Où en est la globalisation ?
Par M. Lievens le Mardi, 19 Décembre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Le round de Doha dans les négociations pour la libéralisation du commerce mondial est à bout de souffle. Nous avons connu toute une série de crises financières (Mexique en 1994, Asie en 1997, Russie en 1998, Brésil en 1999, Turquie en 2000, Argentine en 2001…). En 2000, la bulle de l'économie informatique éclatait. Un certain nombre de déséquilibres continuent de menacer l'économie mondiale, dont le moindre n'est pas l'énorme déficit de la balance commerciale américaine, qui est à peine tenable tant que les banques et financiers asiatiques continuent de pomper de l'argent frais dans l'économie américaine.

Le tableau semble complexe. Mais plus que jamais les concepts les plus simples du marxisme se confirment: la classe ouvrière est en train de connaître une forte croissance, et le cœur de la lutte réside dans la plus-value.

Retour de ce qui n'avait jamais disparu: la société de classes

L'honnêteté intellectuelle dans le débat public, cette valeur bourgeoise classique n'est pas la spécialité de la plupart des grands médias. "The Economist" en est un exemple parlant. Bien sûr, il s'agit d'un journal militant qui défend de manière conséquente la contre-réforme néolibérale. En même temps il contient vraiment un trésor d'informations et d'analyses à partir d'une conscience de classe extrême par une bourgeoisie qui se veut cosmopolite mais qui respire pourtant l'atmosphère de la City de Londres. Dans une récente enquête ils font une analyse intéressante de la globalisation et de ses conséquences sur les "pays en voie de développement".

L'occasion en est le franchissement d'une étape importante : le PNB des pays en voie de développement a représenté l'année dernière au total plus de la moitié du PNB mondial (mesuré en parité du pouvoir d'achat, en prix du marché ils arrivent à 30%). Une conséquence de la libéralisation du commerce mondial, d'après l'analyse de "The Economist". Ils progressent en outre à un rythme record : depuis 2000 la croissance mondiale s'élève à 3,2%, grâce surtout aux pays émergents comme l'Inde, la Chine ou le Brésil (l'Europe vient loin derrière). C'est même plus que la croissance annuelle de 2,9% durant la période 1950-73.

"Cela signifie que les pays riches ne dominent plus l'économie mondiale", concluent-ils avec assurance. Les pays en voie de développement comptent de plus en plus, ce qui explique le rôle important qu'ils ont joué dans les négociations de Doha. Ils ont aussi un impact considérable sur l'inflation dans les pays industrialisés (parce qu'ils livrent des produits bon marché), et sur la hausse des profits sur les matières premières (la Chine par exemple a fait monter le prix du pétrole à une valeur record).

Croissance spectaculaire de la classe ouvrière

En réalité, ils participent surtout à rendre possible la transformation des rapports entre travail et capital. Les cercles néolibéraux le savent depuis longtemps, tout le monde ne gagne pas avec la globalisation. Un certain nombre de secteurs au Nord (les secteurs industriels traditionnels comme le textile) ont des difficultés face à la concurrence avec les pays émergents. En affirmant qu'il y a "un gain pour certains secteurs, une perte pour d'autres", les économistes néolibéraux essayent d'adoucir la pilule de la globalisation. Les entreprises ont dû restructurer et délocaliser, et les licenciements dans les nouveaux secteurs émergents viendront à leur tour. "The Economist" est évidemment d'accord, mais malgré cette recomposition "spontanée" de la population laborieuse et une nouvelle division du travail, la question n'est pas encore posée. Le nœud du problème est en effet que l'opposition entre classes s'aiguise.

Selon "The Economist", dans les pays développés, la part des travailleurs dans le revenu national a atteint son plus bas niveau en l'espace de trois décennies au moins, tandis que la part des profits a elle, atteint des niveaux record. En jargon marxiste : la plus-value ou le taux d'exploitation a connu une augmentation énorme durant les 30 dernières années. Et ce phénomène s'étend à l'ensemble de la classe ouvrière: pas seulement pour les travailleurs faiblement instruits, mais aussi pour les travailleurs très formés comme les comptables et les informaticiens. Ce n'est pas la question de l'emploi, mais celle des salaires qui constitue le vrai défi de la globalisation.

Selon le journal britannique, cette énorme redistribution des revenus peut en grande partie s'expliquer par l'entrée des pays comme la Chine, l'Inde et l'ex-Union soviétique dans le marché mondial. Ainsi la classe ouvrière mondiale a grandi d'environ 1,5 à 3 milliards de personnes. Ils apportent peu de capital, et ainsi les rapports mondiaux du capital au travail diminuent fortement. En outre, la redistribution inversée des revenus qui en résulte ne va pas s'arrêter rapidement. La Chine a encore quelques centaines de millions d'ouvriers qui vont déménager les prochaines années vers les villes à la recherche de travail. La globalisation a, en d'autres termes, ouvert une gigantesque armée de réserve de travail, avec laquelle le capital mondial peut faire baisser les salaires et augmenter la plus-value.

Selon la théorie économique courante, les salaires suivent la productivité. En réalité depuis 2001 le salaire moyen d'un ouvrier américain a baissé de 4%, tandis que la productivité a augmenté de 15%. La part que les travailleurs perdent, va vers les profits et les grands bénéficiaires. Ce tableau vaut aussi pour l'Europe.

"Maintenant la majorité des ouvriers sont en train de perdre, et on pointe du doigt la globalisation". Là se cache aussi le plus grand danger selon le journal : "si aucune solution n'est trouvée pour les salaires réels qui restent à la traîne et pour les inégalités croissantes, il y a un grand risque de retour au protectionnisme". Ils plaident entre autres pour un filet "temporaire" (sic) de compensation pour les chômeurs, pour une redistribution via les impôts, etc.

Cela ne suffira jamais à stopper la dynamique d'une classe ouvrière qui compte dès à présent plus de 3 milliards de personnes, et subit un taux d'exploitation croissant. Faisons en sorte que l'inquiétude de "The Economist" soit légitime.

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