Témoignage de notre correspondant dans les rues du Caire. Où va l'Egypte?
Par Chris Den Hond, Gilbert Achcar le Lundi, 07 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Ce 6 février 2011, le vice-président Omar Souleimane a pris des initiatives politiques en vue désamorcer partiellement la mobilisation populaire dont l’objectif immédiat reste le départ d’Hosni Moubarak. Il a ainsi ouvert «un dialogue» avec les Frères musulmans – force politique formellement interdite – et avec des représentants de diverses forces de l’opposition. Parallèlement, en ce treizième jour de mobilisation populaire, sur la place Tahrir – cette place emblème de la lutte contre la dictature – des dizaines de milliers de personnes se sont réunies, au cours de la journée, pour le «Jours des martyrs»: ceux et celles tués par la police depuis le 25 janvier. Et l’on a assisté à des prières réunissant (au sens strict du terme: se tenant la main) des chrétiens (Coptes) et des musulmans. Ce qui indique, pour l’heure, la dynamique du mouvement contre le régime de Moubarak. Des rassemblements importants se sont tenus à Alexandrie, à Mansoura et à Mahalla, la ville des luttes ouvrières des années précédentes. L’armée resserre ses rangs autour de la place Tahrir et rend difficile le ravitaillement. L’accent est mis sur la reprise de la «vie normale», ce qui répond à des besoins d’une partie de la population. La prolongation du statu quo – sous surveillance de l’armée – et les initiatives prises pour assurer «une transition douce», répondant aux exigences des Etats-Unis, servent à tester la dynamique et la profondeur du mouvement populaire. (Rédaction d'A l'Encontre, www.alencontre.org). Notre camarade Chris Den Hond, toujours présent au Caire, a été retenu par l'armée pendant plus de 5 heures et témoigne:

Comment se présente la situation au lendemain du vendredi 4 février, baptisé par les adversaires de Moubarak de « Jour du départ » ?

Depuis le début de la crise politique existait le couvre-feu, mais depuis le vendredi 4, c’est devenu l’état d’urgence exercé par l’armée à l’égard de toute la population et en particulier à l’égard des étrangers, surtout s’ils sont journalistes. Ainsi ce samedi 5 février, nous nous sommes rendus à Suez, à 150km du Caire, pour y faire un reportage.

La sécurité militaire nous a arrêtés, fouillés et nous a retenus pendant plus de 5 heures avant de nous renvoyer au Caire avec interdiction de filmer.

Sur place, la situation change un peu tous les jours malgré les apparences de statu quo. Vendredi 4 février un nombre considérable de manifestants ont occupé la Place Tahrir pour exiger le départ de Moubarak, bien que les accès à la place aient été solidement contrôlés. Les quelques rassemblements pro Moubarak étaient minuscules mais violents.

Au Caire, qui contrôle les quartiers ? La police ou les comités ?

La situation est assez chaotique. La police s’est retirée et les habitants des quartiers ont organisé des commandos pour se protéger. Tous les 150 mètres, on tombe sur des barrages il est souvent difficile de savoir dans quel camp se situe le commando qui tient le barrage. Dès qu’ils remarquent quelqu’un qui n’est pas du quartier, on l’interpelle, il doit ouvrir son sac et s’il a sur lui une camera il est remis à la police où à l’armée qui interdit d‘enregistrer de l’image ou du son.

En l’absence d’autorité centrale, il règne une ambiance de suspicion généralisée rarement vue ailleurs dans le monde, même dans des zones à risque en Amérique centrale, en Turquie ou en Palestine. Les opposants plus ou moins connus n’osent pas parler aux médias sous peine de se faire menacer de mort par des commandos. C’est une situation assez difficile à décrire.

Vendredi 4 février, les journalistes de notre hôtel n’ont pas pu sortir en rue car les commandos pro Moubarak avaient organisé l’occupation du quartier.

Est-ce que le gouvernement égyptien a lancé la chasse aux journalistes étrangers ?

Le gouvernement a vraiment orchestré une campagne contre les étrangers, en particulier contre les cameramen, en les accusant d’être responsables des troubles. Il a envoyé ses sbires contre les journalistes. On sent un flottement dans la population à l’égard des étrangers: certains disent « Welcome », d’autres disent « No Welcome ». Il existe un très fort sentiment de fierté nationale chez les Egyptiens, sentiment qui est en ce moment instrumentalisé par le gouvernement.

Il est évidemment difficile de savoir exactement ce que pensent exactement les pro Moubarak car s’ils t’attrapent ils détruisent en premier lieu ta camera et ensuite ils te lynchent.

Au Caire l’irruption des masses sur la scène politique réclamant le départ de Moubarak a ouvert un espace de liberté au centre de la capitale, sur la Place Tahrir, mais ailleurs, dans l’ensemble du pays, c’est toujours la dictature et les arrestations arbitraires font partie du lot quotidien de la population.

Et sur le plan politique ?

La nouvelle importante de la journée de samedi 5 février est évidemment que toute la direction du PND a démissionné, y compris Moubarak. Il reste à voir comment la population va réagir. Tout le monde sent que petit à petit Moubarak va devoir préparer ses valises. La question est de savoir s’il faut attendre septembre ou est-ce qu’il va devoir dégager plus tôt.

Un facteur important que l’on n’avait pas vu jusqu’à présent est la pression des Etats-Unis pour que Moubarak lâche le gouvernail le plus vite possible. La méthode Obama n’est pas évidemment celle de Bush. Cela ne veut pas dire que les dirigeants des Etats-Unis se sont subitement rangés du côté des masses opprimées, mais qu’ils sont conscients que la situation de Moubarak est intenable à terme et que s’ils ne maîtrisent pas le changement, ce changement sera maîtrisé par d’autres.

Propos recueillis par Guy Van Sinoy


Où va l'Egypte ?

Entretien avec Gilbert Achcar par Farooq Soulehnia *

Pensez-vous que l'engagement pris par Moubarack le 1er février 2011 de ne pas se présenter aux prochaines élections constitue une victoire pour le mouvement ou s'agissait-il juste d'une astuce pour calmer les masses, vu que le lendemain déjà les manifestants de la Place Al-Tahrir ont été brutalement attaqués par des forces pro-Moubarack ?

La révolte populaire égyptienne contre le régime a atteint son premier pic le 1er février, poussant Moubarack à annoncer des concessions dans la soirée. C'était une reconnaissance implicite de la puissance de la protestation populaire et un net repli de la part de l'autocrate, d'autant qu'elle a suivi de près l'annonce de l'acceptation par le gouvernement de négocier avec l'opposition. Ce sont là des concessions significatives de la part d'un régime autoritaire et elles témoignent de l'importance de la mobilisation populaire. Moubarack s'est même engagé à accélérer les actions judiciaires contre les fraudes perpétrées au cours des précédentes élections.

Néanmoins il a laissé clairement entendre qu'il n'était pas prêt à aller plus loin dans les concessions. Avec l'armée fermement de son côté, il tentait d'apaiser aussi bien le mouvement de masse que les pouvoirs occidentaux qui l'incitaient à réformer le système politique. Sans aller jusqu'à donner sa démission, il a accepté certaines des demandes décisives que le mouvement de protestation avait formulées depuis le début de son essor, le 25 janvier. Mais depuis lors le mouvement s'est radicalisé, au point que seule la démission de Moubarack le satisferait, et beaucoup demandent même qu'il soit jugé par un tribunal.

En outre, toutes les institutions clés du régime – aussi bien l'exécutif que le législatif, c’est-à-dire le Parlement – sont maintenant dénoncées par le mouvement comme étant illégitimes. C'est ainsi qu'une partie de l'opposition demande que le chef de la Cour constitutionnelle soit nommé président ad intérim pour présider l'élection d'une Assemblée constituante. D'autres réclament même un Comité national composé des forces de l'opposition pour superviser la transition. Ces demandes constituent bien sûr une perspective démocratique radicale. Pour réussir à introduire des changements aussi importants, le mouvement de masse devra briser ou déstabiliser la colonne vertébrale du régime, à savoir l'armée égyptienne.

Vous êtes en train de dire que l'armée égyptienne soutient Moubarack ?

L'Egypte – encore davantage que d'autres pays comparables comme le Pakistan ou la Turquie – est essentiellement une dictature militaire avec une façade civile, cette dernière étant elle-même truffée de personnages d'origine militaire.

Le problème est que la plus grande partie de l'opposition égyptienne, en commençant par les Frères musulmans, a semé des illusions sur l'armée et sur sa soi-disant «neutralité», voire sa «bienveillance». Ils dépeignent l'armée comme un «honest broker» (un intermédiaire honnête), alors que l'armée en tant qu'institution n'est en réalité pas du tout «neutre». Si elle n'a pas encore été utilisée pour réprimer le mouvement, c'est seulement parce que Moubarack et l'état-major ont considéré qu'il n'était pas adéquat de le faire, probablement parce qu'ils craignaient que les soldats conscrits hésitent à procéder à une répression massive. C'est la raison pour laquelle le régime a préféré organiser contre le mouvement de protestation des contre-manifestations et des attaques par des voyous, des nervis. Le régime a tenté de déclencher un semblant de conflit civil qui devait montrer l'Egypte comme étant déchirée entre deux camps, créant ainsi une justification pour l'intervention de l'armée en tant qu' «arbitre» de la situation.

Si le régime avait réussi à mobiliser un contre-mouvement significatif et à provoquer des heurts sur une plus grande échelle, l'armée aurait pu intervenir en déclarant: «La partie est terminée, tout le monde doit rentrer à la maison maintenant», tout en affirmant que les promesses faites par Moubarack seraient tenues.

Comme beaucoup d'autres observateurs, j'ai craint durant ces deux derniers jours que ce stratagème réussisse à affaiblir le mouvement, mais l'énorme mobilisation qui a eu lieu le «jour du départ» – le vendredi 4 février 2011 – est rassurante. L'armée devra faire de nouvelles concessions, plus significatives, face au soulèvement populaire.

Quand vous parlez de l'opposition, quelles sont les forces qui la composent ? Nous avons évidemment entendu parler des Frères musulmans et de El-Baradei. Existe-t-il d'autres forces, comme par exemple l'extrême gauche ou les syndicats ?

L'opposition égyptienne comprend un vaste éventail de forces. Il y a des partis comme le Wafd, qui sont des organisations légales et qui constituent ce qu'on pourrait appeler l'opposition progressiste (liberal en anglais). Ensuite, il y a une zone grise occupée par les Frères musulmans. Cette organisation n'a pas de statut légal, mais est tolérée par le régime. Sa structure est visible; il ne s'agit pas d'une force clandestine. Les Frères musulmans constituent certainement de loin la force la plus importante de l'opposition. Lorsque, sous la pression des Etats-Unis, le régime de Moubarack a laissé une place à l'opposition lors des élections parlementaires de 2005, les Frères musulmans – sous l'étiquette d'«indépendants» – ont réussi, malgré tous les obstacles, à obtenir 88 sièges au Parlement. Lors des dernières élections parlementaires en novembre et décembre 2010, après que le régime Moubarack a décidé de fermer l'espace qu'il avait ouvert en 2005, les Frères musulmans ont presque disparu du Parlement, où ils n'ont conservé qu'un seul siège.

Parmi les forces de gauche, la plus importante est le parti Tagammou, qui a un statut légal et qui détient 5 sièges au Parlement. Il se réfère à l'héritage nassérien. Les communistes y ont joué un rôle proéminent. Il s'agit fondamentalement d'un parti réformiste de gauche. Il n'est pas considéré comme une menace au régime, bien au contraire, car à plusieurs reprises il s'est montré très complaisant à son égard. Il existe également des groupes nassériens et de la gauche radicale, petits mais vigoureux, et très engagés dans le mouvement de masse.

Ensuite il y a des mouvements de la «société civile», comme Kefaya [«ça suffit !», Mouvement égyptien pour le changement] qui est une coalition de militants de plusieurs forces d'opposition qui est apparue en 2000 en solidarité avec la Deuxième Intifada palestinienne. Plus tard, ce Mouvement s'est opposé à l'invasion d'Irak, et elle s'est ensuite illustrée en tant que mouvement démocratique menant campagne contre le régime Moubarack.

Entre 2006 et 2009, l'Egypte a vu le développement d'une vague de conflits sociaux, dont quelques grèves très importantes de travailleurs. Il n'existe pas de syndicats indépendants de travailleurs en Egypte, à une ou deux exceptions près, très récentes, nées de la radicalisation sociale. [Voir à ce propos la déclaration du Comité constituant de la Fédération des syndicats indépendants]

La masse de la classe travailleuse ne bénéficie pas d'une représentation et d'organisations autonomes. Une tentative d'appeler à une grève générale le 6 avril 2006 en solidarité avec les travailleurs a débouché sur la création du Mouvement de Jeunesse du 6 avril. Des associations comme celle-ci et comme Kefaya sont focalisés sur des campagnes et ne constituent pas des partis politiques, elles comprennent des personnes de différentes affiliations politiques tout comme des militants sans affiliation.

Lorsque Mohamed El Baradei est retourné en Egypte en 2009, après son troisième mandat à la tête de l'AIEA, son prestige augmenté par le Prix Nobel de la Paix qu'il a reçu en 2005, une coalition progressiste et de gauche s'est formée autour de lui, alors que les Frères musulmans adoptaient à son égard une position tiède et réservée. Dans l'opposition, ils étaient nombreux à considérer El Baradei comme un candidat fort, jouissant d'une réputation et de relations internationales et constituant par conséquent un candidat crédible à la présidence contre Moubarack et son fils. C'est ainsi que El Baradei est devenu une figure de ralliement pour un large secteur de l'opposition regroupant aussi bien des forces politiques que des personnalités, ce qui a débouché sur la création de l'Association Nationale pour le Changement.

Toutes ces forces sont très engagées dans le soulèvement actuel. Néanmoins, une majorité écrasante des gens qui sont dans la rue n'ont pas d'affiliation politique. Il s'agit d'un flot de colère provoquée par l'obligation de vivre sous un régime despotique, de vivre des conditions économiques qui vont en s'aggravant avec l'augmentation massive des prix des biens de base : comme l'alimentation, le gaz, l’essence, et l'électricité, tout cela dans un contexte de chômage désastreux. Ces conditions règnent non seulement en Egypte, mais aussi dans la plupart des pays de la région, et c'est la raison pour laquelle le feu de la révolte qui s'est allumé en Tunisie se répand aussi rapidement à beaucoup de pays arabes.

Est-ce que El Baradei est vraiment populaire ou représente-t-il une sorte de Mir-Hossein Moussavi [en Iran] du mouvement égyptien, qui essaie de changer quelques visages tout en préservant le régime ?

Pour commencer, je ne suis pas d'accord avec cette caractérisation de Moussavi. Il est vrai que celui-ci ne voulait pas «changer le régime» si on entend par là une révolution sociale. Mais il y avait en tout cas un conflit entre d'une part les forces sociales autoritaires dirigées par les Pasdaran et représentées par Ahmadinejad, et d'autre part les forces qui se sont coalisées autour d'une perspective progressiste (liberal en anglais) réformiste représentée par Moussavi. Il s'agissait bien d'un conflit sur la nature du «régime», dans le sens du type de gouvernement politique.

Mohamed El Baradei est un authentique progressiste qui souhaite que son pays sorte de l'actuelle dictature pour devenir un régime progressiste (liberal) démocratique, avec des élections libres et des libertés politiques. Si un éventail aussi vaste de forces politiques est prêt à coopérer avec lui, c'est parce qu'elles voient en lui l'alternative progressiste la plus crédible au régime existant, un homme qui ne dirige pas un électorat organisé propre et qui constitue par conséquent une figure de proue appropriée pour un changement démocratique.

Pour revenir à votre analogie, vous ne pouvez pas comparer El Baradei à Moussavi, qui était un membre du régime iranien, un des hommes qui a conduit la révolution iranienne de 1979. Moussavi avait ses propres partisans en Iran avant d'émerger en tant que dirigeant du mouvement de protestation de masse de 2009. En Egypte, El Baradei ne peut pas et ne prétend pas jouer un rôle analogue. Il est soutenu par un vaste éventail de forces, mais aucune d'entre elles ne le voit comme son leader.

La réserve initiale des Frères musulmans à l'égard de El Baradei tenait en partie au fait qu'il n'a pas de penchant religieux et se montre trop laïque à leur goût. Par ailleurs, par le passé les Frères musulmans avaient cultivé avec le régime une relation ambiguë. S'ils avaient pleinement soutenu El Baradei, cela aurait limité leur marge de manœuvre dans leurs négociations – qui duraient depuis assez longtemps déjà – avec le régime Moubarack. Le régime a fait beaucoup de concessions aux Frères musulmans dans le domaine socioculturel, entre autres en augmentant la censure islamique dans la culture. C'est ce que le régime pouvait le plus facilement concéder pour apaiser les Frères. C'est ainsi que l'Egypte a reculé à grands pas de la laïcité qui avait été consolidée sous Gamal-Abdoul Nasser dans les années 1950 et 1960.

L'objectif des Frères musulmans est d'assurer un changement démocratique qui leur donnera la possibilité de participer à des élections parlementaires et présidentielles libres. Le modèle qu'ils aspirent à reproduire en Egypte est celui de la Turquie, où le processus de démocratisation était contrôlé par les militaires, avec l'armée qui restait le pilier du système politique. Néanmoins ce processus a créé un espace qui a permis à l'AKP, un parti islamique conservateur, de gagner les élections. Ils n'avaient pas l'ambition de renverser l'Etat, d'où la cour qu'ils faisaient aux militaires et leur souci d'éviter tous gestes susceptibles de contrarier l'armée. Ils adhèrent fortement à une stratégie de conquête graduelle du pouvoir: ce sont des gradualistes et non des radicaux.

Les médias occidentaux suggèrent que la démocratie dans le Proche-Orient pourrait conduire à une prise de pouvoir des fondamentalistes islamiques. Nous avons vu le retour triomphal de Rached Ghannouchi en Tunisie après de longues années d'exil. Les Frères musulmans sont susceptibles d'emporter des élections libres en Egypte. Quel est votre avis sur cette question ?

Je retournerais la question. Je dirais que c'est le manque de démocratie qui a permis aux forces fondamentalistes religieuses d'occuper l'espace. La répression et le manque de libertés politiques ont réduit considérablement la possibilité de développer des mouvements de gauche, des travailleurs, féministes, ce dans un contexte d'injustices sociales croissantes et d'une dégradation de la situation économique. Dans ces conditions, la voie la plus facile pour l'expression de protestations de masse est celle qui utilise le plus facilement et le plus ouvertement les canaux disponibles. C'est ainsi que l'opposition a été dominée par des forces adhérant à des idéologies et à des programmes religieux.

Nous aspirons à une société où de telles forces sont libres de défendre leurs opinions, mais dans une concurrence ouverte et démocratique entre tous les courants politiques. Pour que les sociétés du Moyen-Orient puissent retrouver la voie de la laïcité politique, revenir à une méfiance populaire critique de l'exploitation politique de la religion qui existait dans les années 1950 et 1960, elles doivent acquérir le genre d'éducation politique qui ne peut être acquise que par une pratique à long terme de la démocratie.

Cela dit, le rôle des partis religieux est différent dans différents pays. Il est vrai que Rached Ghannouchi a été accueilli par quelques milliers de personnes lorsqu'il est arrivé à l'aéroport de Tunis. Mais son mouvement Ennahda a beaucoup moins d'influence en Tunisie que les Frères musulmans n'en ont en Egypte. Cela tient bien entendu en partie au fait que Ennahda a subi une répression brutale depuis les années 1990. Mais c'est aussi parce que la société tunisienne est moins portée que la société égyptienne aux idées fondamentalistes religieuses à cause de son degré d'occidentalisation plus poussé et à cause de l'histoire de ce pays.

Mais il n'y a aucun doute que les partis islamiques sont devenus des forces majeures dans l'opposition aux régimes en place dans toute la région. Une expérience démocratique de longue durée sera nécessaire pour changer la direction des vents qui prévalent depuis plus de trois décennies. L'alternative est un scénario à l'algérienne, où un processus électoral a été bloqué par l'armée au moyen du coup militaire de 1992, débouchant sur une guerre civile dévastatrice dont l'Algérie n'a pas fini de payer le prix.

L'étonnante montée des aspirations démocratiques parmi les peuples arabes ces dernières semaines est très encourageante. Ni en Tunisie, ni en Egypte, ni ailleurs, les protestations populaires n'avaient pour objectif des programmes religieux et n'étaient dirigées principalement par des forces religieuses. Il s'agit de mouvements démocratiques, montrant un fort désir de démocratie. Les sondages ont montré depuis pas mal d'années que la démocratie en tant que valeur occupe une place très prisée dans les pays moyen-orientaux, contrairement à ce que veulent les préjugés «orientalistes» répandus concernant la supposée «incompatibilité» culturelle des pays musulmans avec la démocratie. Les événements actuels prouvent une fois de plus que toute population privée de liberté finira par soutenir la démocratie, quelle que soit la «sphère culturelle» à laquelle elle appartient.

Quiconque participera et gagnera les futures élections libres au Moyen-Orient devra faire face à une société où la revendication de démocratie est devenue très forte. Il sera difficile à un parti – quel que soit son programme – de détourner ces aspirations. Je ne dis pas que ce serait impossible. Mais l'une des conséquences majeures des événements actuels est que les aspirations populaires à la démocratie ont été fortement augmentées. Elles créent des conditions idéales pour que la gauche puisse se reconstruire en tant qu'alternative. (Traduction A l’Encontre)

Cet entretien a été conduit le 4 février 2011. Gilbert Achcar, militant arabe, est professeur d'études de développement et de relations internationales au SOAS, à Londres.

Gilbert Achcar a vécu au Liban pendant de nombreuses années avant de s’installer en France, puis en Allemagne et au Royaume-Uni, où il est actuellement professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages, dont Le choc des barbaries (2002), L’Orient incandescent (2003), La guerre des 33 Jours (avec Michel Warschawski, 2007), et, avec Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (2007). Son dernier livre est « Les Arabes et la Shoah » (2009).


Communiqué des manifestants de la Place Tahrîr au Caire au peuple égyptien

Les promesses du président et les événements sanglants du mercredi 2 février

Nous, les manifestants qui sommes en train de faire un sit-in sur la place Tahrîr (Libération) au Caire depuis le 25 janvier 2011, condamnons fermement les attaques brutales conduite par les mercenaires du PND (parti national démocratique) au pouvoir contre notre présence le mercredi 2 février sous la couverture d’un ‘rassemblement’ en soutien au président Moubarak. Ces attaques continuent le 3 février. Nous regrettons que quelques jeunes personnes aient rejoint ces nervis et criminels, que le PND a coutume de louer pendant les élections, pour les faire sortir après avoir lancé plusieurs fausses rumeurs répandus par les médias du régime sur nous et nos objectifs. Ces objectifs visent à changer le système politique pour un système qui garantisse les libertés, la dignité et la justice sociale pour l’ensemble des citoyens sont aussi les objectifs de la jeunesse.

Donc, nous voulons clarifier ce qui suit.

Premièrement, nous sommes un groupe de jeunes égyptiens musulmans et chrétiens, l’immense majorité d’entre nous n’appartiennent pas aux partis politiques et n’ont aucun passé politique actif. Notre mouvement comprend des personnes âgées et des enfants, des paysans, des ouvriers, des classes moyennes professionnelles, des étudiants et des retraités. Notre mouvement ne peut être classé comme “payé par” ou “dirigé par” un nombre limité de personnes car il a attiré des millions de gens qui ont répondu à son slogan de faire chuter le régime. Des gens nous ont rejoint mardi dernier au Caire et dans d’autres gouvernorats dans une scène qui n’a montré aucun cas de violence, aucun attaques contre des biens ou aucun harcèlement de quiconque.

Deuxièmement, notre mouvement est accusé d’être finance par l’étranger, d’être soutenu par les Etats-Unis, d’être à l’instigation du Hamas, comme sous la direction du président de l’assemblée nationale pour le changement (Mohamed El-Baradie) et enfin, d’être dirigé par les Frères Musulmans. De nombreuses accusations comme celles-ci se trouve être totalement fausse et sans fondement. Les protestataires sont tous des Egyptiens qui ont des objectifs clairs et nationaux. Les protestataires n’ont aucune arme ou équipement étranger comme l’affirment leurs instigateurs. La large et positive réponse du peuple pour les buts de notre mouvement révèle que ce sont les buts des masses égyptiennes en général, et non ceux d’une quelconque action ou entité interne ou externe.

Troisièmement, le régime et ses medias à la solde nous a faussement blâmés, nous les jeunes manifestants, pour les tensions et l’instabilité dans les rues d’Egypte au cours des jours récents et donc d’endommager les intérêts et la sécurité de notre nation. Notre réponse pour eux est la suivante : ce ne sont pas les manifestants pacifiques qui ont lâché des criminels des prisons dans les rues non surveillés pour pratiquer le pillage. Ce ne sont pas les manifestants qui ont impose un couvre-feu qui débute à 3 heures. Ce ne sont pas les manifestants pacifiques qui sont arrêté le travail dans les banques, les boulangeries et les stations d’essence. Quand les protestataires ont organisé sa manifestation d’un million de personne, cela devint la forme la plus magnifique et la plus organisée et elle se termina de manière pacifique. Ce ne sont pas les protestataires qui ont tué 300 personnes, dont certains avec des munitions, et blessé plus de 2000 personnes au cours des derniers jours

Quatrièmement, le président Moubarak est apparu mardi pour annoncer qu’il ne voulait pas être choisi pour les prochaines élections présidentielles et qu’il modifierait deux articles de la Constitution, et qu’il engagerait le dialogue avec l’opposition. Toutefois, les médias d’Etat nous attaqué quand nous avons refusé sa « concession » et décidé de poursuivre notre mouvement. Notre demande du départ immédiat du pouvoir de Moubarak n’est pas une question personnelle, mais nous avons de claires raisons pour la mettre en avant et cela comprend :

• Sa promesse de ne pas se représenter n’est pas nouvelle. Il l’avait promis quand il arriva au pouvoir en 1918 qu’il ne se présentait pas pour plus de deux mandats mais il a continué pour plus de trente ans.

• Son discours ne mentionnait nullement de ne pas nommer son fils « Gamal », qui reste jusqu’à ce moment un membre du parti au pouvoir, et peut se présenter aux élections qui ne seront pas sous contrôle judiciaire puisqu’il il a ignoré toute mention d’amender l’article 88 de la Constitution.

• Il a aussi considéré notre mouvement comme un complot « dirigé par une force » qui agit contre les intérêts de la nation comme si répondre aux revendications du public était une « honte » ou une « humiliation ».

• Au regard de sa promesse de mener un dialogue avec l’opposition, nous avons combine de fois par le passé, le régime a affirmé cela et finit par renforcer les intérêts étroits de l’Etat Moubarak et des quelques personnes qui le contrôle.

Et les évènements de Mercredi ont prouvé que notre position est justifiée. Alors que le président donnait ses promesses, les dirigeants de son régime étaient en train d’organiser (avec des nervis payés et des criminels recherchés et armés d’épées, de couteaux, de cocktails Molotov) un complot d’attaque brutale contre nous sur la place Tahrîr (Libération).

Ces nervis et ces criminels étaient accompagnés de membres du PND qui ont ouvert le feu avec des armes automatiques sur des manifestants désarmés qui furent cernés sur le centre de la place, tuant au moins sept personnes et blessant des centaines de manière sévères.

Ceci fut réalisé afin de mettre un terme à notre pacifique mouvement national populaire et maintenir le statu quo.

Notre mouvement est égyptien – notre mouvement est légitime- notre mouvement se poursuit !

La jeunesse faisant le sit-in de la place Tahrîr

Le Caire, 3 février 2011 à 11H30.

Ayman Abdel Moti

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