Antonio Negri et la constitution Européenne
Par Toni Negri & Salvatore Cannavo le Jeudi, 20 Octobre 2005 PDF Imprimer Envoyer

Le 13 mai dernier, le quotidien français Libération publie un entretien avec Toni Negri(1), philosophe italien et figure de l’altermondialisme, dans lequel celui-ci défend le oui au traité constitutionnel européen. Cet article a suscité pas mal de réactions, notament celle de Salvatore Cannavo, membre du comité politique national du Parti de la Refondation Communiste (PRC, Italie), co-directeur son journal Liberazione et membre du courant Bandierra Rossa (IVe Internationale). Extraits de ce débat.

La Constitution est un moyen de combattre l'Empire, cette nouvelle société capitaliste mondialisée. L'Europe a la possibilité d'être un garde-fou contre la pensée unique de l'unilatéralisme économique: capitaliste, conservateur et réactionnaire. Mais l'Europe peut aussi s'ériger en contre-pouvoir contre l'unilatéralisme américain, sa domination impériale, sa croisade en Irak pour dominer le pétrole. Les Etats-Unis l'ont bien compris. Depuis les années 50, ils luttent comme des fous contre la construction européenne. Ils y voient un verrou à l'extension de leur pouvoir. De la même manière, ils s'opposent à l'émergence de la Chine ou à une alliance régionale en Amérique latine...

Les proeuropéens du non

Les proeuropéens du non reprochent à la Constitution de ne pas porter un modèle assez alternatif à celui des Etats-Unis. Je suis d’accord. Mais ils se trompent de rendez-vous. Ils mythifient une Constitution qui n'est qu'un passage. Elle fait du bien, et fera du bien tout de suite ! Car la vraie question est: qui va réguler le marché mondial ? La résistance nationale n'est plus un rempart. Seule la poursuite de la construction européenne peut permettre de bâtir des alternatives globales pour ce que j'appelle les multitudes, les mouvements de résistance à l'Empire. Des changements qui délimitent un nouvel espace politique dans lequel cette merde d'Etat-nation va disparaître. La Constitution introduit une nouvelle étape vers plus de fédéralisme, même si elle n'est pas assez fédéraliste.

On sait que l'esprit de la Constitution a un fond de sauce libérale... Et alors ? Oui, elle est bourrée de défauts, de manques, mais elle introduit de nouveaux droits via la charte des droits fondamentaux. Il faut être pragmatique. C'est quoi être de gauche aujourd'hui ? Quelle alternative propose le non ? Il n'y a pas un seul projet de réorganisation sociale portée par les syndicats ou la société civile qui ait abouti à de réelles avancées depuis une génération... Que veulent-ils ? Une Constitution européenne ou une Constitution d'un modèle communiste ?

Je ne suis pas soudainement devenu un vieux con libéral. Je suis un révolutionnaire réaliste. Pourquoi la France est-elle aussi butée ? En Italie, en Allemagne ou en Espagne, même dans les milieux altermondialistes, mon message est audible. Ils ont bien compris l'enjeu du oui. En France, le débat est renversé. Je passe pour un obscur, mais ce sont les autres qui le sont. Moi, je suis clair: il faut être imbécile pour croire qu'on peut construire l'égalité à partir d'une Constitution. Si la France dit non alors qu'elle est le moteur de l'Europe avec l'Allemagne, elle passe à côté d'un cap historique.

C'est oui ou la politique du pire. C'est oui ou la disparition d'un nouvel espace de lutte contre l'hégémonisme de l'Empire. C'est oui ou abdiquer face aux néoconservateurs américains. On ne peut pas être anti-impérialiste, altermondialiste, et ne pas avoir conscience de ce rapport de force ! Le non détruit cet équilibre; il détruit tout; le danger sera énorme. Quel que soit le résultat, il y aura une crise. Si la Constitution est recalée, la crise sera européenne. On vivra le retour des déchirures familiales, en France, mais aussi entre la France et l'Allemagne. Si le oui l'emporte, il y a aura crise, inéluctablement. Mais celle-là sera internationale. Ce sera celle qui opposera deux modèles: l'européen et l'américain.

(1) “Oui, pour faire disparaître cette merde d'Etat-nation”, propos recueillis par Vittorio de FILIPPIS et Christian LOSSON. Nous avons retranscrit ici des extraits de cet entretien.


Salvatore Cannavo: De mon point de vue, Negri est arrivé à cette conclusion politique incorrecte en appliquant son analyse de l'Empire, développée dans le livre qu'il a co-écrit avec Michael Hardt en 2001. Cette analyse peut certainement être attirante mais elle démontre ici ses insuffisances et ses limites.

Le raisonnement de Negri peut paraître pragmatique et concret. C'est pour cette raison qu'il a été encensé par des intellectuels français qui craignaient une victoire du "non" au référendum. Negri souligne qu'il est un "révolutionnaire réaliste". Ce "réalisme" est dicté par sa décision de prévenir le rejet de la constitution européenne.

Ce rejet, selon Negri, rendrait possible la victoire des intérêts de l'Empire. Ce dernier, pour Negri, est la nouvelle globalisation, la société capitaliste. Il voit l'Union européenne comme un "frein à l'idéologie de l'unilatéralisme économique qui est capitaliste, conservateur et réactionnaire. L'Europe peut devenir un contre-poids contre l'unilatéralisme des Etats-Unis, contre sa domination impérialiste, et sa croisade en Irak afin de dominer la production pétrolière".

Le rôle d'un tel frein ne peut être joué par ce que Negri appelle "cette merde de l'Etat-Nation destiné à disparaître". L'Europe serait au contraire l'instrument idéal, l'espace politique où l'Etat pourrait disparaître, et cela malgré le fait que la constitution, comme Negri l'admet lui-même, est néolibérale et ne peut représenter un modèle alternatif pour la société.

“Ce n'est pas le sujet” dit Negri, car la constitution serait un "pas" vers un Etat supra-national; "un nouveau pas vers un peu plus de fédéralisme bien que cette constitution ne soit pas assez fédéraliste". Ainsi, elle n'est qu'un instrument; "il faut être stupide, dit Negri, pour penser que l'on peut construire l'égalité comme base d'une constitution". Ce qui veut dire que si la France met la constitution en échec, c'est tout l'édifice européen qui s'effondrera, laissant l'Etat-Nation comme seul contre-poids à l'Empire. Un victoire du "non", selon lui, serait un retour au Moyen-Age.

Le partisan du "non" serait consevateur et obscurantiste. Celui du “oui” est un "révolutionnaire réaliste". Un "oui" français consoliderait l'impulsion pour que l'Europe devienne un pouvoir politique, économique et militaire. Ce serait une construction lente, contradictoire, d'une entité supranationale plus fonctionnelle afin de contrer la globalisation moderne et, ainsi, de servir de contre-poids politique, économique (et militaire) à la superpuissance des Etats-Unis.

Si tel est le cas, alors l'analyse de l'Empire de Negri est plus que problématique. Selon cette analyse, le monde est gouverné par des réseaux de pouvoirs multinationaux qui transcendent ceux des Etats-Nations et des autres institutions existantes, telles que l'ONU. Ainsi, le mouvement d'opposition à l'Empire ne peut se baser sur les Etats, mais bien par un "exode" à ces derniers de la part de la "multitude" des gens qui s'opposent à ce pouvoir.

Le monde est effectivement étroitement enlacé par un dense réseau de connexions, mais cela n'est qu'une partie de la réalité. La guerre en Irak a démontré les limites d'un Empire avec majuscule et distinction d'origine. Les Etats-Unis sont revenus aux instruments traditionnels de son rôle impérialiste. La guerre a divisé l'Europe. Tout cela ne peut pas s'expliquer sous le terme de l'Empire.

Negri a alors argumenté que les Etats-Unis avaient effectué un virage à 180 degrés et effectué un "coup-d'Etat" contre l'Empire afin de satisfaire ses intérêts particuliers… Les théories de Negri se contredisent une fois de plus. L'Europe devrait faire partie du problème, mais elle serait désormais un frein à l'Empire. Ce dernier serait de nouveau les Etats-Unis et l'on minimise la nature capitaliste de l'Union européenne. Ce dont on ne tient pas compte ici c'est que l'adoption de la constitution serait favorable aux Etats-Unis car elle renforce le caractère le projet néolibéral européen.

Tout cela n'est finalement que le reflet d'une des options du mouvement ouvrier du XXe siècle et qui fut amplement débattu; une certaine idéologie qui pousse à soutenir l'élément le plus "progressiste" du capitalisme et qui n'a eu comme conclusion que de sacrifier ce mouvement ouvrier aux intérêt du "joueur" capitaliste le plus fort.

C'est ce qui est en jeux aujourd'hui en Europe. Une victoire du capitalisme européen n'est pas meilleur qu'une victoire du capitalisme étatsuniens.

Voir ci-dessus