Ouvrir une brèche dans l’austérité : la lutte contre la dette illégitime comme levier
Par Daniel Tanuro le Mardi, 04 Octobre 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le sentiment que ‘le système’ est injuste et irrationnel est très répandu, surtout depuis 2008. Le monde du travail ne croit plus au « théorème de Schmidt » (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain »). Mais l’idée domine qu’il n’y a malheureusement pas d’alternative dans le contexte de la mondialisation. Ouvrir une brèche dans ce fatalisme pourrait conduire très vite à un changement important des rapports de forces. Mais comment et où agir ? La lutte contre les dettes illégitimes constitue un levier.

Henri Wilno, dans un texte récent, situe bien le problème auquel les anticapitalistes sont confrontés :

« Deux écueils guettent les forces de contestation radicale du système :

• Le premier serait de prendre le monde à témoin de l’irrationalité du capitalisme, d’élaborer des propositions alternatives techniquement argumentées et de croire qu’elles s’imposeront par la force des idées et la pédagogie (…).

• La seconde serait de se borner à des dénonciations générales du capitalisme et à appeler à son renversement comme seule solution, en se désintéressant, voire en dénonçant comme réformistes ou opportunistes les idées contestataires qui circulent dans la société. » [1]

La difficulté de la situation est en effet la suivante : des solutions anticapitalistes très radicales sont absolument indispensables, mais le niveau de conscience est fort bas et les rapports de forces sociaux sont franchement mauvais.

Comment faire ?

Il ne peut être question de résoudre cette difficulté en rabaissant le programme : les révolutionnaires doivent dire ce qui est. Ils doivent avancer un ensemble de revendications qui donne une réponse cohérente à la situation, et pointe en direction de la nécessaire destruction du capitalisme.

La Gauche a tenu le drapeau de l’anticapitalisme quand d’autres pensaient plus réaliste de se contenter d’antinéolibéralisme. Nous avons bien fait. Cet antinéolibéralisme qui ne voulait s’en prendre qu’aux « excès » du capitalisme ne pouvait finir que dans l’actuel aplatissement social-démocrate face aux marchés financiers.

Mais nous ne sommes pas contre les réformes. Nous soutenons tout pas en avant qui permet de créer une dynamique de lutte et d’entamer la toute-puissance du capital.

L’antinéolibéralisme ayant perdu toute crédibilité comme voie alternative à l’anticapitalisme, nous n’avons aucun complexe à reprendre le flambeau de la lutte pour des réformes antinéolibérales, mais à notre manière : 1°) en les inscrivant dans notre perspective stratégique ; 2°) en en faisant des enjeux de la lutte de classe. Car tout dépend de cela : la construction de rapports de forces !

Dans cette approche, la dynamique est le facteur clé : nous soutenons des réformes qui créent une dynamique, pas celles qui dévient de la trajectoire. La création d’une banque publique sur le modèle de la CGER, par exemple, n’est pas une bonne revendication, selon nous, car elle contourne l’enjeu clé : l’expropriation de la finance. Mais prenons un autre exemple, positif celui-là : face au chômage, nous sommes pour l’interdiction générale des licenciements par la mutualisation des coûts au sein de la classe capitaliste. Cette mesure est absolument nécessaire. Cependant, nous soutiendrons à fond une lutte décidée pour l’interdiction des licenciements dans les seules entreprises qui font des profits, car ce serait un pas en avant important dans la bonne direction.

En théorie, c’est simple : nous gardons le drapeau de l’anticapitalisme en évitant le maximalisme abstrait. Dans chaque situation, nous distinguons soigneusement le programme anticapitaliste et la manière ‘d’amorcer la pompe’. Nous articulons la propagande (beaucoup d’idées pour un petit nombre) et l’agitation (peu d’idées pour le grand nombre). C’est indispensable pour ne pas nous isoler de ce qui bouge à gauche dans le mouvement social, sous l’impact de la crise. En pratique, ce n’est pas toujours facile : les questions tactiques sont compliquées, par définition…

Où agir ?

Où peut-on le mieux tenter de contribuer à ‘amorcer la pompe’ ? La situation actuelle est dominée par la soi-disant ‘crise financière’. Celle-ci est devenue une crise des dettes publiques, parce que les banques ont été renflouées avec l’argent de la collectivité (230 milliards d’Euros dans l’Union Européenne)qui a de plus investi massivement dans des « plans de relance ». Pour combler le trou, l’UE et les gouvernements massacrent les acquis sociaux à la tronçonneuse. La dictature du capital financier apparaît au grand jour. C’est un scandale qui alimente un énorme sentiment de révolte et d’indignation populaire. En servant de prétexte pour une austérité de cheval, la collectivisation des dettes privées met en lumière 1°) la nature de classe des politiques, 2°) la collusion entre les Etats et les banques, 3°) la nature de l’UE, 4°) le mythe de la « démocratie parlementaire bourgeoise ».

Nous devons partir de là. Avancer des réponses à la crise de la dette, y lier des revendications pour ‘refonder la démocratie’ par en-bas, et tirer sur le fil pour amener les trois autres dimensions majeures d’une alternative anticapitaliste globale : 1°) la lutte contre le chômage, 2°) la redistribution radicale des revenus, 3°) la lutte contre le changement climatique, pour que l’énergie soit un bien commun.

La dette publique est un moyen de transfert des richesses du travail vers le capital. Toutes les dettes publiques sont par conséquent illégitimes, raison pour laquelle nous sommes pour leur répudiation. Mais certaines dettes sont particulièrement illégitimes, au point de l’être au sens de l’économie politique et du droit international. Sur base de son expérience au Sud, le CADTM propose le moratoire sur la dette et un audit par les mouvements sociaux, visant à déterminer la part des dettes particulièrement illégitimes. Dans le contexte ultra-défensif actuel, cette revendication a plusieurs avantages :

  • elle met le doigt sur un vol manifeste et en souligne le caractère révoltant en s’appuyant sur le concept reconnu d’illégitimité de la dette ;
  • elle démasque l’hypocrisie des gouvernements impérialistes, qui utilisent ce concept pour annuler des dettes publiques quand ça les arrange (dette « odieuse » de l’Irak, par exemple) ;
  • elle lie concrètement l’indignation sociale face aux inégalités, d’une part, et l’indignation politique face aux partis et aux gouvernements, d’autre part ;
  • elle centralise cette indignation, la politise et lui donne une dynamique démocratique, anticapitaliste et internationaliste (au niveau européen mais aussi face au Sud), alternative à la démagogie populiste ;
  • par sa dimension citoyenne (appui sur une mobilisation de la population par les syndicats et les associations), elle répond à la volonté populaire de se réapproprier la politique et la démocratie, tout en s’inscrivant dans la tradition du contrôle ouvrier.

La dénonciation des dettes illégitimes constitue un excellent levier pour ouvrir une brèche dans l’austérité. Prétendre qu’on n’aurait pas besoin de ce levier, que la masse des exploité(e)s serait prête à exiger directement la répudiation pure et simple de toutes les dettes, c’est prendre ses souhaits pour des réalités. C’est prendre une posture radicale, pas être radical en pratique.

Faux débats

Soutenir la revendication d’un audit citoyen et syndical sur les dettes n’implique pas d’admettre que les dettes qui ne sont pas ‘illégitimes’ au sens du droit international devraient être remboursées. Il s’agit au contraire, pour nous, d’amorcer la pompe de la mobilisation et de la radicalisation qui peut seule mettre à l’ordre du jour concret l’annulation pure et simple de toutes les dettes. La démarche est en fait celle du contrôle ouvrier : quand des travailleurs exigent l’ouverture des livres de compte d’une entreprise en faillite, pour faire la lumière sur des manœuvres patronales louches, seul un pédant pourrait les accuser de cautionner ainsi l’exploitation capitaliste « légitime ».

Il serait absurde d’opposer l’audit/annulation aux revendications pour ‘prendre l’argent où il est’. En effet, à quoi bon ‘prendre l’argent où il est’ pour rembourser 22 milliards de dettes illégitimes ? Les deux revendications sont complémentaires. L’annulation des dettes crée les conditions pour que l’argent pris ‘là où il est’ aille ‘là où il doit aller’ : c’est-à-dire au refinancement du secteur public afin de satisfaire les besoins sociaux et environnementaux, ainsi qu’à la restauration d’une protection sociale digne de ce nom.

Il serait absurde également d’opposer l’audit/annulation à la nationalisation du crédit. En réalité, la lutte autour de l’audit augmentera la légitimité de la nationalisation 1°) parce que les banques tenteront de la saboter, 2°) parce que l’audit lui-même, s’il est réalisé, mettra en pleine lumière les méthodes de bandit par lesquels le capital financier pille la collectivité avec la complicité des gouvernements. En particulier, il montrera que les banques ont prêté aux Etats du capital fictif, généré par les ventes à découvert, c’est-à-dire de l’argent qu’elles n’avaient pas.

Conclusion

En cette rentrée sociale, tout en faisant une propagande soutenue pour une alternative anticapitaliste, les militant-e-s anticapitalistes ont tout à gagner à mener une agitation simple et percutante centrée sur deux points clés :

- la lutte la plus large et la plus déterminée pour le rejet pur et simple de toutes les mesures d’austérité contre le monde du travail. Face à un Di Rupo qui marche sur les traces de Papandreou, face à un Javeau qui se démasque comme néolibéral vert (pâle), les syndicats doivent choisir leur camp : celui de leurs affilié(e)s. Il faut un plan d’action précis, tous ensemble, jusqu’au retrait des mesures, et placer ce plan dans la perspective d’une indispensable grève européenne contre les diktats de la troïka (FMI, BCE, Commission).

- une vaste campagne unitaire en faveur d’un moratoire et d’un audit citoyen sur la dette. Pour les syndicalistes, cette campagne, si elle est menée avec simplicité et en profondeur dans les entreprises, les quartiers, les associations, pourrait contribuer de façon décisive à modifier les rapports de forces… C’est ce que ‘l’opération vérité’ a permis de faire avant la grève de 60-61, en dénonçant la responsabilité des holdings dans le déclin structurel de l’économie et de l’emploi. Aujourd’hui comme hier, le point de départ consiste à oser dire la vérité : « Cette dette n’est pas la nôtre ! Nous ne la paierons pas ! »

[1] Voir sur ESSF : Face aux derniers soubresauts de la crise : quelques éléments d’analyse.

Voir ci-dessus