Commando patronal chez Meister: faut-il invoquer la loi sur les milices privées ?
Par Florent Gallois le Mercredi, 29 Février 2012 PDF Imprimer Envoyer

L’affaire de la milice patronale lancée contre le personnel de l’usine Meister à Sprimont confirme de manière éclatante qu’une vaste offensive multiforme est lancée pour affaiblir durablement les organisations syndicales dans notre pays. Les licenciements de délégués et les procès en référé débouchant sur des astreintes lourdes font partie de la panoplie des armes utilisées depuis plusieurs décennies déjà. Cependant, ces derniers temps, on a vu fleurir de nouvelles pratiques telles que le licenciement d’une déléguée sans faute grave (chez Audi à Bruxelles), l’espionnage social à l’aide d’une mini-caméra dissimulée dans un stylo (chez Arcelor Mittal à Liège) ou la tentative d’acheter des salarié-e-s en leur offrant 30 Euros un jour de grève générale (chez Veldeman dans le Limbourg). L’assaut chez Meister s’inscrit dans ce contexte général.

Un pas qualitatif

En même temps, cette attaque constitue évidemment un pas en avant qualitatif dans l’agression contre les organisations ouvrières. On a déjà vu des patrons payer des gens pour enlever en catimini des machines ou une partie de la production d’une entreprise. Mais, sauf erreur, depuis l’après-guerre, on n’a jamais vu chez nous un commando patronal armé de battes de base-ball, de matraques et de sprays au poivre pénétrer par effraction dans une usine, en chasser les travailleurs par la violence, enfoncer les portes des locaux syndicaux, piller les vestiaires, etc. Ces méthodes sont celles des « fasci » de Mussolini et des SA de Hitler. Le professeur Pieter Lagroux a raison quand il dit que cet événement s’inscrit dans une tendance inquiétante à la privatisation de l’armée et de la police. Mais il a tort quand il estime que les fascistes des années ’30 agissaient avant tout pour des motivations politiques, contrairement à la bande de Meister (1). D’abord, rien ne dit que cette bande soit idéologiquement « neutre » ! Ensuite, c’est un fait bien connu que les commandos fascistes et nationaux-socialistes étaient composés de voyous attirés par les prébendes patronales bien plus que par les « idées » politiques.

Comment expliquer cette escalade ? Plusieurs facteurs interviennent. D’abord, le durcissement de la lutte des classes: confrontés à une crise sans précédent de leur système, les capitalistes du Vieux Continent n’ont d’autre issue que le démantèlement de ce qui reste de « l’Etat providence ». Même si leur ligne est (très) modérée, les syndicats sont dans le chemin, surtout dans les pays où ils organisent encore la grande majorité des travailleur-euse-s. Face à cela, ne nous y trompons pas : la classe dominante dans son ensemble ne mise pas sur l’écrasement du mouvement ouvrier par une dictature fasciste… Mais elle ne se contente plus de la concertation traditionnelle. Elle veut changer les mécanismes de la collaboration de classe, donc les rapports de forces, afin de forcer les syndicats à n’être rien d’autre que des accompagnateurs des restructurations capitalistes. C’est très clairement dans ce sens que vont les « réformes structurelles » du marché du travail qui se mettent en place dans toute l’Europe, notamment en Belgique sous la houlette de Di Rupo.

Hystérie antisyndicale

Ici intervient un deuxième facteur : le climat idéologique tel qu’il s’exprime dans les médias et dans les déclarations politiques. Confrontés à la difficulté de faire mettre un genou en terre à des syndicats organisant des millions d’affiliés, responsables politiques et journalistes aux ordres se sont lancés dans une violente campagne de dénonciation. C’est un véritable barrage d’artillerie médiatique et même de calomnie. Tout est bon pour salir le syndicalisme, ses représentant-e-s et ses affilié-e-s. Di Rupo a donné le ton en accusant les syndicats d’entraîner le pays « à l’abîme ». On fait flèche de tout bois : un jour on dit que les syndicats sont « irresponsables », prennent les citoyens « en otages », « menacent le pays »; le lendemain on se moque de leur impuissance et de l’inutilité de leurs actions. Mais peu importe la logique : la doxa néolibérale pour qui la compétitivité est une nécessité imposée par la nature règne en maître dans la presse, non seulement à la télé, mais aussi dans les journaux dits « de référence ».

Il n’y a pas un « grand complot » antisyndical, non. Mais il y a indiscutablement une orientation générale du patronat, relayée par les politiques (y compris la social-démocratie) et les grands médias. Cela se traduit dans une offensive multiforme, à tous les niveaux.  C’est dans ce contexte que des patrons peuvent prendre seuls des initiatives particulièrement musclées, comme celle de Meister. Mais attention : dans le contexte général, ces initiatives servent de test pour toute la classe dominante. Celle-ci les analyse soigneusement pour juger ce qu’elle peut se permettre de faire, ou pas, en fonction des réactions du monde du travail. Les réactions de l’Union Wallonne des Entreprises et de la FEB sont significatives à cet égard. Quand on lui demande comment il réagit aux événements de Sprimont, Pieter Timmermans (FEB), répond : « Je les condamne évidemment (…) Mais il y a un ‘mais’, un grand ‘mais’ : je n’ai pas entendu les syndicats condamner la séquestration de la direction » (2). Cette réponse signifie en fait que le grand capital menace de recourir aux méthodes employées chez Meister si les directions syndicales ne parviennent pas à museler les actions combatives de leur base. Il n’y a pas de rejet de principe. C’est pourquoi rien ne serait plus dangereux que de calmer l’indignation des syndicalistes en banalisant « l’incident » et en escamotant sa portée politique générale.

Qui nous protège de la police ?

Rien ne serait plus dangereux non plus que de s’en remettre à « la justice » et à « la police », au nom de « l’état de droit ». Car qu’a fait la police à Meister ? Elle s’est interposée entre les syndicalistes et les nervis, a exfiltré ceux-ci (sans son aide, ils n’auraient pas pu quitter l’entreprise encerclée par les militant-e-s) et les a reconduits à la frontière. Sans les interpeller, sans les interroger, sans prendre leurs identités, sans saisir leurs armes ! C’est de la complicité pure et simple et cette complicité a été possible parce que des décisions ont été prises au plus haut niveau de la chaîne de commandement, c’est-à-dire au niveau de la Ministre de l’Intérieur. Il est rigoureusement impossible qu’il en soit allé autrement. L’affaire était trop grave pour être gérée simplement par le bourgmestre. Au cours des longues heures de face-à-face à l’entreprise, il est plus que probable que celui-ci s’en est remis au cabinet. Ainsi, côté cour, Madame Milquet asperge les parties d’eau bénite en condamnant la violence, en prêchant la concertation et le dialogue social ; mais côté jardin, au nom de l’apaisement, elle permet à des voyous d’échapper aux sanctions qu’ils méritent… Et les médias embraient sur le même ton hypocrite, comme si leur hystérie antisyndicale n’était pour rien dans l’affaire… Et comme si tout cela n’était pas en contradiction avec leur propagande quotidienne sur « l’insécurité ». Pourtant, le moindre voleur de sac aurait été réprimé dix fois plus sévèrement que les membres du commando de Meister. (Il est vrai que ceux-ci n’étaient pas « de type méditerranéen »…)

Loi sur les milices privées : dangereuse !

On invoque abondamment la loi de 1934 qui interdit les milices privées. Le PTB en « demande le respect » (3). Cette loi est certes d’application ici. Mais la gauche devrait réfléchir à deux fois avant de l’invoquer, car cette pierre risque fort de lui retomber sur le pied. En son article 1er, la loi stipule que  « sont interdites toutes milices privées ou toute autre organisation de particuliers dont l'objet est de recourir à la force, ou de suppléer l'armée ou la police, de s'immiscer dans leur action ou de se substituer à elles ». Plus loin, on lit que « sont aussi interdites : 1° les exhibitions en public de particuliers en groupe qui, soit par les exercices auxquels ils se livrent, soit par l'uniforme ou les pièces d'équipement qu'ils portent, ont l'apparence de troupes militaires; 2° la tenue de ou la participation à des exercices collectifs, avec ou sans armes, destinés à apprendre l'utilisation de la violence à des particuliers. » Ce n’est pas par hasard que ce texte a été proposé peu de temps après la grande grève des mineurs de 1932 qui, au Pays Noir, avaient élu des comités de grève pour occuper les charbonnages. En fait, toutes les formes d’organisation combatives du mouvement ouvrier, de la jeunesse et des femmes sont assimilables à des milices privées. Lorsque la loi a été votée, le Parti Ouvrier Belge a dû dissoudre ses Milices de Défense Ouvrière (MDO). Les Jeunes Gardes Socialistes (JGS) ont été dans le collimateur parce que leurs membres portaient un uniforme (chemise bleue, cravate rouge) et défilaient en groupe, en assurant eux-mêmes leur protection. 

Quelques-uns du commando de nervis engagés et armés par la direction de Meister pour briser l'action des travailleurs en grève.

Le service d’ordre d’une organisation politique ou syndicale n’a-t-il pas parfois pour but de « suppléer la police »… notamment quand celle-ci laisse faire des fascistes ? Les manifestant-e-s vêtu-e-s de vareuses rouges et vertes qui défilent en groupes compacts hérissés de drapeaux ne portent-ils pas un « uniforme » qui leur donne « l’apparence de troupes militaires » ? Les collectifs qui enseignent les méthodes de la désobéissance civile n’organisent-ils pas des « exercices collectifs destinés à apprendre l’utilisation de la violence à des particuliers » ?

« L’Etat est en dernière instance une bande d’hommes armés » au service du Capital, disait Lénine. Cela reste vrai aujourd’hui. Les syndicalistes grecs en font régulièrement l’expérience à une échelle de masse. Et le rôle de la police dans « l’incident » de Meister montre à celles et ceux qui en doutaient qu’il en va de même chez nous. Face aux milices privées patronales, ne nous faisons aucune illusion sur la milice patronale publique qu’est la police : la seule réponse efficace consiste en l’auto-organisation démocratique des travailleur-euse-s, y compris l’auto-organisation de leur protection quand ils se battent pour leur droit. En un mot : l’autodéfense.

(1) Site de la RTBF, 27 février 2012

(2) Archives Le Soir, 28 février 2012

(3) Communiqué de presse, 26 février

Voir ci-dessus