surtout actuel dans le sens que sa critique ne concerne pas tant la misère du XIXe siècle, que la logique même du système capitaliste, de ses lois de développement, critique qui explique l’actuelle ‘mondialisation’.

[2] Je renvoie au biologiste évolutionniste Stephan Jay Gould, qui a écrit plusieurs receuils d’articles qui sont une arme efficace contre ces idéologies social-darwinistes et sociobiologiques chères à la pensée néolibérale.

[3] K. Marx : Le Capital, I, 1, 4

[4] Explication simplifiée. Pour une connaisssance plus approfondie de la question, consultez la bibliographie à la fin de la brochure.

[5] Le terme ‘social’ (gesellschaftlich) employé par Marx a une connotation neutre ; il ne signifie non pas ‘sociable’ ou ‘favorable à la vie commune’, mais ‘sociétal’, ‘relatif à la société’.

[6] Pour approfondir cette question, lire la brochure de Marx  Salaire, prix et profit de 1865, destinée au public ouvrier de la Ie Internationale.

[7] Et l’argent ? Disons simplement que l’argent, équivalent général qui simplifie l’échange, est l’expression de la valeur. Il est également une marchandise avec cette caractéristique remarquable que sa valeur d’usage est précisément sa valeur d’échange. Voilà son mystère. Il est donc une relation sociale.

[8] La travailleuse peut évidemment remplacer le travailleur, ou ils peuvent avoir chacun un travail salarié. Je reviendrai plus loin sur la double exploitation de la femme dans le système capitaliste.

[9] Dans sa La philosophie du droit (1821) Hegel distingue la famile, la société civile (§§ 182-256) et l’État. Marx publiera en 1844 sa Contribution à la critique à la philosophie du droit de Hegel. Introduction (Éd. Sociales, 1975).

[10] Pour les marxistes l’État est l’institution de la classe dominante qui sert à maintenir et à reproduire les relations sociales sur lesquelles repose son pouvoir. L’État n’est donc pas neutre et ne peut servir comme appareil à la classe dominée quand celle-ci prend le pouvoir ; les salarié(e)s devrons construire leur propre État, adapté à leurs besoins.

[11] Edmond Burke (1729-1797), le grand critique conservateur de la Révolution française, prétendait que les lois du commerce sont des lois de la nature et donc des lois de Dieu ; il en conclut qu’aucune réforme radicale ne pourrait changer les choses et que les pauvres n’ont qu’à mourir.

[12] Le philosophe T.W. Adorno a consacré en 1964 un opuscule à cette pensée réactionnaire : Le jargon de l’authenticité.

[13] Il existe plusieurs éditions de ces ‘manuscrits de 1844’ : je cite celle de É. Bottigelli aux Éditions Sociales et celle de K. Papaioannou en 10/18. Elles diffèrent dans leur composition rédactionnelle. La confrontation de ce manuscrit aux œuvres ultérieures de Marx a suscité une passionnante  discussion parmi les marxistes et marxologues. Voire E. Mandel : La formation de la pensée économique de  Karl Marx, 1967, plus spécialement le chapitre 10.

[14] G. Lukács dans La réification et la conscience du prolétariat (un chapitre de son livre "Histoire et conscience de classe" - 1923).

[15] Dans L’idéologie allemande  Marx écrit : « Le communisme  n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. » Ceci pour souligner que Marx, loin d’être un prophète autoritaire, s’attache profondément à l’idée que l’émancipation de classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, et non pas d’un parti qui s’autoproclame l’incarnation de la classe ouvrière ou d’une bureaucratie qui poursuit ses propres intérêts de caste sur le dos de cette classe.

[16] K. Marx : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris 1966, pp.29-30.

[17] J.V. Stalin : Collected Works, vol. 13, p.121.

[18] J.V. Stalin : Economic Problems of Socialism in the USSR, Pékin 1972, p.18.

[19] F. Behrens : Ware, Wertt, Wettgesetz, Berlin 1961.

[20] Pour en savoir plus sur toute cette problématique nous renvoyons le lecteur au livre malheureusement pas traduit de E. Mandel : Power and Money. A Marxist Theory of Bureaucracy, Londres/ New-York 1992.

[21] L. Trotski : Leur morale et la notre (1938).

[22] Jean-Jacques Marie : Trotsky. Révolutionnaire sans frontières, 2005, p.511.

[23] J. Ellul : Le système technicien, 1977, p. 23.

[24] Idem, p. 15.

[25] Y. Cochet : Pétrole apocalypse, Paris 2005.

[26] J’ai largement puisé dans l’article que Jean Louis Fauchet a écrit pour le magazine belge La Gauche #21, mars 2006.

[27] Le Monde, 26/2/2006.

[28] Idem.[29] Je renvoie, le lecteur à une interprétation freudo-marxiste (sans la partager complètement) de l’érotisme, Éros et civilisation (1955) de Herbert Marcuse.

[30] Guy Scarpetta : Pasolini, un refractaire exemplaire, Le Monde Diplomatique, février 2006.

[31] Pensez au ‘travail abstrait’, égalisé par le marché.

[32] Faites l’analogie avec le ‘travail concret’, acte individuel.

[33] P. Corcuffe : La question individualiste. Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (2003), et ses articles disponibles sur la toile : Individualité et critique du capitalisme, entre sociologie et philosophie (2005) et Figures de l’individualité, de Marx aux sociologues contemporains (2005) . Voire aussi : A. Artous et P. Corcuff : Nouveaux défis pour la gauche radicale. Émancipation & individualité (2004).

[34] A. Smith : La richesse des nations (1776), III, chap. 4.

[35] Thomas Hobbes (1588-1679) défendit dans son Léviathan (1651) le pouvoir absolutiste du souverain et de l’État, nécessaire pour contenir la guerre que les humains avides et jaloux mènent sans interruption entre eux : l’homme est un loup pour les autres.

[36] Est considéré comme pauvre celui ou celle dont le revenu est fixé à 50% du revenu moyen.

[37] Je cite l’Humanité hebdo (25/2/2006) qui s’est basé sur le rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion.

[38] Cf. G. Gengembre : Le réalisme et le naturalisme en France et en Europe, 2004.

Voir ci-dessus