Communisme et temps libre
Par Michel Husson le Lundi, 14 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Le Manifeste du parti communiste expose un programme en dix points, dont le huitième fait un peu froid dans le dos, puisqu'il s'énonce ainsi : "Travail obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture" (1). Plus tard, un passage fameux du Capital ouvre une perspective plus attrayante, et sans doute plus moderne : "La seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté, qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail" (2).

Entre ces deux positions, on sait que Marx a varié, et est même passé par un discours radical sur la disparition du travail. Avec Engels il explique ainsi, dans L'idéologie allemande, que "la révolution communiste est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail", qu'il ne s'agit pas "de rendre le travail libre, mais de le supprimer". Ils répètent que "si le communisme veut abolir le souci du bourgeois tout comme la misère du prolétaire, il va de soi qu'il ne peut le faire sans abolir la cause de l'un et de l'autre" (3). Peut-on pour autant parler d'une progression linéaire, de la constitution progressive d'une conception marxiste du communisme, peu à peu débarrassé des oripeaux idéalistes, utopiques, hégéliens. Bref, peut-on, de ce point de vue aussi, opposer un Marx de la maturité à celui de la jeunesse ? A cette question, il faut répondre par la négative. On peut même s'amuser à dresser ici une homologie entre Marx et le capital. De la même façon que le capitalisme contemporain combine des traits acquis durant l'onde longue expansive de l'après-guerre et une tendance à la régression vers les formes les plus primitives de l'exploitation, le projet théorique de Marx avance sur plusieurs fronts, se développe sur plusieurs niveaux qu'il articule différemment. Certaines thématiques apparaissent, disparaissent, pour réapparaître, reformulées et réinsérées dans un ensemble restructuré. On ne voit pas pourquoi Marx aurait appliqué une autre méthode de pensée que celle qu'il a si clairement exposée. C'est en fonction même de ce mode de progression que l'exposé le plus systématique de la crise du salariat se trouve dans les Grundrisse. 

Ailleurs, et même dans les oeuvres dites de la maturité, les affirmations du nécessaire dépassement du capitalisme se placent à un niveau qui est rarement celui de sa critique la plus radicale et, en tout cas, ne résiste pas vraiment à l'expérience historique. Dans le Manifeste, pour commencer, on trouve une version catastrophiste prédisant l'effondrement du capital par sur-paupérisation du prolétariat : "L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui" (4). 

Cette vision se combine pourtant déjà, et là est tout le génie de Marx, avec une approche faisant de la surproduction la source même de cette appauvrissement : "La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elles disposent ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise toute entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir" (5). 

Cependant, ce modèle repose sur une hypothèse fondamentale, qui est le blocage du salaire réel, ou au moins d'une progression inférieure au développement des forces productives. Il faut ici distinguer deux niveaux de manifestations des contradictions du capitalisme, les crises périodiques et les crises systémiques. Les premières, contrairement à la représentation harmonieuse des libéraux contemporains de Marx, ou de leurs héritiers idéologiques, sont inscrites dans les mécanismes essentiels du capitalisme. Sur ce point, Marx a évidemment mille fois raison, et la compréhension du cycle économique est déjà présente dans le texte du Manifeste. Mais pour que ces crises périodiques accumulent leurs effets et débouchent sur la possibilité d'un effondrement du système capitaliste lui-même, il faut des hypothèses supplémentaires. Le blocage du salaire réel en est une, qui n'a pas été vérifiée. Les luttes ouvrières ont obtenu des effets cumulatifs, contrairement à la formule bien frappée de Marx et Engels : "Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c'est un triomphe éphémère" (6). Ce postulat reste cependant très prégnant dans toute une tradition marxiste de l'analyse du capitalisme, et ce pessimisme radical se retrouve d'une certaine manière dans les luttes contemporaines sur le temps de travail. 

Il serait d'autant plus absurde d'opposer réduction de la journée de travail et lutte pour les salaires, qu'il s'agit de deux moyens d'augmenter la valeur de la force de travail. En Angleterre, l'année même de parution du Manifeste, a été mise en oeuvre une loi sur les 10 heures _. Marx en parle comme d'une "augmentation des salaires subite et imposée non point à quelques industries locales quelconques, mais aux branches industrielles maîtresses qui assurent la suprématie de l'Angleterre sur les marchés mondiaux" (7). C'est d'ailleurs dans ce même rapport que Marx introduit la détermination du salaire, dans chaque pays, "par un standard de vie traditionnel [qui] ne consiste pas seulement dans l'existence physique, mais dans la satisfaction de certains besoins naissant des conditions sociales dans lesquelles les hommes vivent et ont été élevés" (8). Malgré ces passages où Marx constate que le salaire peut progresser, au moins dans certains pays, par réduction du temps de travail et élévation du standard de vie, il se situe malgré tout dans un cadre théorique où le salaire croît forcément moins vite que la productivité du travail, qui correspond à la définition stricte de la baisse tendancielle du taux de profit. 

Ainsi, comme le fait remarquer Maler (9), rares sont les occasions où Marx évoque le communisme dans Le Capital. Et, de ce point de vue, quitte à proférer une incongruité, on peut avancer que Le Capital est en retrait par rapport à l'exposé le plus moderne et le plus radical que l'on trouve dans les Grundrisse. Cela ne signifie pas que l'on y trouverait un exposé positif, programmatique, de la société à venir. Mais c'est probablement là que l'on y trouve la démonstration la plus profonde, et aussi la plus moderne, de la possibilité du communisme, et de sa nécessité. Elle tourne autour du temps de travail. 

Les Grundrisse, ou le maillon manquant. 

La tentation est grande de recopier les pages lumineuses de la section des Grundrisse intitulée "Le procès de travail et le capital fixe" (10), car ce sont sans doute les plus belles et, en tout cas, les plus actuelles de Marx. il y développe l'idée que la productivité doit finir par faire craquer le carcan de la production capitaliste, dont l'économie du temps de travail constitue le "seul principe déterminant" (11). Or, le développement du machinisme et du capital fixe a pour effet de réduire à peu de choses l'intervention du travail humain. Marx anticipe sur les progrès ultérieurs de l'automation en écrivant par exemple que "le travail immédiat en tant que tel cesse d'être le fondement de la production, puisqu'il est transformé en une activité qui consiste essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d'être créé par le travailleur immédiat, et résulte plutôt de la combinaison de l'activité sociale que de la simple activité du producteur" (12). Ce tableau est probablement plus proche des industries d'aujourd'hui que des grandes fabriques de l'époque de Marx. Dans le même registre, il est étonnant de lire que "plus le capital fixe se développe sur une large échelle, plus la continuité du processus de production, ou le flux constant de la reproduction, devient une condition et une contrainte extérieure du mode de production capitaliste" (13), tant cette proposition trouve un écho dans les analyses contemporaines des processus de travail. L'idée d'une dématérialisation de la production est également présente, lorsque Marx affirme que "le travailleur n'insère plus, comme intermédiaire entre le matériau et lui, l'objet naturel transformé en outil" (14), de telle sorte que le travail est réduit "à une pure abstraction". Dans ces conditions, "ce n'est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l'homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production de richesse", mais plutôt "le développement de l'individu social" (15). 

Ces passages, où Marx prolonge les tendances du capitalisme de son temps, présentent une dimension visionnaire assez saisissante. Mais ces citations présentent aussi l'intérêt de démarquer le cadre théorique de Marx de bien des interprétations simplistes et mécanistes ultérieures. En effet, les propres extrapolations de Marx lui reviendraient comme un boomerang critique, s'il réduisait le travail productif au travail physique direct, identifiait la marchandise aux objets matériels, et s'il confondait valeur et richesse. Ce que dit ensuite Marx est susceptible d'une double lecture et combine plusieurs niveaux. La suggestion cohérente avec la grille de lecture avancée ici est qu'une partie seulement de ces analyses a été reprise dans Le Capital, tandis qu'une autre est restée en somme en jachère. On peut en effet transcrire certains de ces passages et les interpréter comme une analyse de la croissance de la composition organique. C'est le cas lorsque Marx écrit que le capital "tend toujours lui-même à créer du temps disponible d'un côté, pour le transformer en surtravail de l'autre. S'il réussit trop bien à créer un temps disponible, il souffrira de surproduction, et le travail nécessaire sera interrompu, parce que le capital ne peut plus mettre en valeur aucun surtravail" (16). On retombe sur la surproduction, liée à une réduction du travail nécessaire, en d'autres termes à une élévation de la composition organique. 

Cependant, ce rabattement sur la théorie classique du capital est seulement partiel. Il consiste à n'examiner que des rapports de valeur tels la composition organique ou le taux de plus-value, ce qui est logique dès lors qu'il s'agit d'analyser la dynamique capitaliste, mais laisse de côté la distinction fondamentale introduite entre valeur et richesse, autrement dit entre valeur d'échange et valeur d'usage. Ce dont il est question ici, c'est bien en effet de productivité sociale, autrement dit d'un ratio qui compare une masse de valeurs d'usage et le nombre de travailleurs. Marx parle ainsi d'une "énorme disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit" (17). Une autre lecture est alors légitimée : elle se situe à un niveau plus fondamental, celui de la mise en cause du mode de production capitaliste. 

Il suffit après tout, de lire Marx qui explique comment le capital creuse sa propre tombe : "d'une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D'autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d'après l'étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite" (18). C'est la formidable réussite du capitalisme, mesurée à l'aune de son principe essentiel, l'économie de temps de travail, qui ouvre ainsi la possibilité d'un dépassement de ses propres contradictions : "la production basée sur la valeur d'échange s'effondre de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine, misérable, antagonique. C'est alors le libre développement des individualités. Il ne s'agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de développer le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un minimum. Or, cette réduction suppose que les individus reçoivent une formation artistique, scientifique, etc., grâce au temps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous" (19). Comment mieux exprimer que le communisme, c'est, fondamentalement, la libération du temps ; comment mieux souligner, en ce sens précis, son indéniable actualité ? 

De ce point de vue, nous nous plaçons ici dans la tradition de Mandel, qui se situe clairement dans cette lignée : "C'est dans le double caractère de l'automation que se reflète de manière concentrée toute la contradiction historique du capitalisme. Potentiellement l'automation pourrait signifier achèvement du développement des forces productives matérielles, qui pourrait libérer l'humanité de toute contrainte d'un travail mécanique, répétitif, non créateur et aliénant. Dans les faits, elle signifie, à nouveau, mise en péril de l'emploi et du revenu, renforcement du climat de peur d'une remontée du chômage chronique massif et de l'insécurité, allant périodiquement jusqu'à la baisse de la consommation et du revenu, donc à l'appauvrissement intellectuel et moral. L'automation capitaliste en tant que développement puissant à la fois de la force productive du travail et de la force destructive et aliénante de la marchandise et du capital devient l'expression la plus caractéristique des contradictions inhérentes au mode de production capitaliste" (20). Mandel va même encore plus loin en parlant d'impossibilité : "L'automation générale dans la grande industrie est impossible en régime capitaliste. Attendre une telle automation généralisée aussi longtemps que les rapports de production capitalistes ne sont pas supprimés, est tout aussi faux que d'espérer la suppression de ces rapports de production des progrès mêmes de cette automation" (21).

Réduction ou fin du travail ? 

Il existe aujourd'hui, sous des formes plus ou moins construites, l'idée que c'est la revendication d'un revenu garanti qui constitue l'axe d'un programme anticapitaliste. Elle est entrée en phase avec les objectifs concrets que s'est donné le mouvement des chômeurs en France, et elle est théorisée par un courant influencé notamment par les thèses de Negri. Celles-ci trouvent leur source dans une lecture de Marx, et notamment des Grundrisse qui est, à notre sens, doublement fausse. Elle repose d'abord sur une critique superficielle de la loi de la valeur qui "a vieilli et est devenue inutile" (22), parce qu'elle a perdu, en tant que théorie de la mesure, "tout sens face à la démesure de l'accumulation sociale". En tant que théorie, ses caractères essentiels auraient commencé à perdre de leur force "déjà au cours de la deuxième révolution industrielle". Le second ingrédient de cette lecture repose sur la référence au concept marxien de general intellect, poussé jusqu'à ses ultimes implications : "Le travailleur, aujourd'hui, n'a plus besoin d'instruments de travail (c'est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent : c'est la machine-outil que chacun d'entre nous porte en lui. C'est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive aujourd'hui" (23). 

Il n'est pas inutile de revenir sur l'unique passage des Grundrisse où figure la notion de general intellect est introduite. Gorz (24) le traduit directement de l'allemand, de la manière suivante : "Le développement du capital fixe indique à quel degré le niveau général des connaissances d'une société, knowledge, est devenu force productive immédiate et à quel degré, par conséquent, les conditions du procès vital d'une société [sont] soumises au contrôle du general intellect". La plupart des traductions ignorent la spécificité du concept et le traduisent. Le dernier membre de phrase devient : "(...) à quel point les conditions du processus vital de la société sont soumises à son contrôle et transformées selon ses normes", ou encore: "(...) jusqu'à quel point les conditions du processus vital de la société sont soumises au contrôle de l'intelligence générale et portent sa marque" (25). En réalité, cette expression n'introduit rien qui ne soit déjà présent dans l'analyse du capital fixe et de sa capacité à s'approprier la science comme une force productive directe. Comme il s'agit là d'une tendance permanente du capitalisme, on voit mal comment Marx peut être invoqué pour parrainer les innovations théoriques situant le capital "dans le cerveau des gens". 

Les partisans de cette théorie cherchent à substituer la revendication d'un revenu garanti à celle de réduction du temps de travail, comme axe central d'un projet de transformation sociale. Ils s'appuient pour ce faire sur des postulats plus ou moins implicites, et qui sont très discutables, indépendamment même du fait de savoir si une telle approche est en droit d'invoquer une filiation marxiste. Le premier postulat renvoie à une sorte d'essentialisme revendicatif. Le projet d'un revenu minimum serait consubstantiellement subversif, en contradiction irréductible et globale à l'égard du rapport salarial, et en correspondance étroite avec les transformations en cours. 

Pour avancer de telles évidences, il faut d'abord exagérer le processus de "fin du travail". La démarche de Negri est sur ce point représentative : "Aujourd'hui, pour reprendre ce que disent Gorz d'une part, Fitoussi, Caillé ou Rifkin de l'autre, il suffirait, pour garantir le niveau de développement et d'augmentation des rythmes d'automation et d'informatisation qui ont assuré le plein emploi, de travailler deux heures par jour" (26). Ce serait donc une "mystification pure et simple" de vouloir maintenir l'emploi "de la force de travail garantie". 

Pour aller plus loin que la mise en avant pointilliste de transformations originales, mais marginales dans l'organisation du travail, cette théorie devrait établir, par exemple, que la productivité du travail s'est accélérée au cours de la période récente, ou bien que la quantité totale de travail s'amenuise à une vitesse considérable. C'est le contraire que l'on observe : pour les six principaux pays capitalistes, le nombre d'heures de travail a augmenté de 18 % entre 1972 et 1996 (voir tableau 1). Il y a donc progression, et même progression plus rapide qu'entre 1960 et 1972 (0,7 % par an, au lieu de 0,4 %). C'est en Europe que le volume de travail a reculé, mais il n'a baissé que de 17 % en un tiers de siècle. De plus, il est, toujours au niveau de l'Europe, stabilisé depuis le début des années quatre-vingt.

On peut poursuivre cette horrible petite arithmétique sur le cas français. Deux heures par jour, c'est tout au plus 500 heures par an (50 semaines à 5 jours). 

En France, en 1996, on a effectué un peu plus de 37 milliards d'heures de travail (22,4 millions de personnes à 1640 heures par an selon l'OCDE). Si ce même nombre d'heures était assuré par des personnes travaillant 500 heures par an, il faudrait en employer 73 millions, ce qui excède la population française. Si on réduisait de 1/6 la durée du travail (de 1500 à 1250 heures par an), on augmenterait de 20 % la population employée, soit de 4,5 millions de personnes. 

Que faut-il de plus pour infirmer cette thèse ? On peut certes discuter les chiffres, mais on est tellement loin du rétrécissement attendu qu'aucun correctif ne permettra de rétablir un pronostic plus conforme à une vision aujourd'hui très répandue. La position de repli consiste à dire qu'il faut comprendre cette thèse en dynamique, que ce n'est que le début de la fin du travail, et que ses effets demeurent encore potentiels. Mais il s'agit alors d'une tout autre position, qui rétablit la question de la réduction du temps de travail et de ses modalités au centre du débat. 

Autrement dit, nous sommes loin d'une société d'abondance où le temps de travail se serait d'ores et déjà rétréci comme une peau de chagrin de telle sorte qu'il serait vain de vouloir le réduire encore. On peut même partager l'idée des théoriciens du general intellect selon laquelle la production passe de plus en plus par la flexibilité, la formation, la requalification continue de la force de travail, la production scientifique et ses langages, et même, pourquoi pas, par "la construction d'une communauté d'affects". Mais à condition d'en relativiser la portée et de comprendre que cette production indirecte de valeur est ensuite appropriée par le Capital qui continue à structurer l'ensemble de la société. Prendre pour achevé le processus d'émergence d'une "intellectualité de masse" conduit assez logiquement à une vision d'un communisme se développant dans les béances du temps échappant au contrôle du Capital. Gorz a donc parfaitement raison de qualifier de "délire théorique" les propositions de Lazzarato et Negri, pour qui "le capital devient un appareil vide, de contrainte, un fantasme, un fétiche". Selon ces mêmes auteurs "le processus de production de subjectivité, c'est-à-dire le processus de production tout court, se constitue hors du rapport au capital, au sein des processus constitutifs de l'intellectualité de masse, c'est-à-dire dans la subjectivisation du travail" (27). 

Une telle conception débouche sur une théorisation pour le moins originale du dépassement du capitalisme. Celui-ci est en effet devenu un "parasite", dans la mesure où "il n'a plus la capacité de maîtriser unilatéralement la structure du processus du travail, à travers la division du travail manuel et intellectuel" (28). Symétriquement, le travail "s'est émancipé par sa capacité à devenir intellectuel, immatériel ; il s'est émancipé de la discipline d'usine". On ne peut s'empêcher, à lire ces lignes, de se demander si l'on vit dans le même monde que Negri, quand aujourd'hui les témoignages convergent pour montrer à quel point le travail salarié est durci et asservi aux besoins du capital. Mais si l'on admet ces propositions, si l'on fait du jeune intermittent la figure majoritaire du prolétariat contemporain, alors la mise en place d'un salaire garanti est le moyen le plus direct d'accélérer un "processus révolutionnaire" déjà engagé, et que Negri observe avec ravissement : "une des choses les plus belles aujourd'hui, c'est précisément le fait que cet espace public de liberté et de production commence à se définir, portant vraiment en lui la destruction de ce qui existe comme organisation du pouvoir productif, et donc comme organisation du pouvoir politique". Devant une telle évidence, Negri n'a qu'une seule et assez jolie question : "Et ce que je ne comprends pas, c'est comment on peut résister à cela". Ce que Negri ne comprend pas, c'est que le capital, non seulement résiste, mais reprend, à sa manière, l'exigence de salaire garanti, sous une forme dévoyée, que Negri voit pourtant : "A une masse de pauvres, à des gens qui travaillent mais qui ne réussissent pas à s'insérer de manière constante dans le circuit du salaire, on attribue un peu d'argent afin qu'ils puissent se reproduire et qu'ils ne provoquent pas de scandale social". Il devrait donc être clair qu'il n'existe nul essentialisme qui protégerait de toute récupération, et empêcherait le mauvais salaire garanti de chasser le bon. Pourtant, Negri se contente d'évacuer le problème par une formule étonnante : "Mais le problème du salaire garanti est tout autre" (29). 

Ce optimisme radical, qui postule que la version subversive l'emportera, sans doute en vertu de sa supériorité intrinsèque sur la version conservatrice, est une forme moderne de déterminisme, à laquelle on peut adresser une seconde objection, qui est la séparabilité entre la sphère du travail salarié et celle du "hors-travail". On rencontre ici la version en quelque sorte qualitative de la fin du travail, qui consiste à dire que ce qui se passe dans la sphère du travail salarié importe finalement peu. Si le quantum de travail se réduit à deux heures par jour, il est assez subalterne de savoir si ce travail est pénible, intense, aliéné, etc. puisque, de toute manière, la vraie vie est ailleurs. Il y a donc une dialectique entre les deux volets de la thématique de la fin du travail : les gains de productivité réduisent en même temps le nombre d'heures de travail contraint et la significativité de cette contrainte. "Bien entendu, le capital a gagné", selon une autre formule à l'emporte-pièce de Negri, mais cette victoire est une victoire fantasmatique, puisque les nouveaux lieux de création de richesse sociale lui échappent. Cette thèse est fondamentalement en porte-à-faux avec la réalité du capitalisme contemporain qui durcit les conditions d'existence des salariés et se permet, à travers la menace du chômage, d'avoir le beurre et l'argent du beurre, autrement dit leur soumission, en même temps que leur implication (30). On ne voit pas, dans ces conditions, comment les travailleurs pourraient gagner sur le terrain du salaire garanti, tout en reculant totalement sur le terrain du rapport salarial. On a envie de reprendre à son compte l'affirmation de Simone Weil, selon laquelle : "Nul n'accepterait d'être esclave deux heures ; l'esclavage, pour être accepté, doit durer assez chaque jour pour briser quelque chose dans l'homme" (31). On ne voit surtout pas quel intérêt ils auraient à négliger un terrain pour en privilégier un autre sur lequel seuls d'irréductibles optimistes pensent qu'il serait plus facile de marquer des positions. Le discours sur la fin du travail ainsi joue un rôle dangereux de brouillage, car son effet est de déstabiliser les initiatives des salariés en déconsidérant les objectifs qu'ils se donnent : les pauvres sots rêvent encore de revenir au plein emploi alors que c'est une idée révolue, ils s'obstinent à lutter sur les salaires et le temps de travail, alors que tout cela est subalterne. Ils feraient mieux d'exiger un revenu garanti ! Il y a là un discours de désorientation, qui rejoint un certain nombre d'affirmations du patronat, et prend les organisations de salariés à contre-pied. 

Les conclusions que nous voudrions, à titre provisoire, proposer ici se situent sur un double terrain. Du côté des pratiques sociales, l'expérience disponible tend à montrer que progresse la compréhension d'une stratégie prenant en quelque sorte en tenailles l'exploitation capitaliste. Puisque, pour reprendre un slogan longuement travaillé, "Dedans c'est la galère, dehors c'est la misère", il faut combiner l'action pour l'obtention de droits immédiats et celle pour une réduction massive du temps de travail. Opposer cette dernière à la perspective du revenu minimum, c'est mettre en concurrence deux projets qui ne sont sans doute pas équivalents, mais qui ne peuvent que se renforcer l'un l'autre. La fusion de ces deux combats suppose que soient dépassées les divisions qui existent objectivement entre ceux qui ont un travail et les exclus, avec toute une gamme de situations et de trajectoires intermédiaires. La complémentarité s'articule autour de l'intérêt commun des chômeurs et des salariés à ce que la réduction du temps de travail soit pleinement créatrice d'emplois, les chômeurs parce qu'ils pourront alors être embauchés, et les salariés, parce que ces embauches proportionnelles garantissent que le travail ne sera pas intensifié. 

Ce processus de lutte contre le chômage est porteur d'une transcroissance nécessaire, en tout cas possible, de la défense de l'emploi vers une véritable remise en cause de la logique capitaliste de production, non pas à sa périphérie mais en son coeur. Ce qui est ainsi mis à l'ordre du jour, c'est bien le communisme défini comme la réappropriation par les travailleurs de la richesse qu'ils produisent, sous forme de temps libre. Et cela ne peut se faire sans transformer aussi le processus de travail, sans le révolutionnariser. Cette dialectique entre les deux versants d'une lutte radicale contre le chômage, ne fait après tout que retrouver l'une des intuitions centrales de Marx : "Le temps libre, le temps dont on dispose, soit pour jouir du produit, soit pour se développer librement, voilà la richesse réelle ; et ce temps n'est pas, comme le travail, réglementé par le but extérieur dont la réalisation constitue au choix soit une nécessité naturelle, soit un devoir social. Par le fait même que le temps de travail est limité à une mesure normale, que je l'occupe pour moi et non plus pour autrui, que l'opposition sociale entre maîtres et serviteurs disparaît ; que le travail devient réellement du travail social ; ce travail a un caractère tout autre, beaucoup plus libre, et le temps de travail d'un homme disposant de temps libre est forcément de qualité plus élevée que le temps de travail de la simple bête de somme" (32). 

Sur un plan plus théorique, on pourrait, en schématisant, résumer les propositions avancées ici de la manière suivante. Il y a chez Marx deux niveaux de lecture des contradictions du capital. Le premier s'appuie sur la présentation classique de la baisse tendancielle du taux de profit, qui renvoie à un postulat de baisse relative du salaire réel. La période dite fordiste a, jusqu'à un certain point, invalidé ce paradigme, ou l'a en tout cas fortement relativisé, en réunissant les conditions d'une accumulation intensive, abondamment décrite depuis. Le second niveau d'analyse, développé dans les Grundrisse, renvoie à la contradiction entre loi de la valeur et développement de la productivité sociale et apparaît comme bien adapté à la réalité contemporaine. Une telle contradiction, parce qu'elle touche à ses racines, ne peut être surmontée que par le dépassement ou par l'involution régressive d'un mode de production désormais "étriqué".

 

1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Marx-Engels, Oeuvres choisies, tome 1, Editions du Progrès, Moscou 1955, p.43. 2. Le Capital, Editions sociales, 1960, VIII, p.199. 3. Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, Editions sociales, 1968, p.68, 232 et 248. 4. Manifeste du parti communiste, p.34. 5. Manifeste du parti communiste, p.28. 6. Manifeste du parti communiste, p.31. 7. Karl Marx, Salaire, prix et profit, Marx-Engels, Oeuvres choisies, tome 1, Editions du Progrès, Moscou 1955, p.423. 8. Salaire, prix et profit, p.467. 9. Henri Maler, Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, sans Marx, Albin Michel, 1995, p.327. 10. Karl Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, Editions Anthropos, 1968, tome 2, p. 209- 231. Voir aussi Oeuvres, Economie II, Gallimard, Pléiade, 1968, p.297-311. 11. Karl Marx, Fondements, p.215. 12. Karl Marx, Fondements, p.226-227. 13. Karl Marx, Fondements, p.219. 14. Karl Marx, Fondements, p.221. 15. Karl Marx, Fondements, p.221-222. 16. Karl Marx, Fondements, p.225-226. 17. Karl Marx, Fondements, p.221. 18. Karl Marx, Fondements, p.222. 19. Karl Marx, Fondements, p.222.20. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Editions de la Passion, 1997, p.173. 21. Ernest Mandel, Le troisième âge, p.453. 22. Antonio Negri, "Vingt thèses sur Marx", in Marx après les marxismes. 23. Antonio Negri, Exil, Editions Mille et une nuits, 1998. 24. André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, 1997, note 1 p.57. 25. Respectivement Pléiade, tome 2, p.307 et Editions Anthropos, tome 2, p.223. 26. Antonio Negri, Exil. 27. Maurizio Lazzarato et Antonio Negri, Futur antérieur n°6, cité par André Gorz, Misères du présent, richesse du possible. 28. Antonio Negri, Exil. 29. Antonio Negri, Exil. 30. Thomas Coutrot, L'entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, La Découverte, 1998. 31. Simone Weil, La condition ouvrière, citée par Pierre Naville, De l'aliénation à la jouissance, Editions Anthropos, 1970, p.488. 32. Karl Marx, Histoire des doctrines économiques, Editions Costes, tome VII, p.122. Voir aussi Théories sur la plus-value, Editions sociales, tome 3, p. 301-302.

Voir ci-dessus