Offensive patronale contre les enseignements publics
Par Carlos Sevilla Alonso le Mardi, 20 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

L’éducation fait face à de multiples menaces qui cherchent à la réduire à la condition de marchandise. De l’École républicaine française à l’Université de masse après la Seconde guerre mondiale, les systèmes d’éducation ont reproduit et continuent à reproduire les inégalités de classe. D’autre part, de nouvelles résistances apparaissent qui mettent à l’ordre du jour la défense du service public et la recherche d’alternatives au modèle éducatif néolibéral.

L’éducation à la croisée des chemins

L’éducation, comme les autres services publics, est au centre des projets de contre-réformes de l’UNICE (organisme patronal européen), de l’OCDE, de l’ERT (Table Ronde des industriels européens), de la Commission européenne et de l’OMC — avec l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). Elle constitue le point de mire des contre-réformes que chacun des États entreprend en vue de « libéraliser » ce service public et de l’ouvrir à la voracité du capital.

Au-delà de ces tendances conjoncturelles, les systèmes éducatifs formels ont contribué et contribuent toujours à la reproduction structurelle et idéologique de la société de classes. Pourtant, de plus en plus, l’éducation a une fonction économique et de moins en moins idéologique, puisque la presse, la radio, la télévision et la publicité ont pris la relève de cette fonction.

A partir du XXe siècle, les progrès technologiques industriels, la croissance des administrations publiques et le développement des emplois dans le commerce ont fait renaître la demande de main-d’œuvre qualifiée. Le système d’éducation s’est ouvert dès lors à des filières « modernes », techniques ou professionnelles. On a commencé à affecter une fonction économique à l’enseignement. Après la Seconde guerre mondiale le rôle économique de l’école s’est développé.

L’essor dudit « État providence », à partir d’une croissance économique forte et durable d’innovations technologiques lourdes et de longue portée, exige une croissance de la main-d’œuvre salariée et une augmentation générale du niveau d’instruction chez les travailleurs et les consommateurs. Les budgets d’éducation sont passés de 3 % du PIB au cours des années 1950 à 6 % voire à 7 % à la fin des années 1970. Les aspects qualitatifs de l’adéquation entre l’enseignement et l’économie (objectifs, contenus, méthodes, structures) sont devenus des questions de moindre importance.

L’enseignement secondaire (et, dans une moindre mesure, supérieur) qui se massifie entre 1950 et 1980 ne change pas fondamentalement de nature. Cette massification a également contribué au rôle du système éducatif comme instrument de reproduction de la stratification sociale. La demande de main-d’œuvre dans le secteur des services et dans l’administration semblait offrir certaines perspectives de promotion sociale, par contre, la massification (et la non-démocratisation des structures) a également donné lieu à l’augmentation de l’échec scolaire et du nombre d’enseignants « libéraux » (répétiteurs), se convertissant de la sorte en une nouvelle sélection hiérarchisante.

Avec le nouveau contexte économique défini par la crise structurelle qui débute au cours des années 1970, la croissance des dépenses publiques, où l’éducation occupe une place prédominante, sera brutalement freinée. Les dirigeants des pays capitalistes prennent pleine conscience de ce nouvel environnement et des nouvelles missions qu’il impose à l’enseignement.

Ce nouvel environnement se caractérise par :

— L’innovation technologique constante : les industries et les services ont profité de ces innovations pour atteindre une plus grande productivité ou pour conquérir de nouveaux marchés ; l’introduction des technologies de la communication dans la production et les marchés de masse ; la constante diminution de la prévisibilité économique.

— Les réformes du marché du travail en vue d’accroître la précarité de l’emploi : les travailleurs sont obligés de changer régulièrement de poste de travail, d’emploi, voire de fonction ; la croissance du nombre d’emplois hautement qualifiés (informaticiens, ingénieurs, spécialistes de systèmes informatiques et de gestion de réseaux) augmente en pourcentage mais non pas en volume ; d’autre part la croissance est encore plus explosive chez les emplois peu qualifiés (ou de formation de courte durée sur le lieu même du travail).

— L’abandon de l’engagement de l’État vis-à-vis des services publics ; la crise des finances publiques.

La dualisation qui se produit sur le marché du travail s’accompagne d’une dualisation parallèle dans l’éducation. Ainsi, la flexibilité au travail exige le recyclage de la force de travail, par le biais de la formation continue tout au long de la vie. Ce processus nécessite une adaptation qualitative de l’enseignement (formation à utiliser puis à jeter) et une main-d’œuvre docile, disposée à assumer sa propre adaptation au marché du travail (employabilité).

Ainsi, la dérégulation des diplômes apparaît, on suggère des formules flexibles de certification (jusqu’à maintenant fortement régulées par le diplôme) qui permettent de diminuer la capacité collective de négocier les conventions et partenariats avec les entreprises (avant la crise budgétaire) et introduisent « l’esprit d’entreprise » (la compétence professionnelle, l’aptitude personnelle, la discipline) au sein des systèmes d’enseignement.

Une autre tendance dans l’éducation est la promotion de modes de formation informels : on fait la promotion de l’éducation hors de l’école par les fournisseurs d’enseignement privé à but lucratif — une « éducation tout au long de la vie » rentable pour ses fournisseurs. On répand l’idée de répartir les responsabilités entre les pouvoirs publics et les fournisseurs privés.

La stratégie patronale peut se résumer ainsi : baisser les coûts de la formation (l’État prend en charge les coûts, augmentant ainsi la marge de bénéfices privés), déstructurer l’obtention des diplômes pour les adapter à la précarisation du travail et déqualifier ainsi la société dans son ensemble.

Projets AGCS et EEES ou l’éducation-marchandise

L’éducation comme l’ensemble des services publics a intégré le domaine du commerce international par le biais de l’OMC et de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). L’objectif de l’AGCS c’est « la libéralisation complète du marché des services ». L’éducation, comprise dans l’AGCS, a été introduite à l’origine de l’OMC (Cycle d’Uruguay 1995) à l’initiative des États-Unis, le plus important exportateur de services éducatifs.

Les services éducatifs fournis par une autorité gouvernementale, dont la prestation est totalement gratuite et n’est pas ouverte à la concurrence sur une base commerciale, constituent une limite de l’AGCS (art. 1.3b et c). Le problème est que ce monopole existe rarement car il y a de nombreuses formes « d’externalisation » ou de sous-traitance des services publics, bien que le principal fournisseur soit une autorité gouvernementale. Il n’y a pas, de ce fait, de services publics à l’état pur et les portes s’ouvrent devant l’AGC et les règles du marché.

Le marché de l’éducation (comme l’OMC le dénomme) est divisé en cinq catégories : l’enseignement primaire, secondaire, supérieur, celui pour adultes et les autres services éducatifs. Le secteur public continue à être la source principale de son financement.

L’article 15 de l’AGCS menace d’en finir directement avec le financement public de l’enseignement et qualifie les subventions « de distorsion du commerce des services » ; il affirme que « tout membre qui considère qu’une subvention accordée par un État-membre lui est préjudiciable, pourra mettre en marche le processus d’examen et solliciter une consultation de l’organisme de résolution des différends » — le tribunal de l’OMC qui appliquera des sanctions contre les pays dressant des obstacles à la libre concurrence. Les autorisation, les exigences et les normes techniques de régulation interne des États-membres de l’OMC ne peuvent, selon l’article 4, continuer à constituer des « obstacles non nécessaires » à la libre circulation des marchandises (ici, les services d’enseignement !).

Ces articles de l’AGCS sont accompagnés des principes fondamentaux de l’OMC comme ceux de « la nation la plus favorisée » ou du « traitement national ». Dans le premier cas, le traitement favorable à un autre pays signataire en matière d’importation et exportation de services implique le même traitement pour l’ensemble des pays signataires et dans le second cas, les entreprises étrangères présentes sur le marché d’un pays donné doivent bénéficier d’un traitement non moins favorable que celui qu’il accorde aux entreprises nationales dans ce marché.

Comme on peut l’observer, les objectifs de l’AGCS sont le démantèlement pur et dur de l’enseignement public qui est traité comme un concurrent disposant des avantages (grâce au financement public) dont est privé l’enseignement fourni par les entreprises privées.

Au moment où nous écrivons, l’Union européenne (UE) a exclu l’enseignement des propositions de la Commission européenne pour le Sommet de Cancún de l’OMC. Or, la pression de l’avant-garde néolibérale en matière d’enseignement (États-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande), l’importance de certains pays de l’UE en tant qu’exportateurs de services d’enseignement (France, Allemagne, Grande-Bretagne), la pression au sein de l’UE de l’ERT et de l’UNICE, enfin l’objectif tant de l’OMC que de l’AGCS d’avancer vers la libéralisation complète, ne mettent nullement à l’abri les secteurs de service public momentanément exclus des négociations.

Au sein de l’UE, l’Espace européen d’enseignement supérieur (EEES) est en développement, en rapport évident avec l’AGCS (comme forme d’application progressive de celui-ci qui coïncide avec les délais pour 2010) ainsi qu’avec les objectifs établis par le Conseil européen de Lisbonne de 2002 : promouvoir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance durable, où l’enseignement doit s’adapter aux nouvelles exigences technologiques, de main-d’œuvre qualifiée et de flexibilité » formulées par le milieu patronal européen.

Le développement de l’EEES s’établit par la méthode de coordination ouverte et se reflète dans le « processus » de Bologne qui de 1998 jusqu’à 2003 a connu plusieurs rencontres de ministres chargés de l’enseignement supérieur (Sorbonne 1998, Bologne 1999, Prague 2001 et la plus récente à Berlin 2003). Cet espace prend sa source dans le Livre Blanc sur l’éducation de la Commission européenne (1990), dont le rôle dans la détermination des politiques de l’éducation s’est accru de manière significative, sous la pression institutionnelle de l’ERT et de l’UNICE.

Du point de vue de la régulation législative, l’éducation et la formation figurent aux articles 149 et 150 du Traité de l’Union européenne où l’on retrouve les critères généraux et des bonnes intentions ; mais le projet de Constitution européenne, présenté par la Convention, constitue une menace pour tous les services publics car il introduit le nouveau concept de « services d’intérêt économique général », concept qui se retrouve également dans le Livre Vert de la Commission.

Dans le Livre Blanc, comme dans les rapports de la Commission en matière d’enseignement de la décennie, dès 1990 l’influence de l’ERT et de l’UNICE est flagrante et les principes développés dans leurs rapports respectifs sont repris par la Commission européenne et le projet de l’EEES. Ces principes sont de promouvoir l’enseignement à distance et l’enseignement électronique comme modes de formation informels offerts par des fournisseurs privés, l’enseignement tout au long de la vie, pour s’adapter aux exigences changeantes du marché du travail, la responsabilité individuelle des étudiants face à leur propre formation et à l’adaptation au marché, l’employabilité, la rénovation des méthodes pédagogiques par l’introduction passive de nouvelles technologies, l’introduction du marketing dans les écoles, pour promouvoir l’esprit d’entreprise. En soi, cela n’est pas très parlant. Pour décrypter ce langage technocratique il faut le situer dans le nouveau contexte économique, rappelé au début de cet article.

On peut identifier quatre grands moyens qu’adopte le projet de l’EEES en cours d’application:

— changer la structure des études universitaires ;

— mettre en place un système de titres d’études homologables ;

— développer le Système européen de transfert d’unités de cours capitalisables (ECTS) ;

— promouvoir la mobilité des enseignants et des étudiants.

Le moyen fondamental est la réforme de la structure des études, en établissant deux cycles (undergraduate et graduate), en réduisant la durée du premier cycle à trois ans convertis en enseignement généraliste orienté vers le marché du travail précarisé et un second cycle où seule une élite pourra poursuivre ses études.

Dans le processus de Bologne, c’est à partir de la Déclaration de Prague de l’an 2001 signée par 33 pays qu’apparaît avec le plus de clarté l’influence de la Commission qui participe à la rencontre avec le vocabulaire de l’ERT et de l’UNICE, ainsi qu’avec les objectifs du Conseil européen de Lisbonne. Cette déclaration énonce son appui à l’enseignement tout au long de la vie par le recyclage de la force de travail et l’objectif d’augmenter la compétitivité de l’EEES pour attirer des étudiants de partout dans le monde (éducation transnationale).

Il faut souligner la participation de l’Union européenne des étudiants (composée de syndicats étudiants UNEF, UDU, NUS, Vss-Unes, ÖH) à la réunion de Prague et au groupe de suivi du processus de Bologne. Le résultat fondamental en a été de le légitimer sans réussir à en modifier quelque aspect que ce soit.

L’éducation et non le profit !

Mais l’espoir grandit aussi, grâce à l’impulsion du mouvement altermondialiste, à ses contre-sommets, forums et manifestations qui donnent lieu à une convergence d’acteurs dans le domaine de l’éducation qui partagent une même analyse critique de sa marchandisation et recherchent des alternatives à celle-ci.

Ainsi, on constate le développement de forums sectoriels en matière d’éducation comme espaces de réflexion et d’action pour les opposants au néolibéralisme. Notamment, le Forum mondial de l’éducation (2002-2003) dans le cadre du Forum social mondial, composé de syndicats et d’ONG qui ont développé une analyse et formulé des alternatives, mais sans propositions d’action. Un autre forum important à été le Forum d’éducation européenne de Berlin (2003), comme espace de convergence européen de groupes étudiants et de syndicats de base face au processus de Bologne et à l’AGCS.

Dans le cadre du Forum social européen différentes initiatives ont eu lieu (séminaires, conférences, assemblées d’étudiants) qui, si elle n’ont pas réussi à cristalliser des propositions d’action de dimension européenne, ont donné l’impulsion à la mise en place d’un réseau sectoriel européen en matière d’éducation.

L’importance politique de ces réseaux est évidente, car si l’offensive néolibérale se déroule au niveau mondial (AGCS) et continental (Commission européenne et processus de Bologne), les résistances demeurent ancrées dans le cadre strictement national contre les mesures de chaque gouvernement qui répondent à une logique d’ensemble. C’est par le biais de ces convergences et de l’unification des revendications et de l’action d'une portée européenne qu’on pourra passer des luttes nationales défensives à une dynamique de conquêtes partielles — nécessitant une dimension européenne — pour faire obstacle au projet patronal éducatif et ouvrir la voie à la défense et la transformation des services publics afin qu’ils soient universels, gratuits et sous contrôle des usagers et des travailleurs.

Carlos Sevilla Alonso est militant d’Espacio Alternativo (État espagnol). Traduit de l’espagnol par Maria Gatti.

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