Maoïsme et stalinsme
Par Ernest Mandel et A.T le Mercredi, 07 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

Mao, c'est avant tout la victoire de la troisième révolution chinoise, le renversement du pouvoir de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers dans le pays le plus peuplé du monde, la rupture de l'encerclement de l'URSS par les pays impérialistes, la modification fondamentale des rapports de forces à l'échelle mondiale.

Mao: entre Lénine et Staline

 

Quelle que soit notre opposition au régime bureaucratique qui règne aujourd'hui en République Populaire de Chine, nous devons juger le rôle de Mao dans l'histoire du XXe siècle, en premier lieu en fonction de ses rapports avec les classes fondamentales du monde contemporain.

 

La victoire de la Troisième révolution chinoise, dont il est l'artisan principal, est l'événement le plus important du XXe siècle depuis la révolution socialiste d'Octobre en Russie. La Chine, ce n'est pas n'importe quel pays. C'est un pays, jadis le plus avancé et le plus riche du monde, où l'ingérence du capitalisme étranger dès le 19e siècle avait bloqué la transition vers la formation d'une puissance impérialiste autonome, comme celle que les classes dominantes japonaises avaient réussi à créer in extremis.

 

Des dizaines de millions de paysans et d'artisans appauvris ont été soumis des décenies durant à un régime de misère, d'oppression, d'humiliation de plus en plus insupportable. Ils se sont soulevés en révoltes successives, de la révolte des Taï-Ping à celle des Boxers, de la révolution de 1911 à celle de 1925-27.

 

Ces soulèvements n'avaient pas de débouchés politiques possibles jusqu'à l'apparition d'un prolétariat suffisamment puissant pour poser sa candidature à la direction politique et organisationnelle de la révolution agraire. Briser l'emprise de l'impérialisme, moderniser le pays, libérer la paysannerie du joug des propriétaires fonciers et des usuriers, ce ne fut possible que par la conquête de l'hégémonie prolétarienne au sein de la révolution chinoise, de sa transcroissance de révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste, de l'établissement de la dictature du prolétariat.

 

La Deuxième révolution bourgeoise connut une défaite tragique en 1927, parce que Staline imposa au jeune parti communiste la subordination politique au Kuomintang bourgeois de Tchang Kaï Tchek.

 

La Troisième révolution chinoise put triompher parce qu'en dépit des textes erronés comme la "Démocratie nouvelle", en pratique Mao refusa de subordonner l'Armée de libération populaire née de la guérilla anti-japonaise à l'armée de Tchang Kaï Tchek, et refusa de sacrifier les soulèvements sur l'autel d'un gouvernement de coalition avec la bourgeoisie. La Troisième révolution chinoise aboutit à la création de la République populaire de Chine, Etat ouvrier grâce auquel le peuple chinois est devenu une grande nation indépendante dans le monde, arrachée au marasme et à la famine. Aucun événement postérieur ne peut éliminer le mérite historique qui revient à Mao pour le rôle clé qu'il a joué dans la victoire de la révolution socialiste en Chine.

 

La Troisième révolution chinoise ne fut pas une révolution socialiste "normale". Elle eut lieu après une longue guerre dévastatrice de l'impérialisme japonais contre la Chine. Guerre qui dévasta l'économie et désagrégea le prolétariat urbain. Ce fait objectif, joint à l'orientation délibérée de Mao d'étouffement de la lutte du prolétariat urbain a eu pour conséquence qu'au cours de la Troisième révolution chinoise la classe ouvrière n'a pas pu jouer un rôle autonome. La direction du processus révolutionnaire a été dans les mains d'un PC hautement bureaucratisé qui a empêché tout développement des soviets, de conseils ouvriers en Chine. La révolution chinoise a été une révolution bureaucratisée dès le départ.

 

Mao n'est ni Lénine ni Staline, précisément parce qu'il a dirigé une révolution et non une contre-révolution, mais aussi parce que la révolution qu'il a dirigée n'a pas été une révolution authentiquement prolétarienne, bien qu'elle en ait eu le contenu historique et social: la destruction du pouvoir et de la propriété de la bourgeoisie, la destruction de l'Etat bourgeois.

 

Bureaucratisation

 

Mais si Mao n'a été ni Lénine ni Staline, le régime bureaucratique qu'il érigea en République populaire de Chine a des traits commun avec le régime stalinien de l'URSS: étouffement de la démocratie prolétarienne, l'absence de gestion des entreprises industrielles par les travailleurs, la déformation pragmatique du marxisme, le culte de la personnalité de Mao, les privilèges matériels de la bureaucratie. Expliquer ces phénomènes exclusivement par l'arriération de la Chine, qui est évidemment une des racines de la bureaucratisation, c'est sous-estimer et l'importance du facteur subjectif et la dynamique du mouvement des masses en République populaire de Chine.

 

C'est là qu'apparaît la dimension véritablement tragique du Mao vieillissant. Il s'inquiéta des conséquences de la bureaucratisation du Parti et du pays sur la dépolitisation des masses, à l'image de ce qui est arrivé en URSS.

 

Mis en minorité par la direction du parti, après l'échec du "Grand bond en avant", il s'adressa aux masses p&r-dessus l'appareil du parti. Ce fut le début de la révolution culturelle, qui avait des traits communs avec la radicalisation de la jeunesse dans le reste du monde. Elle fut déclenchée sous le signe de la formule: "En dernière analyse, les leçons de l'histoire reviennent à ceci: la révolte est justifiée".

 

Mais lorsque les mobilisations de masse débordèrent de plus en plus le contrôle de la fraction maoïste, lorsqu'elles aboutirent à l'apparition de tendances oppositionnelles de gauche;, lorsqu'elles commencèrent à entraîner les travailleurs y compris sur la voie de la grève, Mao renversa la vapeur et refit l'unité avec la majorité de l'appareil. Les "gardes rouges" furent disciplinées et réprimées. La règle devint: "toute révolte est justifiée, sauf la révolte contre la pensée de Mao Tse-toung".

 

Les masses interviennent

 

Le tournant à droite à l'intérieur aboutit à un tournant à droite encore plus prononcé sur le plan de la politique extérieure. Après avoir reproché aux dirigeants soviétique le manque d'appui aux mouvements révolutionnaires et l'excès de concessions à l'impérialisme, la direction maoïste découvrit l'existence du "social-impérialisme" en URSS, de deux super-puissances placées sur le même plan; puis elle découvrit le "jeune" impérialisme soviétique, considéré comme le plus agressif donc le plus dangereux.

 

Rappelons pour mémoire la trahison cynique des mouvements révolutionnaires à Ceylan, au Soudan, en Ethiopie, l'appui donné au bourreau iranien; la main tendue aux impérialistes européens pour renforcer leurs armées contre l'URSS.

 

Le conflit sino-soviétique pour lequel la bureaucratie Kroutchévienne porte la responsabilité principale en ayant stoppé son aide économique et militaire à la RP de Chine, puis la révolution culturelle avaient exercé une attraction réelle sur une partie des nouvelles avant-gardes à l'échelle mondiale. Le maoïsme apparut comme une alternative à la fois de gauche et tiers-mondialiste, voire libertaire, aux partis communistes officiels. La fin de la révolution culturelle, le tournant à droite de la politique étrangère chinoise, la transformations des organisations maoïstes en sectes néo-staliniennes ont singulièrement terni cette image.

 

Mao est mort au moment où le maoïsme est entré dans son déclin à l'échelle internationale. Mao laisse une République populaire de Chine en pleine ébullition. Contrairement à l'URSS des années 40 et 50, les masses ne sont ni démoralisées ni passives. La lutte interbureaucratique pour la succession ne se décidera pas en dehors d'une intervention de ces masses. La crise du maoïsme est d'ores et déjà ouverte. Elle débouchera sur la victoire de la révolution politique anti-bureaucratique, sur le pouvoir exercé par les travailleurs et les paysans chinois qui consolidera et rendra invincible l'acquis de la grande révolution chinoise.

 

Ernest Mandel

La Gauche, 16 septembre 1976  


Pour un bilan critique de Mao Zedong

 

Il y a dix ans, le 9 septembre 1976, mourait Mao Zedong. Le bilan du fondateur de la République Populaire de Chine est aujourd'hui fort contesté, en premier lieu par ses successeurs. Ce vent de critiques ne saurait toutefois faire oublier que, sans Mao Zedong, la révolution chinoise, la deuxième en importance après la révolution russe, aurait été étranglée par Staline. Cet aspect de l'histoire, largement admis aujourd'hui en Chine même, reste trop peu connu chez nous.

 

CONTRE STALINE

 

La lutte de Mao contre Staline fait l'objet d'un article très intéressant publié tout récemment par «Beijing Information». L'auteur de l'article, Liu Daoyu, est historien au Centre de Recherches près du Comité Central du Parti Communiste Chinois (1).

 

Mao Zedong, explique Liu, mène une première bataille contre la politique de Staline en 1930. Staline veut que le Parti chinois organise des grèves générales insurrectionnelles dans les villes. Pour aider au succès de ces insurrections, les armées communistes réfugiées dans les «bases rouges» des campagnes doivent faire mouvement vers les villes. Un projet suicidaire, car la classe ouvrière chinoise, trois ans auparavant, avait été saignée à blanc par le dictateur Tchiang Kaishek.

 

Staline a en Chine un homme de confiance appelé Wang Ming, un révolutionnaire d'appareil élevé dans le sérail à Moscou. C'est à l'incitation de Wang Wing, explique Lin Daoyu, que la direction du Parti chinois obéit aux «directives» de l'Internationale Communiste «fidèlement, aveuglément, et au mépris total de la situation».  Le résultat est catastrophique: le PC et l'Année Rouge perdent, selon Liu, 90% de leurs effectifs, et sont contraints de fuir vers le Nord. C'est le début de la «Longue Marche».

 

Le comportement de Mao Zedong dans cette aventure est éclairant. Liu ne craint pas de dire qu'«il boycotte les directives». Mao n'est à l'époque qu'un chef de deuxième plan dans le PC, mais il dirige la plus grande «base rouge» rurale. Après avoir été puni pour son indiscipline, Mao profitera de la Longue Marche et de l'absence des principaux partisans de Staline  pour conquérir la direction de ce qui reste du Parti, en janvier 1935.

 

LA REVOLUTION SAUVEE

 

Un deuxième affrontement Mao-Staline encore plus important que le premier, à lieu en 1937. Le contexte: l'impérialisme japonais occupe la Chine. Le Parti Communiste, réfugié dans le Nord, a repris des forces. Il mène une plolitique de front-uni anti-japonais avec le parti de Tchiang Kaishek, le Kuomintang, qui se dit nationaliste. Mao fait beaucoup de concessions à Tchiang, mais ne perd pas de vue que la lutte des classes continue sous le front uni, surtout avec la bourgeoisie C'est pourquoi il préserve l'indépendance politique  et militaire du PC par rapport au Kuomintang.

 

La politique de Mao ne plaît pas du tout à Staline. Wang Ming est envoyé sur place avec des consignes précises: le Parti et l'armée rouge doivent renoncer à leur indépendance, «tout doit être fait à travers le front uni». La polémique est violente , mais Mao l'importe.

 

Comme l'explique Liu Dao-yu, Staline ne se souciait guère des ouvriers et des paysans chinois. Son seul souci était que «les Chinois tiennent les Japonais en échec» dans l'intérêt de l'URSS. «Sceptique sur la force du Parti Communiste Chinois, il mettait ses espoirs sur Tchiang Kaishek et les troupes du Kuomintang, écrit Lin. C'est pour cela au qu'il demandait au Parti Communiste Chinois d'accepter la direction de Tchiang». Si Staline avait réussi à imposer ses vues, Tchiang Kaishek aurait pu tranquillement massacrer le PC chinois après la guerre, comme il l'avait fait en 1927. Mais Staline a échoué. Grâce à Mao Zedong le PC chinois était prêt pour la bataille décisive quand Tchiang a lancé ses troupes contre les «bases rouges» en 1946. Cela, aucun révolutionnaire ne peut l'oublier.

 

RUPTURE PARTIELLE

 

Il manque dans l'article de Liu Daoyu une explication des raisons politiques de l'attitude de Staline face à la révolution chinoise. Pourquoi Staline a-t-il tenté de saboter la révolution chinoise? Parce qu'il était «mal informé de la situation en Chine», qu'il «sous-estimait la force du PCC», comme disent les communistes chinois? Non, Staline a tenté de saboter la révolution chinoise parce qu'il était le porte-parole de la bureaucratie au pouvoir en URSS. Cette bureaucratie craignait que la victoire de la révolution dans d'autres pays ne mette en danger ses privilèges. Elle n'a pas réussi à étouffer les victoires révolutionnaires en Chine et en Yougoslavie, mais elle a réussi à étrangler la révolution en Espagne, en Grèce, en Italie, en France. L'argumentation politique pour cela était chaque fois la même : la révolution n'était pas à l'ordre du jour, le Parti communiste devait se ranger sous les ordres de la bourgeoisie pour une étape «démocratique».

 

Ce n'est évidemment pas par hasard que Liu Daoyu ne fait pas une critique fondamentale du stalinisme. Mao Zedong et le Parti Communiste chinois ont combattu les directives de Staline pour la Chine, mais n'ont rompu que partiellement avec le stalinisme. De celui-ci ils ont gardé le Parti unique, le rejet de la démocratie ouvrière comme moyen de faire fonctionner l'Etat ouvrier et le Parti, ainsi que la «théorie du socialisme dans un seul pays», une théorie taillée sur mesure pour les bureaucrates avides de tranquilité.

 

BUREAUCRATIE

 

Rupture avec le stalinisme et continuité avec lui. Celle combinaison maoïste s'explique par le fait que le Parti chinois, quoique révolutionnaire, était déjà profondément bureaucratisé avant la victoire de 1949. Après la victoire révolutionnaire, la bureaucratie va se développer très rapidement dans l'Etal ouvrier chinois, et produire en fin de compte un système politique semblable à celui qui existe en Union soviétique. L'attitude du Parti chinois et de Mao Zedong face à la révolution mondiale permet de mesurer cette évolution : en 1950 la Chine mobilisait un demi-million de volontaires internationalistes pour combattre l'impérialisme américain en Corée, mais en 1973 Mao Zedong faisait l'accolade au président américain Richard Nixon en pleine guerre du Vietnam. Mao Zedong trahissait la révolution vietnamienne comme Staline avant lui avait trahi la révolution chinoise...

 

Le bilan contradictoire de Mao prouve ainsi qu'une rupture partielle avec le stalinisme peut suffire à assurer une victoire révolutionnaire contre l'impérialisme, mais pas à guider les travailleurs vers la construction d'une société vraiment socialiste,  c'est-à-dire démocratique et autogestionnaire.

 

A.T.

La Gauche, septembre 1986

 

(1) Beijing Review Nr. 36 du 8 septembre 1986. Les citations de cet article sont traduites par nous de la revue en anglais. 

Voir ci-dessus