Six mois après le début des soulèvements. Le monde arabe entre révolution et contre-révolution
Par Thierry Pierret le Mercredi, 06 Juillet 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le processus révolutionnaire initié par le soulèvement tunisien de la mi-décembre 2010 s’est propagé à l’ensemble de l’aire culturelle arabe. Mais la dynamique et le rythme de la révolution varient d’un pays à l’autre tandis que la contre-révolution des cliques dominantes s’organise à son tour - en combinant répression, promesses de réforme et divisions sectaires – tandis que l’impérialisme tente de reprendre le contrôle de la région.

On peut classer les pays arabes en trois catégories. Une première catégorie regroupe les pays où la population a réussi à chasser le dictateur en place. Il s’agit de la Tunisie, de l’Egypte et sans doute du Yémen. Une deuxième catégorie regroupe ceux où le soulèvement est en cours et subit une forte répression. Il s’agit de la Libye, de la Syrie, de Bahreïn, de l’Algérie et du Maroc. La troisième catégorie regroupe les pays où le soulèvement n’a pas encore eu lieu même si on en voit parfois les prémisses: monarchies du Golfe, Irak, Liban, Jordanie, Palestine, Soudan, Mauritanie.

Il s’agit bien sûr d’une classification brossée à gros traits. La situation peut être très différente d’un pays à l’autre au sein d’une même catégorie. Par exemple, le mouvement de protestation est – du moins provisoirement - en recul à Bahreïn alors qu’il peine à décoller en Algérie et qu’il est en plein essor au Maroc.

Le dictateur est parti, mais le régime reste en place

En Tunisie, pays pionnier, le mouvement semble avoir engrangé le plus d’acquis. Non seulement Ben Ali est parti, mais plusieurs de ses proches et de ses séides ont dû se démettre, voire ont été arrêtés, sous la pression des masses. Il n’en reste pas moins que le gouvernement actuel ne représente pas les aspirations des masses en lutte. Et pas davantage l’état-major de l’armée, la magistrature et le sommet de l’administration qui sont restés en place pour l’essentiel.

Si tout le monde se réclame désormais de la révolution du 14 janvier, il ne faut pas s’y tromper. Cette unanimité de façade dissimule mal une différenciation de classe à l’intérieur du mouvement. Les éléments les plus bourgeois veulent que la révolution en reste là. Ils en voulaient à Ben Ali, car son système maffieux les empêchait de faire des affaires. Mais ils craignent davantage encore une radicalisation du mouvement qui menacerait leurs privilèges fondamentaux. Ils ne manquent pas de se présenter comme les garants des acquis de la révolution face à ceux qui les menacent. L’élection le 24 octobre de la future Assemblée constituante donnera des indications sur le rapport de forces. Même si les partisans du gouvernement devaient y emporter la majorité, il est probable que la pression de la rue sur l’Assemblée constituante sera très forte.

En Egypte, le Conseil suprême des forces armées qui dirige désormais le pays a pris la mesure du danger que représente la classe ouvrière égyptienne dont les grèves de masse ont joué un rôle décisif dans le départ de Moubarak. Il a promulgué une loi qui interdit les grèves et tente de freiner le développement des nouveaux syndicats indépendants du syndicat « officiel » contrôlé par le régime Moubarak. A l’initiative du Conseil suprême, des amendements à la Constitution ont été approuvés par une large majorité lors d’un référendum qui a connu une forte participation. Des élections législatives et présidentielles sont également prévues. La capacité du mouvement ouvrier à se structurer et à se doter d’un prolongement politique indépendant sera un facteur clé dans le bras de fer qui opposera tôt ou tard les militaires à la population.

Au Yémen, les manifestants ont réclamé dès janvier le départ immédiat d’Ali Abdallah Saleh qui préside aux destinées du Yémen du Nord depuis 1978 et du Yémen unifié depuis 1991. Mais Saleh a ignoré l’appel de la rue comme le plan de sortie de crise proposé par le Conseil de Coopération du Golfe. Les affrontements se sont intensifiés jusqu’à ce que Saleh soit blessé le 3 juin par un tir d’obus sur son Palais. Transféré dans un hôpital saoudien, il semble bien que le gouvernement saoudien ne permettra pas son retour au Yémen afin de garantir une transition qui ne remette pas en cause le régime et ses engagements internationaux (notamment la lutte contre le terrorisme et le respect des frontières saoudiennes. L’Arabie saoudite et les Etats-Unis craignent autant un pourrissement de la situation qui débouche sur un éclatement du pays déchiré par des clans en guerre comme en Somalie qu’une radicalisation qui ouvre la voie à un régime anti-saoudien et antiaméricain.

Le dictateur s’accroche au pouvoir

En Syrie, le pouvoir a cru pouvoir mater la rébellion en frappant fort dès le début. Mais la contestation a essaimé dans toute la Syrie malgré la répression féroce (plus de 1300 tués à la fin juin, des milliers d’arrestations et de blessés, des dizaines de milliers de réfugiés). Les soi-disant « gestes d’ouverture » du régime n’ont pas abusé les manifestants, et ce d’autant moins qu’ils se sont à chaque fois accompagné d’un renforcement de la répression. La population veut désormais la chute du régime despotique et corrompu. Des lézardes apparaissent. De nombreux membres du parti Ba’th au pouvoir rejoignent les manifestants et beaucoup de soldats refusent de tirer sur la foule souvent au prix de leur propre vie.

Le régime, dominé par la minorité alevi, joue à fond la carte des divisions confessionnelles. Il accuse les manifestants d’être des fondamentalistes sunnites pour effrayer et rallier à lui les nombreuses minorités de la mosaïque syrienne. S’il est poussé dans ses derniers retranchements, il pourrait – si ce n’est déjà le cas – faire appel à des éléments du Hezbollah libanais ou aux nervis de Téhéran – pour mater la révolte. Il pourrait aussi se replier sur son bastion alevi quitte à déclencher une sanglante guerre interconfessionnelle. On en voit déjà les prémisses au Liban où une manifestation de soutien aux manifestants syriens à Tripoli a donné lieu à des affrontements sanglants entre alevis et sunnites.

En Libye, dès la mi-février, les manifestations contre le doyen des dictateurs arabes avaient fait tache d’huile pour s’étendre à l’est du pays dont la ville principale est Benghazi. La violence de la répression a obligé les manifestants à s’armer et à riposter. Mais ils n’avaient que des armes légères et aucune expérience du combat. Les troupes de Kadhafi se sont retrouvées aux portes de Benghazi à la mi-mars. Un Conseil national de Transition (CNT) autoproclamé et peuplé de transfuges du régime de Kadhafi a appelé les puissances impérialistes à l’aide.

L’intervention impérialiste qui a commencé le 23 mars sous prétexte de protéger les civils libyens a un tout autre objectif. Il s’agit de donner un coup d’arrêt au mouvement révolutionnaire en cours tout en préservant les intérêts des multinationales du pétrole. Les gouvernements occidentaux veulent renforcer l’assise et l’autorité du CNT que les jeunes en lutte contre le régime ne reconnaissent pas nécessairement.

Les contradictions au sein de la rébellion risquent d’éclater en conflit ouvert si les Occidentaux pressent le CNT de partager le pouvoir avec Kadhafi. En effet, l’intervention militaire est dans l’impasse et les Occidentaux cherchent une porte de sortie qui garantisse leurs intérêts bien compris et la stabilité du pays. Si le CNT devait céder aux pressions occidentales en ce sens, un conflit ouvert pourrait éclater avec les jeunes qui ont payé de leur personne dans les combats et qui veulent la fin du régime.

Au Maroc, la situation est particulière dans la mesure où le Mouvement du 20 février n’a pas jusqu’ici réclamé le départ du Roi Mohamed VI. Mais les revendications du mouvement sont telles que le conflit ouvert avec le Roi est inévitable. Il ne peut accepter l’élection d’une Assemblée constituante qui aurait le droit de rogner ses pouvoirs, voire de proclamer la république. Il ne peut pas davantage accepter la dissolution du Parlement et du gouvernement qu’il préside, pas plus que le jugement des criminels économiques et politiques qui gravitent dans son entourage. Son discours de juin où il annonce une nouvelle Constitution taillée sur mesure pour lui a fait figure de provocation. Des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue pour protester.

Partout dans le pays, sauf à Rabat, les protestataires étaient plus nombreux que les partisans rémunérés du Roi. Les nervis du régime et la police ont redoublé de violence contre les manifestants. L’épreuve de force est engagée et augure d’une radicalisation du mouvement et de ses revendications. Le tabou de la légitimité de la monarchie risque de tomber, ce qui serait un pas décisif dans la lutte contre la dictature.

Le dictateur ne perd rien pour attendre

Plusieurs pays arabes semblent épargnés par la vague révolutionnaire. Mais il s’agit du calme qui précède la tempête. Les prémisses de la contestation sont déjà présentes dans les monarchies du Golfe. Les monarques ont répondu par des hausses de salaire et des baisses de prix aux premiers signes de mécontentement de leurs sujets.

En Arabie saoudite, une bonne centaine d’intellectuels ont réclamé des réformes dont l’élection du Parlement, l’égalité entre hommes et femmes et une monarchie constitutionnelle. Des femmes ont défié publiquement l’interdiction qui leur est faite de conduire une voiture. Cela peut sembler anodin, mais ce sont des signes avant-coureurs d’une protestation plus profonde. D’autant que les motifs de mécontentement sont flagrants. Le luxe ostentatoire des princes saoudiens ou des émirats contraste avec la pauvreté et l’absence totale de liberté politique. D’où la médiation saoudienne dans la révolution yéménite et sa brutale intervention militaire contre la révolution au Bahreïn. Le régime saoudien et ses alliés savent que c’est leur survie qui s’y joue.

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