Tunisie: Pas de révolution sans rupture avec le néolibéralisme
Par Samir Rabhi, Mireille Court, Chris Den Hond le Mercredi, 04 Mai 2011 PDF Imprimer Envoyer

En avril 2011, à Kasserine, à 50 kilomètres de Sidi Bouzid en Tunisie, là où « tout à commencé », nous avons rencontré Samir Rabhi, enseignant, syndicaliste militant actif de l'UGTT et membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la Réforme politique et de la Transition démocratique. Interview : Mireille Court et Chris Den Hond

C'est quoi cette « Haute Instance »?

Samir Rabhi : Juste après la révolution, le 14 janvier 2011, le gouvernement a créé une commission pour la réforme politique et la transition démocratique. Au départ, cette commission était seulement composée d'experts en droit pour préparer des projets de loi. En contrepartie, tous les partis politiques et les organisations non gouvernementales ont créé un pôle de contrepouvoir, parce qu'ils étaient contre ce nouveau gouvernement de Ghanoussi. On a appelé ce contrepouvoir le conseil national de la sauvegarde de la révolution.

A la fin, on a créé une nouvelle instance qui est un compromis entre les deux précédents, qui s'appelle la Haute Instance de la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme Politique et de la Transition Démocratique. La plupart des partis politiques qui étaient contre le 1er et le 2ème gouvernement se trouvent dans cette Haute Instance, d'autres organisations comme le syndicat UGTT aussi, ainsi que la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme, l'Association des Magistrats tunisiens, le syndicat des journalistes tunisiens, l'Ordre des médecins...

Quelles sont les prérogatives de cette Haute Instance ?

Samir Rabhi : Il y a un décret loi qui a créé cette Haute Instance et qui détermine ses prérogatives : elle doit préparer des lois nécessaires à la transition démocratique et d'autre part, aussi important, elle peut jouer le rôle du contrôle du gouvernement. La Haute Instance propose des réformes et elle a aussi le droit de poursuivre la réalisation et l'application des propositions qu'elle avance. Dans ce sens-là, nous avons eu un premier rendez-vous avec le premier ministre avec des résultats concrets.

Pourquoi demandez-vous l'inéligibilité des cadres RCD ?

Samir Rabhi : Après la révolution on ne peut pas confier la reconstruction du pays aux gens qui étaient à la base, à la source de la dictature, de la corruption, qui a régné sur le pays pendant des décennies. Il faut les exclure momentanément pour la Constituante. Le peuple, les manifestants, dès le 17 décembre 2010 appellent à une Constitution qui met en œuvre le pouvoir du peuple. On ne peut pas confier cette tâche aux gens qui n'ont pas respecté la Constitution auparavant. Ils sont à exclure pour le moment, à cette étape. Ils n'ont pas de rôle à jouer pour l'instant. Pour cela ils devront être inéligibles pour cette élection spécifique de la Constituante, le 24 juillet. Après, la Constituante étant autonome, elle décidera ce qu'elle veut à propos de ce dossier.

La Haute Instance vient de voter une proposition sur la parité hommes-femmes, pourquoi est ce une avancée historique ?

Samir Rabhi : Le statut de la femme en Tunisie est un statut très avancé. C'est un statut révolutionnaire. La femme tunisienne avait le droit de vote avant la femme française. Elle avait le droit à l'IVG (l'interruption volontaire de la grossesse) avant la femme française. Donc nous avons des acquis révolutionnaires, modernistes, qu'on veut appuyer. On veut donner à cette révolution une dimension historique dans la mesure où la parité, l'adoption d'un code électoral qui impose la parité à toutes les listes électorales, parité avec alternance sur les listes électorales. Nous en sommes fiers, mais nous pensons aussi que c'est l'aboutissement de tout un processus moderniste quant au statut de la femme en Tunisie. C'est une mesure sans égale dans le monde arabe, en Afrique et c'est même rare dans le monde entier.

L'alternance homme-femme sur les listes est très importante, parce qu'on peut avoir une égalité sur les listes électorales en mettant toutes les femmes dans la 2ème partie de la liste. Alors elles se trouvent dans une position d'inéligibilité. Elles seraient dans ce cas-là juste un décor. Par contre, s'il y a alternance, chaque fois qu'une liste gagne deux sièges, un des deux ira nécessairement à une femme. L'alternance est aussi importante que la parité elle-même.

Les partisans du parti islamiste Ennahda sont aussi d'accord ?

Samir Rabhi : Oui, ils sont pour la parité. Ils ont fait une ovation après l'adoption de l'article. Mais personnellement, je crains qu'ils tiennent un double langage, après leur retour sur la scène politique le 14 janvier. Il y a des dirigeants islamistes qui sont pour la parité, pour l'égalité homme-femme, pour la démocratie, mais d'autres dirigeants tiennent un discours avec un sous entendu et implicitement anti-femme et antidémocratique. Espérons qu'ils sont sincères et qu'ils acceptent les règles du jeu.

Quelles sont les avancées depuis la révolution, surtout dans les régions pauvres à l'intérieur de la Tunisie ? Qu'est-ce qui a changé ?

Samir Rabhi : La révolution du 14 janvier reste pour l'instant plutôt symbolique. Il n'y a pas encore des changements concrets, tangibles sur le terrain, surtout au niveau social et économique. Ce sont les déshérités, les chômeurs, les exclus qui ont fait cette révolution, mais nous sommes convaincus, même avant le 14 janvier, que le gouvernement ne peut pas avoir des réponses immédiates à ces questions, parce que la politique économique et sociale est une politique néo-libérale et il est difficile de faire marche arrière rapidement et de donner des réponses immédiates aux gens. Le chômage est toujours un dossier épineux qu'on veut résoudre en changeant complètement l'approche économique et politique dans le pays. Si le gouvernement s'obstine à continuer dans la voie néo-libérale, on va reproduire le même schéma inégal de développement et de croissance et on aura les mêmes problèmes. On aura des énormes écarts entre les classes et les régions, et on n'apportera pas de réponses à ces gens qui ont fait la révolution. Mais, ce qui a changé, c'est essentiellement un changement dans l'état d'esprit. Les gens n'ont plus peur. Le gouvernement n'est plus cette chose qui fait peur. On dit haut et fort ce qu'on pense du gouvernement.

Comme la révolte est en partie la conséquence de la politique libérale, menée sous les diktats du FMI et de la Banque Mondiale, est-ce que vous avez des propositions sociales pour la nouvelle Constitution ?

Samir Rabhi : C'est une bataille à mener. Nous sommes profondément convaincus qu'une Constitution sans contenu social n'a aucune valeur. Une Constitution qui assure la démocratie, le pluralisme, le parlementarisme, des choix politiques révolutionnaires, ne peut pas aller loin dans une vraie réforme sans un contenu social. L'équité sociale, la distribution équitable des richesses, l'égalité entre les régions, la réduction des écarts entre les classes sociales, la lutte contre la pauvreté, la lutte contre la paupérisation de la classe moyenne, ce sont des axes que la gauche tunisienne doit mettre en devant de leur intérêt. C'est une bataille à mener, parce que si on va s'obstiner à reproduire le même modèle de développement, on aura certainement les mêmes résultats. La révolution était à l'origine la révolution des déshérités, des pauvres, il faut que la phase post-révolutionnaire apporte des solutions réelles à ce problème. Il faut résoudre ces problèmes à la source.

A entendre un des ministres actuels dire que l'époque de l'État providence est à jamais révolu, ça me fait peur, parce que nous, on a une foi inébranlable dans le rôle que doit jouer l'État dans l'époque d'après la révolution parce que le taux de chômage est exorbitant à Kasserine par exemple et dans d'autres régions de l'ouest de la Tunisie. Donc si l'État ne prend pas ses responsabilités, et ne crée pas de grands projets, pour absorber ces masses, ces centaines de milliers de chômeurs, le capital privé ne peut pas apporter les réponses, parce que le capital privé donnera des richesses à un nombre très réduit de gens, de profiteurs. C'est l'État qui doit assumer ses responsabilités, d'abord en jouant le rôle de locomotive dans les régions pauvres et en installant un environnement d'investissement et par la suite, le capital privé peut jouer un rôle supplémentaire de l'État, mais c'est l'État qui doit intervenir d'une manière sensible et déterminante pour résoudre le problème du chômage dans ces régions.

Est-ce que la Haute Instance a discuté de l'annulation de la dette de la Tunisie ?

Samir Rabhi : La dette ne fait pas partie des prérogatives de la Haute Instance, mais cela n'empêche pas que la question est débattue à la marge des travaux de la Haute Instance. On est en train de discuter avec pas mal de gens sur la dette tunisienne. Nous considérons que c'est une dette odieuse, selon les termes du droit international, parce qu'on a déjà payé la dette et on est en train de payer les intérêts. Il y a un argument social, c'est que l'échéance qu'on paye chaque année représente six fois le budget de la santé. Ça veut dire qu'on paye les intérêts aux dépens de la santé des Tunisiens, et surtout de celle des pauvres. Nous avons plusieurs arguments forts, mais ce qu'on demande maintenant c'est la suspension de la dette, parce que nul ne peut décider de la dette et des décisions sur cette question. C'est un parlement élu qui a la légitimité du peuple et qui pourra décider par la suite de la dette. Mais nous exigeons maintenant la suspension de la dette.

La révolution a mis fin à une dictature, mais la dictature est toujours possible si le peuple ne reste pas éveillé, si le peuple ne prend pas les choses en main, si le peuple ne participe pas à la vie politique. La société civile est un domaine inexploré, brut, c'est une piste à découvrir, il faut que les jeunes agissent dans les associations pour constituer un contre pouvoir et un contrepoids à tout ceux qui vont gouverner.

Le syndicat UGTT est une institution hors norme, quel rôle pourra jouer l'UGTT dans la suite de la révolution ?

Samir Rabhi : L'UGTT a joué déterminant dans l'histoire de la Tunisie. Elle a joué un rôle très important dans le mouvement national avant l'indépendance et elle a continué à jouer un rôle déterminant dans l'État tunisien moderne, elle a un rôle social très important. Dans la révolution tunisienne, elle a apporté un soutien décisif puisque le 14 janvier, la manifestation massive qui s'est déroulé dans l’artère principale de la capitale à Tunis devant le ministère de l'Intérieur, c'était suite à une grève générale dans Tunis organisé par l'UGTT. Le 13 janvier il y avait une grève générale à Sfax et une manifestation de 200.000 personnes. Toutes les manifestations dans la région partaient des locaux de l'UGTT, donc le syndicat UGTT était vraiment le berceau de la révolution, c'était le cadre dans lequel se tenaient tous les débats qui précédaient les manifs et c'était aussi là où on se trouvait après les manifs pour se réorganiser et pour repartir de nouveau dans les manifestations qui ont abouti à la chute de Ben Ali.

L'UGTT continue à jouer un rôle important et sur le plan social, c'est à l'UGTT de préparer les dossiers et d'obliger le gouvernement, quel qu'il soit, à commencer par ce chantier déterminant et à mon avis, le plus important de tous.


Conférence nationale de la Ligue de la Gauche Ouvrière

La IVe Internationale se réorganise en Tunisie au travers de la Ligue de la Gauche Ouvrière (LGO), qui vient de tenir le 24 avril dernier sa première conférence nationale à Tunis, rythmée par de la musique, de la poésie et des débats passionnés.

La Ligue de la Gauche Ouvrière, ou « ar-Rabita Umal al Yasaria », en arabe, est une réincarnation de l'Organisation Communiste Révolutionnaire (OCR), qui fut la section tunisienne de la IVe Internationale pendant de longues années et une composante importante de la gauche radicale tunisienne, qui fut durement réprimée sous la dictature de Ben Ali.

Il y a quelques mois à peine, les camarades qui ont assisté à la conférence du 24 avril n'auraient pu le faire que de manière clandestine. Grâce à la révolution, les sympathisants de la IVe Internationale peuvent se regrouper au grand jour, tout comme le reste de la gauche radicale et révolutionnaire, en plein processus de réorganisation.

Le même jour où les militant-e-s de la LGO se sont rassemblés, deux partis d'origine maoïste célébraient une conférence d'unification. Le maoïsme a été historiquement très présent dans la gauche tunisienne. La plus importante formation et la plus connue, est sans conteste le Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (PCOT), organisation maoïste « pro-albanaise », qui revendique 2000 membres et dont le leader, Hamma Hammami a passé plusieurs années dans les geôles de la dictature.

La conférence de la Ligue de la Gauche Ouvrière a été inaugurée par un acte solennel; les camarades ont consacré une minute de silence à la mémoire de ceux et celles qui ont donné leur vie pour la révolution. La LGO compte une centaine de membres dans le tout le pays. 72 d'entre eux, dont une douzaine de camarades femmes, ont assisté à cette conférence nationale qui comptait également avec la participation de 11 délégué-e-s venant d'organisations anticapitalistes et révolutionnaires de 8 autres pays: Liban, Algérie Pakistan, Brésil, Italie, Suisse et France. La délégation française du Nouveau Parti Anticapitaliste comptait avec la présence d'Alain Krivine, qui s'est également réuni le lendemain avec des représentants des autres partis de la gauche radicale, dont Hamma Hammami du PCOT.

Les travaux de la conférence de la LGO ont été ouverts par le camarade Jalel, un militant expérimenté de la gauche tunisienne. Après les interventions des délégués internationaux, un document d'orientation a été présenté et a donné lieu à un débat passionnant. Il y a un large accord sur l'analyse du rôle clé joué par le syndicat UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) dans la chute finale de Ben Ali, tout en soulignant que sa direction a continué à jouer un rôle réactionnaire dans la suite des événements. Pour la LGO, si le dictateur n'est plus là, sa dictature néo-libérale est toujours en place. La classe dominante veut limiter la révolution à des changements démocratiques cosmétiques sans toucher aux questions sociales et économiques. Le défi posé par les islamistes d'Al-Nahda, le plus grand parti de l'islam politique, et par le Hizb ul Tehrir a été abordé. Ces organisations ont d'énormes ressources, ce qui leur permet d'atteindre la population, ce qui n'est pas le cas pour la gauche radicale. Ainsi, la LGO n'a pas encore de local de parti. Le Parti des Démocrates Patriotiques (maoïstes) vient à peine de louer un modeste local à peine meublé au centre de Tunis. Les partis de gauche ont également besoin de relancer un système de presse.

Si les accords sur l'analyse du processus, sur la nature de la révolution et les menaces qui pèsent sur elles de la part de la contre-révolution sont assez larges, les délégué-e-s de la conférence de la LGO se sont divisés sur les perspectives immédiates. Plusieurs camarades appellent à boycotter les prochaines élections tandis que d'autres estiment nécessaire d'y participer. S'il existe un accord sur la nécessité de l'unité de la gauche, la nature de cette alliance divise également.

La première session de la conférence, entrecoupée de séances de poésie révolutionnaire, s'est terminée au déjeuner. La pause repas a été accompagnée avec de la musique traditionnelle arabe. Lors de la seconde session, une direction intérimaire a été élue afin de préparer et organiser le premier congrès du parti dans un délai de six mois.

Bien que la conférence fut un succès et que la réapparition de la gauche révolutionnaire et un signe prometteur des changements en cours en Tunisie, le manque de ressources constitue un véritable obstacle. La solidarité internationaliste avec nos camarades est donc plus que jamais nécessaire.

D'après un article de Farouq Sulehria, correspondant du journal « Internationalen » (section suédoise de la IVe Internationale)

Voir ci-dessus