Temps d’accélération, temps de stratégie, temps du 15-M
Par Sandra Ezquerra, Esther Vivas, Josep Maria Antentas le Dimanche, 11 Septembre 2011 PDF Imprimer Envoyer

Nous reproduisons ci-dessous la très intéressante intervention de notre camarade Sandra Ezquerra dans un forum consacré au Mouvement du 15M espagnol lors de la IIe Université d’été de notre organisation-sœur Izquierda Anticapitalista. Cette intervention pose la question de la nature et de l’évolution souhaitable de ce mouvement, ainsi que le rôle et l’importance que doivent y jouer des revendications de type « transitoire ». Nous publions également une tribune de nos camarades Esther Vivas et Josep Maria Antentas à l’occasion du troisième « anniversaire » de la crise et des trois mois d’existence du Mouvement du 15M. (LCR-Web)

Tout comme le soulignait Daniel Bensaïd, le temps qui détermine les épisodes du changement social n’est pas le temps lisse des aiguilles d’une montre, mais bien un temps brisé, rythmé, fait d’accélérations et de ralentissements brusques. En le remémorant à distance, il est difficile de croire que tant d’événements, tant d’intensité et tant de travail aient pu tenir en quelques lignes du calendrier.

Le Mouvement du 15-M constitue l’un de ces rares cas de « désaccélération » et de célérité simultanée du temps, ainsi que de condensation de tout ce qui se passe en lui: moments où les minutes deviennent des heures, les jours des semaines, les semaines des mois et qui, du coup, contiennent des processus d’avancée, de débat et de transformation extraordinaires. Nous n’avions jamais pensé pouvoir apprendre autant de choses, ni soupçonné que nous pourrions le faire en si peu de temps.

Le 15 mai, les rues de nombreuses villes espagnoles ont été inondées par des manifestations massives affirmant que “nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers”. Les nuits suivantes furent témoin de l’éclatement d’une étincelle qui couvait depuis longtemps. Les dizaines de personnes qui ont initialement campé sur les places sont devenues des centaines puis des milliers. Les victimes d’une crise sans précédent et d’un système économique qui survit en créant la misère, montraient enfin leur ras le bol et clamaient publiquement que le roi était nu.

Quatre mois plus tard, nous ne vivons plus sur les places mais nous continuons à travailler avec ardeur dans nos quartiers, dans nos villages, dans notre entourage le plus immédiat. La principale valeur du 15-M a été sa capacité à faire s’engager dans la pratique politique une énorme quantité et variété de personnes qui, jusqu’à il y a quelques mois à peine, observaient de loin les effets de la crise.

Sa véritable importance réside, aujourd’hui, dans la gestation inespérée d’une nouvelle génération de dissidents, de combattants, de politiciens profanes. Ces nouveaux acteurs socio-politiques ne se créent pas en suivant des recettes ou des manuels. Ils surgissent au travers de la réflexion, du débat et, ce qui est plus important, au travers de la praxis.

Cependant, le mouvement se trompe s’il pense que sa simple irruption ou que quelques victoires symboliques pourront provoquer un changement social en profondeur: les journées phares et centrales des occupations des places sont terminées. Ces dernières, malgré ce que nous avons pu penser à un certain moment, ne furent jamais la fin du mouvement. Et, comme l’écrivait Rosa Luxemburg ; “le mouvement, en tant que tel, sans relation avec l’objectif final, le mouvement comme objectif en soi, n’est rien”. Le chemin peut être stérile s’il est suivi en perdant de vue la destination poursuivie.

Le 15-M perdra bientôt son auréole de sympathie et de nouveauté. A son tour, la brutalité de la crise et des réponses à cette crise de la part des gouvernements va aiguiser la nécessité de ripostes sociales d’ampleur, qui provoqueront de sérieux débats en leur sein sur les tactiques à suivre. Ainsi, s’il ne veut pas tomber dans la dérive de l’inertie ou de la seule spontanéité, le mouvement devra concrétiser des objectifs et définir un horizon stratégique.

Il existe à ce sujet des dilemmes fondamentaux par rapport à la forme que l’action globale devrait adopter, débats qui, sans aucun doute, vont s’approfondir dans les prochains mois. Ces dilemmes tournent autour du rôle que la politique de revendications et la politique d’action doivent respectivement occuper dans la forme de travailler du mouvement, ainsi que dans la possibilité que le 15-M se transforme en un mouvement explicitement anticapitaliste ou, au contraire, qu’il se limite à vouloir obtenir des réformes du système.

Elles ne furent pas peu nombreuses les voix qui jusqu’à présent ont défendu le fait que les objectifs du mouvement devaient se concentrer sur des réformes législatives. Certaines des revendications qui ont reçues le plus de soutien concernent ainsi la réforme de la loi électorale, ou encore celle de la loi hypothécaire. L’histoire nous enseigne cependant que, dans les époques de récession économique, le capital et l’Etat ne sont pas enclins à chercher la paix sociale. La vague de contre-réformes sociales et économiques en Europe de ces dernières années le montre clairement.

Depuis que la crise a éclaté, non seulement il n’a pas été impossible d’améliorer les droits des travailleurs et des classes populaires, mais en outre la récession sert de prétexte parfait à la caste politique et financière pour nous arracher d’un trait de plume des victoires accumulées pendant des décennies de luttes sociales. Le 15-M doit éviter de croire - et ne pas tomber - dans une chorégraphie de négociations où les pas en arrière iront toujours plus loin que les pas en avant.

Bien que la moindre mesure qui contribue à améliorer les conditions sociales, économiques ou de travail des classes populaires doit être défendue, les luttes du mouvement doivent s’inscrire dans une perspective de changement radical. Un simple pari en faveur de réformes résultant d’accords minimaux équivaudrait à une accumulation de force passive qui, en aucun cas, ne mettra en danger le système. Dit d’une autre façon, cela créerait l’illusion de tout réformer pour qu’en réalité rien ne change.

L’obtention de la part du 15-M d’une poignée de réformes symboliques sur le terrain politique ne ferait rien d’autre que postposer momentanément les contradictions du capitalisme et renforcer, à long terme, sa légitimité. Le 15-M ne doit pas se limiter à jouer un rôle de groupe de pression ni se contenter, comme le disait Bensaïd, des quelques failles politiques disponibles. Nous pouvons et nous devons aspirer à beaucoup plus.

Tout cela ne veut pas dire que le mouvement ne peut pas avancer un cahier de revendications. Comme le soulignait le philosophe français, les réformes, en soi, ne sont ni réformistes ni révolutionnaires. Tout dépend si elles remplissent la fonction d’élever la conscience et la mobilisation de classe ou, au contraire, si elles servent à les contenir et à les dévier. Le critère discriminant entre les deux dépend de la finalité qu’elles poursuivent et du potentiel qu’elles contiennent, et c’est précisément dans la capacité de réaliser un tel discernement que réside une véritable stratégie anticapitaliste aujourd’hui.

Si les conditions objectives créées par la crise et par le déclin du capitalisme global constituent sans aucun doute un scénario favorable afin de remettre en question frontalement ce système, les dimensions subjectives sont encore à configurer. Le mouvement vient à peine de naître, ses structures sont encore fragiles et, après trois décennies de démobilisation sociale et syndicale, beaucoup de militants vétérans sont démoralisés. Les plus jeunes, ou les plus nouveaux, quant à eux, ont peu d’expérience militante et une courte trajectoire de pensée critique. En tenant compte de tout cela, il n’est pas réaliste d’espérer que le mouvement développe du jour au lendemain des protestations et des actions clairement révolutionnaires.

Face à ce constat, le 15-M doit oeuvrer à construire des ponts entre les revendications centrées sur des problèmes et des remèdes immédiats et la volonté d’un changement social, politique et économique en profondeur. Par exemple, avec un taux de chômage dépassant déjà les 20%, au lieu de tenter de réformer des normes de travail qui légitiment un degré croissant d’exploitation des travailleurs/euses, il est bien plus utile et urgent que jamais de mettre en avant les mots d’ordre d’une répartition du travail et d’une réduction de la journée de travail sans perte de salaire. Il s’agit là d’une revendication qui, d’une part est considérée par un nombre croissant de personnes comme relevant du “bon sens” et, d’autre part, elle offre la possibilité de démasquer l’incapacité du système à réaliser un marché du travail qui repose sur le plein emploi et le bien être social.

Une autre revendication partielle et accessible, et qui a le potentiel d’ébranler les bases du capitalisme patriarcal, est l’instauration d’un congé de paternité obligatoire, non transférable et de durée égale à celui du congé de maternité. Tandis que les gouvernements s’y refusent, en utilisant le prétexte de la crise, la réalité est que la survie de l’économie globale requière le maintien de la division sexuelle du travail productif et reproductif. Le capitalisme ne peut pas se permettre que les hommes travaillent moins, en gagnant la même chose, afin de se consacrer de manière égale à leurs responsabilités familiales. Il a au contraire besoin que ces dernières continuent essentiellement à relever de l’attention altruiste et gratuite des femmes.

Le problème de ces revendications, parmi bien d’autres possibles liées à la question du logement ou aux politiques sociales, ne réside pas dans le fait que les politiciens se refusent à les entendre, mais bien dans le fait que le capitalisme d’aujourd’hui est incapable de les satisfaire sans se suicider lui-même en les appliquant.

La tâche du mouvement doit être de tracer le lien existant entre les revendications et les besoins immédiats des femmes, des hommes, des travailleurs et des classes populaires et l’exigence d’une transformation profonde de la société. De nombreuses revendications présentes dans le 15-M peuvent contribuer à consolider les facteurs subjectifs requis pour tout processus de changement social. Autrement dit, elles peuvent aider à accumuler des forces en créant les conditions nécessaires à la réflexion et à l’action pour que les classes populaires prennent conscience de la possibilité et de l’urgence de leur émancipation. Il est, en partie, possible de le faire au travers de revendications qui aident à comprendre les limites du système et, en définitive, à le dépasser.

La possibilité ou l’impossibilité de réaliser des revendications a peu à voir avec l’arène parlementaire et est, en tous les cas, une question de rapports de forces qu’on ne peut résoudre que par la lutte. Ce qu’il faut faire aujourd’hui, après une longue traversée du désert, c’est oeuvrer à rassembler les forces qui nous aideront à livrer les batailles de demain.

Le 15-M ne peut ni ne doit s’identifier à des pratiques conciliatrices ni à des changements purement quantitatifs. Un vieux révolutionnaire disait que la politique ressemble plus à de l’algèbre qu’à de l’arithmétique. Il ne s’agit ni d’accepter ni d’amender la réalité, mais bien de profiter de l’accélération et de la rupture du temps qu’implique la montée des contradictions et des luttes sociales afin de transformer cette réalité. Le chemin consiste, précisément, à continuer à travailler au moyen de la lutte et de tous les instruments à notre portée, à continuer à regrouper des milliers de personnes, à réveiller leur conscience, à les convaincre de la possibilité de transformer leur situation et, en définitive, à leur montrer l’inévitabilité d’un changement essentiel, et par en bas, du système.

Sandra Ezquerra

Diplômée en sociologie à l’Université de l’Oregon, Sandra Ezquerra, 34 ans, travaille comme chercheuse à l’Universitat Autónoma de Barcelona. Elle est active depuis de nombreuses années dans les mouvements sociaux, particulièrement sur les terrains féministes et alterglobalistes. Elle a participé à la dynamique du campement de la Plaza Catalunya pendant ses trois premières semaines. Elle est également membre de Revolta Global – Izquierda anticapitalista, section de la IVe Internationale en Catalogne et dans l’Etat espagnol. Son blog: http://intersecciones.wordpress.com . Traduction par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be


Trois ans de crises, trois mois d’indignation

Nous approchons du troisième anniversaire de la faillite de la banque Lehman Brothers et de l’éclatement formel de la crise ; “une rationalisation irrationnelle d’un système irrationnel” selon les termes du géographe David Harvey. En plein “krach” du système financier, les maîtres du monde avaient connu un bref moment de panique, alarmés par l’ampleur d’une crise qu’ils n’avaient pas prévue, par leur manque d’instrument théorique afin de la comprendre et par la crainte d’une forte réaction sociale. Ce fut l’époque des déclarations creuses sur la “refondation du capitalisme” et des faux mea culpa qui se sont bien vite évaporés, dès que le système financier se stabilisa un peu et devant l’absence d’explosion sociale.

On entra ainsi dans une nouvelle phase qui, avec la crise et le déficit public comme prétextes, se caractérise par les politiques appliquées dans l’ensemble de l’Union européenne afin de réduire les droits sociaux, d’infliger une défaite historique aux travailleurs et de renforcer les mécanismes de domination de classe. Pour les pouvoirs économiques, les régulations sociales encore existantes sur le Vieux continent constituent un frein à la compétitivité internationale de l’économie européenne et un poids dérangeant dont ils veulent se débarrasser. Les mesures prises par le gouvernement Zapatero depuis mai 2010 et les coupes du gouvernement en Catalogne, le “gouvernement des plus capables” (avec des ciseaux) s’inscrivent pleinement dans cette dynamique générale.

Nous arrivons au troisième anniversaire de la crise avec une sensation ambivalente. D’une part, il y a le cruel constat devant l’ampleur de la tragédie et des graves conséquences sociales d’une catastrophe économique qui, loin d’être derrière nous, menace au contraire de s’aggraver avec l’accélération des turbulences financières internationales, dans un contexte où les classes dominantes manifestent une détermination virulente à nous faire payer le coût de leur crise. D’autre part, cependant, nous arrivons à ce moment avec l’évidence encourageante que, finalement, la révolte sociale contre cet intolérable état des choses a commencé.

Effectivement, si le mouvement du 15M a transmis un quelconque message, c’est bien celui de l’espoir, à l’encontre de la démoralisation et du pessimisme, espoir dans la capacité collective de changer les choses et d’être des sujets actifs et non de simples objets passifs face aux intérêts du capital et à sa logique du profit et de la concurrence. L’indignation est, précisément, “le contraire de la routine et de la résignation”, comme le soulignait Daniel Bensaïd.

L’espoir que le mouvement a apporté à ceux qui veulent “changer le monde de base” est directement proportionnel à l’inquiétude provoquée dans les groupes dominants de la société, brutalement interpellés par ce nouvel acteur qui défie leur monopole sur les questions collectives et sur la vie publique et qui remet en question les définitions officielles de la crise, caractérisées par leur vision unilatérale et intéressée.

Le 15M et la politique dominante représentent deux logiques différentes, irréconciliables. D’un côté, l’aspiration à la justice sociale et à une démocratie réelle dans le sens le plus large du terme, c’est à dire en la capacité de décider sur nos propres destinées. D’un autre côté, les diktats des intérêts patronaux et l’emprise du profit privé. Tous deux indiquent deux feuilles de route antagonistes pour notre société. Notre avenir sera très différent en fonction de celle qui va prévaloir sur l’autre.

En trois mois d’existence, le mouvement a signifié un fort processus de politisation de la société, un renouveau de l’intérêt pour les questions collectives et une réoccupation sociale de l’espace public usurpé quotidiennement par les intérêts privés. Il a représenté un apprentissage collectif de l’exercice de la démocratie et de l’auto-organisation. Ils nous montré comment commencer “à apprendre à désapprendre” pour nous défaire des idées hégémoniques sur la réalité et a contribué à diffuser un “sens commun alternatif”.

La vague d’indignation mobilisée n’a toutefois pas encore atteint une force suffisante que pour stopper les politiques en cours, et cela bien qu’elle soit parvenue à arracher quelques victoires concrètes importantes, mais défensives, comme la paralysie de nombreuses expulsions de logement ou l’affaiblissement de l’application des ordonnances de civisme.

Tout cela, après tout, n’est pas un mauvais bilan pour un mouvement qui, qu’on l’aime ou pas, commence à peine à démontrer ce dont il est capable.

Article publié dans le journal “Público” (édition catalane) le 03/09/2011. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be . Née en 1975, Esther Vivas participe au Centre d’études sur les mouvements sociaux (CEMS) de l’Universitat Pompeu Fabra (UPF) en Catalogne. Elle est porte-parole de la Gauche Anticapitaliste (Izquierda Anticapitalista – Revolta Global, en Catalogne), et rédactrice à la revue « Viento Sur ».  Son blog: http://esthervivas.wordpress.com


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