Derrière les climato-sceptiques, de puissants intérêts économiques. Entretien avec Jean-Pascal van Ypersele (climatologue UCL)
Par Jean-Pascal van Ypersele le Dimanche, 02 Mai 2010 PDF Imprimer Envoyer

La cause « anthropique » des changements climatiques semblait entendue depuis le quatrième rapport d’évaluation du GIEC. Or, voilà que déferle une offensive climato-sceptique sans précédent. A-t-elle un fondement scientifique ? Y a-t-il de bonnes raisons d’être climato-sceptique aujourd’hui ?

Jean-Pascal van Ypersele : Il y a certainement de bonnes raisons d’être climato-sceptique… Mais je ne pense pas qu’on puisse parler des climato-sceptiques en bloc, comme d’une catégorie. Il y a des distinctions à effectuer. Certains sceptiques défendent des intérêts bien établis. Leurs « bonnes raisons » d’être sceptiques sont évidentes. J’y reviendrai.

D’autres sceptiques veulent qu’on parle d’eux et pensent y parvenir en se campant à contre-courant. C’est le cas de Claude Allègre, dont les arguments n’ont ni queue ni tête. Enfin, il y a quelques personnes sans connaissance de la climatologie moderne mais qui ont un vernis de culture scientifique dans d’autres domaines et qui, sur cette base, s’autorisent des commentaires sans fondements. Pour le reste, il y a un débat permanent au sein de la communauté scientifique, notamment sur les raisons de la sensibilité plus ou moins élevée ou basse des modèles à tel ou tel paramètre, les nuages par exemple. Les incertitudes sont nombreuses et elles sont reconnues dans les rapports du GIEC. Il va de soi que ce débat est sain, le doute est essentiel aux progrès de la connaissance.

Vous évoquiez ces sceptiques qui défendent certains intérêts…

JPvY : J’assistais en novembre dernier à la présentation du rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) par l’économiste en chef de cet organisme. Selon les calculs de l’AIE, en cas d’accord ambitieux à Copenhague, les pays exportateurs de pétrole auraient perdu 4000 milliards de dollars d’ici à 2020. Il ne s’agit ici que du manque à gagner des pays de l’OPEP. Pour avoir une image complète des intérêts qui sont menacés, il convient de tenir compte aussi des multinationales du secteur pétrolier, ainsi que des autres énergies fossiles : charbon et gaz naturel. Les enjeux économiques sont donc colossaux. C’est dire qu’il y a des pays et des acteurs qui ne souhaitent pas que l’on réduise les émissions de gaz à effet de serre et qui font flèche de tout bois, en parfaite connaissance de cause mais sans aucun souci pour les conséquences. Il y a dans ces milieux des personnes sans aucune éthique et qui ont décidé d’alimenter le doute. Le doute est sain, je le répète, mais il est malsain de l’alimenter de façon démesurée. Or, c’est de cela qu’il s’agit.

Pouvez-vous donner un exemple de cette démesure ?

JPvY : Le volume II du quatrième rapport du GIEC comportait une erreur : dans le chapitre relatif à l’Asie, il était écrit que les glaciers himalayens auraient disparu en 2035, en l’absence de réduction des émissions. Les auteurs voulaient sans doute écrire « 2350 », pas « 2035 ». Il s’agit évidemment d’une erreur regrettable. Le GIEC l’a reconnue et corrigée. Nous faisons tout pour que de telles erreurs ne se reproduisent pas. Mais deux remarques s’imposent : 1°) la faute portait sur un élément qui n’était en rien capital du point de vue des fondements scientifiques des décisions à prendre à Copenhague (un élément qui ne figurait pas dans le résumé à l’intention des décideurs); 2°) reparler de cette erreur au moment précis du sommet et y consacrer des articles à la une des journaux, avec de gros titres sur plusieurs colonnes, était pour le moins démesuré. De tels choix éditoriaux sont sans aucun rapport avec l’importance de l’information. Ceci dit, ce n’est pas au GIEC d’aller plus loin dans l’analyse de ces choix et de ce qui les sous-tend. Il s’agit d’un problème politique et citoyen, nécessitant une analyse indépendante.

Comment expliquez-vous le succès populaire des sceptiques ?

JPvY : C’est très simple. Le film d’Al Gore était intitulé « Une vérité qui dérange ». C’est un mauvais titre car les scientifiques ne détiennent pas la vérité, ils la cherchent. « Climate science is settled » disent certains. Je ne suis pas d’accord. Le film aurait dû être titré « un message qui dérange ». Il dérange l’ordre établi, le monde tel qu’il est, l’économie telle qu’elle fonctionne, la société telle qu’elle est organisée… Il y a énormément de choses à changer si l’on veut stabiliser le système climatique. Dans un tel contexte, la tentation est grande d’ignorer le message. S’il devient trop visible, trop audible, la tentation est grande de le décrédibiliser. C’est ce que font les sceptiques liés aux intérêts établis. Ils savent que semer le doute est le meilleur moyen de réduire la détermination à agir dans le chef des décideurs politiques et économiques. En effet, pourquoi se donner du mal à réduire les émissions si les changements climatiques sont « an act of God » ?

Que le message dérange l’ordre établi, voila qui semble évident. Mais cela n’explique pas le succès populaire des sceptiques auprès des victimes de cet ordre établi…

JPvY : C’est que le message dérange non seulement les décideurs mais aussi les simples citoyens. La manière dont chacun d’entre nous fonctionne est en effet mise en question. Voyez ce bâtiment : Il a été construit en 1972, juste avant le premier choc pétrolier, et est équipé de simple vitrage. Mais cela dérange les gestionnaires de l’Université catholique de Louvain de devoir faire quelque chose. Il faudrait changer les châssis, changer les plaques qui sont en-dessous des fenêtres et qui contiennent de l’amiante : tout cela les dérange. On dit que l’amortissement de l’investissement est trop long mais il me semble tout de même que, depuis 1972, on aurait eu le temps de l’amortir, cet investissement…

Avec cet exemple, on reste dans la sphère des décideurs. Le cas des simples citoyens est différent. Comment expliquer le succès proprement populaire des sceptiques ? N’est-ce pas paradoxal dans ce contexte de crise et de chômage, quand on sait qu’une politique climatique ambitieuse créerait de nombreux emplois ?

JPvY : De nombreux citoyens se laissent prendre aux sirènes des sceptiques parce que le pouvoir politique n’a pas pris ses responsabilités. Si on laisse les citoyens tout seuls, sans informations, sans mesures d’accompagnement, la majorité d’entre eux ne peuvent que craindre les changements importants qu’implique la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Seule une minorité peut avoir une autre attitude, parce qu’elle dispose des moyens financiers pour faire les investissements nécessaires. Les responsables des craintes que la politique climatique fait naître chez les moins favorisés sont donc clairement les responsables politiques. Ils auraient dû prendre depuis longtemps une série de mesures pour interdire certaines pratiques, en rendre d’autres obligatoires, et surtout contrôler leur application effective. Notamment dans le secteur de la construction. Ils auraient dû réfléchir aux difficultés de celles et ceux qui n’ont pas de moyens et proposer des systèmes tels que le tiers payant, qui permet de concilier réduction des émissions, diminution des factures énergétiques, gain en termes de confort des habitations et équilibre des finances publiques.

Les négociateurs de Copenhague ne sont-ils pas comme les gestionnaires de l’UCL, qui savent à quoi s’en tenir et ne veulent pas prendre les décisions qui s’imposent, parce que ça les dérange, parce qu’ils ont une vision de court terme ?

JPvY : Je n’avais pas songé à cette comparaison mais je n’ai pas une vision si négative de l’accord de Copenhague. D’autres textes ont été adoptés. Quant au texte négocié par les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, et soutenu par l’Union Européenne, le verre est à moitié plein et à moitié vide. Il était prévu que les différents pays communiquent leurs plans climat respectifs au secrétariat de la Convention cadre pour le 31 janvier. Les 120 pays qui ont rempli cette annexe représentent 80% des émissions mondiales. Ce n’est pas négligeable et c’est une première.

Oui, mais sur base de ces plans on peut projeter une augmentation de la température de 4°C environ d’ici la fin du siècle…

JPvY : En effet, c’est insuffisant, je suis bien d’accord. Mais ce qui est intéressant c’est que les pays en développement annoncent, d’ici 2020, des réductions relatives de leurs émissions de 25 à 30% par rapport au scénario de référence. Leurs plans climat se situent donc dans la partie haute de la fourchette mentionnée par le GIEC : une déviation de 15 à 30% par rapport aux projections. Par contre, les réductions d’émission communiquées par les pays développés sont en moyenne de 15% en 2020 par rapport à 1990. Ce chiffre est à comparer aux 25 à 40% mentionnés par le GIEC comme condition pour ne pas trop dépasser 2°C de hausse de la température. Les pays développés, principaux responsables des changements climatiques, font donc la moitié ou moins de la moitié de l’effort qui leur incombe, tandis que les pays en développement font plus que ce qui est recommandé. Il y a là une contradiction qui a l’avantage d’être écrite noir sur blanc, sous le nez des négociateurs climatiques. Il me semble évident que cette contradiction va faire avancer le processus, de sorte que le texte adopté à Copenhague ne constitue pas le dernier mot de l’affaire. Pour être cohérents avec l’objectif de température qu’ils se sont assignés eux-mêmes, les objectifs des pays développés devront être adaptés à la hausse.

Par ailleurs, l’accord prévoit 100 milliards de dollars par an pour l’adaptation au niveau des pays du Sud à partir de 2020. Il y a beaucoup de points d’interrogation sur les modalités, la gestion, et d’autres questions, je le sais, mais on discute là de montants sérieux. L’enjeu est de continuer dans cette voie dans les mois qui viennent. Les pays en développement ont des raisons de se méfier et d’être exigeants, car il y a eu dans le passé beaucoup de promesses non tenues : les 0,7% du PIB pour l’aide au développement, les fonds pour la lutte contre le SIDA ou la malaria, les Objectifs du Millénaire pour le Développement… Il ne faut donc pas être naïfs : les 100 milliards annuels ne sont pas encore là. Les discussions à venir seront très difficiles, plus difficiles qu’à Copenhague car la confiance est perdue. Pour la reconstruire, les pays développés doivent consentir des avancées substantielles sur les deux plans : le financement de l’adaptation et la réduction des émissions.

Vous avez décrit vous-mêmes les énormes obstacles inhérents au système, notamment l’ampleur des surprofits dans le secteur des énergies fossiles. Quelle force sociale peut contraindre les gouvernements à passer outre ?

JPvY : Cela ne se fera pas tout seul, en effet. Je mentionnerai plusieurs éléments. Tout d’abord, la crise économique peut être un facteur de renforcement des engagements de réduction des émissions. Yvo De Boer l’a dit au Parlement européen : « tout le monde sait que pour l’Union européenne, réaliser les 20% sera ‘a piece of cake’ ». Les 30% en 2020 ne seraient pas si difficiles à atteindre. La Commission a d’ailleurs demandé une réévaluation des objectifs à la lumière de la crise économique. Je ne me réjouis évidemment pas de celle-ci, car elle a des effets sociaux dévastateurs. Mais le fait est que les émissions évitées l’ont été pour toujours. Un autre élément d’avancée possible pourrait être le progrès technologique. On ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. S’il y a une percée permettant une baisse importante du prix du photovoltaïque, ou des agrocarburants de 3e génération, on pourrait avoir de bonnes surprises.

Un troisième élément est l’évolution possible au niveau du monde politique. Obama a fait passer la réforme du système des soins de santé aux Etats-Unis. Cette réforme est insuffisante, d’accord, mais il est passé au-dessus des résistances à partir d’une vision à long terme. Une percée du même genre au niveau du climat aurait d’énormes conséquences dans le monde entier. Vu le rôle clé des USA et leur responsabilité majeure, cela pourrait provoquer un effet domino, notamment au niveau de la Chine. Le quatrième élément est l’opinion publique. Mais je le cite en dernier lieu car je suis bien conscient du fait que la majorité de la population a aujourd’hui d’autres préoccupations, à plus court terme.

« Nature », dans un éditorial récent, a décrit le désarroi des scientifiques qui se sont crus invités à un débat et qui se retrouvent confrontés à des méthodes de voyous de la part des sceptiques. La revue appelle les chercheurs à riposter par les mêmes méthodes. N’est-ce pas dangereux ?

JPvY : « Science as a contact sport » est le titre d’un nouveau livre du climatologue Stephen Schneider. Le fait est que les scientifiques ont très peu l’habitude d’être pris dans des débats où on les agresse à coups d’arguments fallacieux sous-tendus par des intérêts socio-économiques. Il y a chez de nombreux scientifiques une certaine naïveté par rapport au débat politique, ce qui explique la surprise face aux attaques des sceptiques, y compris au sein du GIEC . La virulence et les moyens utilisés pour nous décrédibiliser en ont surpris plus d’un. Il n’est pas question de riposter avec les mêmes armes : les citoyens seraient légitimement amenés à conclure que les deux parties sont à renvoyer dos à dos. Les gens se diraient « tous pourris » et ne feraient rien. Ceci dit, recourir aux médias en choisissant soigneusement le moment, les termes employés, les arguments développés : rien de cela n’est malhonnête en soi.

Il y a actuellement au sein du GIEC une réflexion sur la stratégie de communication. Nous voulons nous aussi tirer parti de ce que les médias peuvent apporter, mais nous le ferons évidemment sur la base d’arguments honnêtes, fondés scientifiquement, en expliquant et en réexpliquant sans relâche, en faisan appel à la raison. Ce point est très important. L’emprise plus grande des sceptiques aux Etats-Unis n’est pas sans rapport avec le niveau plus bas de culture scientifique au sein de la population.

En Europe, on n’enseigne pas en parallèle la théorie de l’évolution et le créationnisme aux élèves. Si nous faisions autrement, nous perdrions à terme toute crédibilité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis très réticent à exploiter des évènements graves ou catastrophiques pour dire : vous voyez, c’est à cause du changement climatique.

On connaît la tendance générale, on sait que les changements climatiques sont en marche, mais on ne peut pas dire avec certitude que telle canicule précise en est la preuve. Il faut rester plus prudent et éviter le sensationnalisme. Le problème climatique est déjà suffisamment grave comme cela.

Propos recueillis par Daniel Tanuro

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