A la mémoire de Livio Maitan
Par Lidia Cirillo le Mercredi, 07 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

En pensant à la vie de Livio Maitan, la morale que j’en retire est que l’histoire lui a donné raison et la politique lui a donné tort. En ce qui me concerne, cette observation ne diminue en rien le personnage. Elle sert plutôt à introduire une réflexion sur la politique, sur ses limites, sur sa capacité d’être encore un véritable instrument de libération, sur sa crise prolongée et diffuse.

La crise de la politique a été un sujet de discussion dans la gauche italienne, puis elle s’est évaporée sans laisser de traces, notamment parce qu’il n’y a pas eu de sujets qui auraient pu être vraiment intéressés à ce débat.

 

Comme trotskiste, Livio a exercé une critique de la politique toute sa vie, dans le sens d’une critique de la politique réelle des grands appareils politiques et syndicaux du mouvement ouvrier du XXe siècle. Les instruments culturels dont il a fait un usage exclusif (l’histoire, l’économie politique, la sociologie) ne lui ont pas permis d’étendre sa critique à toute la politique, y compris celle du milieu où il a exercé son action, c’est-à-dire de la marge. En effet, Livio a toujours pratiqué dans les faits une critique de la position historique où il a choisi de se situer. Or, il n’a pas pu la systématiser pour des raisons de formation culturelle, de génération et d’appartenance de genre.

 

Le choix d’être à la marge, c’est-à-dire en quelque sorte hors de la politique authentique, pour Livio comme pour tous ceux et toutes celles qui l’ont fait au cours du XXe siècle, a signifié partager le sort de ceux et celles que la société a rejetés à la marge : occuper une position analogue, réaliser la convergence d’horizons entre les intellectuels et les masses de la seule manière possible, en se situant (mais avec une toute autre capacité de voir) dans le même angle de vision.

 

Et pourtant la marge est un lieu mal fréquenté, comme les quartiers délabrés où le mouvement ouvrier a commencé à vivre, à vaincre et à se damner. Avec les avant-gardes ouvrières et les intellectuels critiques qui ont abandonné leur monde, même physiquement, on retrouve des voleurs, des alcooliques et des prostituées, les produits du chômage et de la misère. Les quartiers marginaux de la politique ont aussi leur misère que produit cette exclusion. Il s’agit naturellement d’une misère politique, bien différente de celle qui alimente les voleurs à la tire et les alcooliques ou jette les ouvriers sans travail dans la rue.

 

Livio n’a jamais abandonné ces quartiers, malgré sa conscience des risques de coup de couteau dans le dos et de vols à l’esbroufe qu’il a subis en grand nombre au cours de sa vie. Il ne les a pas abandonnés, mais il ne les a pas idéalisés non plus. Il n’a jamais fait « l’éloge de la marge » selon le titre d’un texte féministe bien connu du temps du débat sur la différence. Ne pas idéaliser la marge signifie en premier lieu en reconnaître la misère et ne pas la confondre avec la vertu ; et ensuite faire tous les efforts pour en sortir. Mais pour ne pas en sortir tout seul : pour en sortir avec les pans de la société qui vivent toujours à la marge.

 

La misère à la marge du mouvement ouvrier signifie le sectarisme, la fragmentation extrême et irresponsable, l’incapacité de se mesurer vraiment à la politique, une paresse intellectuelle et effective derrière l’activisme névrosé d’un mois ou d’une année.

 

Je voudrais tenter d’interpréter la vie et le travail de Livio comme une critique de la politique et expliquer pourquoi des personnes comme lui laissent ouverte une spirale vers l’espoir. Parce que, s’il existe une seule possibilité de construction d’un nouveau mouvement ouvrier, elle ne pourra être le fait que de ceux qui rejoignent les positions historiques et politiques de Livio Maitan ou des positions très proches des siennes.

 

Livio et la « meilleure jeunesse » napolitaine

 

J’ai connu Livio Maitan au milieu des années 1960 : j’étais jeune, confuse et avec un besoin sans limites d’explications que personne ne me donnait. Je me suis inscrite au Parti communiste lors des manifestations contre le gouvernement Tambroni, dans lesquelles je m’étais jetée pour de vagues exigences éthiques, en raison d’une tradition familiale antifasciste et de craintes, à l’époque très répandues, pour le destin de la démocratie italienne.

 

Des quelques huit années d’appartenance au PCI je me rappelle surtout la différence entre l’état d’âme avec lequel j’avais adhéré au parti (transgression, enthousiasme, dévouement) et ce que j’y avais trouvé et vécu. Longtemps mes problèmes ne concernaient pas la « ligne » du parti, parce que je n’étais pas très au fait de la politique et du monde. Ma déception concernait avant tout les personnes, leurs pratiques et leurs mobiles. Plus tard seulement je l’aurais rationalisé dans les formes d’une opposition politique spécifique.

 

Entre les événements de juillet 1960 et la veille de 1968 de nombreux jeunes se sont rapprochés du PCI : d’abord quelques-uns, ensuite d’autres, puis beaucoup. Le phénomène a surtout touché deux sections à Naples, celle du quartier de Vieux Vomero et celle du quartier Vomero-Centre. L’épicentre de la radicalisation n’était pas un hasard, parce que Vomero était un quartier de « gens bien » et presque tous ces jeunes fréquentaient l’Université ou en sortaient à peine ou y séjournaient à la recherche de bourses d’études et de carrière. Bref, c’était un exemple du phénomène où des étudiants (beaucoup) ou étudiantes (peu) ont joué pendant quelques années dans les sociétés occidentales le rôle de l’intellectuel marginal. En d’autres périodes et en d’autres lieux, les Juifs, la petite aristocratie déclassée ou d’autres avaient joué ce rôle. Les étudiants sont à leur façon des intellectuels et des marginaux, bien que pour une phase transitoire de leur vie.

 

De la charge d’énergie extraordinaire qu’apportait la « meilleure jeunesse », le PCI napolitain ne savait pas quoi faire. Peut-être parce que la fédération était sous l’égide de la droite du parti (Amendola et Napolitano), la tendance à transformer les cercles en comités électoraux était déjà manifeste. Les dirigeants s’occupaient presque exclusivement des luttes internes pour les tâches ou les charges, ainsi que des élections nationales et locales. Les sections, l’enracinement dans le corps social, les revendications des jeunes, la guerre au Vietnam et les luttes ouvrières étaient aussi loin que la lune de leurs préoccupations quotidiennes. Avec des exceptions, bien entendu, avec des discours de « socialisme du dimanche » et avec une peur croissante due à l’irruption de ces jeunes si différents de leur base traditionnelle, si peu respectueux et fidèles. Les jeunes des deux sections de Vomero se sont mis à se réunir à mi-chemin. Quand le temps le permettait, c’est-à-dire durant une grande partie de l’année, on discutait passionnément dans les cafés extérieurs pendant des heures et jusque tard dans la nuit. Ainsi, tout a commencé sans Trotsky et sans Mao, qui viendraient plus tard, après la rupture totale d’une relation de confiance personnelle avec les dirigeants, qui souvent ne dirigeaient rien à part leur propre cursus honorum.

 

Le XIe congrès du Parti communiste italien

 

Le XIe congrès du parti s’est déroulé dans ce contexte ; les divergences y étaient tellement fortes qu’elles y ont rompu la superstition stalinienne contre les courants. Amendola et Ingrao y ont représenté les deux pôles du conflit et leurs discours, si l’on y pense, étaient aussi l’embryon des deux gauches latentes par la suite dans le PCI jusqu’à sa mort.

 

Nous avons tous pris parti pour la gauche ingraoienne, tout au moins ceux qui militaient déjà, parce que la plus grande partie de la « meilleure jeunesse » a rejoint le parti et sa périphérie surtout au cours des deux années suivantes.

 

Au cours du débat au congrès, il y a eu de longues réunions sur ce qui prenait la forme d’un véritable courant clandestin. De la dynamique des discussions, j’ai réussi à comprendre qu’on fonctionnait avec une logique de cercles concentriques et que nous, les jeunes, appartenions au cercle le plus externe, auquel l’on apprenait surtout comment se conduire aux congrès. Au congrès de la fédération, avec des manœuvres qui nous étaient inconnues mais assez habiles, on a fait une sélection paradoxale. Ceux d’entre nous qui avaient joué les rôles les plus marginaux ont accédé aux organismes dirigeants, car ils étaient moins exposés en raison de leur timidité, leurs limites de conviction ou de capacités. Les partisans d’Ingrao n’ont pas levé le petit doigt pour nous défendre, mais nous ont communiqué qu’on ne devrait plus faire des réunions à part, car (comme on savait) dans un parti communiste, il ne devrait pas y avoir de courants.

 

Alors, on peut facilement comprendre comment et pourquoi un groupe de jeunes de Vomero a décidé à un certain moment de rejoindre ce qui semblait la gauche de la gauche ingraoienne, c’est-à-dire le groupe de Livio Maitan.

 

Pendant la deuxième moitié des années 1960 et la décennie suivante, j’ai reçu de Livio Maitan certaines leçons fondamentales sur la forme que devrait prendre une relation pédagogique en politique. Des discussions collectives, des conseils de lecture, des exemples de pratique, des participations communes aux conflits, aux colloques où à des conversations amicales sans but précis.

 

Première leçon : critique de la bureaucratie, des appareils et de la classe politique

 

La première leçon fut la plus efficace parce qu’elle ne représentait pas uniquement une grille de lecture de l’expérience du mouvement ouvrier du XXe siècle, mais aussi de ce dont j’avais le plus besoin après le XIe congrès, c’est-à-dire une explication de mon expérience, de mes rapports difficiles avec les dirigeants de la fédération napolitaine du PCI. J’étais même poussée à accepter ce type de lecture, parce qu’elle me donnait une explication plausible de dynamiques, d’attitudes et de défaillances dont j’étais le témoin direct. J’ai réussi à comprendre, avant tout autre chose, que je me trouvais devant une espèce assez différente de celle des révolutionnaires professionnels que je lisais et dont j’entendais toujours parler. Et pas pour la raison, comme je l’aurais entendu dire de l’autre côté, qu’il y avait une différence entre les constructions idéales et la réalité ou parce qu’il y avait des infiltrations d’agents de l’ennemi. Ces personnes étaient le produit de dynamiques spécifiques, qui avaient fait prévaloir des attitudes opposées à celles dont un parti communiste aurait dû être porteur dans la société. Plus tard, j’arriverai à la conclusion que le bureaucrate, plus encore que le bourgeois, présente du point de vue anthropologique un comportement humain opposé à celui du révolutionnaire, ou tout au moins à celui des révolutionnaires sinon de la même stature, du moins de la même espèce que Gramsci, Rosa Luxemburg ou Trotsky.

 

Le contraste entre les moyens et les fins part avant tout des logiques internes aux formes organisationnelles qui devraient assurer la transformation sociale et l’émancipation des classes subalternes. L’attitude critique, le désintéressement, le besoin de changements, la capacité de voir derrière l’apparence statique des relations sociales les processus moléculaires qui les déstabilisent, deviennent leur contraire. La bureaucratie émerge des mécanismes de cooptation, qui privilégient un certain type humain, préoccupé dès le début par sa propre carrière, prudent et capable d’être conformiste sans trop de souffrances psychologiques. Ce type affronte son cursus honorum comme un corps à part, où dominent des logiques de concurrence et des techniques de pouvoir complexes, qui représentent son unique et authentique spécialisation professionnelle. Il devient forcément conservateur, parce que sa préoccupation principale est de conserver un statut, un rôle, une position qui lui assurent privilèges et pouvoir. Enfin, une communauté structurée à sa mesure.

 

La thèse de la bureaucratisation demeure largement incomprise au sein de la gauche aujourd’hui pour la raison que des explications claires, des phénomènes transparents, des évidences toutes simples ne retiennent pas l’attention. De même que dans la société capitaliste, l’évidence de la spoliation néocoloniale, de l’exploitation et de l’existence d’un ordre hiérarchique sans utilité sociale est toujours refoulées, de même l’évidence des dynamiques qui ont construit et défait le mouvement ouvrier du XXe siècle est également refoulée. La thèse de la bureaucratisation peut être tout à fait comprise et tout à fait oubliée, quand les désillusions, les besoins de la vie quotidienne ou le narcissisme placent quelqu’un dans une position dont on a pendant longtemps fait la critique.

 

Trotsky et le mouvement trotskyste, en vertu de la position historique où ils ont été relégués, ont pu exercer cette critique jusqu’au fond, mais ils n’ont pas inventé la thèse de la bureaucratisation.

 

Lénine et Rosa Luxemburg l’avaient saisie avant eux. Un penseur libéral à qui le mouvement ouvrier est redevable de la catégorie d’impérialisme, l’a décrite en systématisant les données empiriques et en ayant recours aux déductions logiques. Aux conservateurs allemands qu’inquiétaient les discours dominicaux des dirigeants social-démocrates, Max Weber a recommandé le calme. Ces discours - comme il l’a expliqué - étaient destinés à une base socialement insatisfaite et politiquement inexperte. Au moment opportun la bourgeoisie trouvera beaucoup de collaborateurs utiles dans l’appareil social-démocrate. Presque en même temps et sur un autre ton, Rosa Luxemburg a affirmé des choses semblables et l’on ne peut pas nier que les événements allemands de 1918-1919 ont donné raison aux deux. Elle a ajouté que, si par hasard il y devait y avoir une révolution pour de bon, la bureaucratie du parti construirait une bureaucratie d’État hypertrophiée et profondément conservatrice.

 

La thèse de la bureaucratisation est basée sur une évidence, caricaturée ensuite dans l’opposition entre la bonne base et les méchants sommets. Elle explique plutôt que les professionnels de la politique et leur base sociale (la base militante est la forme spécifique de liaison entre les deux) ont des structures de besoins assez différentes. La différence est à l’origine du mal, mais aussi du bien, des choses infâmes mais aussi des choses nobles. Le mouvement ouvrier est né de besoins qualitatifs qui vont bien au-delà du travail et du salaire : l’exigence de rationalité et de justice, ou de se sentir agent actif de son propre destin ou de cent autres choses d’où naissent les poussées qui propulsent l’histoire. Mais plus ce mouvement ouvrier se structure, plus il devient complexe, plus se multiplient les fonctions qu’il remplit, et plus la politique devient un moyen pour l’affirmation d’autres exigences. Là, où il est parvenu au pouvoir, en éliminant ou en assimilant tout autre concurrent, il est devenu un instrument de hiérarchisation sociale. À ce moment-là, les exigences d’ascension sociale et de pouvoir se sont affirmées en son sein ainsi que la tendance chez l’homo hierarchicus à s’organiser verticalement, la disponibilité à recourir à tous les moyens pour défendre les positions acquises, l’idéologie comme instrument de vexation et tout ce qui a pris par la suite le nom de « socialisme réel ».

 

Dans les sociétés de capitalisme sénile, où les élites économiques détiennent une grande part du pouvoir effectif, où les équilibres sociaux sont adéquatement stabilisés, où les postes dans les assemblées électives et les privilèges qui en dérivent sont nombreux, la politique devient avant tout une profession désirable.

 

Après la Seconde Guerre Mondiale, les partis de la gauche européenne ont garanti un emploi à une partie du surplus de la main-d’œuvre intellectuelle produite par les nouveaux processus de scolarisation, et sont devenus eux aussi des lieux d’ascension sociale, de formation d’élites et d’exercice de pouvoirs.

 

L’histoire du mouvement ouvrier du XXe siècle est une succession d’involutions, de mutations, de métamorphoses sur lesquelles on ne peut plus se raconter des histoires. Des intellectuels porteurs d’utopies possibles aux féroces bureaucrates staliniens, à la gérontocratie post-stalinienne, aux gardiens de l’orthodoxie marxiste recyclés en milliardaires mafieux après l’écroulement de l’URSS, il y a des moments de profonde rupture, mais il y a aussi une dynamique... Depuis le parti réformiste au meilleur sens du terme, qui tient de vives discussions sur les problèmes de la transition et, beaucoup plus que le PCI, aborde les problèmes de laïcisation de l’État, jusqu’aux restes de la bande de Bettino Craxi alliés avec les intégristes catholiques et post-fascistes, il y a toujours un fil conducteur. Noske et Scheidemann, Blair et D’Alema, les porte-parole à différents moments d’une gauche impérialiste et militariste sont également les produits d’une histoire.

 

Même si ses leçons m’ont dévoilé un horizon, Livio a dû ensuite endiguer ma tendance aux conclusions unilatérales et draconiennes, au mouvementisme et à l’esprit anarchiste. De lui j’ai appris que la réalité est plus complexe que les représentations littéraires et qu’une affirmation et son contraire, fondés sur une logique opposée, peuvent êtres également vrais ; que souvent il n’y a pas de solutions certaines, mais uniquement des possibilités concrètes d’expérimenter des antidotes.

 

Sa critique de la bureaucratie, des appareils et des couches politiques n’excluait pas des données toute aussi évidentes de la réalité. Il ne croyait pas en la soi-disante spontanéité des masses, même s’il était d’avis que leur rôle devait être revu fortement à la hausse par rapport aux traditions social-démocrate et stalinienne. Il se rendait parfaitement compte de l’exigence d’une organisation et à sa façon il se donnait du mal pour en garantir au moins une ombre. Il nous a expliqué que les grandes formations politiques et syndicales du mouvement ouvrier avaient assuré des conquêtes sociales et des espaces démocratiques ; qu’il fallait travailler avec les partis de gauche et au moment opportun même voter pour eux.

 

Au cours des « deux années rouges » à la fin des années 1960 son attitude à l’égard de ceux en qui nous voyions des adversaires nous paraissait parfois même trop modérée.

 

Deuxième leçon : penser avec l’horizon de la rupture révolutionnaire

 

Bien entendu, Livio n’était pas un modéré selon quelque définition que ce soit. Sa deuxième leçon était de m’habituer à penser avec la rupture révolutionnaire pour horizon, rien de moins.

 

Les fonctionnaires du parti qui avaient refroidi mes enthousiasmes de jeunesse, quand ils ont compris la direction où nous nous dirigions, ont tenté de réparer les dégâts, et se sont penchés sur notre cas. Un des fantasmes les plus souvent évoqués était notre présumée abstraction, en opposition implicite à l’attitude concrète chez eux et la direction nationale du parti.

 

Les faits ont vite démontré que Livio était infiniment plus concret qu’eux. Pendant que le mouvement contre la guerre au Vietnam montait partout dans le monde, ils se taisaient en déférence à un équilibre bipolaire qu’ils pensaient intouchable. Pendant que dans les usines se préparait l’irrésistible vague ouvrière qui a duré presque vingt ans en Italie (jusqu’aux derniers actes de résistance des Conseils) ils ont laissé entendre que la présence des socialistes au gouvernement imposait des limites très strictes au mouvement syndical. Il nous a fallu au moins un an ou deux pour comprendre ce qui arrivait dans la classe dont nous nous prétendions partie prenante. L’histoire a démontré qu’ils étaient très peu concrets même de leur propre point de vue. Ils restaient sur place, comme s’ils étaient hypnotisés par le mirage de l’unité nationale, à laquelle l’entrée du Parti socialiste au gouvernement semblait avoir ouvert une spirale. Au contraire, ce fut la saison extraordinaire des luttes qui les a menés au seuil d’un retour ambitieux au gouvernement. Nos critiques de l’Union soviétique les ont scandalisés, mais par la suite ils ont jeté le bébé avec l’eau du bain, en adoptant l’image que la critique libérale faisait de cette réalité et de son histoire. Ils nous disaient que des courants ne pouvaient se construire dans les partis communistes et ensuite ils se sont divisés en groupes de pouvoir disposés à se défaire de tout patrimoine commun, si celui-ci ne correspondait pas à leurs intérêts personnels.

 

J’ai appris de Livio Maitan qu’être révolutionnaire signifiait « penser en mouvement », ce qui était en réalité assez différent de l’orientation selon la direction du vent. Cette dernière attitude est plutôt le fait de couches politiques à la recherche d’une base électorale, de généraux qui ne disposent pas encore d’une armée, de petits appareils avec des responsabilités mineures concernant l’équilibre social.

 

Pour Livio, « penser en mouvement » signifiait avoir un projet de transformation, de libération et de justice et être en mesure de voir dans une situation spécifique quels éléments et quelles dynamiques allaient dans ce sens. Ce n’était pas uniquement la capacité de voir plus clair, mais ce qu’il essayait de faire comprendre avec son regard, d’autres, disposant d’un nombre infiniment plus grand de fenêtres, ne le comprenaient pas. Cette attitude a été également à l’origine de quelques illusions d’optique parce que la lucidité et les erreurs sont également dépendantes de la position où chacun se retrouve. Et pourtant je n’ai pas l’impression qu’il ait jamais cru (au moins pour l’Europe) que la révolution était au coin de la rue. Même s’il a toujours refusé de croire que derrière le coin il n’y avait qu’un autre coin. L’horizon révolutionnaire signifiait pour lui aussi la possibilité d’un affrontement armé, qu’il refusait d’écarter par honnêteté intellectuelle et parce qu’il connaissait trop bien l’histoire du XXe siècle. Mais ce n’était pas uniquement la connaissance de l’histoire et une répugnance profonde pour la mystification : c’était aussi un type de culture, le refus de toute image de l’histoire comme progression linéaire, la critique antipositiviste implicite à ses références culturelles.

 

Son état d’âme et sa façon de penser le plaçaient sur le versant où l’on retrouvait Rosa Luxemburg et Trotsky, Benjamin et Bloch (même s’il y a de grandes différences entre ceux-ci) et la meilleure tradition révolutionnaire des premières décennies du XXe siècle.

 

Il voyait dans le cheminement de l’être humain vers sa libération des éléments de conflit, des ruptures, des tournants brusques, des risques imprévus de régression et de barbarie. Pour lui le socialisme était le salut, mais sans l’idéaliser et surtout sans l’imaginer comme un lieu historique de réalisation de ses « fantasmes civils cartésiens ».

 

De Livio, j’ai appris que garder un horizon révolutionnaire fermement en vue est une exigence de la pensée critique, un angle de vision, une position pour s’orienter dans le monde. C’est l’unique position par laquelle le socialisme, l’autre monde possible, cesse d’être une exigence éthique et devient une possibilité concrète liée à des constats anthropologiques.

 

S’il est vrai que l’humanité est une espèce hiérarchisée comme celle de tous les primates, il est également vrai que la communauté des êtres humains n’est pas une fourmilière avec des rôles dominants et subalternes prédéterminés par la nature. Ceux qui ont eu l’illusion d’appartenir à une race de maîtres et d’être destinés à dominer le monde ont déjà vu leurs enseignes traînées dans la poussière par la soi-disante race d’esclaves. Pour Livio, penser qu’on peut déstabiliser, contenir, renverser ou annuler les relations de pouvoir a signifié l’adhésion à une forme de réalisme, une des deux formes de réalisme possibles sur le plan anthropologique.

 

Il est évident que son rapport à l’histoire l’exposait également au risque d’erreurs spécifiques et l’erreur la plus criante de Livio (mais également de Mandel et de tout le Secrétariat unifié) n’était pas dû au hasard. Plus qu’une erreur politique, on peut parler d’un véritable déni, un refus de croire à une évidence inacceptable. Au moment de l’écroulement du mur de Berlin et de l’implosion de l’URSS, Livio a trop longtemps imaginé se retrouver devant les débuts de la révolution antibureaucratique qui pourrait rendre l’État à ses propriétaires légitimes, sans remettre en question les conquêtes d’Octobre. C’était difficile pour lui d’accepter l’idée qu’une histoire commencée avec la révolution d’Octobre se termine ainsi, sans réparation et sans happy end. Précisément parce qu’il comprenait la gravité des implications, cette fois sa vue était moins bonne que celle d’autres habituellement plus myopes. Comme ça arrive souvent, il a vu ce qu’il voulait voir dans les phénomènes de la fin des années 1980. Ce qu’il voulait voir était effectivement présent, mais trop faible par rapport à d’autres dynamiques et d’autres forces en jeu.

 

Troisième leçon : de la démocratie et du socialisme désirable

 

La troisième leçon est venue en grande partie plus tard, quand la « meilleure jeunesse » était presque toute sortie du PCI ou s’était radicalisée en dehors de lui. La leçon porte sur les antidotes à la bureaucratie et la possibilité d’un socialisme différent de celui connu jusqu’à ce moment. Au milieu de 1966 un groupe de Vomero-centre a adhéré à la IVe Internationale pour la première fois. Depuis quelque temps on était connus sans le mériter comme « trotskisti maitaniani » (« trotskystes maitaniens »). À ce moment-là, certains d’entre nous pensions que Trotsky était un critique littéraire, après avoir vu un recueil de ses essais à la bibliothèque universitaire. Pendant la deuxième partie de l’année, nous avons suivi des cours d’histoire du mouvement ouvrier de Libero Villone, un enseignant de philosophie au lycée classique Vico.

 

En 1967 tout s’est passé beaucoup plus vite que nos possibilités de comprendre et d’agir. Certains groupes catholiques ont commencé à se déplacer vers la gauche, à une vitesse incroyable, pour nous. À l’Université, tout arrivait : des occupations et des batailles rangées avec les fascistes, des discussions extravagantes à propos de choses dont on n’avait pas entendu parler avant. Le cercle « Che Guevara », que nous avons construit avec un pied dans le parti et un autre dehors, a commencé à se remplir de filles et garçons inconnus, qui parlaient du parti sur un ton même pour nous trop irrespectueux.

 

Le mouvement de jeunes qui a éclos par improviste a poussé le cercle irrésistiblement vers le mythe politique de la deuxième moitié des années 1960, c’est-à-dire la révolution culturelle. Les groupes mao-staliniens, les lignes rouges et noires, les serviteurs du peuple qui finiront ensuite chez les intégristes catholiques, sont nés à Naples en partie de notre travail. Comme c’était son habitude intellectuelle, au cours des années précédentes Livio avait poussé vers une forte valorisation de la révolution chinoise contrairement à l’attitude sectaire et dogmatique du mouvement trotskyste, qui avait compris très peu de cet événement. Toutefois, sa disponibilité à valoriser toutes les dynamiques vers la gauche avait une limite : il n’était pas prêt à s’embarquer dans une direction qui n’était pas la sienne. Entre la fin des années 1960 et la fin de la décennie suivante ceux d’entre nous qui avions décidé de rester à la IVe Internationale allaient recevoir une autre série de leçons importantes, qui touchaient à la démocratie et au socialisme désirables.

 

Les masses chinoises - nous expliquait Livio - étaient certes entrées en mouvement, mais ce fait n’était pas suffisant en soi. Celles-ci n’avaient pas d’instruments propres d’auto-organisation où elles pourraient se faire une idée adéquate des enjeux, discuter et choisir. La fraction du parti que dirigeait Mao cherchait à déjouer le risque de se retrouver en minorité dans l’appareil, en se tournant légitimement vers les masses, mais avec des méthodes qui ne promettaient rien de bon. L’autre fraction du parti était soumise à des violences physiques et des humiliations et n’avait pas le droit de présenter son point de vue, parce que le peuple chinois en était informé uniquement par la version caricaturale de ses adversaires. Mao avait poussé la jeunesse à contester les privilèges des dirigeants et des fonctionnaires du parti, mais quand les jeunes ont élargi la critique à toute la bureaucratie, donc à ses amis aussi, il a chargé l’armée de les remettre à leur place.

 

Si Fausto Bertinotti avait également posé la question quand on abordait les sociétés post-révolutionnaires - qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? -, Livio aurait sans doute parlé de démocratie.

 

La démocratie est, bien entendu, la « démocratie socialiste », c’est-à-dire la possibilité de construire des tendances ou fractions ; la démocratie comme diversité et variété des formes d’organisation (les conseils avant tout, mais aussi les syndicats, les partis, les mouvements auto-organisés, les associations et tout ce qu’une société est en mesure de produire) ; la démocratie comme pluralité de partis soviétiques. L’adjectif ne pose aucune limite idéologique, il indique uniquement le contexte dans lequel la démocratie s’exerce et qui permet des formes diverses de démocratie directe.

 

Pour une grande partie en référence à l’expérience et aux réflexions de Trotsky, en partie également avec un sens de la suite de l’histoire et de la position où ils se sont retrouvés, les meilleurs éléments du mouvement trotskyste ont élaboré dans le temps une vision organique de la démocratie, alternative tant au libéralisme qu’à la société à domination bureaucratique. Contre cette image du socialisme désirable, on a souvent entendu l’ironie de ceux qui ont rappelé les conditions au sein desquelles les révolutions du XXe siècle se sont produites ; l’arriération, l’encerclement, la vie matérielle difficile, les retards culturels et politiques, outre les pratiques de Lénine et de Trotsky eux-mêmes au cours de la guerre civile.

 

Bien sûr, ces considérations ont un noyau de vérité et rappellent aux bonnes âmes dans quel contexte de violence, d’isolement et de pressions externes les classes subalternes ont entamé leur processus de libération. Cela dit, si l’on se penche sur chacun des épisodes spécifiques de répression ou de limites à la démocratie, il en résulte que peu de ces actes étaient vraiment destinés à déjouer les agressions et les complots des ennemis extérieurs. Ou, quand ils y étaient vraiment destinés, ils se sont révélés inefficaces de ce point de vue.

 

Si l’expérience sert à quelque chose, il faut ajouter que Lénine et Trotsky étaient adéquatement informés de la nature des ennemis extérieurs mais très peu au sujet de l’ennemi intérieur qui a pu se développer notamment à partir des mesures prises pendant la guerre civile avec des intentions tout autres.

 

Le sens final des leçons de Livio sur le rapport entre révolution et démocratie a été pour moi le suivant : la démocratie n’est pas moins importante, mais beaucoup plus importante dans les systèmes ou environnements où la politique est tout ou presque tout. Dans les pays capitalistes, l’existence et l’empiétement des pouvoirs économiques rendent la démocratie formelle dans une grande mesure, même si à long terme, le capitalisme ne maintient même pas la démocratie libérale. Dans les pays où la politique contrôle l’économie elle-même, la démocratie ne peut jamais être uniquement formelle. C’est pour cela que dans les sociétés bureaucratiques les formes démocratiques, même partielles, ne se sont jamais enracinées.

 

Marx a observé à propos du capitalisme que paradoxalement, le mode de production basé avant tout sur la propriété produisait ensuite une impossibilité généralisée pour tous les non-capitalistes d’accéder à la propriété. On pourrait faire l’observation analogue que le « socialisme réel », une forme fondée sur la politique plus que toute autre, a produit l’impossibilité d’accéder vraiment à la politique, qui se traduit par l’absence de démocratie, d’autonomie et de liberté pour les masses.

 

La démocratie est également la clé qui ouvre la perspective de formes organisationnelles non nécessairement destinées à la bureaucratisation, à la sclérose et à la mutation génétique. La reconnaissance des tendances, ponctuelles ou stables, est une condition nécessaire mais insuffisante. D’habitude, les groupes dirigeants de la gauche ont tendance à devenir plus ouverts aux courants quand leurs partis s’autonomisent et se distancient de leur base sociale. Plus cette base est proche, plus elle voit, plus elle juge, plus la logique d’appareil exige l’omerta et la solidarité interne d’une couche politique. Contrairement à l’opinion commune, la mère de toutes les formes bureaucratiques, du parti verticalisé, centralisé et prêt à invoquer la discipline, a été la droite de la social-démocratie allemande. C’était un parti déjà fortement bureaucratisé, mais suivi de près par une classe ouvrière cultivée et active sur le plan politique.

 

La démocratie, dont la liberté de s’organiser en tendances peut devenir une fonction, est le rapport avec ses propres références sociales, les plus actives et auto-organisées, le plus possible munies de pouvoirs décisionnels, le plus possible formées à décider, qui s’occupent le plus possible de la sélection du personnel politique du parti. À partir du moment où tout ceci ne se crée pas spontanément et est également le produit d’une activité pédagogique, l’antidote à la bureaucratisation peut paraître fondé sur la prémisse irréaliste d’une couche politique avec la vocation de se défaire de ses propres pouvoirs pour les céder à d’autres. Mais pour autant que cette hypothèse ne soit pas privée de contradictions (comme toute chose), le paradoxe est moins important qu’il n’en a l’air. Les groupes dirigeants, le personnel politique en mesure d’introduire les prémisses de la démocratie directe dans la construction des instruments organisationnels, ne peuvent émerger au travers des mécanismes de cooptation. Ils pourraient être plutôt issus d’une génération d’intellectuels et de volontaires de la politique, encore marginale, produite par la contestation de ces mécanismes avant tout. Mais ce doit être également une génération avertie, en mesure de tenter une seconde expérience avec des notions précises sur les causes de la faillite de la première.

 

Quatrième leçon : construire dans le courant

 

Certains retiennent que Livio était un théoricien et non pas un constructeur, mais cette image ne correspond vraiment pas à la réalité. En premier lieu, il n’était pas théoricien et n’a jamais prétendu l’être. Il n’avait pas le détachement, la prise de distance de ses propres passions et des exigences d’ici et maintenant, le temps et la volonté d’une attention monomaniaque à son objet.

 

Livio était un homme politique cultivé, un intellectuel qui avait une familiarité avec la théorie. Il était avant tout un homme avec une capacité spécifique et assez rare, celle de savoir s’orienter dans le monde. Il faisait rarement des erreurs d’évaluation d’un état de choses, d’une conjoncture économique, d’un événement politique national ou international.

 

Et puis ce n’est pas du tout vrai qu’il n’était pas un constructeur, parce que le peu qu’on a construit en Italie n’était pas lié à ses capacités de construction. Il a construit deux fois ce qu’une personne avec son rôle doit pouvoir construire, un groupe de direction. Au cours des années 1960, surtout avec l’entrisme, il a réuni un groupe de personnes qui sera par la suite à la direction de presque tout ce qui s’est construit à la gauche du Parti communiste à la fin de la décennie. La diaspora de ce groupe dépendait dans une large mesure de la disproportion entre ses arguments rationnels, qui n’étaient pourtant que des arguments, et la force matérielle de courants qui poussaient ailleurs. Un pays d’un milliard d’êtres humains qu’on proposait comme mythe alternatif à ce que l’Union soviétique avait représenté, une vague irrésistible de jeunes sans histoire et sans mémoire, qui s’orientait dans le monde comme elle pouvait et sous l’influence de ce qui apparaissait.

 

Il est possible que des éléments subjectifs eussent également contribué à déterminer la crise de la section, et une optique entriste maintenue trop longtemps, mais ce sont surtout des faits de hasard, des accidents, des traits personnels qui y ont joué un rôle. Et les accidents, les cas fortuits, les personnalités doivent être considérés à plein titre comme des agents actifs de l’histoire politique.

 

Livio n’a pas trop pleuré sur la crise. Il a vu qu’il y avait beaucoup de poissons dans la mer et il s’y est jeté en se mettant à construire ce qui aurait dû être selon lui la nouvelle tête de l’Internationale en Italie. Au cours des années 1960 nous avons connu une croissance rapide, et pourtant nous étions toujours un petit groupe à la marge d’une marge pleine de monde où la vie était bien plus divertissante que dans la section de Vomero-centre sous l’aile de Giorgio Napolitano.

 

Bien que petits, et encombrés de l’image que projetait sur nous la nébuleuse de groupes avec des références semblables aux nôtres (les ultra-léninistes, extra-bolcheviques, trotskystes orthodoxes, M-L, lignes rouges et lignes noires, néobordiguistes et autres comités jeunes masqués), nous nous sommes enracinés avec une présence petite mais active dans des usines importantes. Nous avons conquis et longtemps maintenu une position parmi les étudiants avec la construction d’un réseau de petits noyaux qui voulaient prendre le nom de Soviets. Nous avons pris l’initiative de la révolte des précaires de l’école contre les syndicats au théâtre Brancaccio de Rome, forçant la main à la gauche extraparlementaire de l’époque, vite passée de l’extrémisme à la prudence excessive de tactiques uniquement imaginaires. À Naples, nous avons construit avec les « chômeurs diplômés et licenciés » la première tentative d’organiser les intellectuels précaires, qui s’est consumée rapidement surtout à cause de la crise de Lotta Continua, qui avait assuré son soutien organisationnel à l’entreprise.

 

Notre condition marginale n’était plus liée au maoïsme, dont l’influence a rapidement diminué au cours des premières années 1970, ni à l’état d’âme des jeunes en 1968 qui a fait apparaître comme modéré même un vieil extrémiste comme Maitan...

 

C’était lié surtout à des facteurs d’ordre politique organisationnel. Comme Gramsci l’avait écrit en d’autres termes, un parti, un groupe politique ou une chose organisée en quelque sorte est une espèce de composé chimique. Les possibilités proportionnelles de construction correspondent au nombre de dirigeants et à une certaine épaisseur qualitative et quantitative. Bien sûr, nous avions nos bureaux politiques et nos exécutifs, mais nomina non sunt omina. La section italienne a perdu son groupe dirigeant en 1968. Un autre a commencé à prendre forme seulement à la fin de la décennie suivante dans un parcours d’affrontements serrés entre une histoire et une société avec laquelle cette histoire tentait de communiquer.

 

À la fin des années 1970 ce groupe dirigeant à peine né (ou peut-être pas encore né) a connu une autre crise, bien que moins dévastatrice et différente. En 1968, une vague qui allait dans une direction opposée à la IVe Internationale en Italie a bouleversé celle-ci ; un retour, pourtant bref, du stalinisme. Dix ans plus tard, c’était le reflux, la vague en retraite des attentes des jeunes qui a provoqué l’instabilité et les problèmes. Ainsi, tandis que ceux que Livio avait réunis autour de lui avant 1968 s’étaient dispersés pour diriger d’autres courants, dix ans plus tard les abandons ont marqué le début de brillantes carrières juridiques ou universitaires, comme écrivains d’essais ou dirigeants de quelque chose. Bref, les rôles de prestige dans une société qui tendait à retrouver son équilibre. Personnellement j’ai réalisé une expérience contraire de celle que j’avais connue un peu plus de dix ans plus tôt au Parti communiste, en ce sens que la marge est le lieu historique et politique de crises permanentes dues au manque d’argent, d’espace, de relais institutionnels, d’accès aux moyens de communication. Bref, tout ce qui nous manquait pour exercer une critique effective des appareils était... un appareil.

 

Je dois aussi prendre acte que ce n’était pas facile de maîtriser les contradictions de la tradition marxiste-révolutionnaire. Et si au niveau littéraire il était possible de les rebaptiser « tensions », dans la pratique la critique des appareils et les exigences d’un appareil se traduit en un labeur épuisant dans l’effort de substituer tout ce qu’on ne pouvait pas prétendre avoir à la marge par notre volonté.

 

Livio était donc un constructeur parce qu’il savait construire et reconstruire une intelligence collective : jouer un rôle pédagogique sans être pédant, orienter sans arrogance, vivre avec des personnalités fortes et des Narcisses hypertrophiés, en limitant autant que possible les occasions de conflit personnel.

 

Mais il l’était surtout par une certaine idée de la construction, qui pour lui signifiait toujours faire partie d’un courant, d’une partie du corps social, d’un phénomène progressif, d’une dynamique de libération.

 

Cinquième leçon : mieux vaut le roi de Prusse que le musée des momies

 

Comme tous les être humains Livio avait ses limites et ses défauts personnels : comme tous, il commettait des erreurs, réagissait avec retard, prenait des lucioles pour des lanternes. Cela lui arrivait moins souvent qu’à bien d’autres, mais cela lui arrivait aussi. Mais le sectarisme, qui est une maladie endémique de ceux qui se retrouvent marginalisés, lui était totalement étranger.

 

Dans l’histoire du mouvement ouvrier le centre était l’État bureaucratique et la marginalité était fragmentée parce qu’elle était sectaire. Il s’agit d’un phénomène avec une logique analogue à celle d’une autre grande bureaucratie historique. La séparation d’avec l’appareil hypertrophié de l’Église catholique a produit un univers fragmenté de sectes, qui étaient pourtant beaucoup plus innovatrices et qui ont anticipé avec beaucoup d’avance l’organisation des pauvres contre les riches et même le féminisme égalitariste.

 

Livio considérait qu’il était extrêmement difficile de se débarrasser de l’image de la secte et que, dans une certaine mesure, il fallait se résigner à en être affublé, mais que nous devions nous défendre contre le sectarisme par tous les moyens accessibles. C’est pour cette raison qu’une partie du mouvement trotskyste a retenu contre lui l’épithète de « pabliste » - qui dans le vocabulaire de ceux qui l’employaient caractérisait ceux qui renoncent, les individus prompts à liquider le patrimoine organisationnel et culturel du trotskisme, pas assez solides dans leurs intentions révolutionnaires. Étant donné que même les appréciations négatives, lorsqu’elles sont systématiques, constituent l’identité, Livio peut être compris à travers l’anathème de pabliste.

 

Le risque du sectarisme et du dogmatisme, lié aux conditions de la naissance de la IVe Internationale et à celles de son bourgeonnement, n’était pas seulement aux yeux de Livio un fantasme ou une possibilité abstraite. Il avait une réalité historique brûlante. Dans un de ses cours de formation sur la Chine j’avais appris qu’un influent dirigeant chinois de la IVe Internationale avait péremptoirement affirmé à la veille de la révolution de 1949 que Mao ne ferait jamais une révolution car ce n’était ni son intention ni sa perspective politique. Évidemment ce camarade (une personne très respectable sur le plan humain et intellectuel et un révolutionnaire beaucoup plus lucide dans le passé) avait été, sans qu’il en soit responsable, éloigné du principal courant révolutionnaire de son pays et réduit ainsi à un rôle destructeur par son essence de témoin et de commentateur politique. Il avait non seulement cessé de pouvoir agir (ce à quoi on peut même se résigner, durant un temps) mais aussi de pouvoir comprendre car en politique les deux capacités sont étroitement liées l’une à l’autre.

 

La vicissitude chinoise et les difficultés qu’avaient eu d’abord Trotsky puis la IVe Internationale de la comprendre, sont étroitement liées au tournant vers le mouvement communiste d’après la seconde guerre mondiale.

 

En se fondant sur une série d’éléments qui se sont concrétisés et sur une histoire de destruction systématique de toute nouvelle potentialité révolutionnaire et de tout groupe dirigeant qui témoignerait ne serait-ce que de velléités d’indépendance, Trotsky avait formulé une hypothèse de travail crédible. Selon lui la guerre amorcerait de nouveaux processus révolutionnaires - ce qui s’est réalisé ; Staline s’opposerait à ces processus - ce qui a également eu lieu ; et dans la brèche entre ces processus révolutionnaires et le conservatisme stalinien un espace s’ouvrirait pour la IVe Internationale - ce qui ne s’est pas réalisé de cette façon. Ce que Trotsky n’avait pas prévu et qui était en réalité difficile à prévoir, c’est que dans le contexte exceptionnel de la guerre apparaîtraient à la fois une possibilité de désobéissance au sein même du corps apparemment cristallisé du mouvement communiste professant l’orthodoxie stalinienne et un intérêt pour une telle attitude en son sein. Et que c’est Tito et Mao qui incarneraient cette désobéissance.

 

Livio avait mûrement élaboré une conviction logique, matériellement fondée et très éloignée de l’hyper-subjectivisme sectaire. Il retenait que les processus révolutionnaires ont leur propre dynamique objective, même lorsqu’ils se déroulent en dehors de tout engagement et de tout rôle joué par la IVe Internationale. Selon le contexte et les possibilités il fallait entrer dans ces processus ou en être solidaires. Du moins il fallait prendre acte de ce qui était arrivé. A ses yeux c’était par contre le comble du sectarisme dogmatique que d’ignorer les faits évidents de la réalité lorsque ceux-ci contrastent avec les constructions intellectuelles, dominées par de forts mécanismes défensifs. Cette approche comportait naturellement des risques - que Livio résumait dans la formule « travailler pour le roi de Prusse » - de construire des groupes dirigeants et des formes organisationnelles fortement exposés au désastreux attrait des courants avec lesquels on manifestait notre solidarité, même si cette dernière était critique. C’est ce qui est surtout arrivé en ce qui concerne le guévarisme et la direction castriste en Amérique latine, vers lesquels les sections et les groupes de la IVe Internationale se sont tournés sous la forte influence de Livio.

 

En ce qui me concerne, j’ai toujours pensé qu’on aurait pu certainement éviter telle ou telle erreur, mais que ce positionnement était sain et que la meilleure part du mouvement trotskyste lui doit d’être resté politiquement vivante, ce qui lui a permis ensuite de jouer le rôle qu’il a joué dans la nouvelle radicalisation.

 

En dernière analyse, ce dont il s’agissait ce n’était pas de renoncer à soi-même ni à l’exercice ponctuel de la critique, mais seulement de déposer les armes de l’autodéfense sectaire qui tuent comme le regard de la Méduse en pétrifiant l’intellectuel critique et en le transformant en prêtre ou en prêtresse.

 

En Italie Livio avait théorisé le parcours unitaire de la gauche révolutionnaire et le front unique avec le PCI partout et toujours lorsque c’était possible. En 1972 il avait poussé la section à soutenir la campagne électorale de Manifesto, lorsqu’il semblait qu’il était prêt à construire un parti à la gauche du PCI. Plus tard, il avait poussé à travailler en commun avec Lotta Continua - dont il appréciait le dynamisme, la capacité de travail à la base et sa manière d’être l’expression d’une réalité générationelle et socioculturelle. Il était toujours capable de relativiser les comportements et la pratique. Il avait donné son appui à la naissance du syndicalisme d’en bas, qui avait vu le jour dans la seconde moitié des années 1960 grâce au travail du groupe milanais de la IVe Internationale, mais s’est toujours opposé à l’idée que le syndicat était dépassé. Dès la formation du syndicat des conseils, il a été l’un des premiers au sein de la gauche révolutionnaire à mettre en avant son potentiel et à exiger qu’on s’investisse en son sein.

 

Au cours des années 1980 la section a par contre manqué le rendez-vous avec Democrazia Prolétaria, où elle est arrivée trop tard. Mais ces années ont été des années sans Livio, qui passait l’essentiel de son temps à Paris. Pour le reste nous restâmes ce que nous avions construit : une organisation politique fragile, toujours aux prises avec les problèmes dramatiques de nos carences, sans cesse à court d’argent, mais enracinée dans les réalités décisives du conflit social. Au début des années 1980 nos camarades de l’usine turinoise de la Fiat ont joué dans la lutte un rôle qui semble encore aujourd’hui incroyable et l’ensemble de la section les avait soutenus par un activisme aussi frénétique que désespéré. Nous étions les premiers à crier que si les licenciements passent à la Fiat, alors ils passeront partout. Les licenciements ont passé, et avec eux fut emportée une grande partie de notre présence dans la plus importante communauté ouvrière d’Italie. Et à propos de la lucidité et de la perception de la réalité, de la prévoyance et de la capacité de s’orienter dans le monde, il vaut la peine de rappeler les sous-estimations (instrumentales et réelles) de ce que représentait la défaite de 35 jours de lutte à la Fiat, en tant que glissement de terrain sous les pieds des syndicats et de la gauche. Ces sous-estimations ont produit beaucoup plus tard des autocritiques inutiles, comme toutes celles qui ne changent rien à l’état des choses. Rappelons enfin, que le mouvement contre l’installation des missiles Cruise et le mouvement étudiant de la Pantera nous virent présents et, au moins là, absolument pas marginaux.

 

Le projet de Livio et Refondation communiste

 

Livio voyait toujours plus loin et mieux que la grande majorité de la classe politique de gauche ; il s’est distingué par une attitude éthique d’un engagement absolument gratuit et d’une véritable fidélité et a montré à sa manière sa capacité de construire. S’il questionnait la politique, il n’était pas de ceux qui restent toujours à sa marge, ce que pourtant les circonstances rendaient toujours possible. Entre ce questionnement de la politique, ses qualités et son attitude il y avait un lien de cause à effet. En 1956 Livio a salué la révolution hongroise, prenant position à ses côtés contre les chars russes. Avec une telle position un communiste comme lui n’avait aucun droit de citoyenneté au sein du mouvement communiste. Les dirigeants des partis philo-soviétiques devaient par contre leur carrière à l’acceptation des mensonges, par manque de lucidité et/ou par désintérêt pour la vérité. Plus tard ces mêmes dirigeants, ou ceux qui représentaient leur continuité organisationnelle, n’ont pas hésité à jeter le bébé avec l’eau du bain, assumant la confrontation non avec la seule bureaucratie soviétique mais avec toute l’histoire de l’URSS, dans une attitude similaire à la critique libérale. Dans les deux cas ils agissaient ainsi pour la même raison, pour défendre une position de pouvoir et préserver les chances que le contexte accordait à une telle position.

 

Dans le cours de la vie de Livio la logique de la marginalisation a joué plus d’une fois, car en politique la force est fonction de la force, comme il l’avait dit autrefois dans un autre contexte à un notable démocrate-chrétien. On peut en conclure qu’en fin de compte, étant un homme intelligent et non de peu de qualités, Livio n’était nullement un naïf qui n’aurait pas compris que la politique est l’art du possible. Et surtout que toute son histoire est un avertissement pour éviter à tout prix la marginalité, dont il est difficile de sortir si l’on y est précipité. Mais la réalité change.

 

Livio était une personne trop intelligente pour commettre des erreurs de pure rationalité formelle et surtout il faisait de la politique depuis trop longtemps, en marge peut-être, mais toujours en marge des processus réels et des courants les plus avancés et le plus dynamiques de l’histoire. En substance - mis à part toutes ses erreurs, retards et bavures inévitables - Livio a poursuivi son projet avec les moyens adéquats. Ce projet pouvait toujours être en discussion, mais il devait d’abord être compris jusqu’au bout. Il s’agissait bien sûr d’un projet qui n’était pas seulement le sien, mais qu’il a cherché à mettre en œuvre de manière souple, en évitant sa momification et en tentant à tout moment de l’incarner dans la réalité.

 

Je ne sais comment Livio l’aurait synthétisé et je ne sais même pas s’il se serait reconnu dans les termes de ma réduction, car avec le temps nos instruments culturels se sont diversifiés. De toute façon ce projet a hérité du marxisme de Marx l’importance de la connaissance du monde et de la possibilité pour ceux qui sont subalternes dans la société humaine d’agir politiquement de manière rationnelle. Il a hérité de la gauche du mouvement ouvrier de la fin du XIXe et du début du XXe siècle l’idée que l’intelligence capable de déstabiliser les ordres hiérarchiques se fonde sur la rencontre, sur la convergence des aspirations des masses et des intellectuels critiques. Et il faut admettre que cette idée a déterminé une sorte d’impératif non historique (l’impératif historique est une idée social-démocrate erronée) mais anthropologique. Et même si son modèle était celui de 1789, la génération qui a construit, soutenu ou cherché à reproduire la révolution d’Octobre, a été beaucoup plus loin parce que la bourgeoisie était devenue hégémonique sur le plan économique et culturel. Elle la poussa jusqu’à renverser l’ordre d’une sorte de hiérarchie, ne serait-ce que durant un instant et dans des circonstances exceptionnelles.

 

Il ne s’agit pas d’avoir une vision romantique des révolutionnaires. Leurs biographies, même les plus plates et dépourvues d’adjectifs, révèlent une nette attitude pédagogique et une irrésistible pulsion à faire de leur existence un don désintéressé.

 

Le mouvement ouvrier dans toute sa complexité - révolutionnaires et réformistes, grandes bureaucraties et éclats plus radicaux à leur marges, opportunistes et extrémistes, culs-de-plomb et nomades - dérive entièrement de ce phénomène, évident même avant sa représentation théorique. Tout commence par là et commence vraiment car commence d’une certaine façon et n’aurait pas pu commencer autrement.

 

Le projet de Livio hérite d’une histoire de critique de la bureaucratisation, une critique du mouvement lent et contradictoire, mais ininterrompu, de l’expulsion de la connaissance du monde d’une formation politique dans ses rapports avec le corps social. Le type humain qui émerge de la logique d’appareil représente (par rapport au révolutionnaire) le pôle opposé d’une opposition binaire, de façon à ce que cette conscience de soi de l’espèce humaine qui, pour le marxisme-révolutionnaire, était la libération, soit renversée par le stalinisme et devienne son contraire, au travers du mensonge systématique et d’un révisionnisme historique qui ne trouve des analogies que dans le fascisme européen. Ce processus d’expulsion - sous des aspect différents - concerne également la social-démocratie, qui se saisit du système de justification et de valeurs propre au libéralisme, y compris son militarisme et son adhésion aux guerres impérialistes et néocoloniales. Les mécanismes de la cooptation, la domination de la logique corporatiste ou de caste dominante, l’importance de la préservation d’un statut au sein des institutions de la démocratie libérale, etc. font prévaloir d’autres mobiles pour agir, divergeant de ceux de l’intellectuel critique existentiellement marginal.

 

Avec son imaginaire du salut, de la libération, de la Rédemption - peu importe comment on l’appellera - Livio savait que deux choses ne pouvaient être faites au nom de la souplesse - tactique - réalisme dont il s’efforçait de tenir compte. En premier lieu la permanence de quelque chose, qui se maintient en vie : une histoire, un réseau de relations internationales, une stratification des expériences et des critiques. Pour l’intellectuel critique la connaissance du monde ne peut être en effet seulement sa capacité de s’orienter dans le présent et de suggérer à la société des mouvements rationnels et des avancées coordonnées, menant dans la direction souhaitée. A l’issue d’un peu moins de deux siècles de l’histoire du mouvement ouvrier, elle est aussi l’acquisition du sens de sa vicissitude, des raisons de l’ascension et du déclin des sujets de la libération du XXe siècle.

 

Si l’on croit non au soi-disant socialisme scientifique, mais au moins à l’exigence de faire un usage discret des expériences, il faut croire que l’unique laboratoire possible de l’intellectuel critique c’est l’histoire. Mais l’histoire ne vit pas dans la politique avec les mêmes moyens qui la font vivre dans l’historiographie. Elle vit seulement si elle devient l’expérience, la stratification des expériences, un complexe de rapports privilégiés, la pratique des pratiques, l’utopie et la capacité d’adaptation à ce qui la falsifie quotidiennement. Livio n’excluait pas que la communauté dans laquelle il avait passé la quasi-totalité de son existence pourrait être dépassée et donc dissoute, mais le dépassement signifiait pour lui ce qu’il doit être : qu’un autre ensemble en absorbe l’essentiel pour poursuivre le cheminement en avant par d’autres voies.

 

La vérité, ou ce qu’il retenait comme vérité, était la deuxième chose avec laquelle Livio n’était pas prêt à faire des arrangements. Il pouvait naturellement se tromper et considérer comme vrai quelque chose qui ne l’était pas, mais il restait de toute façon fidèle à une approche méthodique. Ceux qui le considéraient comme naïf ou dépassé projetaient en réalité leurs divergences ou étaient eux-mêmes naïfs, c’est à dire incapables dans le domaine où la meilleure partie du mouvement trotskyste avait aiguisé ses capacités : comprendre où doivent conduire les principaux courants de l’histoire.

 

La dernière partie de la vie de Livio me parait pouvoir être lue grâce à cet éclairage.

 

Livio est entré dans Refondation avec l’esprit joyeux, sans velléités entristes et avec une curiosité qu’il manifestait toujours envers les nouvelles expériences. Il avait résisté bien mieux que d’autres à l’impact d’une réalité beaucoup plus difficile (celle d’un parti dirigé par Armando Cossuta). Certainement bien mieux que moi, car après quelques mois j’avais voulu prendre la fuite et si j’avais la plume d’un Woodhouse ou d’un Kafka, je décrirais aujourd’hui les vicissitudes vécues dans les cercles milanais soumis à la gestion cossutienne.

 

Quelques nouveautés avaient transformé sa curiosité en espoir - Livio était toujours ouvert à l’espérance. Avant tout la personnalité de Fausto Bertinotti qui, à son avis, fut le premier depuis des temps immémoriaux à introduire dans un parti communiste un langage et des préoccupations similaires aux nôtres. A ceux qui lui reprochaient de confondre discours et réalité il répondait que les mots n’ont pas partout la même signification et que, s’ils sont prononcés par le secrétaire d’un parti, ils sont plus que des mots. A ceux qui pensaient que Bertinotti n’était qu’un social-démocrate intelligent, particulièrement habile à discourir du « socialisme du dimanche », il répondait que la social-démocratie, si le concept a un sens, est inséparable de la participation aux guerres impérialistes et néocoloniales. Et que donc, en ce qui concerne celui qui n’a pas flanché devant la guerre, l’espoir persiste.

 

Au-delà de l’évaluation des personnes et du rôle de la personnalité dans l’histoire, Livio avait accordé une grande importance à deux épisodes du Parti de la refondation communiste. Le premier fut la rupture avec le gouvernement Prodi qui allait de pair avec la perte d’une présence institutionnelle, ce à quoi n’importe quel appareil tient plus qu’à la prunelle de ses yeux. Le second, le déroulement du Ve Congrès du PRC, qui avait eu lieu sous la pression du nouveau mouvement.

 

A cette occasion Livio avait espéré. Il était alors non seulement légitime d’espérer, mais il fallait espérer parce que nos espoirs et nos désirs expriment notre capacité de comprendre. Livio espérait que la diversité, la multiplicité, les contradictions des orientations présentes au sein de Refondation auront une résolution positive, c’est-à-dire se traduiraient par une mutation inverse à celles qui se sont produites à la fin du XXe siècle. Certes, une fois encore il s’agissait de l’hypothèse la plus optimiste, mais Livio était clair, au contraire de ses critiques sectaires : une évolution de Refondation dans le sens opposé produirait l’effondrement des rapports de forces, de nouveaux processus de dégénérescence et de nouveaux retards à une époque où l’agonie de l’utopie entraînerait aussi celle de la possibilité de penser le futur.

 

Certes, si tel devrait être le cas, il faudrait en prendre acte. Mais être révolutionnaire ce n’est pas proclamer la défaite avant le combat, ce n’est pas annoncer le pire lorsqu’il est encore possible de l’empêcher.

 

C’est surtout le débat sur la non-violence qui préoccupait et irritait Livio. Non pas au nom d’une présumée essence violente du marxisme, d’une violence moteur de l’histoire, de la rupture révolutionnaire ou de quelque déviation militariste... Mais ce débat, la manière d’y poser les problèmes pourtant réels, répandait l’odeur rance d’un vieux rôti qui a déjà été moultes fois brûlé, l’odeur de la mystification. Il aurait peut-être pu être prêt à admettre qu’un autre monde n’est pas possible parce que l’injustice est une structure de la pensée humaine, plutôt que de croire que les expropriateurs se laisseront exproprier par des pratiques de la non-violence. Ceci parce qu’il connaissait l’histoire et parce qu’il était rentré, sorti, re-rentré de nombreuses fois dans le laboratoire des expériences au cours de sa longue vie.

 

Le futur de l’intellectuel critique

 

Le projet de Livio ne s’est pas réalisé. Certes, l’histoire ne finit pas maintenant, mais dans la réalité d’aujourd’hui les dynamiques qui autorisaient de penser au-delà de cet horizon n’existent pas.

 

Le processus commencé avec la révolution de 1917 non seulement ne s’est pas accompli mais régresse et s’écroule impétueusement. Il n’y a pas eu de démocratisation des sociétés post-révolutionnaires qui conserverait les conquêtes d’Octobre, que ce soit par des ruptures sur le modèle hongrois ou tchécoslovaque (mais victorieuses) ou par une auto-réforme de la bureaucratie que certains dans le mouvement trotskyste avaient aussi osé espérer. Les processus révolutionnaires dans la partie la plus développée économiquement et la plus évoluée politiquement de l’Europe occidentale n’ont pas été réalisés. Dans les pays dépendants les processus de libération nationale, à l’intérieur desquels avaient lieu des ruptures significatives avec les vieilles classes dominantes et des contamination vertueuses par la culture européenne, ont été interrompus. Ce projet était-il seulement une vision à la manière de Serafini di San Tommaso ? Non, parce que dans la réalité du XXe siècle des courants forts qui poussaient dans cette direction étaient présents.

 

Ce projet constituait sans nulle doute la meilleure hypothèse de travail, mais même une possibilité nullement abstraite doit en affronter d’autres. Ces dernières ont pris le dessus.

 

La défaite de Livio a cependant signifié également la défaite du mouvement ouvrier du XXe siècle, sa mutation et sa dispersion. Et même la défaite de quelque chose de plus, de cette aptitude à faire de la connaissance du monde un instrument de la libération, une aptitude qui prend ses sources dans les Lumières, passe par Hegel, par Marx et devient au XXe siècle une force matérielle extraordinaire.

 

Sur la situation actuelle cela vaut la peine de faire deux sortes de considérations.

 

Premièrement, la critique que les faits ont apporté à ce projet ne peut être ignorée. Non qu’il s’agisse probablement des logiques prédéterminées et nécessaires de la direction prise par l’histoire de l’espèce humaine pour finir pas s’envaser. Mais les résultats n’en sont pas secondaires.

 

A la fin des années 1980 mon évolution politique m’a autonomisé de Livio, car il n’est pas utile de fréquenter toujours la même école et de rester en quatrième. L’écouter restait toujours un plaisir pour moi et, plus qu’un plaisir, cela contribuait encore à m’orienter. Mais dans la culture de Livio n’existait pas l’explication adéquate de la défaite ni la possibilité de systématiser théoriquement les constatations empiriques concernant les péripéties du Cogito cartésien, de la Raison, de la Conscience, etc. Il fallait aussi soumettre à la critique la figure de l’intellectuel organique, du révolutionnaire professionnel, de l’avant-garde désintéressée, etc. Leur apparition trop fugace sur cette terre et la constatation qu’un révolutionnaire peut parfois avoir un bureaucrate ficelé au corps exigent aussi une explication rationnelle. La critique de ces figures ne m’avait jamais convaincue et, moins que toute autre, celle qui supposait la possibilité d’une intelligence critique diffuse au sein du corps social, car elle ne fait que multiplier par millions le problème théorique irrésolu.

 

J’ai trouvé une première explication convaincante encore une fois à la marge, dans cette marginalité la plus marginale qui soit, dans le féminisme. Toutefois, la théorie féministe, comme toute autre théorie, doit être étudiée en faisant les distinctions adéquates entre sa matière utile, la sous-culture et le bric-à-brac idéologique. Livio m’a donné la n-ième preuve de sa curiosité intellectuelle et de sa capacité de comprendre, en lisant un texte long et pas facile, dans lequel j’avais tenté de synthétiser la partie la plus complexe et la plus intéressante du débat féministe académique. Il me téléphona plusieurs fois pour me faire des observations et des appréciations, même si, à la fin il me reprocha l’usage, à son avis erroné, d’un superlatif.

 

Seule une critique capable de démythifier de manière adéquate les figures mythologiques pouvait le convaincre. Il restait ainsi dans le sillon des Lumières, de la conscience de soi de l’espèce, de la connaissance du monde... Renversant pour la première fois en quarante ans de voyage commun le rapport maître-elève, Livio me laissa lui expliquer comment et pourquoi la psychanalyse freudienne est l’instrument le plus efficace de la critique et le féminisme le sujet social le plus apte à l’exercer. Et comment et pourquoi son imaginaire atteignait la limite en surestimant les mobiles rationnels alors qu’il est trop évident que la raison ne suffit jamais à elle-même. En faisant abstraction du corps, du sexe, des tripes, des désirs, de Narcisse et de l’Œdipe, etc., ceux qui mieux que d’autres comprennent le monde, finissent par ne rien comprendre d’eux-mêmes. On opère ici le premier renversement, à l’origine de tous les renversements successifs qui font du révolutionnaire le bureaucrate.

 

Pour le reste du monde le révolutionnaire ne fait pas abstraction de la matérialité des besoins et des mobiles, contrairement à l’idéologie libérale pour laquelle la politique vit dans la séparation des institutions et dans l’abstraction des projets privés de corps. Pour soi-même l’abstraction réapparaît et disparaît alors qu’au contraire la personne et l’idéologie glissent sur les intérêts, les rancunes, les pulsions et sur tout dont un être humain (intellectuel ou pas) est toujours fait.

 

Des considérations d’un autre ordre concernent l’avenir. La difficulté que nous avons aujourd’hui de situer la pensée et la pratique dans un horizon stratégique dérive d’une situation spécifique. Les projets qui se sont affrontés au sein du mouvement ouvrier traditionnel (rupture révolutionnaire, réforme de structures, troisième voie, voies nationales au socialisme, etc.) représentaient des hypothèses de travail sur le parcours d’un Sujet, son destin et ses capacités. Ce Sujet - c’est à dire le complexe si différent sur le plan social, culturel et politique que nous avions nommé mouvement ouvrier - n’existe plus. Certes, des fragments encore vivants subsistent, ses débris ou ses formes embryonnaires, ses mémoires ou ses cristallisations idéologiques, etc., mais ce n’est plus cet ensemble avec les rapports de forces (d’autres diraient culturels) capables de créer un imaginaire de la dynamique d’une transition possible.

 

Toutefois quand nous parlons de refondation, de nouveau mouvement ouvrier etc., nous exprimons le désir et l’intention de récupérer ce projet, quelle qu’en soit l’interprétation, la révision ou la critique. Mais il sera impossible de recommencer sans reprendre d’une façon ou d’une autre ce qui en a constitué le principe, c’est-à-dire l’acte, le geste, le mouvement par lesquels une génération d’intellectuels et de volontaires de la politique se sont trouvés en convergence avec les besoins d’une réalité sociale. Ce mouvement de pensée et de corps est aujourd’hui indispensable parce que la séparation, la mutation, le détachement entre la gauche et la partie de la société pour laquelle elle constitue la tradition et la référence sont allés trop loin. On doit même constater que le type de personnes et de mobiles disponibles et capables de le reproduire se trouvent largement à la marge des partis, hors des partis ou même hors de la politique.

 

Aux États-Unis ce phénomène est vieux, connu et discuté ; celui d’Amérique latine est moins connu, mais beaucoup plus diffus dans les multiples communautés de base, dans les organisations non gouvernementales, dans un nombre infini d’initiatives qui apparaissent spontanées, mais qui par contre ont toujours une tête et très souvent se fondent sur un don désintéressé d’intelligence et de temps. En Europe c’est peut-être 1968 qui a marqué une ligne de partage des eaux avec une radicalisation en dehors et contre les mêmes partis les plus à gauche dans la gauche. Toutefois, ces partis s’étaient encore montrés capables de récupérer et d’intégrer la critique. Ils l’ont fait de la seule façon sérieuse qui permet une telle opération - en se changeant eux-mêmes. Le PCI à dire vrai c’est déchargé d’une grande partie du changement sur le syndicat, mais cela à conduit à la réalisation de l’auto-réforme radicale des conseils.

 

Par rapport aux partis et à toute l’histoire du mouvement ouvrier du XXe siècle, le « mouvement des mouvements » est moins conflictif, mais bien plus extérieur. Peut-être est-il moins conflictif parce qu’il est plus extérieur et qu’il n’a pas les rancunes que la mémoire fait resurgir. Enfin vraiment en dehors de la politique ou à ses marges extrêmes on trouve le phénomène très vaste du volontariat, qu’il n’y a pas de raisons d’idéaliser parce qu’il témoigne de la dépolitisation et de la fragmentation des besoins qualitatifs qui auraient pu être adressés ailleurs. Il faut cependant prendre acte du fait que la politique s’éloigne toujours plus des mobiles et des personnes qui pourraient lui restituer les fonctions qu’elle a perdues dans une large mesure.

 

C’est dire que la capacité d’être non seulement le gérant spécialisé des rapports de forces sociaux, mais encore des possibilités et des espoirs pour la société n’est pas le privilège du pouvoir.

 

Pour cette raison, et pour d’autres, notre futur n’est pas indifférent au fait que des personnes comme Livio ne restent pas en marge et que le projet de l’intellectuel critique ressuscite sous une forme ou sous une autre.

 

Paru dans la revue "Inprecor" n° 498/499 d’octobre-novembre 2004.

 

Lidia Cirillo, membre du Comité politique national du Parti de la refondation communiste (PRC), milite dans la section italienne de la IVe Internationale depuis 1966. Militante féministe, animatrice de la Marche mondiale des femmes en Italie, elle est aussi fondatrice des "Quaderni Viola" ("Cahiers violets"), cahiers d’études féministes. Elle est l’auteur de plusieurs livres féministes : "Meglio Orfane" ("Plutôt orphelines"), "Lettera alle romane" ("Lettre aux Romains") et, récemment, "La Luna severa maestra" ("La lune maîtresse sévère") sur le rapport entre le féminisme et les mouvements sociaux. Nous reproduisons ici l’article écrit pour le numéro spécial de la revue "Erre" consacré à Livio Maitan (Traduit de l’italien par Maria Gatti et J.M.).

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