Un défi social et politique MAJEUR
Par Daniel Tanuro le Lundi, 01 Octobre 2007 PDF Imprimer Envoyer
Dans le pire des cas — scénario « business as usual » — 150 millions de gens pourraient être obligés de déménager d’ici 2050 par suite de la montée du niveau des océans due au réchauffement de la planète (1). Dans le même temps, la pénurie d’eau, la malaria et la famine pourraient voir le nombre de leurs victimes augmenter respectivement de trois milliards, 300 millions et 50-100 millions.

Quoique ce tableau des effets du changement climatique soit déjà plus qu’inquiétant, il faut y ajouter deux autres éléments, dont l’importance n’échappera à personne :

- les répercussions agricoles. Au-delà de 3°C d’augmentation de la température moyenne de surface, il est fort probable que la productivité globale des écosystèmes cultivés sera affectée. En deçà de cette limite, des impacts négatifs seront perçus (sont déjà perçus) dans de vastes régions tropicales et subtropicales, en Afrique et en Amérique du Sud principalement ;

- les effets sur les écosystèmes. Le réchauffement a dès à présent des conséquences clairement observables, dont certaines auront en retour de sérieuses implications sur certaines populations : déclin accéléré de la biodiversité (- 25 % selon une étude publiée dans la revue Nature), dépérissement des récifs coralliens, fragilisation des mangroves et des grands massifs forestiers comme celui de l’Amazonie...

Comment le système capitaliste gérera-t-il de telles situations ? La question ne cesse pas de préoccuper quand on considère les politiques déjà mises en œuvre dans certains cas concrets, comme les îles du Pacifique, ou la Nouvelle Orléans après le passage du cyclone Katrina, ou qu’on examine les scénarios stratégiques de certains « experts ».

Îles du Pacifique

Dans certains petits États insulaires du Pacifique, la menace du réchauffement est d’ores et déjà vécue comme un angoissant problème quotidien. Début décembre 2005, la population de Lateu, un petit village d’une centaine d’habitants sur l’île Tegua, dans l’État polynésien de Vanuatu, a été déplacée pour échapper aux inondations de plus en plus fréquentes (2) : la barrière de corail ne protège plus suffisamment des cyclones, l’érosion fait reculer la côte de 2 à 3 mètres par an. Lateu est le premier cas de déménagement collectif par suite de la hausse du niveau des océans. Mais le Tuvalu, un autre État du Pacifique, compte déjà trois mille réfugiés climatiques. Situé à 3 400 km au nord-est de l’Australie, ce pays (26 km2 de terre plus ou moins ferme) est constitué de huit atolls culminant à 4,5 mètres au-dessus du niveau des flots. Il risque fort d’entrer dans l’histoire comme le premier pays qui aura dû être complètement évacué par suite du changement climatique.

Conscient de la situation, le gouvernement de Tuvalu, en 2000, a demandé à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande de s’engager à accueillir ses 11 636 ressortissants, en cas de besoin. Canberra a refusé, sous prétexte qu’un accueil collectif serait « discriminatoire » par rapport à d’autres candidats réfugiés. Quant à la Nouvelle-Zélande, elle n’a accepté d’accueillir, par an, que 74 personnes… à condition que celles-ci soient âgées de 18 à 45 ans, disposent d’une offre d’emploi « convenable » en Nouvelle-Zélande (emploi salarié, plein temps, à durée indéterminée), prouvent leur connaissance de l’anglais, soient en bonne santé et disposent de ressources suffisantes si elles ont une personne à charge (3). Pour prendre toute la mesure de cette politique, précisons que l’Australie, par exemple, compte trois habitants par km2, que son Produit Intérieur Brut par habitant (PIB/HAB en PPA) est de 29 632 dollars/an (4), qu’elle a refusé de ratifier Kyoto et qu’elle est un des plus gros utilisateurs de charbon de la planète…

Katrina, New Orleans

« Les pauvres seront les principales victimes du changement climatique », avertit le GIEC. L’affaire Katrina montre que cet avertissement vaut aussi pour les pays développés. Rien ne permet d’affirmer que le cyclone qui a dévasté la Nouvelle Orléans en août 2005 était dû à l’augmentation de la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre. Mais la violence des cyclones dans l’Atlantique Nord a doublé au cours des trente dernières années, probablement par suite du réchauffement (5). Surtout, la gestion de crise a été très révélatrice. Avant, pendant et après.

Avant ? Alors que la menace pesant sur la capitale du jazz était connue de longue date, l’État fédéral, pour financer ses aventures guerrières, tailla à la hache dès 2001 dans les budgets de l’organisme chargé de la prévention des inondations, le SELA (Southeast Louisiana Urban Flood Control Project, dont la gestion relève du Corps du Génie de l’armée). Début 2004, l’administration octroya à peine 20 % de ce qui était demandé pour terminer le renforcement des digues du lac Pontchartrain. A la fin de l’année, en dépit d’une activité cyclonique sans précédent, le SELA reçut le sixième de ce qu’il sollicitait : 10 millions de dollars. Entre-temps, en juillet, la Federal Emergency Management Agency (FEMA) avait mis au point un plan catastrophe basé sur l’hypothèse cynique que les pauvres (30 % de la population, dont 67 % de Noirs), en cas d’inondation, resteraient sur place — puisqu’ils n’ont pas les moyens financiers de payer leur évacuation. « Les résidents doivent savoir qu’ils seront abandonnés à eux-mêmes pendant plusieurs jours », déclara Michael Brown, chef du FEMA. En juillet 2005, les autorités municipales prévenaient les habitants que ceux-ci seraient « largement responsables de leur propre sécurité » (6).

Pendant ? 138 000 des 480 000 habitants sans secours pendant cinq jours, plus de mille morts, brutale répression des initiatives de survie (qualifiées systématiquement de « pillage »)… Ces faits ont été largement rapportés par les grands médias. Il est clair qu’ils ne s’expliquent pas seulement par la négligence ou la pagaille, mais par une logique anti-pauvre, de classe, raciste et arrogante, dans laquelle les spéculations immobilières sordides semblent avoir joué un rôle non négligeable. Les déclarations de George W. Bush et de son entourage en apportent de nombreuses confirmations (7).

Après ? Moins connues du grand public, certaines mesures prises dans le cadre de la reconstruction sont très significatives également : salaire minimum supprimé, marchés publics attribués à des sociétés amies (Halliburton !) sans appels d’offre, entrave au retour des populations pauvres au profit d’un remodelage de la ville, etc. (8). En bref : un bel exemple de la manière dont le capital peut utiliser la crise écologique pour améliorer les conditions de sa mise en valeur...

Menace de barbarie

Les îles du Pacifique et Katrina mettent en lumière ce que les néolibéraux entendent par « gérer les conséquences du réchauffement ». Si on projette ces exemples à l’échelle globale, alors la conclusion s’impose d’elle-même : d’ici quelques décennies, le changement climatique pourrait servir de décor à des scénarios barbares d’une ampleur aussi inédite que la perturbation du climat par l’activité humaine.

Certains « think tanks » conservateurs ne font pas mystère de leurs projets en la matière. Dans une étude sur les implications d’un changement climatique brutal pour la sécurité nationale des USA, deux « experts » écrivaient froidement que les États-Unis et l’Australie « construiront probablement des forteresses parce que ces pays ont les ressources et les réserves permettant de réaliser leur autosuffisance ». Tout autour de ces forteresses, « les morts causées par la guerre de même que par la famine et les maladies [dues au réchauffement] diminueront la taille de la population qui, avec le temps, se réajustera à la capacité de charge » (9). Trop peu de commentateurs ont attiré l’attention sur le fait que la valeur scientifique de cette soi-disant « étude » est nulle (notamment parce que, à l’instar du film catastrophe « Le Jour d’Après », elle fait coexister la menace d’une nouvelle glaciation et celle d’une hausse du niveau des océans, ce qui est un non-sens). Mais le plus inquiétant est l’absence de protestation des milieux scientifiques face au fait que le concept écologique de « capacité de charge » des écosystèmes est utilisé à l’appui d’un projet socio-politique abject : l’extermination massive des pauvres.

Ce rapport ne constitue malheureusement pas une exception. La liste des élucubrations réactionnaires suscitées par le réchauffement est en effet très longue. C’est ainsi que d’autres « experts » envisagent de compléter le marché des droits d’émission de gaz à effet de serre par un marché des « droits de procréer », sous prétexte que la « démographie galopante » des pays en développement serait une cause majeure de déstabilisation du climat. De rudes batailles idéologiques et sociales se profilent sur ces questions. On l’a vu avec la tentative — avortée — d’infiltration de la plus importante association américaine de protection de la nature, le Sierra Club, par des taupes d’extrême-droite, pour qui l’arrêt de l’immigration devait devenir la revendication « écologique » prioritaire (10). La gestion néolibérale du changement climatique pourrait être encore plus dangereuse que ce changement lui-même.

Nécessité d’une mobilisation, besoin d’une alternative

De nombreux signes indiquent que la lutte pour le climat constituera de plus en plus un enjeu social et politique majeur. Au-delà du protocole de Kyoto (un premier pas très insuffisant), la réponse du système capitaliste est en train de se dessiner et de se préciser sous nos yeux. Elle consistera notamment à utiliser la menace gravissime du réchauffement pour pousser une accentuation des politiques néolibérales génératrices d’exclusion, de domination, d’inégalités et de dégradations de l’environnement. Une autre politique climatique est donc nécessaire. Une politique qui sauve le climat dans la justice sociale, la démocratie et le respect des écosystèmes, à l’échelle mondiale. Une politique qui redistribue radicalement la richesse et met fin au productivisme. L’imposition de cette politique passe par la mobilisation la plus large, à l’échelle mondiale.

Dans cette perspective, l’information joue un rôle d’autant plus important qu’elle porte sur des matières avec lesquelles les militants des mouvements sociaux ne sont pas toujours suffisamment familiarisés. En février 2005, le Comité International de la Quatrième Internationale avait notamment décidé de « consacrer une attention accrue à la question climatique et à la politique climatique, notamment par le biais de la presse des sections et de l’Internationale ». Ce numéro d’Inprecor se veut une contribution à l’effort de conscientisation nécessaire, au sein de notre mouvement et au-delà. Bien qu’il ait été rédigé avant la publication (le 1er février 2007) du quatrième rapport d’évaluation du Groupe d’experts International sur l’Évolution du Climat (GIEC), et qu’il n’intègre pas certaines propositions récentes (comme la proposition d’une nouvelle politique énergétique pour l’Europe formulée par la Commission Européenne en janvier de la même année) nous espérons qu’il fournira à la gauche anticapitaliste et antilibérale une première batterie d’outils lui permettant de prendre sa place dans la grande bataille qui a commencé.

Notes :

1. 30 millions en Chine, 30 millions en Inde, 15-20 millions au Bangladesh, 14 millions en Égypte (Myers 1994, cité par Friends of the Earth Australia, « A Citizen’s Guide to Climate Refugees », 2005)

2. Environment News Service, 12 janvier 2006

3. Friends of the Earth Australia, 2005, op. cit.

4. PIB/habitant corrigé des variations du pouvoir d’achat.

5. Nature, 31 juillet 2005

6. Jessica Azulay, « FEMA planned to Leave New Orleans Poor Behind », http://newstandardnews.net

7. Interrogée sur les conditions extrêmement précaires dans lesquelles les réfugiés étaient parqués au Texas, la mère de Bush déclara : « Ces gens-là étaient des défavorisés de toute façon, c’est bon pour eux » Editor & Publisher, 5 septembre 2005.

8. Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein, « L’ouragan Katrina, le désastre annoncé », Syllepse, 2005.

9. “An abrupt Climate Change Scenario and its Implications for US National Security”, P. Schwartz and D. Randall, oct. 2003. Le texte a été publié sur de nombreux sites, notamment celui de Greenpeace.

10. “Bitter Division for Sierra Club on Immigration”, The New York Times, 16 mars 2004

Climat et autosuffisance alimentaire

Selon un rapport de la FAO, « Dans une quarantaine de pays pauvres, totalisant 2 milliards de personnes dont 450 millions souffrent de la faim, les pertes de production agricole du fait du changement climatique accroîtraient dramatiquement le nombre de sous-alimentés ». Les pays d’Afrique subsaharienne paieraient le plus lourd tribut. On estime à 1,1 milliard d’hectares les terres arides où la période de croissance des cultures est inférieure à 120 jours. D’ici à 2080, cette surface pourrait s’accroître de 5 % à 8 %. Au-delà de l’Afrique, toutes les régions tropicales et subtropicales seraient affectées. La production céréalière de 65 pays abritant plus de la moitié de la population du monde en développement risque de chuter de quelque 280 millions de tonnes (soit 16 % du PIB agricole de ces pays).

Source : http://www.fao.org/newsroom/FR/news/2005/102623/index.html

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