Sarkozy : Démagogie et ambition
Par Yvan Lemaitre & Christian Picquet le Vendredi, 18 Mai 2007 PDF Imprimer Envoyer

Le futur chef de l’État, synthèse de la droite et de l’extrême droite, a mené une campagne démagogique et populiste. La droite exulte. Son poulain a gagné largement mais, surtout, elle a le sentiment de se retrouver elle-même en tournant la page des années Chirac, des cohabitations et de l’alternance.

Elle entend à nouveau sa musique, le langage qu’elle aime parce qu’il la domine, un langage de droite, sûr de lui-même, cynique, sûr de la force de ses préjugés, ces prétendues valeur d’autorité et de hiérarchie. Elle exulte aussi car, au fond d’elle-même, elle est étonnée d’une telle victoire qui apparaît comme une adhésion populaire aux idées de droite. Et Le Figaro de se réjouir : « Les Français ont choisi en harmonie avec leur inclination : peuple de droite, ils ont porté au pouvoir un dirigeant qui a reconstruit sa famille de pensée, l’a rassemblée et porté avec fierté - c’est nouveau - les idées de son camp. »

C’est aller vite en besogne et fermer les yeux sur la véritable nature du « projet » Sarkozy. Sarkozy, ce n’est pas la droite gaulliste, la droite des années 1970, ou encore la droite de la cohabitation. Sarkozy, c’est la droite des années 1930 à l’heure de la mondialisation, la droite mâtinée de Le Pen, un populisme qui prétend rassembler de la gauche à l’extrême droite. Sarkozy, c’est un programme protéiforme, une campagne idéologique dont le seul axe est son appétit de pouvoir, son ambition, son esprit de revanche. C’est en cela que sa personnalité politique est celle d’un ambitieux sans scrupule au cynisme proche de celui des fascistes. Sarkozy, c’est celui qui a mis consciemment le feu aux banlieues par l’insulte et les provocations policières au service des seuls besoins de son ambition.

Mais croire que ceux qui ont voté pour lui ont voté pour le programme du Medef serait une erreur. La victoire de Sarkozy est un coup de force idéologique, une opération de séduction brutale qui n’a trouvé en face d’elle aucune force capable de la dénoncer, de la déjouer. Le programme de Sarkozy, c’est celui du démagogue qui chante à chacun la chanson qu’il veut entendre. Au final, la logique de ce programme, c’est celle de la force, de l’autorité, au-dessus de ceux que l’on a flattés, celle de l’État fort qui arbitre en faveur des possédants qu’il sert alors qu’il s’est dit « protecteur » des plus faibles. Le véritable programme de Sarkozy, c’est le pouvoir de l’argent. Sarkozy est l’élu d’une majorité, mais il sert une minorité privilégiée.

Son calendrier est annoncé : remise en cause du droit de grève, du contrat de travail, etc. Sa politique ne sera pas nécessairement le passage en force, mais le dialogue social, du moins si les directions syndicales continuent leur syndicalisme d’accompagnement.

Sa force, il la tire des capitulations de la gauche, cette gauche que lui-même n’a cessé de vouloir humilier en montrant comme des dépouilles ceux qui l’ont rallié - les Besson, Tapie et autres Allègre -, cette gauche du fric, sans force ni dignité, nourrie des mêmes préjugés que la droite, élitiste, méprisante. Il faut reconnaître à Royal une force de caractère peu commune pour avoir résisté et donné à cette gauche des capitulations l’image d’une femme courageuse à qui il ne reste plus maintenant qu’à affronter la bassesse des vengeances de ses plus proches soutiens...

Là est l’origine de la victoire de Sarkozy. La personnalité de celui qui n’a d’autre programme que son ambition est suffisamment vide de conviction pour pouvoir à la fois s’imprégner des idées de Le Pen, flatter les chiraquiens, tendre la main aux centristes, se faire le champion de la valeur travail, de la France des révolutions et des contre-révolutions, pour finir par acheter quelques transfuges... Comblée au-delà de ses espérances, la droite encense son héros du jour, qui a su la subjuguer pour la soumettre à sa propre ambition. Le vent des contre-réformes va souffler sur la France. Fort de sa légitimité, Sarkozy aurait, à leurs yeux, les pleins pouvoirs pour « que le pays vive maintenant une belle période de réforme ».

La légitimité de Sarkozy est plus que contestable. Elle est celle d’une imposture rendue possible par une abdication. La déroute des partis de l’ex-gauche plurielle est celle de ceux qui ont vendu leurs idées pour le pouvoir, elle n’est pas celle des millions de travailleurs de ce pays auxquels, maintenant, Sarkozy sera confronté. Les voix ouvrières et populaires, celles de la solidarité, qui se sont fait entendre durant la campagne même, ne sont pas près, elles, de se taire.

Yvan Lemaitre


Le projet de Sarkozy : Contre-révolution libérale

Quel projet véritable anime Nicolas Sarkozy ? La question est d’autant plus légitime que l’ex-président de l’UMP se sera, tout au long de l’interminable campagne qui l’aura conduit à la magistrature suprême, évertué à brouiller les cartes. 

D’un côté, Nicolas Sarkozy se sera présenté en héraut d’une droite porteuse d’une promesse d’amplification des contre-réformes libérales, renouant avec la tradition bonapartiste et autoritaire des origines de la Ve République, chassant sans vergogne sur les terres du Front national. De l’autre, il aura volontiers développé un discours usant de toutes les ficelles du marketing politique, faisant assaut de démagogie et de populisme, n’hésitant pas à solliciter le vote populaire en se référant à Jaurès, se posant en défenseur du volontarisme en politique... Au-delà des propos de circonstance, destinés à ramener vers la droite un électorat qui s’en était détaché depuis une trentaine d’années (par exemple, du côté des salariés du secteur privé), on ne saurait toutefois appréhender le sarkozysme indépendamment des réseaux à partir desquels il déploie son influence.

Ces réseaux s’organisent, depuis déjà longtemps, à la manière des thinktanks américains, telles des officines de propagande, des faiseurs d’opinion dont la légitimité proviendrait d’une capacité d’expertise avérée. Au nombre de ces réseaux, on retiendra notamment l’Institut Montaigne, de l’ex-PDG d’AXA, Claude Bébéar. Mais il en est bien d’autres, qui bénéficient tous du concours d’une série d’intellectuels plus ou moins en vogue. C’est de leurs travaux qu’est née l’idée de la « rupture », dont Sarkozy a fait son emblème.

De la « rupture »...

La « rupture » en question concerne le compromis social que les classes dirigeantes françaises durent, au xxe siècle et singulièrement après l’épisode de Vichy, consentir pour tenir compte d’un rapport de force bien plus favorable qu’aujourd’hui au monde du travail. C’est avec ce compromis et, au-delà, avec tout un héritage issu des Lumières et de la Révolution française, que le sarkozysme veut ouvertement en finir lorsqu’il pourfend, par exemple, un « modèle social » assimilé à un droit du travail jugé hypertrophié, lorsqu’il fustige une tradition étatique qualifiée de trop interventionniste, ou lorsqu’il préconise de s’inspirer de « ce qui marche ailleurs », en l’occurrence aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

C’est en fonction du même objectif qu’il dénonce, avec des accents libertaires qui peuvent parfois séduire, l’absence de contre-pouvoirs et qu’il en appelle au développement de la société civile, à ceci près que ces « pouvoirs intermédiaires » souhaités sont ceux que le Medef et ses fondations privées s’efforcent, depuis des années, de constituer. Et c’est toujours pour faire sauter ce qu’il juge un verrou insupportable à la conversion du pays au modèle libéral qui s’est imposé alentour, qu’il s’en prend avec vigueur à la droite du passé, accusée de s’être laissée « complexer » par ses adversaires.

À partir de cette thématique, Sarkozy et les siens dessinent un projet qui s’ordonnent à partir de quatre éléments. D’abord, la nécessité de faire passer réellement le pouvoir au marché, ce qu’une conseillère du président de l’UMP alla un jour jusqu’à traduire en une proposition de privatisation totale de l’Éducation nationale. Ensuite, la nécessité d’en revenir à une société d’ordre et de valeurs, seule charge qui reviendrait à un État allégé de ses missions sociales dans le but de « contrebalancer » la faiblesse intrinsèque de la démocratie en ces domaines. Dans le prolongement, l’objectif de redonner leur prééminence aux religions, appelées à assumer leur rôle dans une régulation sociale à laquelle la puissance publique devrait désormais renoncer1. Enfin, le transfert d’une partie des pouvoirs aux « communautés », là encore pour palier les carences d’un État social promis au démantèlement2...

... à la réaction intégrale

Ce projet de société s’inspire ouvertement du modèle « néoconservateur » qui a le vent en poupe outre-Atlantique. Le sarkozysme y puise ses propositions pour viser à l’instauration d’une nouvelle configuration - politique, économique, sociale et idéologique - correspondant aux besoins d’un capital entré dans un nouvel âge de son développement. Pour parvenir à ses fins et imposer son hégémonie à droite - jusque sur les secteurs longtemps polarisés par l’extrême droite -, il ne se contente toutefois pas de copier l’exemple américain. À travers les travaux des clubs précédemment évoqués, il opère une redoutable synthèse entre divers courants de la pensée réactionnaire européenne.

Ce n’est pas par inadvertance, ou sous l’effet d’un dérapage malencontreux, que le futur président se laissa aller, voilà quelques semaines, à l’occasion d’un débat qui l’opposait à Michel Onfray, à rouvrir la nauséabonde querelle de l’inné et de l’acquis. D’une vulgate idéologique où l’on retrouve autant les apports d’un Carl Schmitt - principal juriste du IIIe Reich avant d’être exclu du parti nazi pour avoir conservé quelques amitiés juives - que ceux d’un Léo Strauss - le théoricien du « droit naturel » -, il tire les argumentations destinées à justifier un avenir d’apartheid pour les laissés-pour-compte du système ou pour les irrécupérables.

À ceux qui en douteraient, il suffira d’évoquer l’un des thèmes défendus par Sarkozy, lors de son duel télévisé avec Ségolène Royal, le 2 mai, celui de la « nation de propriétaires » qu’il appelle de ses vœux. Un concept qui résume toute la conception libérale du monde, puisque, à l’inverse des théories de Rousseau3, il permet d’affirmer que la propriété serait la solution à tous les problèmes. Deux idéologues libéraux ont, depuis longtemps, souligné l’intérêt que recélait, à leurs yeux, cette approche : « La propriété donnerait aux pauvres, pour la première fois, un intérêt de propriétaire et leur apprendrait, comme nulle autre chose, à respecter les produits de leur travail et du travail des autres. [...] Les éléments paresseux de la population, qui n’ont acquis aucune propriété et qui ne désirent pas travailler afin de gagner assez d’argent pour louer un domicile seraient littéralement repoussés aux bords géographiques de la société. Nul n’a le doit de dormir sur les bancs d’un parc si le propriétaire privé du parc n’accepte pas les clochards sur sa propriété ; nul n’a le droit de fouiller les poubelles des ruelles si celles qu’il traverse appartiennent à une société commerciale... »4

Notre nouveau monarque ne disposera peut-être pas des moyens politiques d’imposer sa vision du monde. Car les rapports de force sociaux ne correspondent pas mécaniquement aux configurations électorales. Mais nous savons au moins à quoi nous en tenir...

Christian Picquet


1. C’est en vertu de cette conception que Sarkozy publia, en 2005, un pamphlet contre la laïcité : La République, les religions, l’espérance, aux éditions du Cerf. 2. Il en aura d’ailleurs tiré sa vision très particulière de la « discrimination positive ». 3. Les intellectuels libéraux ne cessent de s’en prendre au Discours sur l’origine de l’inégalité, défendant contre Rousseau l’idée selon laquelle la propriété privée serait naturelle car antérieure à toute loi humaine. 4. Linda et Morris Tannehill, The Market for Liberty, Fox and Wilkes, 1973

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