Allemagne et Portugal: La social-démocratie sanctionnée
Par Jan Malewski et François Sabado le Lundi, 05 Octobre 2009 PDF Imprimer Envoyer

Au centre et au sud du vieux continent — en Allemagne et au Portugal — les élections législatives du 27 septembre marquent une sanction électorale historique de la social-démocratie. En Allemagne le SPD perd un tiers de son électorat, soit plus de 4,5 millions de voix en cinq ans, et avec 23 % des suffrages exprimés obtient le score le moins bon depuis 1949. Au Portugal, le PSP du premier ministre sortant José Sócrates perd un cinquième de son électorat, soit plus de 500 000 voix, et avec 35,56 % des suffrages ne parvient plus à s’assurer la majorité absolue au Parlement. C’est son résultat le plus bas depuis 1991.

Le SPD, après avoir mené une politique de démontage des acquis sociaux de 1998 à 2004 et après avoir engagé — en rupture avec la Constitution allemande — les forces armées dans une intervention extérieure (Kosovo), pour laquelle il avait déjà subi une sanction électorale, est entré en 2004 dans le gouvernement de « grande coalition » avec la CDU-CSU, dirigé par Angela Merkel (CDU). Il le paye aujourd’hui. Selon un sondage les électeurs qui ont abandonné cette fois le SPD se sont réfugiés dans l’abstention (1,6 million), ont préféré l’original à la copie en votant pour la CDU (620 000), ou ont choisi des organisations de l’opposition (780 000 se reportant à gauche en votant pour Die Linke et 710 000 choisissant les Verts, hors du gouvernement depuis 2004).

Ayant remporté la majorité absolue au Parlement en 2005, le PS portugais a poursuivi et aggravé la politique de contre-réformes antisociales entamée par José Manuel Durão Barroso (PSD). Face à la crise, le gouvernement social-démocrate a choisi de sauver de la faillite les banquiers au lieu d’établir une politique bancaire publique. Il a démantelé le Code du travail pour faciliter les licenciements et généraliser la précarité, alors que le chômage a dépassé, selon les chiffres officiels, le seuil de 500 000 chômeurs, dont près de la moitié ne bénéficie d’aucune allocation de chômage. Il a commencé la contre-réforme de l’enseignement, menant une guerre ouverte contre la fonction publique comme aucun gouvernement précédent n’avait encore osé le faire. L’électorat socialiste a massivement choisi l’abstention (qui a atteint un record de 39,46 % des inscrits), mais s’est aussi reporté sur la gauche (surtout vers le Bloc de gauche) et sur la droite (vers les ultra-libéraux du CDS-PP).

Percée de la gauche radicale

Le recul de la social-démocratie dégage, tant en Allemagne qu’au Portugal, un espace électoral pour les organisations de la gauche radicale, Die Linke (La Gauche) et Bloco de Esquerda (Bloc de gauche, BE).

Die Linke — fruit de la fusion du Parti du socialisme démocratique (PDS, issu de l’ancien parti de l’État est-allemand) et de l’Alternative électorale travail et justice sociale (WASG, fondé par des sociaux-démocrates et des syndicalistes déçus par la politique du gouvernement du SPD ainsi que par des militants de la gauche révolutionnaire et des mouvements sociaux) — progresse de manière très significative, obtenant 11,9 % et 76 élus (8,7 % et 54 élus en 2004). Fait nouveau, il dépassé la barre de 5 % dans tous les Länder occidentaux, obtenant une moyenne de 8,3 % dans l’ex-République fédérale allemande (et 26,4 % dans l’ex- Allemagne de l’Est). Il a centré sa campagne sur la « reconstitution de l’État social », en particulier pour le salaire minimum à 10 euros de l’heure, et pour le retrait de l’armée allemande de l’Afghanistan. Il a également obtenu de bons résultats dans les deux élections régionales qui ont eu lieu le 27 septembre, dans les länder de Brandenbourg (ex RDA, 27,2 %) et de Schleswig-Holstein (ex RFA, 6,0 %), après avoir déjà percé lors des régionales du 31 août 2009 (21,3 % en Sarre, ex RFA, ainsi que dans deux länder de l’ex RDA : 20,6 % en Saxe et 27,4 % en Thuringe).

Les résultats de Die Linke traduisent des éléments de résistance sociale face à la politique néolibérale et une polarisation à gauche d’une partie de l’électorat, du mouvement syndical et des mouvements sociaux. La conjonction de la crise économique et de la crise des partis traditionnels ouvre effectivement un espace à la gauche radicale, mais cette situation fait, aussi, rebondir les débats politiques d’orientation qui traversent Die Linke. Par ailleurs ce parti est divisé. Sa majorité lorgne vers une insertion institutionnelle et souhaiterait, comme elle le fait déjà dans le land berlinois, administrer la crise du capitalisme en alliance avec le SPD. Oskar Lafontaine n’a pas abandonné l’idée de gouverner la Sarre en alliance avec le SPD et les Verts — qui lui ont tourné le dos alors que ces trois partis disposent de la majorité régionale. De telles alliances gestionnaires seraient également arithmétiquement possibles en Thuringe, dans le Brandebourg ou en Saxe-Anhalt. Elles ouvriraient la voie à une véritable intégration de Die Linke dans la politique gouvernementale en Allemagne, réalisant les aspirations de ceux qui, nostalgiques du parti-État est-allemand, trouvent que la quarantaine à laquelle ils sont soumis a assez duré.

Paradoxalement le succès remporté par Die Linke risque donc d’y accélérer la polarisation entre l’ancienne et la nouvelle gauche. Les courants anticapitalistes en son sein sont minoritaires. Pour faire face aux dangers qui se dessinent, ils devront non seulement être capables de défendre les acquis de leur parti — l’exigence de la sortie de l’Allemagne de l’OTAN, qui reste un frein à l’intégration de leur parti — mais aussi de formuler une orientation alternative dans les luttes à venir.

Au Portugal, au contraire, c’est la nouvelle gauche radicale, clairement anticapitaliste, qui progresse. Issu de l’alliance entre trois forces anticapitalistes (l’Union démocratique populaire, d’origine maoïste, le Parti socialiste révolutionnaire, section portugaise de la IVe Internationale, et Politica XXI, un courant qui a rompu sur la gauche avec le PC), le Bloco de esquerda, enregistre un succès historique. Avec 557 091 suffrages (9,85 %), contre 364 430 (6,35 %) en 2005, il double sa représentation parlementaire (16 élu-e-s). Mais surtout il obtient une véritable représentation nationale, avec des député(e)s non seulement à Lisbonne, Porto et Setubal, mais également à Aveiro, Braga, Coimbra, Faro, Leiria et Santarem. Il devient le quatrième parti national, devançant le PCP (qui, avec 446 172 voix — 7,88 % — progresse de 14 163 votes par rapport à 2005 et obtient 15 député-e-s, soit un de plus). Ce succès devrait aider le Bloco à améliorer également ses résultats lors des élections locales qui auront lieu le 11 octobre prochain.

A la question posée, notamment dans les derniers jours de la campagne électorale, d’éventuels accords de majorité parlementaire ou de gouvernement, entre le Bloco et le PS portugais, la réponse de  Francisco Louça a été claire et nette. Elle se résume en trois lettres : « Nao » (Non). Cette prise de position est un exemple et un point d’appui pour toute la gauche anticapitaliste européenne dans les batailles politiques à venir.

Évoquant l’avenir après l’annonce des résultats, Francisco Louça, coordinateur du BE, a annoncé hier soir trois priorités immédiates. « La première, c’est l’aide sociale pour les chômeurs auxquels José Sócrates (premier ministre PS) a retiré l’allocation de chômage. Une gauche forte sera mieux en mesure de lutter contre la précarité et pour l’abrogation du nouveau Code du travail », a-t-il dit. La seconde est de mettre fin à l’actuelle évaluation des enseignants. « Le PS va crier victoire malgré la perte de sa majorité absolue et de beaucoup de votes. Mais aujourd’hui Maria de Lurdes Rodrigues (ministre sortante de l’éducation) a perdu sa place. Nous nous sommes levés pour l’éducation, nous continuerons ». La troisième priorité du Bloc, c’est un impôt sur les grandes fortunes pour financer la convergence des retraites avec le salaire minimum et pour la retraite complète après 40 ans de travail. Avec le renforcement historique du Bloc, « rien ne sera plus comme avant », a dit Louça. « Le BE est une gauche alternative, une gauche de combat, qui sanctionne l’arrogance et l’absolutisme de la majorité absolue du PS. (…) Nous sommes dans l’opposition contre les nouvelles privatisations annoncées, comme celle des aéroports, dans l’opposition contre la destruction des services publics, dans l’opposition contre la destruction du secteur national de la santé » a-t-il conclu.

Commentant ces résultats, Alda Sousa, ancienne députée du BE, écrit : « Au Parlement, le Bloc et le PC ont ensemble 31 élus, représentant 18 % des voix. Jamais à la gauche du PS un résultat pareil ne s’était produit. Minoritaire au Parlement, le PS va être obligé de choisir de faire passer des propositions de gauche — comme celles que nous présenterons et qui découlent de notre programme et de notre mandat — ou bien s’allier à la droite réactionnaire que représente le PP. Le cadre politique est plus polarisé. Les luttes politiques et sociales vont croître dans les mois à venir. Elles pourront compter sur le Bloc, qui est plus fort que jamais. »

Instabilité politique

Si les succès de la gauche radicale sont porteurs d’espoir, tant en Allemagne qu’au Portugal, les gouvernements issus de ces élections seront des gouvernements bourgeois, agressifs contre les salariés, dont la politique visera à augmenter le taux de profit coûte que coûte. La bourgeoisie et ses administrateurs — qu’ils soient sociaux-démocrates, comme José Sócrates, ou chrétiens démocrates, comme Angela Merkel — n’envisagent nullement une « inflexion keynésienne » de leur politique. Ils veulent au contraire « restaurer la rentabilité » et dans ce but accroître l’exploitation du travail. Pour cela ils ne retiennent des résultats électoraux que le fait que, même si leurs partis reculent — les chrétiens démocrates allemands ont reculé, en particulier en Bavière, comme le PSP — ils arrivent en tête cette fois-ci encore et peuvent continuer à gouverner. Ils peuvent pour cela compter sur les petits partis de droite qui se sont requinqués après une cure dans l’opposition — le CDS-PP au Portugal ou le FDP en Allemagne — et dont les veilles rengaines (« moins d’impôts », « moins d’État ») apparaissent comme des idées nouvelles après les années de reniements des gouvernements sociaux-démocrates.

Les médias ont déjà donné le ton : « Angela Merkel, victorieuse, devra compter avec les libéraux [encore plus agressifs] renforcés », « Le Parti socialiste portugais remporte les législatives »… Ces titres du Monde du 29 septembre (mais on pourrait citer des dizaines d’autres !) sont symboliques : l’orage est passé, clament-ils, mettez-vous à l’ouvrage !…  Et le brouhaha médiatique est encore plus fort en Irlande, où il s’agit de persuader la population qu’elle ne peut pas répéter le « non » au Traité de Lisbonne, que sa lutte est perdue et que le 2 octobre il faut se soumettre…

Les étoiles montantes de la gauche radicale, au sud et au nord de l’Europe, devront briller bien fort pour rester visibles face à l’apparente luminosité des grands astres morts ou mourants.

Paris, 28 septembre 2009

* Jan Malewski et François Sabado, rédacteurs d’Inprecor, sont membres du Bureau exécutif de la IVe Internationale et militants du Nouveau parti anticapitaliste (France).

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