La « nouvelle gouvernance économique » : coup d’Etat silencieux en Europe
Par Leigh Phillips le Lundi, 16 Mai 2011 PDF Imprimer Envoyer

On ne peut que s’étonner de l’absence de couverture médiatique autour des mesures « révolutionnaires » prises par l’UE pour répondre à la crise de l’eurozone, un ensemble de mesures regroupées sous le vocable de « gouvernance économique ». Il est notoire que les « plans de sauvetage » de l’UE et du FMI pour la Grèce, l’Irlande et le Portugal représentent pour ces pays une amputation de leur souveraineté nationale sur des matières telles que les politiques fiscales. Cette amputation a été réalisée sans anesthésie par une équipe de chirurgiens de la Commission européenne, entraînés par le Ministère des Finances allemand, en utilisant les instruments classiques de l’école néolibérale.

 Mais toutes ces mesures sont prises officiellement « dans l’urgence » et ont été commentées dans les médias. Ce qui est moins connu, c’est comment l’UE a élaboré une centralisation similaire dans la prise de décision sur les budgets nationaux de tous les Etats membres à partir de 2011

« Ce qui se passe représente une révolution silencieuse et graduelle pour une gouvernance économique plus forte » a déclaré le Président de la Commission José Manuel Durão Barroso au mois de juin de l’année dernière, après que le Conseil de l’UE a approuvé les préceptes initiaux de la Commission pour la nouvelle gouvernance économique. « Les Etats membres ont accepté – et j’espère qu’ils l’ont bien compris – d’accorder des pouvoirs plus importants aux institutions européennes par rapport à la surveillance et un contrôle beaucoup plus strict de leurs finances publiques ».

Mais, en réalité, cela ressemble plus à un coup d’Etat silencieux qu’à une « révolution silencieuse ». Conformément  à la législation déjà approuvée, la Commission européenne, en duo avec le Conseil européen, dirigent un programme d’une durée d’un an de surveillance des budgets nationaux nommé « Semestre Européen ». La Commission rédige d’abord une ébauche générale appelée « Enquête annuelle de croissance » (AGC, pour ses sigles en anglais) qui trace le cadre dans lequel on espère que les Etat membres s’inscriront pour l’année suivante. Au mois de janvier dernier, les directives pour l’année 2012 ont déjà été publiées, sans aucune consultation démocratique dans les Etats membres.

Jacques Delors, ancien Président de la Commission et peu suspect de critique excessive à l’égard du néolibéralisme a pourtant qualifié cet AGS comme « le document le plus réactionnaire jamais présenté par la Commission ».

 Ainsi, malgré l’austérité sévère imposée par chaque Etat membre de l’UE depuis 2007, le document indique que, malgré les milliards d’euros déjà éliminés dans les dépenses publiques, ce n’est pas encore assez. L’AGS exige encore des réformes structurelles, comme le recul de l’âge de la retraite « prématurée ».  Les marchés du travail doivent être flexibilisés et on doit maintenir une « modération salariale stricte et soutenue ».

Amendes, sanctions et pressions

Le Parlement européen, seule institution de l’UE élue directement, peut rendre un avis sur le document mais ne peut pas le modifier. Sa version définitive ne prend en compte, au mois de mars, que les amendements apporté par le Conseil européen.

C’est à ce moment là que les Etats membres doivent présenter leurs plans budgétaires afin d’être approuvés par la Commission et le Conseil, et cela avant même qu’ils ne soient présentés dans leurs propres parlements nationaux. Le Royaume Uni a arraché une clause qui lui permet de présenter d’abord son budget devant son Parlement, mais il reste tenu de déposer préalablement à Bruxelles son brouillon, ce qui revient au même.

A cette étape, si les plans budgétaires ne sont pas approuvés, la Commission émet des « recommandations » détaillées, spécifiques à chaque pays, sur les niveaux des salaires et les dépenses sociales.

Si un pays ne suit pas ces recommandations, l’UE peut prendre des mesures punitives. Bien que la Commission et le Conseil européen ne peuvent pas bloquer un budget national proposé par un gouvernement, ces institutions peuvent sonner l’alarme, sanctionner et, dans le cas des membres de l’Eurozone, imposer des amendes d’une valeur équivalente à 0,2% du PNB du pays concerné. Tout refus d’accomplir les « recommandations » du Semestre Européen pendant trois années consécutives peut élever l’amende jusqu’à 0,5% du PNB. En tenant compte des chiffres de 2009, ces trois années consécutives représentent, pour un pays comme l’Espagne, une amende de 5,25 milliards d’euros !

Le Royaume Uni, qui se trouve en dehors de l’Eurozone, ne serait pas sanctionné. Cependant, il subirait la pression des autres Etats membres. Recevoir des « pressions » peut paraître léger, mais il faut rappeler que ce furent précisément des « pressions » et non des amendes qui ont forcé l’Irlande à accepter le plan de sauvetage de l’UE et du FMI que Dublin ne voulait initialement pas solliciter. Y compris sans ces mesures d’amendes, il existe la possibilité de retirer au « coupable » l’accès aux fonds structurels de l’UE, ce qui équivaut de facto à une sanction. Il existe également l’idée, bien qu’elle ne soit pas encore sur la table, de retirer le droit de vote au pays incriminé au sein du Conseil européen. Autrement dit, on obligerait un pays à appliquer les lois de l’UE sans lui donner le droit d’intervenir dans leur approbation.

Un asile de fous

D’autres propositions sont également en discussion afin d’élargir le champ de la gouvernance économique puisque le Semestre Européen concerne les budgets publics. L’idée est de fixer un cadre contraignant similaire, mais sans durée déterminée,  afin d’empêcher les « déséquilibres macroéconomiques » à long terme.

Le flou artistique domine sur ce que l’on entend par « déséquilibres macroéconomiques » ; cela peut inclure des questions telles que le déficit commercial, le manque de compétitivité dans les prix, les niveaux de dette publique et privée, les bulles immobilières, « l’affectation indue de ressources » ou les « niveaux insoutenables de consommation ». Mais, en théorie, cela peut recouvrir n’importe quoi car dans cet asile de fous constitué par les fondamentalistes du libre marché, il reste encore à établir les indicateurs quantifiables et précis qui établissent quelle politique produit et à quel niveau se produit un « déséquilibre macroéconomique » dans un pays donné.

Comme la Commission soutient que l’importance des différents déséquilibres varie dans le temps, les indicateurs ne seraient donc définis que de manière « ad hoc » après que cette même instance ait «découvert » qu’un Etat membre est coupable. Dit plus clairement : on déclare d’abord coupable un Etat de « déséquilibre macroéconomique », pour seulement ensuite définir sur quoi ce dernier repose exactement.

La Commission entamerait alors une « procédure pour déséquilibre excessif »,  ce qui signifie de prendre des mesures punitives similaires à celles du Semestre Européen, avec amendes et sanctions de même ampleur.

Opacité

Les détails du projet européen de « gouvernance économique » sont également impossibles de suivre à la trace ou de modifier de la part des citoyens, des journalistes ou de la société civile. Tout le processus est mis en œuvre par des « experts » à portes fermées dans la Commission ou dans le Conseil européen. Leurs noms ne sont pas connus et on ne permet pas aux journalistes de poser des questions aux technocrates qui prennent les décisions qui affectent pourtant des millions de personnes.

Jyrki Katainen, le Ministre des Finances de Finlande, a expliqué en janvier dernier pourquoi il estimait nécessaire de prendre des mesures aussi radicales. Le nouveau système de gouvernance économique est destiné à rendre l’Europe capable de faire face à ses concurrents asiatiques et outre-atlantique : « Si nous parvenons, avec ce processus, à coordonner nos efforts, alors l’UE sera plus forte et plus flexible face aux pressions du marché mondial ».

La « gouvernance économique » constitue ni plus ni moins qu’une tentative de provoquer une déflation massive dans toute l’UE au travers de marchés du travail plus flexibles, de salaires et de pensions plus basses, par la libéralisation et la privatisation des services publics et par une reconfiguration de l’enseignement et de la recherche afin de les soumettre aux nécessités du marché… L’objectif est de restaurer la compétitivité d’une UE face à des Etats-Unis sans Etat providence et à une Chine où la main d’œuvre est durement exploitée.

Leigh Phillips est journaliste à Bruxelles et correspondant pour l’Europe du journal britannique « Red Pepper »

Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be Intertitres de la rédaction.

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