Venezuela : « Il faut une radicalisation démocratique du processus révolutionnaire »
Par Gomez Gonzalo, Spronk Susan, Webber Jeffery R. le Dimanche, 07 Octobre 2012 PDF Imprimer Envoyer

Le président vénézuélien Hugo Chávez a remporté une nouvelle victoire ce dimanche 7 octobre. Avec 8 millions de votes et 55% des voix, il devance le candidat de la droite de plus de 10%. La participation a battu un record historique en atteignant les 80%.

Alors que la droite regroupée au sein de la Mesa de la Unidad democrática (MUD) se voyait déjà occuper le Palais de Miraflores (siège de la Présidence), la majorité des Vénézuéliens a réaffirmé sa volonté de continuer à avancer vers le « socialisme du XXIe siècle » prôné par Hugo Chávez. Cependant, les écueils restent nombreux et la pesanteur de l'appareil bureaucratique suscite le mécontentement d'une population qui a pris goût à la participation.

Afin de faire le point sur le processus bolivarien, ses avancées et les contradictions au sein de la société vénézuélienne, nous publions des extraits d’un entretien effectué en août 2012 avec Gonzalo Gomez, fondateur du site www.aporrea.org et militant du courant marxiste révolutionnaire Marea Socialista au sein du Parti socialiste uni du Venezuela, PSUV. (LCR-Web)


Susan Spronk & Jeffery R. Webber : Pouvez-vous nous parler de votre propre formation et de votre propre histoire ?

Gonzalo Gomez : J’ai commencé mes activités politiques après être entré à l’Université dans les années 1970, en adhérant à une organisation trotskyste, le Parti socialiste des travailleurs (PST), qui publiait le journal Voz Socialista. Cette organisation a ensuite fusionné avec un secteur du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), qui publiait le journal La Chispa.

Bien sûr, nous avons participé à plusieurs événements et mouvements importants : la lutte du 27 février 1989 [1], les mouvements ayant précédé et suivi le soulèvement militaire de 1992 dirigé par Hugo Chávez, les mouvements urbains des quartiers populaires, le syndicalisme enseignant, à travers une structure nommée Base Magisterial Democracia Sindical (BMDS).

En 2007, quand s’est formé le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), des secteurs du PST-La Chispa – qui s’était dissous, puis reformé – ont constitué avec d’autres courants Marea Socialista, et ont rejoint le PSUV. J’étais délégué de Marea Socialista au congrès de fondation du PSUV. Ensuite, j’ai participé à l’Exécutif régional du PSUV à Caracas, mais actuellement je ne suis plus impliqué à un tel niveau, vu la dynamique négative ultérieure [poids des fonctionnaires gouvernementaux au sein du PSUV, NDT], qui a mené des activistes et des dirigeants à se coordonner à l’extérieur du parti, sans toutefois le quitter.

Quelle importance eut le coup d’État manqué d’avril 2002 dans le développement de la gauche ?

La lutte qui a débuté en 2002, lorsque des activistes ont pris l’initiative de défier le coup d’État survenu en avril de cette année, a marqué le début d’une nouvelle phase. À l’époque, nous avons formé l’Assemblée populaire révolutionnaire, qui a joué un rôle important dans la résistance au coup d’État [du 11 avril 2002, NDT]. Le gouvernement qui n’avait pas appelé le peuple à défendre le processus a préféré jouer sur les rapports de forces internes au sein de l’appareil d’État et des forces armées, peut-être de manière tactique, pour éviter un bain de sang dans la rue. Nous avons participé aux affrontements avec la police militaire. Nous pensons que ces manifestations ont déjoué le plan initial de la droite, qui voulait déguiser le coup d’État en mobilisation populaire contre Chávez. La résistance des militaires fidèles à Chávez autour de Miraflores [siège de la présidence de la République, NDT] et la mobilisation populaire dans les rues ont démasqué la vraie nature de cette conspiration.

Comment comprenez-vous les différentes phases du processus bolivarien, avant et après le coup d’État d’avril 2002 ?

La première phase, avant le coup d’État, fut la victoire électorale de Chávez en 1998 et l’installation de l’Assemblée constituante, peu après, en 1999. Durant le processus de l’Assemblée constituante, le peuple a participé d’une manière ou d’une autre à la discussion sur le modèle de développement et la politique du pays.

La phase suivante s’est produite avec les lois habilitantes de 2001, que Chávez avait la compétence de promulguer  : 1. Avec la loi sur la terre, a débuté un processus de confiscation des terres des grands propriétaires et leur redistribution à la paysannerie. Ca signifiait aussi que l’État tentait d’impulser une autre forme de production agricole, très différente de celle existant jusqu’ici. 2. Avec la loi sur les hydro-carburants, le Venezuela a récupéré le contrôle souverain de la production industrielle du pétrole, y compris l’imposition de redevances plus grandes et des taxes qui ont généré des revenus supérieurs pour l’État. 3. Une autre loi importante de cette période est la loi sur la pêche, qui voulait contrecarrer la dévastation écologique de la flore et de la faune côtières engendrée par la pêche industrielle.

Le 10 décembre 2001, la bourgeoisie a réagi à l’instauration de ces lois en donnant le premier signal du coup d’État à venir, avec un lock-out patronal soutenu par la bureaucratie droitière de la Centrale des travailleurs vénézuéliens (CTV), le syndicat traditionnel lié de longue date au parti Action démocratique [2] et à d’autres partis de la droite traditionnelle. Après le coup d’État, je dirais que la phase suivante a commencé lorsque Chávez a souligné le caractère anti-impérialiste de la révolution et, ensuite, en 2005, son caractère socialiste. Tout cela s’est produit durant la période du référendum révocatoire, initié par la droite en 2004, une tentative avortée de battre Chávez en utilisant des mécanismes électoraux [3]. C’était important, parce que cela signifiait l’utilisation d’un mécanisme démocratique unique, vu qu’il existe très peu de pays disposant d’une procédure permettant la révocation du président.

Depuis lors, beaucoup d’événements importants ont eu lieu  : la nationalisation de plusieurs entreprises (dont plusieurs privatisées auparavant), comme les télécommunications et l’usine métallurgique SIDOR. Dans certains cas, ces nationalisations ont suscité d’importants conflits internes au sein du processus bolivarien. Le gouvernement a mis la question des nationalisations à l’ordre du jour, mais – pour prendre un exemple – la nationalisation de SIDOR n’aurait jamais eu lieu si notamment les travailleurs de l’entreprise ne s’étaient pas mis en lutte.

Il y a aussi eu la poussée des formes d’organisation populaires que l’on peut synthétiser par le concept de «  pouvoir populaire  » – celui-ci a ses contradictions et ses problèmes, mais indéniablement, le niveau de conscience populaire est plus élevé. Bien sûr, il existe des déformations du pouvoir populaire dues à l’amplification de la bureaucratie et du clientélisme. L’instauration d’un véritable pouvoir populaire ne peut être gagnée que par une lutte intense. Certaines contradictions ont émergé, dans le cas de SIDOR, où il y avait une lutte pour le contrôle ouvrier, d’une part, et une forte résistance de la direction de l’entreprise et de la bureaucratie syndicale elle-même, habituée à des relations clientélistes et corrompues avec la direction.

Le développement le plus récent du processus est en rapport avec la maladie du président [4]. Cela a suscité une série de questions sur la continuité de la direction, vu le rôle unificateur joué par Chávez. Il ne sera pas facilement remplaçable. Les mouvements sociaux, la classe ouvrière et ses organisations ne se sont pas constitués organiquement comme un sujet social ayant la force suffisante pour peser sur l’exercice du pouvoir gouvernemental. Nous avons besoin d’évoluer vers une forme de gouvernement, pendant que Chávez est encore présent, où existent des mécanismes par lesquels les organisations de la classe ouvrière et les mouvements sociaux sont pris en compte, sont consultés et ont un rôle direct dans les décisions politiques.

Le gouvernement est un interlocuteur proche de nous, sensible à nos demandes, cela permet plusieurs avancées et donne une orientation ? ; mais en même temps l’appareil bureaucratique de l’État agit souvent pour briser toutes les avancées. La bureaucratie s’approprie le discours de la révolution  : mais en réalité, plus que vivre pour la révolution, elle vit de la révolution. Elle accumule du capital, négocie avec la bourgeoisie et rejette les changements réels. Et quand la bureaucratie bloque les changements impulsés d’en bas, cela suscite du mécontentement.

Vous faites allusion à ce que l’on nomme la « boli-bourgeoisie » ?

Oui. Quand quelqu’un occupe un poste dans l’appareil d’État, qu’il bénéficie de transactions qui ne sont pas faites avec son capital propre, mais qu’il le fait grâce au budget de l’État, qu’il accumule des bénéfices grâce à des commissions sur ces transactions, nous assistons à la formation d’une nouvelle bourgeoisie. Elle accapare une partie de la rente pétrolière à son profit et pas à celui du peuple. Il est difficile d’obtenir des informations précises sur ces pratiques, mais leur existence est certaine. Et c’est l’un des plus forts indicateurs que nous n’avons pas totalement rompu avec le système capitaliste. Par exemple, nous avons nationalisé des banques, ce qui est très bien, mais les banques privées continuent d’exister. Et les banques contrôlées par l’État sont inefficientes et incapables de résoudre les problèmes auxquels elles s’attaquent.

Pour moi, il est nécessaire qu’il se produise une accélération, une radicalisation démocratique du processus révolutionnaire, avec des mesures plus audacieuses et plus radicales qui rompent avec le système capitaliste existant – en tenant compte, bien sûr, du rapport de forces. Il est aussi nécessaire d’avoir plus de consultation organique et de participation des mouvements sociaux à la direction du gouvernement. Sur ce point, nous n’avons pas beaucoup avancé.

À votre avis, que se passe-t-il avec le PSUV ? Marea Socialista a rejoint ce parti depuis le début, mais aujourd’hui nous entendons une série de critiques du fonctionnement du parti, y compris de la part de Marea Socialista. Pourriez-vous nous expliquer un peu plus la substance de ces critiques ?

Marea Socialista reste dans le parti, nous menons librement des discussions, nous tenons des forums et nous continuons d’avancer nos propositions et notre politique à l’intérieur du parti. Nous sommes actifs à l’intérieur et à l’extérieur. Et personne ne nous a dit que nous ne pouvions pas le faire. Mais nous n’avons jamais trouvé un espace organique à l’intérieur du PSUV, capable de débattre ces politiques et ces propositions de manière à ce que cela influence la prise de décision et l’orientation du parti.

Nous estimons urgent de participer à d’autres espaces de débat et d’articulation, vu les limites formelles des structures partidaires. C’est une position similaire à celle prise par de nombreux mouvements sociaux, par exemple ceux qui ont constitué l’Alliance populaire révolutionnaire (APR) [5], qui participe au Grand Pôle Patriotique (GPP) [6], et qui regroupe des forces sociales significatives.

Nous vivons au Venezuela un processus très important, qui représente une référence pour l’Amérique latine et le monde entier, mais il se déroule dans un cadre fondamentalement réformiste. Cela inclut par exemple le projet d’intégration régionale latino-américaine, conçu comme la construction d’espaces communs et d’association entre le Venezuela et une série de pays qui continuent d’être gouvernés par leurs bourgeoisies. Il n’y a pas une vision de l’unité sur une base de classe, celle des exploité·e·s.

Je crois que le président Chávez a été capable de faire des avancées dans beaucoup de domaines, dont certains étaient très difficiles  : par exemple, introduire l’influence idéologique du socialisme au sein des forces armées vénézuéliennes. Or, pendant de nombreuses années, la gauche avait lutté sans succès pour obtenir ce type d’influence au sein de l’armée.

En même temps, nous avons commis des erreurs importantes. Après treize ans de processus révolutionnaire, nous restons toujours ancrés dans une économie dépendante de la rente pétrolière. Nous avons été incapables de faire progresser notre agriculture sur la base de la propriété sociale. Le concept des entreprises de production sociale ne devrait pas être une simple vitrine, une curiosité, une petite chose intéressante à regarder  : « Oh, regardez, comme c’est intéressant et magnifique : cette entreprise, à Carora, ou à Guanare, a socialisé son processus de production ». Si nous ne sommes pas capables de produire pour les besoins du pays, de construire des entreprises qui puissent concurrencer la bourgeoisie existante, qui puissent neutraliser toutes les distorsions créées par le marché, nous serons confrontés à des problèmes économiques majeurs. Nous avons une dette extérieure importante, certes pas avec les États-Unis ou le Fonds monétaire international, mais avec la Chine.

Actuellement, quelles sont les forces sociales et les mouvements populaires les plus dynamiques ?

Dans le mouvement ouvrier, il existe deux confédérations syndicales, l’Union nationale des travailleurs (UNT) et la Centrale socialiste bolivarienne des travailleurs (CSBT). L’UNT s’est développée avec un caractère plus autonome, avec une orientation politique plus critique et plus combative, mais elle a commencé à décliner. De nombreux syndicats et de nombreuses fédérations syndicales commencent à rejoindre la CSBT, qui a toujours été davantage subordonnée à l’appareil gouvernemental et qui n’a pas, à mon avis, les perspectives de lutte nécessaires [7].

Nous devons lutter contre la droite et contre l’impérialisme, mais nous devons aussi lutter à l’intérieur de l’appareil d’État bourgeois, précisément pour détruire cet appareil, afin de pouvoir implanter un réel pouvoir ouvrier et populaire. Et ça implique de s’opposer aux décisions prises par la bureaucratie en faveur des patrons, de nature anti-ouvrière et antipopulaire, en dépit des réformes progressistes préconisées et introduites par Chávez. Sans lutte, sans tension, l’appareil bureaucratique prévaudra sur les intérêts populaires. Pour prévenir un tel processus, nous avons besoin d’intensifier la bataille des forces populaires contre de telles tendances, et que ces forces soient prises en compte par le gouvernement.

Ensuite, il y a le mouvement paysan, puissant, organisé au sein du Corriente revolucionario Bolívar y Zamora. Il a mené d’importantes mobilisations et s’implique dans plusieurs projets d’agriculture collective. Il existe un autre mouvement paysan important, nommé Jirajara et dirigé par Braulio Álvarez, député à l’Assemblée nationale. Ensuite, il y a le Movimiento de pobladores, engagé dans la lutte pour défendre les intérêts des habitant·e·s et dans la lutte pour gagner des titres de propriétés pour des terrains occupés dans les banlieues urbaines.

D’autres organisations nouvelles ont surgi  : une nouveauté du processus vénézuélien, c’est le processus de défense des droits des femmes, le terrain du féminisme. Allianza Feminista et Faldas en la Revolución sont des organisations importantes, tout comme Allianza Sexo-Género Diversa Revolucionaria, qui pour la première fois a porté dans le camp révolutionnaire le mouvement LGBT.

Il existe un grand nombre d’organisations de masse, clairement identifiables, qui expriment les intérêts de secteurs spécifiques et qui pourraient revigorer le programme du président et du gouvernement par leurs propositions propres, et elles formulent des critiques qu’il faut prendre en compte. Si ces différents mouvements nationaux étaient capables de s’articuler clairement et d’agir ensemble sous la bannière de Chávez, mais en étant capables d’agir avec ou sans la présence de Chávez, cela permettrait une avancée politique du processus révolutionnaire.

Les mouvements vénézuéliens ne ressemblent pas aux mouvements historiques européens, mais ils ont une très grande capacité de réponse spontanée, particulièrement en cas d’urgence  : ils ont produit le «  Caracazo  » du 27 février 1989, la riposte au coup d’État des 11-13 avril 2002, et ils ont été capables de forger l’alliance civile-militaire qui a produit la révolution bolivarienne.

Pouvez-vous commenter la situation à Ciudad Guyana ? Il y a deux ans, lors de notre précédent séjour au Venezuela, c’était l’une des batailles politiques centrales.

À Ciudad Guyana, après la grève qui a débouché sur la nationalisation de SIDOR, un processus très positif d’assemblées et d’ateliers de travail a débuté avec la participation active des tra­vail­leurs·euses. Le président Chávez en personne y a participé. De ce processus a surgi le plan Guyana Socialista, et une série d’initiatives de contrôle ouvrier ont été introduites.

Toutefois, cette expérience de contrôle ouvrier n’a pas pu donner tous les fruits qu’on pouvait en attendre. D’abord, le niveau nécessaire d’organisation des tra­vail­leurs·euses pour étendre le contrôle ouvrier là où c’est réellement possible implique une forte poussée de la lutte des classes. L’idée que cela pourrait se normaliser calmement, alors que le système capitaliste continue d’exister, suscite la désillusion, et il s’est produit un processus de bureaucratisation du processus actuel, depuis le début du plan Guayana Socialista. Cette bureaucratisation s’est produite notamment au sein du mouvement syndical.

La classe ouvrière n’a pas eu la force suffisante pour faire avancer le contrôle ouvrier, et la direction des tra­vail­leurs·euses ou, dans certains cas, la supposée direction socialiste de ces entreprises a fini par récupérer à son profit le projet de contrôle ouvrier. À Guayana, dans l’entreprise SIDOR, il existait une direction très liée à la présidence de SIDOR, avec D’Oliveira, qui a utilisé un langage de contrôle ouvrier, et parlait de former des conseils socialistes, mais qui travaillait en fait dans l’intérêt de l’appareil bureaucratique de la compagnie.

Les travailleurs continuent à soutenir ce processus, mais leur participation actuelle s’érode. Ils centrent leur lutte sur leurs besoins économiques immédiats, et ne voient pas la nécessité d’intervenir politiquement dans l’administration de l’entreprise et dans la planification de la production. Il en résulte que de nombreuses choses restent sous-développées et incomplètes, et il y a maintenant des luttes pour trouver des solutions mêmes minimes. Il y avait une lutte pour l’intégration des tra­vail­leurs·euses de la sous-traitance, pour obtenir une convention collective qui intègre ces derniers.

Marea Socialista participe à une alliance syndicale au sein de SIDOR, à Guayana, appelée Sindicato Único de Trabajadores Siderúrgicos y Similares (SUTISS), qui est soutenue par la majorité des travailleurs et détient la majorité dans l’exécutif syndical de SIDOR, mais qui ne contrôle pas la présidence du syndicat. La direction de SIDOR, qui se décrit elle-même comme faisant l’objet du contrôle ouvrier, a accusé SUTISS d’avoir des liens avec la mafia, d’actions violentes, d’implication dans des réseaux de corruption, etc. Mais personne au sein de SUTISS n’occupe de poste dans la direction, ni ne contrôle les budgets de l’entreprise, ni ne conclut de contrats avec la clientèle. Qui peut être impliqué dans ce type de corruption  ? Les travailleurs membres d’un syndicat ou les membres de la direction de l’entreprise  ? Où pouvons-nous trouver des réseaux de corruption, dans l’appareil d’État ou dans le mouvement syndical  ?

Je crois que l’implantation du contrôle ouvrier ne découlera jamais d’une simple directive gouvernementale. La classe ouvrière a besoin d’atteindre un certain niveau d’organisation et de conscience, elle doit avoir ses propres di­ri­geant·e·s et développer une dynamique de lutte. Sans dynamique de lutte, l’attitude des gens consiste à attendre l’implantation du contrôle ouvrier par le gouvernement. Et les fonctionnaires de l’État estimeront que le contrôle ouvrier est difficile à implanter, si celui-ci ne surgit pas de la lutte des tra­vail­leurs·euses eux-mêmes. Ainsi, durant le lock-out pétrolier et le sabotage de 2002-2003, les tra­vail­leurs·euses ont résisté directement à ce sabotage et ont créé ce qui a été appelé les comités-guides. La direction de ces comités était formée par des tra­vail­leur·euses, des technicien-nes et des secteurs de la direction qui défendaient la souveraineté nationale et s’opposaient au lock-out, ainsi que par des communautés populaires. Par l’action de ces comités-guides, les travailleurs ont été capables de contrôler la production de pétrole durant cette période de sabotage menée par la direction de PDVSA. Ensuite, après la défaite de ce coup d’État pétrolier, avec l’écoulement du temps et le retour à la normalité, la dynamique interne de PDVSA a permis une re-bureaucratisation.

Nous nous demandons pourquoi les comités-guides qui ont contrôlé la production durant cette période de sabotage n’ont pas continué à exister après la défaite du lock-out pétrolier. Le contrôle ouvrier s’est révélé un succès dans le secteur du pétrole, en 2002-2003, précisément parce qu’il a surgi d’une dynamique de lutte contre la bourgeoisie et la bureaucratie, d’une dynamique de mobilisation. En dehors d’une dynamique de lutte, le contrôle ouvrier n’a pas survécu dans le secteur pétrolier. Le contrôle ouvrier pourrait s’exercer «  en temps normal  » seulement s’il y avait une prise du pouvoir totale par les tra­vail­leurs·euses vénézuélien·ne·s et le début d’une transition, en rupture avec le modèle de production capitaliste.

Je voudrais conclure sur ce point  : le problème du contrôle ouvrier ne se résume pas à une décision bureaucratique, c’est à nous de résoudre ce problème. C’est une question d’organisation, de maturité, du développement des capacités politiques et organisationnelles de la classe ouvrière, une classe ouvrière dont l’expérience est inégale.

L’image de Chávez et du processus bolivarien semble avoir souffert au sein de la gauche internationale, en raison du manque de clarté de ses positions sur le printemps arabe de 2011…

Sans aucun doute, l’enthousiasme et le soutien au processus bolivarien a décliné au sein de la gauche européenne. Je l’ai noté. Il ne s’agit pas d’un arrêt du soutien comme tel, mais le soutien, l’enthousiasme et la confiance dans la révolution bolivarienne déclinent. Car les mouvements sociaux européens de gauche sont choqués par le fait que Chávez entretienne des relations avec des gouvernements d’un caractère très différent du gouvernement vénézuélien [8]. De plus, les mouvements sociaux européens ont aussi des liens étroits avec les populations des pays arabes, où ces révoltes se sont produites, en raison de l’immigration. Par exemple, il y a de nombreux·euses Tunisien·ne·s et Egyptien·ne·s en France et dans d’autres pays européens, et ces liens sont très développés.

Notes

[1] Le 27 février 1989, la population de Caracas et d’autres villes du Venezuela se soulève – ce mouvement est connu sous le nom de « Caracazo » – contre le plan d’austérité « made in FMI » annoncé par le président Carlos Andrés Pérez. On estime le chiffre des victimes de la répression à 3000 morts.

[2] Acción Democratica (fondé par l’ex-président Romulo Bétancour) est la section officielle de l’Internationale socialiste.…

[3] Lors du référendum révocatoire d’août 2004, Hugo Chávez a été confirmé dans ses fonctions par 57 % des suffrages.

[4] Hugo Chávez a subi, en 2011 notamment, une série d’opérations médicales à Cuba, en raison d’un cancer.

[5] Formée en mai 2012, l’APR regroupe le Movimiento de Pobladores, le Corriente revolucionario Bolívar y Zamora, l’Asociación nacional de medios comunitarios libres y alternativos, l’Alianza sexo-género dviersa revolucionaria, Socialistas por la unidad revolucionaria hacia al comunismo, le Movimiento campesino Jirajara, le groupe féministe Faldas en la Revolucion, Insurgencia Comunista, Marea Socialista, et la Coordinadora Simón Bolivar de Guarenas.

[6] Regroupement des différents partis et mouvements sociaux, appuyant le processus bolivarien, formé dans la perspective des élections nationales d’octobre 2012.

[7] Récemment, Marea Socialista a décidé de quitter l’UNT et de rejoindre la CSBT.

[8] Référence notamment aux régimes de Khadafi (Libye), Bachar Al-Assad (Syrie) et de la République islamique d’Iran.

* Paru en français en Suisse en « Cahier émancipationS » dans « solidaritéS » n° 214 (27/09/2012).

* Propos recueillis par Susan Spronk et Jeffery R. Webber. Coupures effectuées par la rédaction de solidaritéS. Traduction de l’anglais : Hans-Peter Renk.

Le texte complet de cet entretien a été publié en anglais par « The Bullet, socialist project. E-Bulletin », nº 682, du 17 août 2012. (www.socialistproject.ca/bull...). La version originale est disponible sur ESSF (article 26143) : Venezuela : The Revolution Will Not Be Decreed

Susan Spronk enseigne le développement international à l’Université d’Ottawa. Elle est chercheuse associée au Municipal Services Project et a publié plusieurs articles sur la formation de la classe ouvrière et les politiques de l’eau en Amérique latine.

Jeffery R. Webber enseigne les sciences politiques et les relations internationales à Queen Mary, Université de Londres. Il est l’auteur de Red October : Left Indigenous Struggles in Modern Bolivia, Haymarket, 2012.

Cet article a été publié sur http://www.europe-solidaire.org sous le titre "Venezuela : il faut gagner ce 7 octobre mais la révolution ne se décrète pas"

Voir ci-dessus